Lectures tactiles (1) : des expérimentations à Valentin Haüy
Si Louis Braille est mondialement connu pour la création de son alphabet en 1825, on oublie souvent les nombreuses expérimentations de lectures tactiles qui précédèrent. Gallica vous invite à découvrir certaines de ces démarches et notamment la personnalité de Valentin Haüy, fondateur de l'Institution royale des jeunes aveugles.
On trouve trace avant le XVIIIe siècle de diverses expérimentations de lectures tactiles. Ainsi, au XIVe siècle, à Bagdad, où Zain Din al-Āmidī utilise une méthode toute personnelle à base de caractères arabes modelés en papier pour identifier ses livres et relever certaines informations.
En Italie, deux siècles plus tard, Girolamo Cardano, médecin et mathématicien, fait graver des lettres sur du métal pour qu'elles puissent être identifiées par le toucher et l'imprimeur Francesco Rampazetto crée un alphabet en creux sur planches de bois ; à Madrid, Lucas fait graver des textes sur du bois pour l'instruction des aveugles.
Usher archbishop of Armagh, portrait anonyme, s.d., coll. BINHA
Vers la fin du XVIe siècle, James Ussher, archevêque d'Armagh et primat d'Irlande, qui par de savants calculs basés sur la généalogie du Christ, détermina que la Terre aurait été créée le dimanche 23 octobre 4004 avant J.C. à 9h00 du matin, a appris à lire grâce à ses deux tantes, aveugles, au moyen d'un système de lettres mobiles sur tablettes en bois mince, placées dans une planche à coulisse leur permettant de glisser les unes à côté des autres.
En France, au XVIIe siècle, un écrivain-juré et imprimeur du nom de Pierre Moreau développe un système de lettres mobiles en plomb, quand à Nuremberg, le poète Georg Philipp Harsdörffer emploie des tablettes enduites de cire gravées à l'aide d'un stylet. Dans son ouvrage Deliciae physico-mathematicae (1651), il énonce que les aveugles peuvent apprendre à reconnaître les lettres et à les reproduire en les gravant dans de la cire.
À la même époque, Francesco Lana-Terzi, un père jésuite scientifique italien auteur d'une méthode de lecture labiale pour les sourds, met en oeuvre plusieurs systèmes d’écriture codée à destination des aveugles. Dans Prodromo overo saggio di alcune inventioni nuove premesso all' arte maestra, il expose un système qui permet d'écrire et de lire grâce à des lignes et des points en relief sur papier épais. Ce système appelé "Système Lana" (1670) consiste en une grille ouverte de trois fois trois cases dans laquelle sont placées les lettres de l'alphabet. Chaque lettre à la forme de sa cellule qui contient le nombre de points correspondant à sa position dans cette même cellule.
"Système Lana" in Prodromo overo saggio di alcune inventioni nuove premesso all' arte maestra
coll. E-Rara
Au XVIIIe siècle, l'Europe des Lumières voit se multiplier les pédagogies tactiles, à une époque où le sens du toucher est mis en valeur par les philosophes et pédagogues. Ainsi, Diderot rapporte dans Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749) que Mélanie de Salignac, soeur de l'épistolière Sophie Volland, a appris à lire au moyen de lettres en papier découpé. Il y fait aussi mention de Nicholas Saunderson, mathématicien aveugle, auteur d'Eléments d'algèbre. Dans cet ouvrage posthume édité en 1740, l'auteur évoque une méthode de calcul au moyen du sens du toucher grâce à des aiguilles placées dans un carré fait de 8 perforations sur le pourtour et une au centre. Il nomme ce procédé "arithmétique palpable".
Quelques années plus tard, Maria Theresia von Paradis, cantatrice, pianiste, organiste et compositrice polyglotte autrichienne a appris à lire, selon certaines sources, grâce à des lettres découpées dans du carton par son père Wolfgang von Kepellen, qui lui a inventé par ailleurs une casse d'imprimerie pour sa correspondance. Selon d'autres sources, son apprentissage de lecture aurait été rendu possible grâce à des aiguilles plantées sur des pelotes ou des coussins de façon à dessiner la forme des lettres. On trouve plusieurs témoignages rapportant ses lectures au moyen de ce système d'aiguilles.
Valentin Haüy (1745-1822) et l'Institution royale des enfants aveugles
En 1771, Haüy assiste à deux événements qui décidèrent de son engagement en faveur de l'éducation et de l'intégration social des non-voyants : une séance publique organisée par l'abbé de l'Épée (1712-1789) pour la promotion de son système d'éducation des sourds en 1771, et un concert donné par des aveugles de l'hospice des Quinze-Vingts à la Foire de Saint-Ovide. Sous le choc de ce spectacle ayant pour but de ridiculiser et soucieux de leur devenir socio-culturel, Haüy, encouragé dans ses démarches par Maria Theresa von Paradis, décide d'agir pour aider les aveugles à vivre dignement. Son but est de leur permettre de sortir de l'ignorance et de la mendicité grâce à l’éducation et à l’apprentissage d’un métier afin d'accéder à un véritable emploi.
