Titre : Gil Blas / dir. A. Dumont
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1882-09-01
Contributeur : Dumont, Auguste (1816-1885). Directeur de publication
Contributeur : Gugenheim, Eugène (1857-1921). Directeur de publication
Contributeur : Mortier, Pierre (1882-1946). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344298410
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 53031 Nombre total de vues : 53031
Description : 01 septembre 1882 01 septembre 1882
Description : 1882/09/01 (N1018,A4). 1882/09/01 (N1018,A4).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k75243844
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-209
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 30/07/2012
OTTATRTRMR ANNÉE--NUMERO 10!8 Un Numéro : faris, 1S conté cent; VENDREDI i" SEPTEMBRE 1881
A. DUSIOIT, Bireetewr
ABONNEMENTS
PARIS, 1 mois „ «^r-
- 3 -. as sso
DÉPARTEMENT ? 3 mois. ItS »
et ANGLETKRJU > 1~ -. 60 W
Jhtranger, i rais de poste en plus.
On s'abonne à Milan (pour l'Italie), chez
HENRY BEROER, via Broletto, 26; à Bar*
celona, chez A. PCAOET. 20, Rambla del
Gentro ; à Saint-Pétersbourg, aux bu-
reaux de poste, eb chez VIOLLET père,
3 rue de Cazan.
GIL BLAS
Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd'hui et reëÓmmencer.
le lendemain. —- J. JANIN, préface de Gil Blas.
A. DIJIIONT, Directeur
ABONNEMENTS
PAlUS, t mois. 4fr, £ SO
- 3 — la po
PËPAMEMENTS, 3 mois. 1G »
- 12 - GO «
Étranger, frais de poste en plus
ANNONCES ET RÉCLAMES
MM. DOLLINQEN FILS, SioUY ET Q*
16, rue de la G range* Batelière, 18
ET A L'ADMINISTRATION
• RÉDACTION ET ADMINISTRATION
BOULEVARD DES CAPUCINES. 10
SOMMAIRE
4 LA LANTERNE MAGIQUE. - Théodore de Banville.
NOUVELLES ET ÉCHOS. — Le Diable Boiteux.
LA MORT DE CHARLES MARCHAL. - Alexandre
Dumas. illemot
LE QUART-D'HEURE DE TARLIER. - Einile 1 illcmot.
LE MINISTÈRE ÉGYPTIEN. — Saeh.
INFORMATIONS. - Georges Duprcy.
EN ÉGYPTE. — Paul de Kalow.
• LES COULISSES DE LA FINANCE. - Don Caprice.
L'ACTUALITÉ. — Gaston Vassy.
LES FAITS DU JOUR. — Pierre Fer rare.
TOUR DU MONDE. — Louis Rozter.
JOURNAUX ET REVUES. — Jean Ciseaux.
PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS. ■— /{•
CHRONIQUE DE L'AUDIENCE. — ni Vadl.
LA SOIRÉE. — Eugène Hubert.
SPORT. — The Former.
COURRIER DES THÉATRES. — C. de Trogoff.
LA BOURSE ET LES AFFAIRES. —
PASSE-TEMPS. — E. Framery.
FEUILLETON.— XAVIER TESÏELIN : Alexandre
Boutique.
LA LANTERNE MAGIOUE
XIII ,
I. - FAUSSE SORTIE.
Au fond de la Thébaïde, sur la monta-
gne, dans sa cabane de boue et de ro-
seaux, saint Antoine s'est endormi un ins-
tant, et le cochon aussi. Quand ils s'éveil-
lent tous les deux, la cabane a fait place
à un vaste mélange de jardins et d'archi-
tectures, où brillent les ors, les marbres,
les porphyres, les blanches nudités et les
triomphes de fleurs. Des façades brodées
à jour, des pilaires, d'audacieux escaliers
s'élancent en plein ciel, et les lilas, les ro-
siers géants, les immenses lys fleurissent,
en même temps que les arbres à fruit et
'les vignes succombent sous le poids des
.fruits mûrs. Et tout cela est plein de
femmes nues aux voluptueuses rougeurs,
qui en mille poses lascives et effrénées
montrent leurs corps impudiques. Les
unes, accrochées aux balcons de marbre,
se terminent en arabesques de vivantes
fleurs; d'autres, dans les eaux, se termi-
nent en queue de poisson, et toutes
gaulent, sourient déchevelées, et allu-
ment l'air de leurs yeux de braise.
Vêtues seulement d'une veste de chas-
seur, des chasseresses; nues percent les
gibiers de leurs flèches ; d'autres pèchent
jdans les lacs des poissons monstrueux, et
des femmes-cuisiniers, sans autre vête-
ment qu'une veste blanche comme la
neige, accommodent ces victuailles. Les ta-
bles du iestm s'allongent à perte de vue,
fentourées de danses furieuses, et, sachant
combien la laideur est immorale, d'autres
démons font voir des fronts pointus et
cornus, de longs nez absurdes et des ven-
tres de crabes, tandis que mille animaux
impurs grouillent dans la vase, et que
dans l'air planent des milliers d'oiseaux
vermeils et roses. Une belle reine, dont
la chemise ouverte laisse voir la gorge
pointue et dont un petit page porte la robe
de clinquant et de pierreries, s'approche
du saint et lui offre une coupe écumante.
Mais lui, sans se laisser étonner, il dit à
haute voix sa prière ; aussitôt, comme un
tas de feuilles sèches balayées par l'oura-
gan, les arbres, les palais ajourés, les
femmes folles sont emportés dans le vent
déchaîné, et la cabane assainie reprend
son aspect ordinaire.
?-Mais un pauvre petit diable vert, en-
core innocent et jeune, ne s'est pas assez
hâté. Il se trouve pris dans la porte qui
s'est refermée violemment, et déjà le com-
pagnon de saint Antoine lui grignote les
mollets, avec une évidente satisfaction.
Le saint fait tous ses efforts, et de son
bras vigoureux délivre le jeune diable,
qui cependant s'enfuit en poussant un
épouvantable hurlement, car, pendant ce
temps-là, le bon cochon — lui a mangé sa
queue !
II."— ZI5IIU.
- Angèle Ritti a invité ses meilleurs
amis à venir chez elle lui souhaiter sa
fête. Ils sont là tous, la fleur du panier,
Arlès, Madriat, Louis de Triger, le comte
Dorido, et la compagnie Mais elle leur
a donné un si bon dîner, avec des coulis
réels! et le boudoir est si tiède, si bien
- éclairé, si confortable ; on y est tellement
à l'aise sur les fauteuils de satins japo-
nais, sur les coussins à fleurs d'or et sur
les tapis de Perse que ces messieurs, trop
heureux, ne songent même pas encore à
tirer de leur poches les écrins qu'ils ont
apportés, fument avec égoïsme les ci-
gares dorés offerts par la maîtresse de la
maison, et stupidement causent politique,
Arabi, affaires d'Egypte, comme des por-
tières. Cependant le petit chien Zimri,
-que son maître le peintre Joseph Croix a
pris la liberté d'amener, et qui, lui aussi,
a dîné comme un diplomate ; l'étrange
petit Zimri à la tête de Chimère, dont le
regard diffus cherche l'infini, et dont la
moustache frisée et l'aigrette, qu'il porte
entre les deux yeux, semblent avoir été
faites avec de la barbe do plume grillée
au four ; le fantasque Zimri n'entend pas
de cette oreille-là, et se montre profondé-
ment agacé par de telles conversations
bourgeoises. Après avoir aboyé furieuse-
ment, il saute sur les genoux d'Angèle,
puis grimpe encore, et résolument se met
à caresser, à baiser et à lécher de sa lan-
gue rose la gorge nue de cette charme.
resse.
*— « Eh bien ! Zimri ! » s'écrie Joseph
Croix d'une voix fâchée, pour ramener
cet audacieux à une plus stricte observa-
tion des convenances.
- « Mais non, laissez, » dit tranquille-
ment la belle Angèle. Et elle ajoute avec
: douceur , en montrant le petit chien :
« Monsieur me semble être le seul qui,
pour le moment, — soit dans la ques-
tion ! „_
III. — LA PAUVRESSE.
La belle comtesse Josèphe de Lammers
marche à côté de son amant Raoul de
Sima, dans une sombre allée du Bois, où
déjà, à travers le feuillage noir, le soleil
s'enfuit dans le ciel rougi et rosé, derrière
des bandes cuivrées et violettes. Leur pas
fait crier les feuilles sèches ; le jeune hom-
me parle à de rares intervalles , d'une
voix émue et virile, mais sa maîtresse
l'accuse et le querelle en paroles hautai-
nes, pressées et rapides. Madame de
Lammers a accordé à Raoul un de ces
rendez-vous si rares et dont il est si
avide ; mais ce n'est pas pour l'entendre
causer d'amour; c'est pour le harceler
sous le prétexte le plus frivole, et pour
lui entrer dans le cœur les mille aiguilles
de la cruelle ironie. Il suffirait de les re-
garder tous deux pour voir que le jeune
homme est parfaitement innocent, et que
là'dame le torture à plaisir; mais plus il
proteste de sa franchise fidèle, plus elle
l'accable d'inventions sans queue ni tête,
en l'aveuglant avec ses yeux d'or, et avec
les roses et les blancheurs de son mé-
chant sourire.
