Titre : Revue du Havre et de la Seine-Inférieure : marine, commerce, agriculture, horticulture, histoire, sciences, littérature, beaux-arts, voyages, mémoires, mœurs, romans, nouvelles, feuilletons, tribunaux, théâtres, modes
Éditeur : [s.n.] (Havre)
Date d'édition : 1848-01-30
Contributeur : Morlent, Joseph (1793-1861). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32859149v
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 30 janvier 1848 30 janvier 1848
Description : 1848/01/30. 1848/01/30.
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : BIPFPIG76 Collection numérique : BIPFPIG76
Description : Collection numérique : Fonds régional :... Collection numérique : Fonds régional : Haute-Normandie
Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque... Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k9235360
Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-123
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 11/06/2014
— 2
LE CHATEAU S3E SAINT-JAMES.
TROISIEME PARTIE.
LE ETAMAGE.
— Qui ne !o dirait comme vous, Monsieur? Ne remarquons nous pas
autour d'nous tous les symptômes de la déso'.a'ion universelle prophéti
sée par l'Ecriture? Lus vra s atun's no gisent-ils pas à terre, et no respi
rons nous pas un air empesté? V**yçz Londres en plein jour!... Vous
ne rencontrez que femmes de joie distribuant des sourires et des œilla
des, que baladins couronnés de (leurs récitant des tirades obscènes, dont
es pa -sans osent rire, sans même baiss*r les yeux! La nuit, ce ne sont
que danses folles et bruyantes orgies. Un de ces matins, on proclamer,
à son de trompe, ou coin des carrefours, quelque loi régulièrement vo
lée comte la pudeur et la chasteté. Ah ! mon cher frère en indignation,
qu’il est loin de nous l'heureux temps où les bons Anglais se contentaient,
pour tout divertissement, d'un sermon prononcé par un docteur illumi
né, ou d’une discussion bien solide* et bien fortifiante sur un passage
obscur de la Bb'.e. ce livre des livres, celle révélation des révélations;
— où l’on proscrivait, sur sis habits, à l’exemple des quakers, qui
avaient du bon, quoi qu'on en dise, la broderie, la dentelle, et en géné
ral tout ornement frivole, parasite et inutile; ou les combats de coqs et
les courses de chevaux étaient considérés comme des spectacles impies ;
où l’on vit enfin, à lu gloire éleruellode la république anglaise, le digne
colonel II w on parcourir, dans un saint enthousiasme, tous les chenils
de la Cité et faire un i ffroyablo carnage de tous les ours qu’on'y éle
vait pour l'amusement et la perdition des citoyens!... n'ôtes-vous pas
de mon avis. Monsieur?
Joshuà n’avait rien perdu des gestes ni des paroles de l'ardent prédi
cateur. Il y démft a un air de vérité qui le fit tressaillir do joie. Mais la
prudence lui commandait de se contenir encore, et il lui répondit :
—le vais plus loin que vous, mon c>marade, et je déclare qu'en l’état
où * ont les choses, le luxe ayant repris son funeste empire, les ours étant
rev'tttis de mole, et les fêtes do New Ma*kut ayant reconquis leur pre-
nner et seau la eux éclat, il n t s’agù p us d'un palliatif pour adoucir le
mal, mais bieu d'un remèd * violent pour l’extirper jusqu’à la racine. Le
fond de mon ideo, pour parler net, est que les Stuarts sont de trop ici,
et qu’il serait grand* ment temps qu’une centaine de compagnons de no
tre calibre avisât au moyen de nous tirer de là. Savez-vous, eu un mot,
ce q i’il faudrait à l’Angleterre?
— Voyons ?
— Une bonne pelilo révolution; et cela, le plus lestement possible.
— Compère... vous me croirez si vous le voulez, dit l’inconnu, mais
j’allais vous insinuer cxnc enieul la même chose.
— Cela tombe à merveille, répliqua Joshuà, et puisque nous nous en
tendons si bien, nous aurions tort de ne point faire preuve de franchises
Tenez, je mettrais ma main au feu que vous ôtes discret.
— Comme nu amant berné, du l’inconnu.
— Eh bien 1 je veux vous confier un secret.
— A charge de revanche ; c >mm ,-ncez.
— O i assure que Jacques, duc ne Momnoiith, n’est pas mort.
— Encore celte.vieille ritournelle!... Basil les revenans sont tombés
dans un bien grand discrédit 11 J’ai mieux que cela à vous apprendre,
mon ut lire!
— V ois ! dit Joshuà.
— Moi-même.
— Je suis tout oreillos.
—I." roi Jacques, vous no l’ignorez pas, a marié ses doux filles: l’une,
au prince d ; Itaoemaik, l'autre à Guillaume, prince d’Grange...
— Me donnez-vous cela pour du neuf, mon camarade?
— Patience ; vous ail z voir. Il paraîtrait que le gendre n’est pas satis
fait de la dot que lai a payée son beau-père et qu’il ne serait pas fâché
d'y joindre — a titre d’appoint, bleu entendu—la triple couronne d’An
gle être, d’Ecosse et d’Irlande...
— Ua beau joyau !
— Guillaume est protestant, et vous entendez que le papisme, pour le
coup, s rail bien et dûment enterré.
— Sans doute... Mais qui trempe dans ce complot?
— Jusqu’à présent, tout lo monde et personne.
F —Q.,oi ! n’avez vous aucun indice?
— Si fait... si 1 lit... Et si vous me promettiez d-’êtro des nôlres, je
vou§ conduirais tout de suite en un lieu où l’on vous donnerait à ce sujet
vous les ronseignemens désirables.
— P 'rmetiez-moi d’abord, articula lentement Joshuà Spilmann, en so
dressant tout d'une pièce, île vous faire conduire en un autre lieu où
vous aurez, s’il vous plaît, à rendre compte de votre conduite... aux
gens du roi !
XU.
Deux Jtisnimr» faits pour s’etttmradre.
En achevant ces mots. Joshuà avait saisi do sa main nerveuse le poi
gnet riitig i et potelé du dia ligueur imprudent; mais, à sa grande stupé
faction. ce dernier ne laissa écaler i i emportement ni teneur. Le seul
effet qu'on i ût pu démêler sur son visage fut une violente envie de rire
que comprimèrent d’abord a grand’peine sa prudence et son sang-froid
réunis. L'explosion désopilante eut lieu toutefois. Il l’accompagna de ce
peu de mot.' qui rendaient cotte énigme la plus claire et la plus simple du
monde.