En 1784, il commence à enseigner à un jeune homme de 17 ans, François Lesueur, un jeune aveugle à qui il fait l'aumône et que lui confie la Société Philanthropique. Dans le Journal de Paris du 16 septembre et du 30 septembre 1784, sont publiées les lettres de la Société de Philanthropie et de V. Haüy faisant part des bons résultats. Suite à ces publications, V. Haüy reçoit les encouragements de l'Académie des sciences et, fort de ces soutiens, il fonde à ses frais, en 1785, la première école dédiée aux jeunes aveugles, rue Coquillière à Paris.
Face au nombre grandissant d’élèves et à leurs progrès, la Société philanthropique décide en 1786 de louer à son compte un nouveau bâtiment, rue Notre-Dame-des-Victoires, afin d'y établir l’Institution des Enfants Aveugles, école qui changera de nom à plusieurs reprises au gré de l'histoire.
Valentin Haüy, directeur de l'institution, publie la même année Essai sur l'éducation des aveugles, un ouvrage exposant et défendant ses méthodes pédagogiques et dédié à Louis XVI. Il lui sera présenté au cours d'une séance organisée le 26 décembre 1786 à Versailles. Haüy, après avoir exposé ses méthodes et résultats et présenté ses 24 pensionnaires au roi, obtient un financement royal pour l'accueil de 120 enfants et l'école est rebaptisée Institution royale des jeunes aveugles.
Haüy propose un enseignement de la lecture au moyen d'un alphabet en relief, les lettres étant cousues sur du papier. Les ouvrages destinés aux élèves sont composés de caractères en reliefs imprimés sur du papier gaufré. Cette méthode présente plusieurs inconvénients dont la lenteur de lecture. De plus, la technique est mal adaptée au sens du toucher. L'écriture, quant à elle, est réalisée grâce au principe de la typographie via des lettres dont le relief apparaît aux extrêmités des formes.
Pendant la Révolution française, l'Institution est nationalisée et renommée "Institution nationale des jeunes aveugles", par décret de l’Assemblée constituante en juillet 1791. Elle démenage près de l'Arsenal au couvent des Célestins, où sont aussi affectés les sourds, puis dans la maison des filles de Sainte Catherine, rue des Lombards. La double école dispense un enseignement général, musical et professionnel. C'est par un décret en 1795, que la Convention réorganise l'école et fait de l'enseignement professionnel une priorité. Ainsi, chaque élève doit apprendre un métier tout en poursuivant les cours d'enseignement général, l'impression en relief et les leçons de musique.
Rattachée, de 1800 à 1815, à l'hospice des Quinze-Vingts pour des raisons financières, l'école prend temporairement le nom d'"Institut national des aveugles travailleurs". Signalé comme "terroriste" sur une liste du 17 nivôse an IX, Valentin Hauÿ se voit retirer par le Consulat la direction effective de son établissement pour des raisons politiques. La part accordée à l'enseignement est réduite à deux heures par jour au bénéfice du travail manuel : les élèves filent notamment de la laine dans une manufacture de draps. Mais Valentin Haüy refuse que l'instruction soit ainsi négligée. Il quitte ses fonctions et est mis en retraite anticipée par arrêté du 12 février 1802. Appelé par le Tzar Alexandre Ier, il voyage jusqu'en Russie via la Prusse où il est reçu par Frédéric-Guillaume III. À Berlin et à Saint-Petersbourg, il crée une école pour jeunes aveugles, respectivement en 1806 et 1808.
Statue de Valentin Haüy, Paris, coll. BIU Santé
Valentin Haüy demeure en Russie jusqu'en 1817, où il s'occupe non seulement de l'éduction des non-voyants mais aussi de celle des sourds. À son retour, Louis XVIII refuse de le réintégrer à la tête de l'Institut. Il est reçu à l'Institution royale des jeunes aveugles qui reste son école alors installée dans le séminaire Saint-Firmin, rue saint-Victor, le 21 août 1821. Une émouvante cérémonie est donnée en son honneur. Il décède en mars 1822 et est inhumé au cimetière du Père Lachaise. L'école s'installera définitivement au 56 boulevard des Invalides en 1844.
Dans un prochain billet de blog, nous vous présenterons deux autres inventeurs et leurs systèmes de lectures tactiles : l'expéditive nocturne de Charles Barbier et le mode de lecture de/en Braille.
Voir aussi
Ce que nous disent les aveugles, billet publié à l'occasion de la numérisation des périodiques du fonds de l'association Valentin Haüy : Le Valentin Haüy (1883-1947), Le Louis Braille (1948-1985) et Le Valentin Haüy (1986-2009).
Billets de blog consacrés à l'Abbé de l'Epée et à La Communauté sourde en France au XIXe siècle : entre langue des signes et oralisme.
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