• A ce moment paraît dans l'allée une
femme presque en haillons, coiffée d'un
mouchoir, qui évidemment a été belle,
fêtée, adorée, et qui est retombée violem-
ment dans l'enfer des pauvres. Elle voit
la scène, et marchant droit à madame de
Lammers :
— « Ah! lui dit-elle avec l'effroyable
sérénité des êtres qui savent tout, ne
tourmentez pas un homme qui vous aime!
C'est si court, la vie, et on s'imagine que
ça ne finira jamais ! J'ai eu, moi aussi, des
hommes agenouillés devant moi; et l'a-
mour, je me figurais que ça ne s'use pas,
qu'il y en a toujours; je ne m'en souciais
pas, je le dédaignais, je faisais la petite
bouche, et à présent — j'en prendrais sur
la tête d'un teigneux/
IV. — ENFANTILLAGE.
Deux invalides, le sergent Picquenard
et son camarade Cachet, se promènent
devant leur hôtel, sous un torride soleil de
juillet, qui suffirait à griller les lézards et
à les cuire à point, mais qui réchauffe
agréablement le sang de ces vieux braves.
Picquenard avait seize ans en 1798, lors-
qu'il a fait sns premières armes à la prise
de Fribourg, sous te maréchal Brune. Au-
jourd'hui, il est centenaire ; sa tête sans
dents et sans cheveux est devenue noire
.comme celle d'un mulâtre ; ses sourcils
sont épais et longs comme des brous-
sailles, et sa jambe réelle est devenue si
semblable à sa jambe de bois, qu'on ne
les reconnaît plus l'une de l'autre; Calciné
en Egypte, adoré en Allemagne, fusillé en
Espagne, gelé en Russie, ce fantassin à
la peau de crocodile a été tanné et gaufré
de façon à vivre toujours. La profonde
balafre qui coupait son visage en deux
blanchit et s'efface, et les souvenirs, les
légendes, les rêves se mêlent confusément
dans sa vieille caboche de bois. Gachet,
l'alerte manchot qui est un enfant auprès
de lui, car il n'a pas plus de soixante-dix
ans, écoute son supérieur avec tout le res-
pect militaire, et aussi avec la naïve ingé-
nuité d'un Jocrisse.
—« Oui, mon petit, continue Picquenard,
comme je vous le disais, j'étais couché,
avec mes souliers et tout, sur un canapé
de satin blanc, et la princesse de Chypre
me versait du vin avec une cruche d'or.
Et puis elle me mettait ses bras au cou, et
elle me disait : Ne t'en va pas, ou je fais
un malheur; j'ouvre la fenêtre, et je me
FICHE dans la mer !
— Et vous, sergent, dit Gachet affriandé,
qu'est-ca' que vous répondiez à ça ?
- Moi, reprend Picquenard en faisant
claquer ses lèvres noires, je lui disais :
Ma petite mère, l'amour et tout ça, c'est
très gentil, mais il faut que j'aille conqué-
rir des villes. Et si jo m'amusais ici à la
bagatelle, comme un fainéant, au lieu
d'entrer dans les capitales, qui est-ce qui
ferait un nez? Ça serait l'Empereur ! »
V. — TOUTE LA FEMME.
Sous un implacable ciel d'acier, dans
un sable nu où ne pousse pas un brin
d'herbe, lès mornes Danaïdes, désespé-
rées et basses, puisent l'eau sinistre du
fleuve muet, et sans cesse vidant et rem-
plissant leurs urnes, tâchent de remplir
les tonneaux sans fond, d'où sans cesse
l'eau s'échappe, avalée et bue par le sable
aride. Et elles se désolent, tordant leurs
bras douloureux, et accomplissent en gé-
missant leur besogne horrible. Mais voici
que, fendant l'air, un messager ailé aux
cheveux d'or, plus beau que Herméias, et
sur son jeune visage montrant l'orgueil
du triomphe, met pied à terre et s'arrête
près d'elles. C'est l'irréprochable Asté-
rios. Il fait un signe de sa baguette d'or,
et aussitôt le travail de ces misérables
cesse d'être vain, et l'eau ne s'enfuit
plus.
— « 0 chères têt'Cs ! dit le jeune dieu,
vos maux sont finis. Les Dieux-Titans ont
vaincu; la race d'Iapet et deClymène aux
beaux talons a détrôné ses fils rebelles, et
Prométhée, délivré de ses liens, a quitté le
noir rocher où le vautour lui dévorait le
foie. C'en est fait de votre supplice et,
voyez, les tonneaux sont pleins !» -
Il dit, et les Danaïdes, Hippoméduse,
Glaucippe, Céléno, Stygné, Amymone, et
leurs autres sœurs, bien loin de faire
éclater leur joie, se regardent entre elles,
d'un air confus et désappointé. Enfin
Néso, la première, rompt le silence :
— « Les tonneaux sont pleins ? dit-elle
en caressant tristement ses cheveux roux ;
eh bien! QU'EST-CE QUE NOUS ALLONS
FAIRE, A PRÉSENT ! »
THÉODORE DE BANVILLE.
»
Nouvelles & Echos
Le dernier écho de la mer nous apporte
le récit d'une soirée assez amusante, qui
a été donnée dans une villa située entre
Granville et Cherbourg.
Une de nos plus aimables Parisiennes,
qui se trouve en déplacement sur les bords
de la Manche, avait convié à une fête dra-
matique et dansante toutes les baigneuses
qu'elle connaissait dans les parages de sa
résidence. Les cartes d'invitation portaient
qu'on danserait à grand orchestre. Comme
les soirées que cette mondaine donne à
Paris sont toujours fort amusantes, tout
le monde s'était empressé d'accepter, et
pendant les huit ou dix jours qui précé-
daient cette réunion, ce fut un va-et-vient
chez toutes les couturières de Normandie.
D'aucunes même avaient fait venir de
Paris des toilettes nouvelles, de manière
à faire honneur à cette charmante maî-
tresse de maison.
Au jour dit et à l'heure fixée, chacun se
mit en route pour la villa de Bric-à-Brac,
en se promettant de bien s'amuser ; chose
qui serait facile, puisque la flotte de
Cherbourg tout entière devait être à ce
bal. -
X ;
Quel ne fut pas l'étonnement du pre-
mier arrivant, qui ne tarda pas à être
suivi de nombreux autres invités, en
voyant la villa plongée dans le silence te
plus complet et fermée aussi herméti-
quement qu'une boîte à conserves ?
Que s'était-il donc passé ? Les invita-
tions consultées portaient bien la date du
jour où l'on se trouvait, par conséquent on
n'avait pas fait erreur. On se pendit au
cordon de la cloche, et dix mains vigou-
reuses l'agitèrent jusqu'au moment où un
domestique se décida à montrer sa tête.
Ce fut long, car il n'y avait qu'un vieux
valet de chambre qui, tremblant de tous
ses membres en entendant ce carillon,
n'osait se montrer. Enfin, il se décida à
sortir de sa retraite et à venir voir ce qui
causait tout ce vacarme. Son étonnement
en voyaut tout ce monde en tenue de bal
fut si grand, qu'il ne trouvait pas un mot
à répondre.
X
Harcelé de questions, tiraillé par-ci, ti-
raillé par-là, il finit par retrouver la pa-
role et annoncer à tout le monde affolé que
madame la comtesse était partie avec sa
nièce depuis la veille pour le Mont-Saint-
Michel, et qu'il n'avait jamais entendu
parler qu'il devait y avoir soirée chez sa
maîtresse. » -
Sur ces entrefaites, l'orchestre, composé
de douze musiciens, faisait son entrée au
château.
C'est alors que quelqu'un proposa de
danser quand même, puisque la musique
était là.
La maison fut aussitôt envahie, mal-
gré les çris désespérés du domestique, et
une fois toutes les pièces éclairées, l'or-
chestre s'installa et le bal commença,
comme si la maîtresse de la maison se fût
trouvée là. Quant aux rafraîchissements,
ils furent des plus sommaires: de l'eau, du
sucre et du cognac. Comme l'orchestre
était excellent, on passa sur tout et les
danses furent tellement animées que ce
n'est qu'au grand jour qu'on songea à se
retirer.
En quittant la maison, chaque personne
laissa sa carte, sur laquelle elle s'excu-
sait d'avoir envahi la maison.
Cette invitation, comme bien on pense,
était l'œuvre d'un mauvais plaisant qui se
trouvait peut-être au nombre de ceux qui
criaient le plus fort avant la fête, sur l'air
des Lampions : « La comtesse ! La com-
tesse !»