— Pieu bénisse les honnêtes gens qui s’entendent! J’allais vous faire
précisément la même invitation.
— Que signifia ? s’écria JoMiuà Spilmann désappointé; est-co que par
asard ?...
La fin de la question alla se perdre dans l’oreille do l’étranger.
— O ai, vraiment ! répondit-il... et vous?
— Moi do. même.
— C’est au mieux!... il ne nous manque plus que de nous dire no3
noms pour achever de tout éclaircir.
— Joshuà Spilmann, attaché à la maison du lord-chef de justice.
— Jarvys, surv filant do la Tour, préposé à la sûreté des ports, em
ployé Ce confi ttice de toutes les cours de judicature du royaume.
Co ne fut pas sans un certain dépit intérieur que Sptlman se vit en
face de ce nouveau concurrent, qui f,lisait do ses litres et do scs qualités
uno enumt ration si pompeuse n était certainement do force à marcher
sur scs brisées. Sa ptcs nce lui prouvait également que Jeftories avait
craint dos’Oti rappor.or à lui seul,conclusion rigoureuse dont son amour-
propre sa sentit singulièrement froissé.
Peut-être, du son côte, Jurvysavait-il la même pensée; mais i’iristant
eût été peu propice à des récriminations sur co point tout secondaire, cl
l’important pour cas deux rivaux, placés ainsi sur un terrain commun,
était bien plutôt de lutter entre eux d’intelligence, de zèle et de dévoû-
inont. Jarvys, dont la physionomie o iveric et joviale se prêtait tout na
turellement au jeu extérieur d’une franch se plus ou moins sincère,
donna le premier a Joshuà l’exemple d’une accolade réciproque, et, lui
versant un plein verre d'ale, s’écria :
— Sur mon âme et par Saint-Georges 1 — car lesjuromens tic nous
sont plus interdits, n’est-co pas? — nous pouvons nous rendre mutuel
lement cette justice, que nous avons fait lout-à-l’hüure notre métier en
conscience, et que pas un d * nous ri'a reculé devant l’autre. Maintenant,
il s’agit de régler notre pas d’une façon uniforme pour arriver au même
but sans nous coudoyer trop fort et sans nous marcher sur les pieds. Jo
pense que nos inslruciions sont les mêmes.
— L’est probable, dit Joshuà.
— Nous attendons ici l’ennemi sans bouger.
— fi ent ... nous le laissons faire...
— Fort bien.
— Et quand il veut sortir, nous sommes là pour lui couper la retraite.
— A merveille... mais... j’y songe... L’ordre a été si précipité, si im
prévu... il faut qu’on ait oublié quelque chose... Que ferons-nous de no
tre butin?
— On rte vous l’a pas dit? demanda Spilmann à demi consolé.
— Il me semble bien que non, murmura Jarvys en réfléchissant.
Une bouffée do satisfaction orgueillcuso moula au cerveau do Joshuà
Spilmann.
Eu effet, il devenait évident pour lui que Jarvys était en cette occasion
l’instrument passif dent on se sert pour la réussite d’un coup de main,
tandis qu’il était associé, lui, à lo pensée qui le dirige.
Aussi retrouva-t-il, avec le sentiment de sa supériorité un instant
compromise, l’impertinence habituelle do ses manières :
— Ne vous inquiétez de rien, dit-il d’un ton d’importance qui n’é
chappa point à la sagacité de Jarvys. Lo reste tne regarde, et tout sera
fait dans les conditions voulues.
La porte de la taverne s'ébranla, et Kit, bondissant hors de la cuisine,
se précipita au devant de celui qui arrivait.
C’était Richard.
Dovely, toujours couché dans un coin, ouvrit les yeux et les referma
aussitôt.
Richard était pâle et défait. En moins d’un jour, en une heure, la tige
fleurie de sa jeunesse s’était rompue et fanée. La mon était écrite sur
ce visage de vingt ans. Il demanda d’une voix faible :
— Sont-ils arrivés?
— Vos amis vous attendent, répondit Tibald, lo dos courbé cl. lo bon
net en main. Richard traversa la taverne sans regarder personne.
Richard traversa la taverne sansregardea pursoun:.
Il y eut ici un long silence, le silence qu’observent ordinairement des
soldats placés en embuscade et guettant l’ennemi au passage.
Quand Richard fut entré dans la salle où l’altendaiant ses compagnons
Tout Brown et Arnold Teicy, Tibald dit tout bas à Joshuà en clignant de
l'œil :
— La ehasse sera bonno et facile, mon maître, car le gibier n’a l’air
de se douter de rien.
—'Chut... fit Joshuà avec tin geste impérieux... ici toute parole inu
tile est de trop.. Ecoutez-moi plutôt tous deux, pour savoir maintenant
ce qu’il vous reste à faire.
XIII.
Ua»« i:i!sa!lon «Sa confiance.
Tibald et Jarvys attendirent respectueusement le bon plaisir do Spil
mann.
Ce nouveau temps d’arrêt fut même assez long.
— Jarvys, et vous, Kit, reprit enfin Joshuà en les tenant tous deux
par le bras , je vous confie lo double soin do veiller à ce qu’aucun des
trois hommes qui sont là-dedans ne [misse sortir, et d'écouter lo plus
exactement possible la conversation qu’ils auront eniro eux. Allez! Moi
je demeure ici,
Kit Tibald et Jarvys suivirent h la lettre les instructions de Joshuà ,
qui maniait, avec une grande habileté , de l’aveu même de ceux qui lui
portaient énvie, le ton nécessaire au commandement.
Le tavernier entra dans sa salle basso durit il se servait au besoin
comme d’un observatoire, d’où il pouvait tout voir sans être vu ; —Jar-
vys accroupi sur la dernièro marche d'un escalier de buis pratiqué au
fond de h boutique , s’arrangea pour entendre le mieux possiblo ce qui
se disait, à l’intérieur.
Joshuà so frotta les mains de l’air satisfait d’u t général qui s’admire
dans la savante dispo-ition de ses divers corps u’arméo. Cependant une
visible agitation ne larda pas à s’emparer de lui, et il murmura en se
promenant de long en large :
—Ce diable de capitaine Cochrane a pourtant été averti!... Vous ver
rez qu'il ne sora pas exact!... Ces marins, ça ne connaît d’horloge que
la marée qui monte et la marée qui descend.
Si Joshuà eût eio moins préoccupé, il se fût bien certainement aperçu
qu’au nom de Cochran *, Dovely Margham avait d’abord relevé la tête,
puis ouvert ses yeux tout grands, et serré convulsivement ses poings.