Les fumisteries de cet hiver vont-elles
rocommencer ?
C'est à Montpellier qu'a été célébré le
mariage de notre confrère M. Ernest Le
Clerc avec Mlle de Laborie de Saint-Sul-
pice. Une foule d'amis appartenant à la
haute société du Midi assistaient à cette
cérémonie.
,. La famille de la mariée est originaire
du Périgord et est alliée aux maisons de
Bonald, de Prouet, de Cornac, de Roux,
de Chaudordy, de la Batut, etc.
Notre confrère appartient à une riche
famille fixée à Bourbon depuis de longues
années.
Décidément Paris n'est pas encore ren-
tré, car hier matin je n'ai rencontré au
Bois que deux ou trois vieilles figures de
connaissance qui ne quittent jamais Pa-
ris, sous prétexte qu'on ne trouve nulle
part ailleurs un endroit aussi agréable
pour galoper son cob que l'allée des Po-
teaux.
Les officiers, par exemple, sont toujours
là à leur poste,et comme il n'y a pas beau-
coup de monde en ce moment, ils en pro-
fitent pour faire de la haute école ou tra-
vailler leurs chevaux.
Autour des obstacles qu'on a réparés,
sauf le mur, sans doute parce que c'est là
que le vicomte de C. a décrit sa tan-
gente lors de son pari avec M. G., on
trouve le capitaine Quiclet, William
Call, Charles Franconi, M. Gelibert,
Odiot et le comte de Saint-Félix.
Quelques amazones, appartenant au
Cirque ou à l'Hippodrome, errent mélan-
coliquement dans l'allée des Acacias.
Dans le lointain, on aperçoit le baron
de C., cherchant dans tous les coins et
recoins s'il aperçoit la superbe Glady.
Déplacements et villégiatures :
M. et Mlle de Villemouble, à Aulus.
NOUVELLES A LA MAIN
Entre rapins. ("
— Crois-tu qu'X. le peintre se teint?
— Ne m'en parle pas, on ne l'appelle
plus que le Teintoret.
A
m &
Egoïsme. - ;
Un malade bien égoïste assomme un
médecin ; il lui inflige quatre ou cinq vi-
sites par jour.
Hier, le médecin, qui avait déjà écouté
deux fois les doléances du malade dans la
matinée, se voit arracher à son déjeuner
par ce gêneur insupportable. L'homme de
4a science se présente, la serviette à la
main, et le malade, en le voyant, s'écrie
avec une conviction profonde :
— Je vous jure, docteur, que si ça n'a-
vait pas été pour moit je ne vous aurais
pas dérangé!!,
LE DIABLE BOITEUX.
LA MORT DE CHARLES (1)
■ ■
Le garçon robuste et sain (Charles
Marchal), le compagnon spirituel et de
belle humeur, le peintre ingénieux et ori-
ginal, l'ami fidèle .et toujours prêt, à qui
cette pièce est dédiée, s'est volontaire-
ment donné la mort, il y a trois ans, le
samedi saint, par la plus belle journée de
printemps qui se pût voir. Après avoir dé-
jeuné avec un ami, de bon et joyeux ap-
pétit, sans que rien pût faire soupçonner
son projet, il a regagné son atelierr il a
coquettement fait sa toilette comme pour
un rendez-vous galant, il a placé les ta-
bleaux qu'il laissait, achevés ou inache-
vés, sur des chevalets ; il a écrit, d'une
écriture ferme, quelques lettres courtes,
très affectueuses, très simples, à trois ou
quatre amis dont j'étais; il les a cachetées,
laissées bien en vue sur la table, se gar-
dant de les envoyer d'avance, comme font
ceux qui espèrent encore être sauvés ;
- puis il s'est tué d'un coup de pistolet dans
la tête. La main n'a pas tremblé, le corps
n'a pas fait un mouvement ; le visage ne
portait pas trace de la plus légère contrac-
tion. Jamais la volonté de mourir n'a été
plus claire et plus nette. Comment ce
garçon, qui avait été l'expression la plus
évidente, le témoignage le plus authenti-
que de la vie heureuse, facile, débordante,
a-t-il pu concevoir et mettre à exécution
la pensée du suicide? Comment cette
main ferme, habile dans l'art, que tant de
mains amies pressaient tous les jours,
vers laquelle tant de mains ouvertes et
pleines se seraient tendues si la maladie
ou la misère s'étaient montrées, a-t-elle
pu s'armer tout à coup contre ce cœur
puissant et ce cerveau lumineux ? Il nous
a donné une raison de sa mort : « Sa vue
s'obscurcissait ; il ne pouvait plus travail-
ler, et, par là-dessus, la fuite à l'étranger
d'un marchand de tableaux, qui lui em-
portait ses dernières ressources, le déci-
dait à renoncer à la vie, que cependant il
aimait bien. » Il s'exprimait ainsi dans la
lettre qu'il a laissée pour moi. Dieu me
garde de faire une étude du suicide et de
recueillir et compulser des documents hu.
mains sur le corps d'un ami, et surtout
d'un ami comme celui-là ! Je dirai cepen.
dant que je n'ai jamais cru au fond des
raisons nue cet ami nous .donnait ; Dour
moi, cette vue qui s obscurcissait, ce mar-
chand fripon ont été le prétexte, l'occa-
sion, non la cause de la mort volon-
taire.
- J'avais vu Marchai, vingt ans aupara-
vant, perdre, du jour au lendemain, par la
disparition d'un dépositaire infidèle, tout
ce qu'il possédait, une centaine de mille
francs, c'est-à-dire toute son indépen-
dance, peut-être toute sa carrière, puisque
cette modeste aisance lui permettait
l'étude, le choix dans le travail et assu-
rait la vie de sa mère et de sa sœur, qu'il
adorait. Cette catastrophe ne l'avait ni
abattu, ni même ébranlé, il l'avait sim-
plement racontée à deux amis; il avait em-
prunté une modeste somme à l'un, il avait
demandé à l'autre de prendre matérielle-
ment soin de sa mère et de sa sœur en
son absence, et il^tait parti pour l'Alsace,
pour le petit village do Bouxviller, où il
resta près de deux ans, où il vivait avec
cinquante-six francs par mois, nourriture
et logement compris, et d'où il rapportait
le Cabaret, la Veuve, le Choral de Luther
et les études du Printemps et de la Foire
aux Servantes, tableaux qu'il retournait
ensuite achever sur les lieux mêmes où il
les avait conçus.
J'avais vu, quelques années plus tard,
ce garçon, brave et généreux de sa vie
pour les autres, quitter brusquement la
table où nous dînions, en plein air, à
Sainte-Assise, et courir vers la rivière qui
bordait mon jardin, et d'où il lui semblait
avoir entendu partir des cris de détresse.
Arrivé sur la berge, il aperçut un homme
se débattant au milieu du fleuve. Il avait
machinalement gardé sa serviette à la
main ; il la jeta sur le gazon, et, tout ha-
billé, la tête en avant, il s'élança dans la
rivière et sauva cet homme, avec l'assis-
tance du passeur accouru de l'autre rive
dans son bateau.
Deux ou trois ans avant sa mort, nous
revenions à pied, le long du boulevard,
entre minuit et une heure, d'une première
représentation à la Porte-Saint-Martin.
Les groupes qui nous précédaient se dis-
loquaient, les uns après les autres, pour
faire place à un grand gaillard en blouse
bleue, qui marchait à leur rencontre, si-
mulant l'homme ivre, battant le trottoir à
droite et à gauche, bousculant les gens
quand ils ne s'écartaient pas, faisant peur
aux femmes, qui tiraient leurs compà-
gnons à elles pour éviter les chocs et les
rixes. Marchal se détacha de nous en
disant : « Vous allez voir. » Il roula une
1 cigarette et s'achemina dans la direction
de ce drôle, qui, le voyant venir tout
seul, distrait et inoffensif en apparence, se
dirigea de son côté, comme s'il ne le
voyait pas, avec un dandinement imitant
le roulis, les épaules haussées à moitié de
la tête. Au moment où il allait heurter
Marchal, celui-ci se rassembla, serra les
coudes au corps, et reçut le choc avec une
telle unité de contraction et de résistance,
que l'agresseur imbécile alla rouler à dix
(i) M. Alexandre Dumasiva publier une édit
tion particulière de sa pièce : La) Question
d'argent, dédiée à Charles MarchaI. L'illus-
tre académicien a ajouté au texte primitif
des notes inédites très intéressantes. Gil Blas
doit à son obligeance de pouvoir publier une
de ces notes, qui prouve que l'auteur a autant
de cœur que de talent.
Gil Blas est fier qu'Alexandre Dumas l'ait
choisi pour contribuer à perpétuer la mé.
moire de Charles MarchaI, le grand ar^te
que nous ayons tous aimé.
pas de là, les quatre fers en l'air. Furieux,
il se releva et courut sur cet adversaire
inattendu ; mais Marchai, retroussant
lestement ses manches et pliant légère-
ment sur ses jarrets, immobile et ferme
comme un roc, sans abandonner 'sa" ciga-
rette, lui dit de ce ton parisien que tout
le monde a dans l'oreille et que personne
ne peut noter: « Si tu bouges, je t'as-
somme. » L'autre lâcha un terme grossier
de son vocabulaire, devenu littéraire
aujourd'hui, et continua son chemin, hori-
zontalement cette fois.
Marchal avait alors quarante-huit ans.
Un homme doué, à cet âge, de cette cons-
titution et de ce caractère, était-il de ceux
qui se découragent jusqu'à la mort, parce
que leur vue se fatigue ou que l'argent
leur manque ? De sa vie irn'avait pris un
médicament, il était absolument vierge dé
pharmacie. Un de ses amis, médecin, lui
avait indiqué, pour sa vue fatiguée, un
traitement bien facile, dont le lorgnon
faisait la base. Quant à la perte d'argent,
elle était tout aussi facilement réparable.
Les besoins du peintre étaient très mo-
destes, ses amis nombreux et tout prêts,
nous le répétons, à lui venir en aide, au
premier mot. La mort volontaire n'avait
donc rien à voir ni à faire dans tout cela.
Pourquoi donc la mort évoquée subi-
tement comme unique auxiliaire par cette
nature vaillante, par cet esprit enjoué,
délicat, original,dont la verve intarissable,
dont l'irrésistible gaieté triomphaient
pendant des journées entières, sans effort
pour lui, sans fatigue pour les autres, des
plus préoccupés, des plus exigeants, des
plus taciturnes ?
Toute l'explication est pour moi dans
ces quatre mots : « Sa mère était morte. »
Cet homme, qui n'avait jamais connu
son père, ou plutôt à qui son père n'avait
jamais été connu, n'avait eu dans sa vie
qu'un amour véritable : sa mère ; qu'une
douleur profonde, terrassante, supérieure
à sa force, à son tempérament, à sa phi-
losophie native : la perte de cette mère.
Elle était fort âgée, et, dans l'esprit affai-
bli de cette vieille femme, il ne restait
plus qu'une pensée bien distincte, qu'un
sentiment bien net : « Charles, son fils. »
Quant à lui, il l'aimait doublement, comme
sa mère et comme son enfant. Peu lui
importait qu'elle ne comprît presque plus
rien au reste des choses, tant qu elle
l'aimait, tant qu'elle lui souriait, tant
qu'elle vivait ! Il la promenait en voiture
par les premières belles journées du prin-
temps comme il eût fait d'une maîtresse,
il l'endormait le soir sur ses genoux et la
portait jusqu'à son lit, dans ses deux
bras vigoureux, comme il eût fait d'un
bébé. Nous, ses amis, pour qui nulle
réunion n'était complète sans la présence
de cet aimable garçon, quand nous l'appe-
lions à une de ces fêtes où il se plaisait
tant, repas, excursions, chasses, nous
savions qu'il n'y avait pas à insister, s'il
nous réponlait : « Je ne peux pas ce jour-
là, je sors ou je dîne avec ma mère. »
Le 20 novembre 1873, je l'avais invité
à une de ces soirees auxquelles il n'avait
jamais manqué, depuis le 2 février 1852.
Je lui avais envoyé une place d'orchestre
pour la première représentation de
Monsieur Alphonse. Après le premier acte,
il monta sur le théâtre pour me serrer la
main et me dire combien il était heureux
de ce commencement de succès ; puis il
m'emmena derrière les décors, et, une fois
dans l'ombre, me prenant la tête dans ses
deux mains, il m'embrassa en fondant en
larmes. « Qu'est-ce que tu as, lui dis-je
tout étonné et tout ému, que t'arrive-
t-il ?
— Ma mère se meurt en ce moment,
me répondit-il en sanglotant.
— Ta mère se meurt, qu'est-ce que tu
fais ici ?
— Je veux rester avec toi.
— Tu es fou, je n'ai plus rien à faire
dans ma pièce, partons, nous resterons
ensemble auprès de ta mère. »
En réalité, je ne comprenais pas pour-
quoi ce fils que je savais si profondément
amoureux de sa mère, la quittait mou-
rante pour moi.
— Non, me répondit-il, je veux passer
ce temps-là dans la lumière,dans le bruit,
dans ton émotion. Elle a près d'elle une
personne qui la soigne bien. Pourquoi y
serais-je, moi? Voilà quinze jours qu'elle
ne me reconnaît plus du tout.
A ces mots, prononcés, d'une voix na-
vrante, ses larmes redoublèrent, malgré
tous ses efforts, et il laissa tomber sa tête
sur mon épaule. Je compris. Pour cette
nature toute d'instinct, de sensationy de
sentiment, du moment que sa mère ne le
reconnaissait pas. ce n'était plus sa mère
qui mourait, c était une étrangère, le lien
charnel ne suffisait plus. Sa mère était
déjà quelque part où il ne pouvait pas être
et où il ne lui était plus bon à rien. Alors,
il venait à ce qu'il aimait le plus après sa
mère. Et, chose curieuse, ce n'était pas
mon assistance qu'il venait chercher,
c'était au contraire son assistance qu'il
m'apportait; cette énergie, cette force
dont il ne trouvait plus l'emploi auprès de
cette moribonde inconsciente, il venait les
mettre au service de la lutte que je pou-
vais avoir à soutenir. Aussi ne le voyais-
je que pendant les entr'actes de ma pièce;
les actes, il les passait dans la salle, au
milieu des spectateurs. Je ne crois pas
qu'il ait écouté un seul mot de ce qui se
disait sur la scène, mais le premier qui
eût eu le malheur de siffler, il l'eût cer-
tainement assommé, comme il avait été
près de faire de l'homme du boulevard.
Lorsque, après la représentation, je l'ac-
compagnai à son tour chez sa mère, elle
était morte. - Alors, comme il recommen-
çait à pouvoir être bon à quelque chose,
après avoir bien embrassé ce qui restait
de cette mère adorée, il la veilla jusqu'au
matin. Il lui fit lui-même sa toilette d'é-
ternité, il l'habilla, il l'enveloppa dans
son linceul, et les hommes noirs étant
venus, il ne permit pas qu'ils portassent
la main sur elle ; il la coucha tout seul
dans son cercueil, comme il l'avait tant de
fois couchée dans son lit, et ce fut lui seul
encore qui vissa la lugubre boîte : « Je ne
veux pas que personne la touche, » se di-
sait-il.
Voilà l'homme. Cet homme-là se donne-
t-il la mort parce qu'il a les yeux un peu
fatigués, comme tous seS confrères du mê-
me âge, et quand avec un peu do soins il
peut 0 guérir son mal ou l'enrayer? Cet
homme-là déserte-t-il la vie parce que des
marchands lui emportent ce qu ils lui
doivent, quand il lui reste des tableaux
non vendus et des amis comme ceux qu'il
avait ? Non ; cet homme-là ne se tue pas
pour si peu.
Pourquoi alors ?
Parce que, chez l'homme qui a poussé
1 amour de la mère au delà, pour ainsi
dire, des limites naturelles, il se passe un
phénomène singulier que j'ai été à même
d'observer plusieurs fois, notamment chez
un autre de mes amis mort, de la mort de
MarchaI, presque en même temps que lui.
Pour les hommes qui ont passé par la fi-
lière des sentiments appelés à se succéder
et à s'entr'aider dans le cœur humain, ,
pour ceux qui se sont, chemin faisant,
associé des affections nouvelles comme
l'épouse et les enfants, cette mort de la
mère demeure redoutable, poignante, mais
enfin prévue et supportable. Les consola-
tions sont là, toutes prêtes, disposées à.
l'avance. Au premier cri, elles accourent
et se groupent autour de celui qui va.
souffrir.