Cédant à un emportement soudain, il fut même au moment de courir
vers Joshuà pour lui demander une explication.
Mais l'entrés du personnage attendu arrêta cet élan irréfléchi ; il so
contenta de penser :
— Cochranel 1 infâme meurtrier do mon père!... c’est juste... lo roi
l’a fait capitaine! il lui devait bien cela.
Buis il sa replia de nouveau sur sa chaise dans l’a’.lilude d’un profond
sommeil.
l.o capitaine John Cochrane était une manière do fier-à-bras dont la
carrure rappelait celle des géants du Nord. Blon 1 de cheveux et rose de
peau, il cachait sous une apparence efféminée, la mâle vigueur de l'a
venturier le plus hardi. Sa initie insolente et ses habitudes querelleuses
l’avaient rnis en réputation de bravoure près de ses compagnons de
bord, et b en quo son illustration fût, comme nous le verrons plus
tard, d'origine fort équivoque, il nes’éail pas encore trouvé sur son
passage un de ces chevaleresques don Quichotte, qui prennent à leur
compte la cause de tous et se purent, à leurs risques et périls, en repré
sentons du sentiment général. Cochrane était haï et méprisé de tout le
monde, et cependant nul no l’uvt'it. encore ouvertement attaqué. Il vi
vait sur un certain renom d’audaco qu’il avait d’ailleurs plus d’une fois
justifie et par le ctod t fictif que prêtait à sa personne lo scandale même
de so i rapide avancement.
Joshuà.' ne s’émut point do celle imposante stature et reprit, sans mo- i
difier en rien l'impérieux accent do sa voix :
— Mettez-vous là. sir capitaine, et écoulez-moi. Votre bâtiment so
lient au do sons do Gravesende, m’a-t-on dit?
— Oui, monsieur Spilmann.
— C’est un trois-mâts? 1
— Non pas, monsieur Spilmann. C’est un ravissant brigantin, pim
pant comme une jeune tille et léger comme un oiseau. La Moucllc! co
nom dit tout. Nous n’avons quo deux mâts... c’est plus modeste, il est
vrai... mais quelle désinvolture I quelle grâce ! nous faisons cinq milles
par heure, à petites voiles.
— Votre équipage?
— Une machine à ressorts dont j’ai seul le secret, monsieur Spil
mann.
— Vos malelots?
— Des corps dont je suis l’âme.
— C’est bien. S'il fallait partir tout do suite?
— Je serais pièt.
— Vous n’embarquerez que demain.
— La chose est encore plus facile.
— Au point du jour ?
— C'est convenu.
— Maintenant, au plus imporfant, sir John. Vous allez vous asseoir
ici, à celle table, et là, nous remettrons tout à l’heure entre vos mains
trois criminels d’étal dont vous n'aurez à inscrire sur votro feuillu do
voyage ni la présence ni le nom. Ces trois hommes n’existent pas pour
vou . Votre de.sliuctlon est, je crois, Bombay, dans l’Inde... qu’ils y ar
rivent ou.non, peu nous importe. Ils quittent l’Angleterre, c’est l'essen
tiel... Le reste ne nous regarde [dus.
—Pardon, fit Cochrane en toussant, les autorités anglaises sont, de
eut* nature, très méticuleuses et très clairvoyantes,—et si j’éta:s sur
vis débarquant des passagers non désignés sur mon rôle d’équipago,
on pourrait m’inquiéter, me relenir...
— Voici un ordre cach té, dit Joshuà en tirant un rouleau do sa po
che, qui vous mol à l’abri do toute poursuite. 11 est signé do mylord
.lofforu s lui-même, ajouta-:-il on baissant la voix.
—Oli ! fort bien ! une mission secrète! répliqua John Cochrane, dont
la bouche su contracta dans un sourire méchant,—oui, oui..., ceci de
vient beaucoup plus clair et jo commence à comprendre que si, par
aventure, mes trois voyageuts ne reparaissaient pas...
—On ne vous demanderait aucun compte de cette disparition, acheva
vivement Joshuà.
Le capitaine fit signe qu’une explication plus longue serait parfaite—
! ment superflue, et se rengorgea, comme si l’honneur d’une pareille ex
pédition l’eût grandi à ses propresyeux.
Joshuà annonça qu’il sortait un instant pour s’assurer par lui-mêma
de la présence dus soldats qui devaient,—à l’heure dite, — entourer d’un
vivant réseau do hallebardes et de mousquets la taverne du Moine-Noir.
XIV.
Le capitaine e!» lira, mouette.
Cochrane voulut profiter du peu de mintt os qui lui restaient pour ajou
ter aux bonnes dispositions qu’il se semait déjà, la bienfaisante chaleur
d’un tonique gaillard et fortifiant. Il lovait même déjà sa canne pour ap
peler, quand une voix, dont lo son seul le fit frisonner, lui juta cette
simple interpellation :
— Monsieur John désire quelque chose?
Cochrane se tourna du côté où avait retenti la voix et s’écria, en s’ef
forçant de sourire, mais en faisant réellement la plus laide grimace qui
so pût voir :
— Dovely Margham!... Ehl jo ne mo trompe pas... C’est bien loi!...
Comment diable no t’a vais-je pas aperçu ? Où étais-tu donc?
Dovely ne bougea point. 11 affecta même de ne pas entendre ce qu’il y
avait de mielleux et d’insinuant dans le ton du capitaine. Il se contenta
do lo regarder fixement entre les deux yeux. Le colosse pâlit ut sas dents
s’entrechoquèrent. Ou eût juré qu'il tremblait.
— Sais-tu bien, dit-il enfin, pour se donner une contenance, que voilà
cinq ans bien cumulés que nous no nous sommes vus?
— Jacques 11 n’était encore quo duc d'Vmk, dit froidemmt Dovely.
— Cinq ans sans se sorier la main !... Deux camarades... deux amis!
Autant la langue de John avait eu do peine à lancer ce dernier mot,
autant l’oreille ou jeune Ecossais parut l'union dre avec répugnance. Mais
S il prit sur lui d'être calme et répondit avec douceur :
— Rien de plus simple. Vous avez fait de longs voyages, monsieur
John, et vos courtes haltes à Londres datent sans doute du temps oit j’oc
cupais avec mon oncle, à Woolhampion, l’auberge des Arm js-d’lriande.
! Or, depuis quoique temps, nous demeurons, il est vrai, vous a Green
wich, moi ù Sotithwaik, co qui fait quo nous sommes presque voisins...
mais, outra que je suis devenu très sédentaire, jo me suis luit un devoir
du descendre la Tamise le plus rarement possible.