Pour l'homme qui a aimé sa mère au
point do lui sacrifier d'avance la seconde.
famille, et qui jusqu'à quarante-cinq ou
cinquante ans a réduit ses affections à.
cette seuleforme du féminin, ou plutôt qui
a subordonné toutes les formes féminines
à celle-là, et ne leur a pas permis, avec le
sentiment filial, ni empiétement, ni lutte,
ni comparaison, ni accord, pour l'hom ma
qui a fait aussi longtemps de sa mère
l'unique compagne, l'unique amie, l'uni-
que confidente,quel désespoir sans contre-
poids et sans reprises possibles le jour où.
elle disparait ! Ce passé d'éternel enfant,
plein de joies toutes chastes, toutes pures,
et qui semble n'avoir duré qu'une minute,
s'écroule tout à coup laissant des ruines
et des décombres inébranlables et indes-
tructibles qui barrent toutes les avenues
de dégagement, toutes les issues. Quant
à l'avenir, il apparaît subitement si mou.
vant et si court qu'il n'y a pas à tenter d' rf
rien édifier. Quand ce premier amour pro
longe à ce point ses prérogatives et se
joies dans la vie de l'homme, il le tient
encore par la main et par les entrailles
au delà de la mort, et il n'est pas rare
qu'il l'y attire peu à peu ou l'y entraine
brusquement. A partir du moment où
Marchal a perdu sa mère, il s'est senti
dans le vide et n'a plus cessé de penser à -
elle, tout en demeurant matériellement au
milieu de nous, sans tristesse extérieurer
sans appel à notre compassion, puisqu'il
la savait impuissante. Il a continué da
vivre par habitude, par indifférence, pac
vitesse acquise, mais le ressort'intérieur,
le moteur do l'âme était brisé. Au premier
obstacle, il n'a fait aucun effort pour re-
prendre sa course, pour so rattacher à
une vie où sa mère n'était plus. Il s'est
arrêté. Moi qui le connaissais bien, je la
vois d'ici, au moment de sa décision su-
prême, souriant de ce rire doux et railleur
qui avait si souvent entr'ouvert ses lèvres
et disant : « Ah ! c'est comme ça ! Je vais
retrouver maman. » , -
10 mars 1882.-- =:.c -
ALEXANDRE DUMAS. t
———————— + ■
LE QUART D'HEURE DE TABLIER
--
Le quart d'heure de Tarlier est toutes
qu'il y a de plus rabelaisien; cependant,
il ne faut pas le confondre avec le quart
d'heure de Rabelais; il .en .diffère essan-,
tiellement. , ,
Le quart d'heure de Rabelais est urr
mauvais quart d'heure, tandis que le quart
d'heure de Tarlier est un des quarts
d'heure les plus charmants que puisse
rêver un homme voluptueux. Le premier
a dû paraître à maître François long
comme un siècle: le second à passé comme
un cent-millième de minute, il s'est enfui
avec la rapidité d'une flèche, d'une biche,
d'une gazelle, d'un souffle, d'un zéphyr,
d'un leger flocon nuageux emporté par la
vent. Rabelais a passé son fâcheux
quart d'heure en tête-à-tête avec son hôte-
lier qu'il ne pouvait payer ; Tarlier a em-
ployé son quart d'heure délicieux à sa
trémousser galamment entre les bras gras--
souillets de la maîtresse qu'il adore. La
quart d'heure de Rabelais, c'est l'enfer ;
le quart d'heure de Tarlier, c'est l'Eden,
c'est le paradis, c'est le septième ciel. *
Mais en voilà .assez comme ça!. La
parallèle est une excellent procédé de rhé-
torique, mais c'est comme la métaphora *
et la catachrèse, il ne faut pas en abu-
ser. J'entends déjà ma lectrice qui bat-"
une mesure fiévreuse avec le petit talon
de sa mule, en signe d'impatience, et qui
me supplie en grâce de ne pas la faire
trop languir avec l'histoire du quart
d'heure de Tarlier.
J'y viens tout de suite, madame, et je
vais satisfaire à l'instant la curiosité dont
vous daignez honorer mon récit (je le sup-
pose, du moins!)
Je pourrais vous dire tout d'abord, ma-
dame, en posant ma main sur l'aile gau-
che de mon gilet, que le quart d'heure la
plus charmant qu'on puisse souhaiter,
c'est le quart d'heure qu'on passerait seul
avec vous, dans un boudoir à porte close
dont le verrou serait tiré avec soin.
Mais, trêve de compliments!. Ce n'est
pas pour mon compte que je parle ici :
c'est pour le compte du bienheureux Tar-
lier.
Donc,madame, je vous apprendrai, sans-
plus d'astragales ni de circonlocutions,
que Tarlier était marié à une femme plus
vieille que lui. Il avait fait ce qu'on ap-
pelle justement un mariage de raison;
car c'est dans ces mariages-là qu'on aime
raisonnablement sa femme, c'est-à-dire
pas du tout. -
Tarlier n'échappa point à cette loi de
nature : il était jeune, elle manquait es-
sentiellement de fraîcheur et d'actualité :
Mme Tarlier était ce qu'un écrivain à la
plume hardie a appelé de nos jours « una
primeur dé derrière les fagots. »
Tranchons le mot, Mme Tarlier avait
un peu trop vieilli en cave ; par malheurt
l'âge qui dépouille les vins dépouille aussi
les dames, mais non d'une façon aussi
heureuse : le temps, qui enlève aux vins
leur verdeur et leur âpreté, procure aux
femmes un assortiment disgracieux da
faux cheveux et de fausses dents. On a
beau être un mari tolérant et facile, on
n'aime pas se voir. servir tous les soira
i - r ,
A. DUSIOIT, Bireetewr
ABONNEMENTS
PARIS, 1 mois „ «^r-
- 3 -. as sso
DÉPARTEMENT ? 3 mois. ItS »
et ANGLETKRJU > 1~ -. 60 W
Jhtranger, i rais de poste en plus.
On s'abonne à Milan (pour l'Italie), chez
HENRY BEROER, via Broletto, 26; à Bar*
celona, chez A. PCAOET. 20, Rambla del
Gentro ; à Saint-Pétersbourg, aux bu-
reaux de poste, eb chez VIOLLET père,
3 rue de Cazan.
GIL BLAS
Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd'hui et reëÓmmencer.
le lendemain. —- J. JANIN, préface de Gil Blas.
A. DIJIIONT, Directeur
ABONNEMENTS
PAlUS, t mois. 4fr, £ SO
- 3 — la po
PËPAMEMENTS, 3 mois. 1G »
- 12 - GO «
Étranger, frais de poste en plus
ANNONCES ET RÉCLAMES
MM. DOLLINQEN FILS, SioUY ET Q*
16, rue de la G range* Batelière, 18
ET A L'ADMINISTRATION
• RÉDACTION ET ADMINISTRATION
BOULEVARD DES CAPUCINES. 10
SOMMAIRE
4 LA LANTERNE MAGIQUE. - Théodore de Banville.
NOUVELLES ET ÉCHOS. — Le Diable Boiteux.
LA MORT DE CHARLES MARCHAL. - Alexandre
Dumas. illemot
LE QUART-D'HEURE DE TARLIER. - Einile 1 illcmot.
LE MINISTÈRE ÉGYPTIEN. — Saeh.
INFORMATIONS. - Georges Duprcy.
EN ÉGYPTE. — Paul de Kalow.
• LES COULISSES DE LA FINANCE. - Don Caprice.
L'ACTUALITÉ. — Gaston Vassy.
LES FAITS DU JOUR. — Pierre Fer rare.
TOUR DU MONDE. — Louis Rozter.
JOURNAUX ET REVUES. — Jean Ciseaux.
PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS. ■— /{•
CHRONIQUE DE L'AUDIENCE. — ni Vadl.
LA SOIRÉE. — Eugène Hubert.
SPORT. — The Former.
COURRIER DES THÉATRES. — C. de Trogoff.
LA BOURSE ET LES AFFAIRES. —
PASSE-TEMPS. — E. Framery.
FEUILLETON.— XAVIER TESÏELIN : Alexandre
Boutique.
LA LANTERNE MAGIOUE
XIII ,
I. - FAUSSE SORTIE.
Au fond de la Thébaïde, sur la monta-
gne, dans sa cabane de boue et de ro-
seaux, saint Antoine s'est endormi un ins-
tant, et le cochon aussi. Quand ils s'éveil-
lent tous les deux, la cabane a fait place
à un vaste mélange de jardins et d'archi-
tectures, où brillent les ors, les marbres,
les porphyres, les blanches nudités et les
triomphes de fleurs. Des façades brodées
à jour, des pilaires, d'audacieux escaliers
s'élancent en plein ciel, et les lilas, les ro-
siers géants, les immenses lys fleurissent,
en même temps que les arbres à fruit et
'les vignes succombent sous le poids des
.fruits mûrs. Et tout cela est plein de
femmes nues aux voluptueuses rougeurs,
qui en mille poses lascives et effrénées
montrent leurs corps impudiques. Les
unes, accrochées aux balcons de marbre,
se terminent en arabesques de vivantes
fleurs; d'autres, dans les eaux, se termi-
nent en queue de poisson, et toutes
gaulent, sourient déchevelées, et allu-
ment l'air de leurs yeux de braise.
Vêtues seulement d'une veste de chas-
seur, des chasseresses; nues percent les
gibiers de leurs flèches ; d'autres pèchent
jdans les lacs des poissons monstrueux, et
des femmes-cuisiniers, sans autre vête-
ment qu'une veste blanche comme la
neige, accommodent ces victuailles. Les ta-
bles du iestm s'allongent à perte de vue,
fentourées de danses furieuses, et, sachant
combien la laideur est immorale, d'autres
démons font voir des fronts pointus et
cornus, de longs nez absurdes et des ven-
tres de crabes, tandis que mille animaux
impurs grouillent dans la vase, et que
dans l'air planent des milliers d'oiseaux
vermeils et roses. Une belle reine, dont
la chemise ouverte laisse voir la gorge
pointue et dont un petit page porte la robe
de clinquant et de pierreries, s'approche
du saint et lui offre une coupe écumante.