— De peur de me rencontrer?
— De peur de voir trop de bâtimen t, trop do voiles — et do me sou
venir du temps... où j’étais matelot.
— Sommes-nous bien franc? répliqua le capitaine qu’enhardissait l’air
timide et réservé de Dovely. Jo me rappelle pourtant bien l’avoir ren
contré une fois, à la descente du pont de Londres, à telle enseigne quo
tu as détourné la tête à mon approche, ce qui m’a fort peiné, jo l’avoue.
— .lu ne vous avais pas vu, monsieur John.
— Je jurerais ma vie que tu as doublé 1.* pas...
— Vous l’avez cru, monsieur John ?
— Après tout, reprit Cochrane avec uno douceur hypocrite, quand cela
serait, aurais-je le droit do t’un faire un reproche, et serait-il si éton
nant que tu m’eusses gardé quelque rancune ? ,
— Rancune ! le moi est étrangement choisi. Vous garder rancune, à
! vous, monsieur John... Pourquoi donc c ia? parce quo vous avez fait
! votre devoir, parce que vous avez été dévoué à notre rui bion-aimé, par
ce que...
Le rus e alla s’éteindre dans la podrine embrasée do Dovely. Maigre
lui, il s’emportait. Un éclat inopportun eût fait échouer l'entreprise im
mense qu'il roulait alors dans son cerveau. Il rcprii plus familièrement
ei de l’air lo plus dégagé île toute pa-sion haineuse :
— La preuve quej’ui tout oubli *, M. John, c’est que je vais vous de
mander un service.
— Un service ! s’écria Ctchrano, dont lo trouble so dissipait peu à
peu. Parle, mon garçm, et s’il dépeni de moi de l'être utile...
— Il dépend de vous do me délivrer d’un esclavage que jo déleslo et
qui a irop duré. L’oncle Tibald et moi ne pouvons [dus vivre ensemble.
Ce ne sont ici quo luttes intestines et querelles sans fin. Culte chaîm me
pèse, il faut qu'on m'aide à la briser... Et puis js rêve toutes lus nuits de
mâts pavoi;és, de cordages où lo veut siffle, tio voiles gonflées, do pa
villons fl 'Mans. Je veux revoir la mer; et comme j’ai compris, à quel
ques mots saisis çà et là, que vous alliez partir pour une longuo traver
sée, j» viens vous supplier rie niYin nenor avec vous.
La proposition était des plus imprévue, et Cochrane en demeura comme
étourdi. Sa première idée fut même dit di s uider Margham de sen'pro
jet, et déjà il entamait l’interminable chapitre des ennuis de lt vio ma—
itimo,lorsque Tibald,qui avait l'œil et l'oteillo au guet, s’avança à pas de
loup et venant lout-k-coup se placer cuire le capitaine et Dovely, djj, à
ce dut nier :
— Est-ce bien sérieusement, petit neveu, quo lu demandes à partir?
Très sérieusement, mon oncle.
Cochrane s’empressa d’intervenir, et jugeant à propos do détourner la
conversation, s’écria :
— Ehl mais... où suis-je donc ici? n’est-ce pas ce cher Tibald que j’a
perçois? Ah! çà, mais, cetto taverne du Moine-Noir, où jo reçois l’oidre
de me rendre‘‘mystérieusement...
— Est la mienne, répondit Kit en so rengorgeant.
— Recevez mes félicitations, mon cher Kit; l'établissement est, dit-
on, ries mieux famés, et si les recettes sont en harmonie avec...
— Jo no mo plains pas, interrompit Kit, influencé par ton idée fixe.
Dovely vous demande donc...
— Que je vous ombrasse! mon cher Tibald, reprit Cochrane avec une
grande sensibilité.Rt tiouver des amis aptes cinq ans d'absence... vrai...
j'en ai les larmes aux yeux !...
— C’est comme moi, riposta l’hôtelier dont l’oeil était parfaitement
sec. Mais revenons à ce que vous dirait mon neveu.
— Bih! bah! dit Cochrane, il n’y pense plus.
— J’y pense plus que jamais, s’écria Dovely.
— N'est-ce pas que tu y pensos toujours, petit neveu? Vous le voyez,
sir John, je ne lo lui fais pas dire... Eh bien I là... causons de fr.ancho
amitié.,. Ne serai; il pas mal à vous do lui refuser une aussi légère sa-
I tisfaciion?... C’e&t dans votre intérêt comme dans le sien quo je vous
parle... Vous aurez là un petit démon qui ne laissera pas chô ner la ma
nœuvre ; et quant à lui, c’est le seul moyen que je voie de l'enlever à la
vie ennuyeuse et ennuyée qu’il mène avec moi. Il no serait jamais qu’un
pitoyable garçon d'auberge... tl peut devenir un fameux marin. Ne i’ein-
pêcht z pas, mon cher Cochrane, do courir uno cltanco aussi belle, et
ayez égard à la recommandation d’un oncle qui, pour assurer l’avenir de
son neveu, ferait de bon cœur, et sans marchander, toutes les dépenses,
tous les sacrifices...
L’émotion débordait: Kit s’arrêta essoufflé. L’espoir dose voir débar
rassé do son neveu l’avait juté dans le ravissement, et il no savait litté
ralement plus ce qu’il dirait.
Il y eut alors une interruption a-sez longue, pendant laquelle il eût été
aisé de juger des dispositions secrètes dos trois interlocuteurs, par le jeu
respectif du leur physionomie.
Kit Tibald cherchait à pressentir la réponse du Cochr ano; Dovely était
dans la même attente, co qui ne l'empêchait | as du jeter un regard obli
que et narquois sur son oncle, dont il n'avait pas eu do peiné à pénétrer
l'arrière-pensée.
Quant à Cochrane, il se mordillait la moustache avec co muet achar
nement qui est le s*g te lu plus évident d’une grande indécision.
Sur césiritiefaite.-, Josua Spilmann rentra.
— Allons enfatts, dit-il, à vouo poste. Nos cottes de huiflu sont là, et
1 est temps d’en finir.
— Acordez-moi une minute, répliqua l’hôielicr; et soyez assez bon,
monsieur Spilmann .pour me suivre ici à côté avec sir John Cochrane.
J’ai quelque chose d’important à vous communiquer.
Et tout en jutant à suri neveu un cottp-d'œil d'intelligence, il entraîna
Cochrane cl Joshuà dans la pièce prochaine. Dovely comprit qu’il allait
êlre question de lui et que son départ serait l’objet de celte conférence
secrète.