Mais lui, sans se laisser étonner, il dit à
haute voix sa prière ; aussitôt, comme un
tas de feuilles sèches balayées par l'oura-
gan, les arbres, les palais ajourés, les
femmes folles sont emportés dans le vent
déchaîné, et la cabane assainie reprend
son aspect ordinaire.
?-Mais un pauvre petit diable vert, en-
core innocent et jeune, ne s'est pas assez
hâté. Il se trouve pris dans la porte qui
s'est refermée violemment, et déjà le com-
pagnon de saint Antoine lui grignote les
mollets, avec une évidente satisfaction.
Le saint fait tous ses efforts, et de son
bras vigoureux délivre le jeune diable,
qui cependant s'enfuit en poussant un
épouvantable hurlement, car, pendant ce
temps-là, le bon cochon — lui a mangé sa
queue !
II."— ZI5IIU.
- Angèle Ritti a invité ses meilleurs
amis à venir chez elle lui souhaiter sa
fête. Ils sont là tous, la fleur du panier,
Arlès, Madriat, Louis de Triger, le comte
Dorido, et la compagnie Mais elle leur
a donné un si bon dîner, avec des coulis
réels! et le boudoir est si tiède, si bien
- éclairé, si confortable ; on y est tellement
à l'aise sur les fauteuils de satins japo-
nais, sur les coussins à fleurs d'or et sur
les tapis de Perse que ces messieurs, trop
heureux, ne songent même pas encore à
tirer de leur poches les écrins qu'ils ont
apportés, fument avec égoïsme les ci-
gares dorés offerts par la maîtresse de la
maison, et stupidement causent politique,
Arabi, affaires d'Egypte, comme des por-
tières. Cependant le petit chien Zimri,
-que son maître le peintre Joseph Croix a
pris la liberté d'amener, et qui, lui aussi,
a dîné comme un diplomate ; l'étrange
petit Zimri à la tête de Chimère, dont le
regard diffus cherche l'infini, et dont la
moustache frisée et l'aigrette, qu'il porte
entre les deux yeux, semblent avoir été
faites avec de la barbe do plume grillée
au four ; le fantasque Zimri n'entend pas
de cette oreille-là, et se montre profondé-
ment agacé par de telles conversations
bourgeoises. Après avoir aboyé furieuse-
ment, il saute sur les genoux d'Angèle,
puis grimpe encore, et résolument se met
à caresser, à baiser et à lécher de sa lan-
gue rose la gorge nue de cette charme.
resse.
*— « Eh bien ! Zimri ! » s'écrie Joseph
Croix d'une voix fâchée, pour ramener
cet audacieux à une plus stricte observa-
tion des convenances.
- « Mais non, laissez, » dit tranquille-
ment la belle Angèle. Et elle ajoute avec
: douceur , en montrant le petit chien :
« Monsieur me semble être le seul qui,
pour le moment, — soit dans la ques-
tion ! „_
III. — LA PAUVRESSE.
La belle comtesse Josèphe de Lammers
marche à côté de son amant Raoul de
Sima, dans une sombre allée du Bois, où
déjà, à travers le feuillage noir, le soleil
s'enfuit dans le ciel rougi et rosé, derrière
des bandes cuivrées et violettes. Leur pas
fait crier les feuilles sèches ; le jeune hom-
me parle à de rares intervalles , d'une
voix émue et virile, mais sa maîtresse
l'accuse et le querelle en paroles hautai-
nes, pressées et rapides. Madame de
Lammers a accordé à Raoul un de ces
rendez-vous si rares et dont il est si
avide ; mais ce n'est pas pour l'entendre
causer d'amour; c'est pour le harceler
sous le prétexte le plus frivole, et pour
lui entrer dans le cœur les mille aiguilles
de la cruelle ironie. Il suffirait de les re-
garder tous deux pour voir que le jeune
homme est parfaitement innocent, et que
là'dame le torture à plaisir; mais plus il
proteste de sa franchise fidèle, plus elle
l'accable d'inventions sans queue ni tête,
en l'aveuglant avec ses yeux d'or, et avec
les roses et les blancheurs de son mé-
chant sourire.
• A ce moment paraît dans l'allée une
femme presque en haillons, coiffée d'un
mouchoir, qui évidemment a été belle,
fêtée, adorée, et qui est retombée violem-
ment dans l'enfer des pauvres. Elle voit
la scène, et marchant droit à madame de
Lammers :
— « Ah! lui dit-elle avec l'effroyable
sérénité des êtres qui savent tout, ne
tourmentez pas un homme qui vous aime!
C'est si court, la vie, et on s'imagine que
ça ne finira jamais ! J'ai eu, moi aussi, des
hommes agenouillés devant moi; et l'a-
mour, je me figurais que ça ne s'use pas,
qu'il y en a toujours; je ne m'en souciais
pas, je le dédaignais, je faisais la petite
bouche, et à présent — j'en prendrais sur
la tête d'un teigneux/
IV. — ENFANTILLAGE.
Deux invalides, le sergent Picquenard
et son camarade Cachet, se promènent
devant leur hôtel, sous un torride soleil de
juillet, qui suffirait à griller les lézards et
à les cuire à point, mais qui réchauffe
agréablement le sang de ces vieux braves.
Picquenard avait seize ans en 1798, lors-
qu'il a fait sns premières armes à la prise
de Fribourg, sous te maréchal Brune. Au-
jourd'hui, il est centenaire ; sa tête sans
dents et sans cheveux est devenue noire
.comme celle d'un mulâtre ; ses sourcils
sont épais et longs comme des brous-
sailles, et sa jambe réelle est devenue si
semblable à sa jambe de bois, qu'on ne
les reconnaît plus l'une de l'autre; Calciné
en Egypte, adoré en Allemagne, fusillé en
Espagne, gelé en Russie, ce fantassin à
la peau de crocodile a été tanné et gaufré
de façon à vivre toujours. La profonde
balafre qui coupait son visage en deux
blanchit et s'efface, et les souvenirs, les
légendes, les rêves se mêlent confusément
dans sa vieille caboche de bois. Gachet,
l'alerte manchot qui est un enfant auprès
de lui, car il n'a pas plus de soixante-dix
ans, écoute son supérieur avec tout le res-
pect militaire, et aussi avec la naïve ingé-
nuité d'un Jocrisse.
—« Oui, mon petit, continue Picquenard,
comme je vous le disais, j'étais couché,
avec mes souliers et tout, sur un canapé
de satin blanc, et la princesse de Chypre
me versait du vin avec une cruche d'or.
Et puis elle me mettait ses bras au cou, et
elle me disait : Ne t'en va pas, ou je fais
un malheur; j'ouvre la fenêtre, et je me
FICHE dans la mer !
— Et vous, sergent, dit Gachet affriandé,
qu'est-ca' que vous répondiez à ça ?
- Moi, reprend Picquenard en faisant
claquer ses lèvres noires, je lui disais :
Ma petite mère, l'amour et tout ça, c'est
très gentil, mais il faut que j'aille conqué-
rir des villes. Et si jo m'amusais ici à la
bagatelle, comme un fainéant, au lieu
d'entrer dans les capitales, qui est-ce qui
ferait un nez? Ça serait l'Empereur ! »
V. — TOUTE LA FEMME.
Sous un implacable ciel d'acier, dans
un sable nu où ne pousse pas un brin
d'herbe, lès mornes Danaïdes, désespé-
rées et basses, puisent l'eau sinistre du
fleuve muet, et sans cesse vidant et rem-
plissant leurs urnes, tâchent de remplir
les tonneaux sans fond, d'où sans cesse
l'eau s'échappe, avalée et bue par le sable
aride. Et elles se désolent, tordant leurs
bras douloureux, et accomplissent en gé-
missant leur besogne horrible. Mais voici
que, fendant l'air, un messager ailé aux
cheveux d'or, plus beau que Herméias, et
sur son jeune visage montrant l'orgueil
du triomphe, met pied à terre et s'arrête
près d'elles. C'est l'irréprochable Asté-
rios. Il fait un signe de sa baguette d'or,
et aussitôt le travail de ces misérables
cesse d'être vain, et l'eau ne s'enfuit
plus.