— Oh! murmura-t-il quand il su vit reul, jamais proie plus belle futfij
elle offerte à la vengeance d’un homme? Sir Richard aux mains de John
Cochrane, c’est l’agneau sous la serre du vautour 1 oh bien! si jo tuais
l’un pour sauver l’autre, mériterais-je le nom d’assassin?
LE CHATEAU S3E SAINT-JAMES.
TROISIEME PARTIE.
LE ETAMAGE.
— Qui ne !o dirait comme vous, Monsieur? Ne remarquons nous pas
autour d'nous tous les symptômes de la déso'.a'ion universelle prophéti
sée par l'Ecriture? Lus vra s atun's no gisent-ils pas à terre, et no respi
rons nous pas un air empesté? V**yçz Londres en plein jour!... Vous
ne rencontrez que femmes de joie distribuant des sourires et des œilla
des, que baladins couronnés de (leurs récitant des tirades obscènes, dont
es pa -sans osent rire, sans même baiss*r les yeux! La nuit, ce ne sont
que danses folles et bruyantes orgies. Un de ces matins, on proclamer,
à son de trompe, ou coin des carrefours, quelque loi régulièrement vo
lée comte la pudeur et la chasteté. Ah ! mon cher frère en indignation,
qu’il est loin de nous l'heureux temps où les bons Anglais se contentaient,
pour tout divertissement, d'un sermon prononcé par un docteur illumi
né, ou d’une discussion bien solide* et bien fortifiante sur un passage
obscur de la Bb'.e. ce livre des livres, celle révélation des révélations;
— où l’on proscrivait, sur sis habits, à l’exemple des quakers, qui
avaient du bon, quoi qu'on en dise, la broderie, la dentelle, et en géné
ral tout ornement frivole, parasite et inutile; ou les combats de coqs et
les courses de chevaux étaient considérés comme des spectacles impies ;
où l’on vit enfin, à lu gloire éleruellode la république anglaise, le digne
colonel II w on parcourir, dans un saint enthousiasme, tous les chenils
de la Cité et faire un i ffroyablo carnage de tous les ours qu’on'y éle
vait pour l'amusement et la perdition des citoyens!... n'ôtes-vous pas
de mon avis. Monsieur?
Joshuà n’avait rien perdu des gestes ni des paroles de l'ardent prédi
cateur. Il y démft a un air de vérité qui le fit tressaillir do joie. Mais la
prudence lui commandait de se contenir encore, et il lui répondit :
—le vais plus loin que vous, mon c>marade, et je déclare qu'en l’état
où * ont les choses, le luxe ayant repris son funeste empire, les ours étant
rev'tttis de mole, et les fêtes do New Ma*kut ayant reconquis leur pre-
nner et seau la eux éclat, il n t s’agù p us d'un palliatif pour adoucir le
mal, mais bieu d'un remèd * violent pour l’extirper jusqu’à la racine. Le
fond de mon ideo, pour parler net, est que les Stuarts sont de trop ici,
et qu’il serait grand* ment temps qu’une centaine de compagnons de no
tre calibre avisât au moyen de nous tirer de là. Savez-vous, eu un mot,
ce q i’il faudrait à l’Angleterre?
— Voyons ?
— Une bonne pelilo révolution; et cela, le plus lestement possible.
— Compère... vous me croirez si vous le voulez, dit l’inconnu, mais
j’allais vous insinuer cxnc enieul la même chose.
— Cela tombe à merveille, répliqua Joshuà, et puisque nous nous en
tendons si bien, nous aurions tort de ne point faire preuve de franchises
Tenez, je mettrais ma main au feu que vous ôtes discret.
— Comme nu amant berné, du l’inconnu.
— Eh bien 1 je veux vous confier un secret.
— A charge de revanche ; c >mm ,-ncez.
— O i assure que Jacques, duc ne Momnoiith, n’est pas mort.
— Encore celte.vieille ritournelle!... Basil les revenans sont tombés
dans un bien grand discrédit 11 J’ai mieux que cela à vous apprendre,
mon ut lire!
— V ois ! dit Joshuà.
— Moi-même.
— Je suis tout oreillos.
—I." roi Jacques, vous no l’ignorez pas, a marié ses doux filles: l’une,
au prince d ; Itaoemaik, l'autre à Guillaume, prince d’Grange...
— Me donnez-vous cela pour du neuf, mon camarade?
— Patience ; vous ail z voir. Il paraîtrait que le gendre n’est pas satis
fait de la dot que lai a payée son beau-père et qu’il ne serait pas fâché
d'y joindre — a titre d’appoint, bleu entendu—la triple couronne d’An
gle être, d’Ecosse et d’Irlande...
— Ua beau joyau !
— Guillaume est protestant, et vous entendez que le papisme, pour le
coup, s rail bien et dûment enterré.
— Sans doute... Mais qui trempe dans ce complot?
— Jusqu’à présent, tout lo monde et personne.
F —Q.,oi ! n’avez vous aucun indice?
— Si fait... si 1 lit... Et si vous me promettiez d-’êtro des nôlres, je
vou§ conduirais tout de suite en un lieu où l’on vous donnerait à ce sujet
vous les ronseignemens désirables.
— P 'rmetiez-moi d’abord, articula lentement Joshuà Spilmann, en so
dressant tout d'une pièce, île vous faire conduire en un autre lieu où
vous aurez, s’il vous plaît, à rendre compte de votre conduite... aux
gens du roi !
XU.
Deux Jtisnimr» faits pour s’etttmradre.
En achevant ces mots. Joshuà avait saisi do sa main nerveuse le poi
gnet riitig i et potelé du dia ligueur imprudent; mais, à sa grande stupé
faction. ce dernier ne laissa écaler i i emportement ni teneur. Le seul
effet qu'on i ût pu démêler sur son visage fut une violente envie de rire
que comprimèrent d’abord a grand’peine sa prudence et son sang-froid
réunis. L'explosion désopilante eut lieu toutefois. Il l’accompagna de ce
peu de mot.' qui rendaient cotte énigme la plus claire et la plus simple du
monde.
— Pieu bénisse les honnêtes gens qui s’entendent! J’allais vous faire
précisément la même invitation.
— Que signifia ? s’écria JoMiuà Spilmann désappointé; est-co que par
asard ?...
La fin de la question alla se perdre dans l’oreille do l’étranger.
— O ai, vraiment ! répondit-il... et vous?
— Moi do. même.
— C’est au mieux!... il ne nous manque plus que de nous dire no3
noms pour achever de tout éclaircir.