— « 0 chères têt'Cs ! dit le jeune dieu,
vos maux sont finis. Les Dieux-Titans ont
vaincu; la race d'Iapet et deClymène aux
beaux talons a détrôné ses fils rebelles, et
Prométhée, délivré de ses liens, a quitté le
noir rocher où le vautour lui dévorait le
foie. C'en est fait de votre supplice et,
voyez, les tonneaux sont pleins !» -
Il dit, et les Danaïdes, Hippoméduse,
Glaucippe, Céléno, Stygné, Amymone, et
leurs autres sœurs, bien loin de faire
éclater leur joie, se regardent entre elles,
d'un air confus et désappointé. Enfin
Néso, la première, rompt le silence :
— « Les tonneaux sont pleins ? dit-elle
en caressant tristement ses cheveux roux ;
eh bien! QU'EST-CE QUE NOUS ALLONS
FAIRE, A PRÉSENT ! »
THÉODORE DE BANVILLE.
»
Nouvelles & Echos
Le dernier écho de la mer nous apporte
le récit d'une soirée assez amusante, qui
a été donnée dans une villa située entre
Granville et Cherbourg.
Une de nos plus aimables Parisiennes,
qui se trouve en déplacement sur les bords
de la Manche, avait convié à une fête dra-
matique et dansante toutes les baigneuses
qu'elle connaissait dans les parages de sa
résidence. Les cartes d'invitation portaient
qu'on danserait à grand orchestre. Comme
les soirées que cette mondaine donne à
Paris sont toujours fort amusantes, tout
le monde s'était empressé d'accepter, et
pendant les huit ou dix jours qui précé-
daient cette réunion, ce fut un va-et-vient
chez toutes les couturières de Normandie.
D'aucunes même avaient fait venir de
Paris des toilettes nouvelles, de manière
à faire honneur à cette charmante maî-
tresse de maison.
Au jour dit et à l'heure fixée, chacun se
mit en route pour la villa de Bric-à-Brac,
en se promettant de bien s'amuser ; chose
qui serait facile, puisque la flotte de
Cherbourg tout entière devait être à ce
bal. -
X ;
Quel ne fut pas l'étonnement du pre-
mier arrivant, qui ne tarda pas à être
suivi de nombreux autres invités, en
voyant la villa plongée dans le silence te
plus complet et fermée aussi herméti-
quement qu'une boîte à conserves ?
Que s'était-il donc passé ? Les invita-
tions consultées portaient bien la date du
jour où l'on se trouvait, par conséquent on
n'avait pas fait erreur. On se pendit au
cordon de la cloche, et dix mains vigou-
reuses l'agitèrent jusqu'au moment où un
domestique se décida à montrer sa tête.
Ce fut long, car il n'y avait qu'un vieux
valet de chambre qui, tremblant de tous
ses membres en entendant ce carillon,
n'osait se montrer. Enfin, il se décida à
sortir de sa retraite et à venir voir ce qui
causait tout ce vacarme. Son étonnement
en voyaut tout ce monde en tenue de bal
fut si grand, qu'il ne trouvait pas un mot
à répondre.
X
Harcelé de questions, tiraillé par-ci, ti-
raillé par-là, il finit par retrouver la pa-
role et annoncer à tout le monde affolé que
madame la comtesse était partie avec sa
nièce depuis la veille pour le Mont-Saint-
Michel, et qu'il n'avait jamais entendu
parler qu'il devait y avoir soirée chez sa
maîtresse. » -
Sur ces entrefaites, l'orchestre, composé
de douze musiciens, faisait son entrée au
château.
C'est alors que quelqu'un proposa de
danser quand même, puisque la musique
était là.
La maison fut aussitôt envahie, mal-
gré les çris désespérés du domestique, et
une fois toutes les pièces éclairées, l'or-
chestre s'installa et le bal commença,
comme si la maîtresse de la maison se fût
trouvée là. Quant aux rafraîchissements,
ils furent des plus sommaires: de l'eau, du
sucre et du cognac. Comme l'orchestre
était excellent, on passa sur tout et les
danses furent tellement animées que ce
n'est qu'au grand jour qu'on songea à se
retirer.
En quittant la maison, chaque personne
laissa sa carte, sur laquelle elle s'excu-
sait d'avoir envahi la maison.
Cette invitation, comme bien on pense,
était l'œuvre d'un mauvais plaisant qui se
trouvait peut-être au nombre de ceux qui
criaient le plus fort avant la fête, sur l'air
des Lampions : « La comtesse ! La com-
tesse !»
Les fumisteries de cet hiver vont-elles
rocommencer ?
C'est à Montpellier qu'a été célébré le
mariage de notre confrère M. Ernest Le
Clerc avec Mlle de Laborie de Saint-Sul-
pice. Une foule d'amis appartenant à la
haute société du Midi assistaient à cette
cérémonie.
,. La famille de la mariée est originaire
du Périgord et est alliée aux maisons de
Bonald, de Prouet, de Cornac, de Roux,
de Chaudordy, de la Batut, etc.
Notre confrère appartient à une riche
famille fixée à Bourbon depuis de longues
années.
Décidément Paris n'est pas encore ren-
tré, car hier matin je n'ai rencontré au
Bois que deux ou trois vieilles figures de
connaissance qui ne quittent jamais Pa-
ris, sous prétexte qu'on ne trouve nulle
part ailleurs un endroit aussi agréable
pour galoper son cob que l'allée des Po-
teaux.
Les officiers, par exemple, sont toujours
là à leur poste,et comme il n'y a pas beau-
coup de monde en ce moment, ils en pro-
fitent pour faire de la haute école ou tra-
vailler leurs chevaux.
Autour des obstacles qu'on a réparés,
sauf le mur, sans doute parce que c'est là
que le vicomte de C. a décrit sa tan-
gente lors de son pari avec M. G., on
trouve le capitaine Quiclet, William
Call, Charles Franconi, M. Gelibert,
Odiot et le comte de Saint-Félix.
Quelques amazones, appartenant au
Cirque ou à l'Hippodrome, errent mélan-
coliquement dans l'allée des Acacias.
Dans le lointain, on aperçoit le baron
de C., cherchant dans tous les coins et
recoins s'il aperçoit la superbe Glady.
Déplacements et villégiatures :
M. et Mlle de Villemouble, à Aulus.
NOUVELLES A LA MAIN
Entre rapins. ("
— Crois-tu qu'X. le peintre se teint?
— Ne m'en parle pas, on ne l'appelle
plus que le Teintoret.
A
m &
Egoïsme. - ;
Un malade bien égoïste assomme un
médecin ; il lui inflige quatre ou cinq vi-
sites par jour.
Hier, le médecin, qui avait déjà écouté
deux fois les doléances du malade dans la
matinée, se voit arracher à son déjeuner
par ce gêneur insupportable. L'homme de
4a science se présente, la serviette à la
main, et le malade, en le voyant, s'écrie
avec une conviction profonde :
— Je vous jure, docteur, que si ça n'a-
vait pas été pour moit je ne vous aurais
pas dérangé!!,
LE DIABLE BOITEUX.
LA MORT DE CHARLES (1)
■ ■
Le garçon robuste et sain (Charles
Marchal), le compagnon spirituel et de
belle humeur, le peintre ingénieux et ori-
ginal, l'ami fidèle .et toujours prêt, à qui
cette pièce est dédiée, s'est volontaire-
ment donné la mort, il y a trois ans, le
samedi saint, par la plus belle journée de
printemps qui se pût voir. Après avoir dé-
jeuné avec un ami, de bon et joyeux ap-
pétit, sans que rien pût faire soupçonner
son projet, il a regagné son atelierr il a
coquettement fait sa toilette comme pour
un rendez-vous galant, il a placé les ta-
bleaux qu'il laissait, achevés ou inache-
vés, sur des chevalets ; il a écrit, d'une
écriture ferme, quelques lettres courtes,
très affectueuses, très simples, à trois ou
quatre amis dont j'étais; il les a cachetées,
laissées bien en vue sur la table, se gar-
dant de les envoyer d'avance, comme font
ceux qui espèrent encore être sauvés ;
- puis il s'est tué d'un coup de pistolet dans
la tête. La main n'a pas tremblé, le corps
n'a pas fait un mouvement ; le visage ne
portait pas trace de la plus légère contrac-
tion. Jamais la volonté de mourir n'a été
plus claire et plus nette. Comment ce
garçon, qui avait été l'expression la plus
évidente, le témoignage le plus authenti-
que de la vie heureuse, facile, débordante,
a-t-il pu concevoir et mettre à exécution
la pensée du suicide? Comment cette
main ferme, habile dans l'art, que tant de
mains amies pressaient tous les jours,
vers laquelle tant de mains ouvertes et
pleines se seraient tendues si la maladie
ou la misère s'étaient montrées, a-t-elle
pu s'armer tout à coup contre ce cœur
puissant et ce cerveau lumineux ? Il nous
a donné une raison de sa mort : « Sa vue
s'obscurcissait ; il ne pouvait plus travail-
ler, et, par là-dessus, la fuite à l'étranger
d'un marchand de tableaux, qui lui em-
portait ses dernières ressources, le déci-
dait à renoncer à la vie, que cependant il
aimait bien. » Il s'exprimait ainsi dans la
lettre qu'il a laissée pour moi. Dieu me
garde de faire une étude du suicide et de
recueillir et compulser des documents hu.
mains sur le corps d'un ami, et surtout
d'un ami comme celui-là ! Je dirai cepen.
dant que je n'ai jamais cru au fond des
raisons nue cet ami nous .donnait ; Dour
moi, cette vue qui s obscurcissait, ce mar-
chand fripon ont été le prétexte, l'occa-
sion, non la cause de la mort volon-
taire.