— Joshuà Spilmann, attaché à la maison du lord-chef de justice.
— Jarvys, surv filant do la Tour, préposé à la sûreté des ports, em
ployé Ce confi ttice de toutes les cours de judicature du royaume.
Co ne fut pas sans un certain dépit intérieur que Sptlman se vit en
face de ce nouveau concurrent, qui f,lisait do ses litres et do scs qualités
uno enumt ration si pompeuse n était certainement do force à marcher
sur scs brisées. Sa ptcs nce lui prouvait également que Jeftories avait
craint dos’Oti rappor.or à lui seul,conclusion rigoureuse dont son amour-
propre sa sentit singulièrement froissé.
Peut-être, du son côte, Jurvysavait-il la même pensée; mais i’iristant
eût été peu propice à des récriminations sur co point tout secondaire, cl
l’important pour cas deux rivaux, placés ainsi sur un terrain commun,
était bien plutôt de lutter entre eux d’intelligence, de zèle et de dévoû-
inont. Jarvys, dont la physionomie o iveric et joviale se prêtait tout na
turellement au jeu extérieur d’une franch se plus ou moins sincère,
donna le premier a Joshuà l’exemple d’une accolade réciproque, et, lui
versant un plein verre d'ale, s’écria :
— Sur mon âme et par Saint-Georges 1 — car lesjuromens tic nous
sont plus interdits, n’est-co pas? — nous pouvons nous rendre mutuel
lement cette justice, que nous avons fait lout-à-l’hüure notre métier en
conscience, et que pas un d * nous ri'a reculé devant l’autre. Maintenant,
il s’agit de régler notre pas d’une façon uniforme pour arriver au même
but sans nous coudoyer trop fort et sans nous marcher sur les pieds. Jo
pense que nos inslruciions sont les mêmes.
— L’est probable, dit Joshuà.
— Nous attendons ici l’ennemi sans bouger.
— fi ent ... nous le laissons faire...
— Fort bien.
— Et quand il veut sortir, nous sommes là pour lui couper la retraite.
— A merveille... mais... j’y songe... L’ordre a été si précipité, si im
prévu... il faut qu’on ait oublié quelque chose... Que ferons-nous de no
tre butin?
— On rte vous l’a pas dit? demanda Spilmann à demi consolé.
— Il me semble bien que non, murmura Jarvys en réfléchissant.
Une bouffée do satisfaction orgueillcuso moula au cerveau do Joshuà
Spilmann.
Eu effet, il devenait évident pour lui que Jarvys était en cette occasion
l’instrument passif dent on se sert pour la réussite d’un coup de main,
tandis qu’il était associé, lui, à lo pensée qui le dirige.
Aussi retrouva-t-il, avec le sentiment de sa supériorité un instant
compromise, l’impertinence habituelle do ses manières :
— Ne vous inquiétez de rien, dit-il d’un ton d’importance qui n’é
chappa point à la sagacité de Jarvys. Lo reste tne regarde, et tout sera
fait dans les conditions voulues.
La porte de la taverne s'ébranla, et Kit, bondissant hors de la cuisine,
se précipita au devant de celui qui arrivait.
C’était Richard.
Dovely, toujours couché dans un coin, ouvrit les yeux et les referma
aussitôt.
Richard était pâle et défait. En moins d’un jour, en une heure, la tige
fleurie de sa jeunesse s’était rompue et fanée. La mon était écrite sur
ce visage de vingt ans. Il demanda d’une voix faible :
— Sont-ils arrivés?
— Vos amis vous attendent, répondit Tibald, lo dos courbé cl. lo bon
net en main. Richard traversa la taverne sans regarder personne.
Richard traversa la taverne sansregardea pursoun:.
Il y eut ici un long silence, le silence qu’observent ordinairement des
soldats placés en embuscade et guettant l’ennemi au passage.
Quand Richard fut entré dans la salle où l’altendaiant ses compagnons
Tout Brown et Arnold Teicy, Tibald dit tout bas à Joshuà en clignant de
l'œil :
— La ehasse sera bonno et facile, mon maître, car le gibier n’a l’air
de se douter de rien.
—'Chut... fit Joshuà avec tin geste impérieux... ici toute parole inu
tile est de trop.. Ecoutez-moi plutôt tous deux, pour savoir maintenant
ce qu’il vous reste à faire.
XIII.
Ua»« i:i!sa!lon «Sa confiance.
Tibald et Jarvys attendirent respectueusement le bon plaisir do Spil
mann.
Ce nouveau temps d’arrêt fut même assez long.
— Jarvys, et vous, Kit, reprit enfin Joshuà en les tenant tous deux
par le bras , je vous confie lo double soin do veiller à ce qu’aucun des
trois hommes qui sont là-dedans ne [misse sortir, et d'écouter lo plus
exactement possible la conversation qu’ils auront eniro eux. Allez! Moi
je demeure ici,
Kit Tibald et Jarvys suivirent h la lettre les instructions de Joshuà ,
qui maniait, avec une grande habileté , de l’aveu même de ceux qui lui
portaient énvie, le ton nécessaire au commandement.
Le tavernier entra dans sa salle basso durit il se servait au besoin
comme d’un observatoire, d’où il pouvait tout voir sans être vu ; —Jar-
vys accroupi sur la dernièro marche d'un escalier de buis pratiqué au
fond de h boutique , s’arrangea pour entendre le mieux possiblo ce qui
se disait, à l’intérieur.
Joshuà so frotta les mains de l’air satisfait d’u t général qui s’admire
dans la savante dispo-ition de ses divers corps u’arméo. Cependant une
visible agitation ne larda pas à s’emparer de lui, et il murmura en se
promenant de long en large :
—Ce diable de capitaine Cochrane a pourtant été averti!... Vous ver
rez qu'il ne sora pas exact!... Ces marins, ça ne connaît d’horloge que
la marée qui monte et la marée qui descend.
Si Joshuà eût eio moins préoccupé, il se fût bien certainement aperçu
qu’au nom de Cochran *, Dovely Margham avait d’abord relevé la tête,
puis ouvert ses yeux tout grands, et serré convulsivement ses poings.
Cédant à un emportement soudain, il fut même au moment de courir
vers Joshuà pour lui demander une explication.
Mais l'entrés du personnage attendu arrêta cet élan irréfléchi ; il so
contenta de penser :
— Cochranel 1 infâme meurtrier do mon père!... c’est juste... lo roi
l’a fait capitaine! il lui devait bien cela.
Buis il sa replia de nouveau sur sa chaise dans l’a’.lilude d’un profond
sommeil.
l.o capitaine John Cochrane était une manière do fier-à-bras dont la
carrure rappelait celle des géants du Nord. Blon 1 de cheveux et rose de
peau, il cachait sous une apparence efféminée, la mâle vigueur de l'a
venturier le plus hardi. Sa initie insolente et ses habitudes querelleuses
l’avaient rnis en réputation de bravoure près de ses compagnons de
bord, et b en quo son illustration fût, comme nous le verrons plus
tard, d'origine fort équivoque, il nes’éail pas encore trouvé sur son
passage un de ces chevaleresques don Quichotte, qui prennent à leur
compte la cause de tous et se purent, à leurs risques et périls, en repré
sentons du sentiment général. Cochrane était haï et méprisé de tout le
monde, et cependant nul no l’uvt'it. encore ouvertement attaqué. Il vi
vait sur un certain renom d’audaco qu’il avait d’ailleurs plus d’une fois
justifie et par le ctod t fictif que prêtait à sa personne lo scandale même
de so i rapide avancement.
Joshuà.' ne s’émut point do celle imposante stature et reprit, sans mo- i
difier en rien l'impérieux accent do sa voix :
— Mettez-vous là. sir capitaine, et écoulez-moi. Votre bâtiment so
lient au do sons do Gravesende, m’a-t-on dit?
— Oui, monsieur Spilmann.
— C’est un trois-mâts? 1
— Non pas, monsieur Spilmann. C’est un ravissant brigantin, pim
pant comme une jeune tille et léger comme un oiseau. La Moucllc! co
nom dit tout. Nous n’avons quo deux mâts... c’est plus modeste, il est
vrai... mais quelle désinvolture I quelle grâce ! nous faisons cinq milles
par heure, à petites voiles.
— Votre équipage?
— Une machine à ressorts dont j’ai seul le secret, monsieur Spil
mann.
— Vos malelots?
— Des corps dont je suis l’âme.
— C’est bien. S'il fallait partir tout do suite?
— Je serais pièt.
— Vous n’embarquerez que demain.
— La chose est encore plus facile.
— Au point du jour ?
— C'est convenu.
— Maintenant, au plus imporfant, sir John. Vous allez vous asseoir
ici, à celle table, et là, nous remettrons tout à l’heure entre vos mains
trois criminels d’étal dont vous n'aurez à inscrire sur votro feuillu do
voyage ni la présence ni le nom. Ces trois hommes n’existent pas pour
vou . Votre de.sliuctlon est, je crois, Bombay, dans l’Inde... qu’ils y ar
rivent ou.non, peu nous importe. Ils quittent l’Angleterre, c’est l'essen
tiel... Le reste ne nous regarde [dus.
—Pardon, fit Cochrane en toussant, les autorités anglaises sont, de
eut* nature, très méticuleuses et très clairvoyantes,—et si j’éta:s sur
vis débarquant des passagers non désignés sur mon rôle d’équipago,
on pourrait m’inquiéter, me relenir...
— Voici un ordre cach té, dit Joshuà en tirant un rouleau do sa po
che, qui vous mol à l’abri do toute poursuite. 11 est signé do mylord
.lofforu s lui-même, ajouta-:-il on baissant la voix.
—Oli ! fort bien ! une mission secrète! répliqua John Cochrane, dont
la bouche su contracta dans un sourire méchant,—oui, oui..., ceci de
vient beaucoup plus clair et jo commence à comprendre que si, par
aventure, mes trois voyageuts ne reparaissaient pas...
—On ne vous demanderait aucun compte de cette disparition, acheva
vivement Joshuà.
Le capitaine fit signe qu’une explication plus longue serait parfaite—
! ment superflue, et se rengorgea, comme si l’honneur d’une pareille ex
pédition l’eût grandi à ses propresyeux.
Joshuà annonça qu’il sortait un instant pour s’assurer par lui-mêma
de la présence dus soldats qui devaient,—à l’heure dite, — entourer d’un
vivant réseau do hallebardes et de mousquets la taverne du Moine-Noir.
XIV.
Le capitaine e!» lira, mouette.
Cochrane voulut profiter du peu de mintt os qui lui restaient pour ajou
ter aux bonnes dispositions qu’il se semait déjà, la bienfaisante chaleur
d’un tonique gaillard et fortifiant. Il lovait même déjà sa canne pour ap
peler, quand une voix, dont lo son seul le fit frisonner, lui juta cette
simple interpellation :
— Monsieur John désire quelque chose?
Cochrane se tourna du côté où avait retenti la voix et s’écria, en s’ef
forçant de sourire, mais en faisant réellement la plus laide grimace qui
so pût voir :
— Dovely Margham!... Ehl jo ne mo trompe pas... C’est bien loi!...
Comment diable no t’a vais-je pas aperçu ? Où étais-tu donc?
Dovely ne bougea point. 11 affecta même de ne pas entendre ce qu’il y
avait de mielleux et d’insinuant dans le ton du capitaine. Il se contenta
do lo regarder fixement entre les deux yeux. Le colosse pâlit ut sas dents
s’entrechoquèrent. Ou eût juré qu'il tremblait.
— Sais-tu bien, dit-il enfin, pour se donner une contenance, que voilà
cinq ans bien cumulés que nous no nous sommes vus?
— Jacques 11 n’était encore quo duc d'Vmk, dit froidemmt Dovely.
— Cinq ans sans se sorier la main !... Deux camarades... deux amis!
Autant la langue de John avait eu do peine à lancer ce dernier mot,
autant l’oreille ou jeune Ecossais parut l'union dre avec répugnance. Mais
S il prit sur lui d'être calme et répondit avec douceur :
— Rien de plus simple. Vous avez fait de longs voyages, monsieur
John, et vos courtes haltes à Londres datent sans doute du temps oit j’oc
cupais avec mon oncle, à Woolhampion, l’auberge des Arm js-d’lriande.
! Or, depuis quoique temps, nous demeurons, il est vrai, vous a Green
wich, moi ù Sotithwaik, co qui fait quo nous sommes presque voisins...
mais, outra que je suis devenu très sédentaire, jo me suis luit un devoir
du descendre la Tamise le plus rarement possible.
— De peur de me rencontrer?
— De peur de voir trop de bâtimen t, trop do voiles — et do me sou
venir du temps... où j’étais matelot.
— Sommes-nous bien franc? répliqua le capitaine qu’enhardissait l’air
timide et réservé de Dovely. Jo me rappelle pourtant bien l’avoir ren
contré une fois, à la descente du pont de Londres, à telle enseigne quo
tu as détourné la tête à mon approche, ce qui m’a fort peiné, jo l’avoue.
— .lu ne vous avais pas vu, monsieur John.
— Je jurerais ma vie que tu as doublé 1.* pas...
— Vous l’avez cru, monsieur John ?
— Après tout, reprit Cochrane avec uno douceur hypocrite, quand cela
serait, aurais-je le droit do t’un faire un reproche, et serait-il si éton
nant que tu m’eusses gardé quelque rancune ? ,
— Rancune ! le moi est étrangement choisi. Vous garder rancune, à
! vous, monsieur John... Pourquoi donc c ia? parce quo vous avez fait
! votre devoir, parce que vous avez été dévoué à notre rui bion-aimé, par
ce que...
Le rus e alla s’éteindre dans la podrine embrasée do Dovely. Maigre
lui, il s’emportait. Un éclat inopportun eût fait échouer l'entreprise im
mense qu'il roulait alors dans son cerveau. Il rcprii plus familièrement
ei de l’air lo plus dégagé île toute pa-sion haineuse :
— La preuve quej’ui tout oubli *, M. John, c’est que je vais vous de
mander un service.
— Un service ! s’écria Ctchrano, dont lo trouble so dissipait peu à
peu. Parle, mon garçm, et s’il dépeni de moi de l'être utile...
— Il dépend de vous do me délivrer d’un esclavage que jo déleslo et
qui a irop duré. L’oncle Tibald et moi ne pouvons [dus vivre ensemble.
Ce ne sont ici quo luttes intestines et querelles sans fin. Culte chaîm me
pèse, il faut qu'on m'aide à la briser... Et puis js rêve toutes lus nuits de
mâts pavoi;és, de cordages où lo veut siffle, tio voiles gonflées, do pa
villons fl 'Mans. Je veux revoir la mer; et comme j’ai compris, à quel
ques mots saisis çà et là, que vous alliez partir pour une longuo traver
sée, j» viens vous supplier rie niYin nenor avec vous.
La proposition était des plus imprévue, et Cochrane en demeura comme
étourdi. Sa première idée fut même dit di s uider Margham de sen'pro
jet, et déjà il entamait l’interminable chapitre des ennuis de lt vio ma—
itimo,lorsque Tibald,qui avait l'œil et l'oteillo au guet, s’avança à pas de
loup et venant lout-k-coup se placer cuire le capitaine et Dovely, djj, à
ce dut nier :
— Est-ce bien sérieusement, petit neveu, quo lu demandes à partir?
Très sérieusement, mon oncle.
Cochrane s’empressa d’intervenir, et jugeant à propos do détourner la
conversation, s’écria :
— Ehl mais... où suis-je donc ici? n’est-ce pas ce cher Tibald que j’a
perçois? Ah! çà, mais, cetto taverne du Moine-Noir, où jo reçois l’oidre
de me rendre‘‘mystérieusement...
— Est la mienne, répondit Kit en so rengorgeant.
— Recevez mes félicitations, mon cher Kit; l'établissement est, dit-
on, ries mieux famés, et si les recettes sont en harmonie avec...
— Jo no mo plains pas, interrompit Kit, influencé par ton idée fixe.
Dovely vous demande donc...
— Que je vous ombrasse! mon cher Tibald, reprit Cochrane avec une
grande sensibilité.Rt tiouver des amis aptes cinq ans d'absence... vrai...
j'en ai les larmes aux yeux !...
— C’est comme moi, riposta l’hôtelier dont l’oeil était parfaitement
sec. Mais revenons à ce que vous dirait mon neveu.
— Bih! bah! dit Cochrane, il n’y pense plus.
— J’y pense plus que jamais, s’écria Dovely.
— N'est-ce pas que tu y pensos toujours, petit neveu? Vous le voyez,
sir John, je ne lo lui fais pas dire... Eh bien I là... causons de fr.ancho
amitié.,. Ne serai; il pas mal à vous do lui refuser une aussi légère sa-
I tisfaciion?... C’e&t dans votre intérêt comme dans le sien quo je vous
parle... Vous aurez là un petit démon qui ne laissera pas chô ner la ma
nœuvre ; et quant à lui, c’est le seul moyen que je voie de l'enlever à la
vie ennuyeuse et ennuyée qu’il mène avec moi. Il no serait jamais qu’un
pitoyable garçon d'auberge... tl peut devenir un fameux marin. Ne i’ein-
pêcht z pas, mon cher Cochrane, do courir uno cltanco aussi belle, et
ayez égard à la recommandation d’un oncle qui, pour assurer l’avenir de
son neveu, ferait de bon cœur, et sans marchander, toutes les dépenses,
tous les sacrifices...
L’émotion débordait: Kit s’arrêta essoufflé. L’espoir dose voir débar
rassé do son neveu l’avait juté dans le ravissement, et il no savait litté
ralement plus ce qu’il dirait.
Il y eut alors une interruption a-sez longue, pendant laquelle il eût été
aisé de juger des dispositions secrètes dos trois interlocuteurs, par le jeu
respectif du leur physionomie.
Kit Tibald cherchait à pressentir la réponse du Cochr ano; Dovely était
dans la même attente, co qui ne l'empêchait | as du jeter un regard obli
que et narquois sur son oncle, dont il n'avait pas eu do peiné à pénétrer
l'arrière-pensée.
Quant à Cochrane, il se mordillait la moustache avec co muet achar
nement qui est le s*g te lu plus évident d’une grande indécision.
Sur césiritiefaite.-, Josua Spilmann rentra.
— Allons enfatts, dit-il, à vouo poste. Nos cottes de huiflu sont là, et
1 est temps d’en finir.
— Acordez-moi une minute, répliqua l’hôielicr; et soyez assez bon,
monsieur Spilmann .pour me suivre ici à côté avec sir John Cochrane.
J’ai quelque chose d’important à vous communiquer.
Et tout en jutant à suri neveu un cottp-d'œil d'intelligence, il entraîna
Cochrane cl Joshuà dans la pièce prochaine. Dovely comprit qu’il allait
êlre question de lui et que son départ serait l’objet de celte conférence
secrète.
— Oh! murmura-t-il quand il su vit reul, jamais proie plus belle futfij
elle offerte à la vengeance d’un homme? Sir Richard aux mains de John
Cochrane, c’est l’agneau sous la serre du vautour 1 oh bien! si jo tuais
l’un pour sauver l’autre, mériterais-je le nom d’assassin?
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