- J'avais vu Marchai, vingt ans aupara-
vant, perdre, du jour au lendemain, par la
disparition d'un dépositaire infidèle, tout
ce qu'il possédait, une centaine de mille
francs, c'est-à-dire toute son indépen-
dance, peut-être toute sa carrière, puisque
cette modeste aisance lui permettait
l'étude, le choix dans le travail et assu-
rait la vie de sa mère et de sa sœur, qu'il
adorait. Cette catastrophe ne l'avait ni
abattu, ni même ébranlé, il l'avait sim-
plement racontée à deux amis; il avait em-
prunté une modeste somme à l'un, il avait
demandé à l'autre de prendre matérielle-
ment soin de sa mère et de sa sœur en
son absence, et il^tait parti pour l'Alsace,
pour le petit village do Bouxviller, où il
resta près de deux ans, où il vivait avec
cinquante-six francs par mois, nourriture
et logement compris, et d'où il rapportait
le Cabaret, la Veuve, le Choral de Luther
et les études du Printemps et de la Foire
aux Servantes, tableaux qu'il retournait
ensuite achever sur les lieux mêmes où il
les avait conçus.
J'avais vu, quelques années plus tard,
ce garçon, brave et généreux de sa vie
pour les autres, quitter brusquement la
table où nous dînions, en plein air, à
Sainte-Assise, et courir vers la rivière qui
bordait mon jardin, et d'où il lui semblait
avoir entendu partir des cris de détresse.
Arrivé sur la berge, il aperçut un homme
se débattant au milieu du fleuve. Il avait
machinalement gardé sa serviette à la
main ; il la jeta sur le gazon, et, tout ha-
billé, la tête en avant, il s'élança dans la
rivière et sauva cet homme, avec l'assis-
tance du passeur accouru de l'autre rive
dans son bateau.
Deux ou trois ans avant sa mort, nous
revenions à pied, le long du boulevard,
entre minuit et une heure, d'une première
représentation à la Porte-Saint-Martin.
Les groupes qui nous précédaient se dis-
loquaient, les uns après les autres, pour
faire place à un grand gaillard en blouse
bleue, qui marchait à leur rencontre, si-
mulant l'homme ivre, battant le trottoir à
droite et à gauche, bousculant les gens
quand ils ne s'écartaient pas, faisant peur
aux femmes, qui tiraient leurs compà-
gnons à elles pour éviter les chocs et les
rixes. Marchal se détacha de nous en
disant : « Vous allez voir. » Il roula une
1 cigarette et s'achemina dans la direction
de ce drôle, qui, le voyant venir tout
seul, distrait et inoffensif en apparence, se
dirigea de son côté, comme s'il ne le
voyait pas, avec un dandinement imitant
le roulis, les épaules haussées à moitié de
la tête. Au moment où il allait heurter
Marchal, celui-ci se rassembla, serra les
coudes au corps, et reçut le choc avec une
telle unité de contraction et de résistance,
que l'agresseur imbécile alla rouler à dix
(i) M. Alexandre Dumasiva publier une édit
tion particulière de sa pièce : La) Question
d'argent, dédiée à Charles MarchaI. L'illus-
tre académicien a ajouté au texte primitif
des notes inédites très intéressantes. Gil Blas
doit à son obligeance de pouvoir publier une
de ces notes, qui prouve que l'auteur a autant
de cœur que de talent.
Gil Blas est fier qu'Alexandre Dumas l'ait
choisi pour contribuer à perpétuer la mé.
moire de Charles MarchaI, le grand ar^te
que nous ayons tous aimé.
pas de là, les quatre fers en l'air. Furieux,
il se releva et courut sur cet adversaire
inattendu ; mais Marchai, retroussant
lestement ses manches et pliant légère-
ment sur ses jarrets, immobile et ferme
comme un roc, sans abandonner 'sa" ciga-
rette, lui dit de ce ton parisien que tout
le monde a dans l'oreille et que personne
ne peut noter: « Si tu bouges, je t'as-
somme. » L'autre lâcha un terme grossier
de son vocabulaire, devenu littéraire
aujourd'hui, et continua son chemin, hori-
zontalement cette fois.
Marchal avait alors quarante-huit ans.
Un homme doué, à cet âge, de cette cons-
titution et de ce caractère, était-il de ceux
qui se découragent jusqu'à la mort, parce
que leur vue se fatigue ou que l'argent
leur manque ? De sa vie irn'avait pris un
médicament, il était absolument vierge dé
pharmacie. Un de ses amis, médecin, lui
avait indiqué, pour sa vue fatiguée, un
traitement bien facile, dont le lorgnon
faisait la base. Quant à la perte d'argent,
elle était tout aussi facilement réparable.
Les besoins du peintre étaient très mo-
destes, ses amis nombreux et tout prêts,
nous le répétons, à lui venir en aide, au
premier mot. La mort volontaire n'avait
donc rien à voir ni à faire dans tout cela.
Pourquoi donc la mort évoquée subi-
tement comme unique auxiliaire par cette
nature vaillante, par cet esprit enjoué,
délicat, original,dont la verve intarissable,
dont l'irrésistible gaieté triomphaient
pendant des journées entières, sans effort
pour lui, sans fatigue pour les autres, des
plus préoccupés, des plus exigeants, des
plus taciturnes ?
Toute l'explication est pour moi dans
ces quatre mots : « Sa mère était morte. »
Cet homme, qui n'avait jamais connu
son père, ou plutôt à qui son père n'avait
jamais été connu, n'avait eu dans sa vie
qu'un amour véritable : sa mère ; qu'une
douleur profonde, terrassante, supérieure
à sa force, à son tempérament, à sa phi-
losophie native : la perte de cette mère.
Elle était fort âgée, et, dans l'esprit affai-
bli de cette vieille femme, il ne restait
plus qu'une pensée bien distincte, qu'un
sentiment bien net : « Charles, son fils. »
Quant à lui, il l'aimait doublement, comme
sa mère et comme son enfant. Peu lui
importait qu'elle ne comprît presque plus
rien au reste des choses, tant qu elle
l'aimait, tant qu'elle lui souriait, tant
qu'elle vivait ! Il la promenait en voiture
par les premières belles journées du prin-
temps comme il eût fait d'une maîtresse,
il l'endormait le soir sur ses genoux et la
portait jusqu'à son lit, dans ses deux
bras vigoureux, comme il eût fait d'un
bébé. Nous, ses amis, pour qui nulle
réunion n'était complète sans la présence
de cet aimable garçon, quand nous l'appe-
lions à une de ces fêtes où il se plaisait
tant, repas, excursions, chasses, nous
savions qu'il n'y avait pas à insister, s'il
nous réponlait : « Je ne peux pas ce jour-
là, je sors ou je dîne avec ma mère. »
Le 20 novembre 1873, je l'avais invité
à une de ces soirees auxquelles il n'avait
jamais manqué, depuis le 2 février 1852.
Je lui avais envoyé une place d'orchestre
pour la première représentation de
Monsieur Alphonse. Après le premier acte,
il monta sur le théâtre pour me serrer la
main et me dire combien il était heureux
de ce commencement de succès ; puis il
m'emmena derrière les décors, et, une fois
dans l'ombre, me prenant la tête dans ses
deux mains, il m'embrassa en fondant en
larmes. « Qu'est-ce que tu as, lui dis-je
tout étonné et tout ému, que t'arrive-
t-il ?
— Ma mère se meurt en ce moment,
me répondit-il en sanglotant.
— Ta mère se meurt, qu'est-ce que tu
fais ici ?
— Je veux rester avec toi.
— Tu es fou, je n'ai plus rien à faire
dans ma pièce, partons, nous resterons
ensemble auprès de ta mère. »
En réalité, je ne comprenais pas pour-
quoi ce fils que je savais si profondément
amoureux de sa mère, la quittait mou-
rante pour moi.
— Non, me répondit-il, je veux passer
ce temps-là dans la lumière,dans le bruit,
dans ton émotion. Elle a près d'elle une
personne qui la soigne bien. Pourquoi y
serais-je, moi? Voilà quinze jours qu'elle
ne me reconnaît plus du tout.
A ces mots, prononcés, d'une voix na-
vrante, ses larmes redoublèrent, malgré
tous ses efforts, et il laissa tomber sa tête
sur mon épaule. Je compris. Pour cette
nature toute d'instinct, de sensationy de
sentiment, du moment que sa mère ne le
reconnaissait pas. ce n'était plus sa mère
qui mourait, c était une étrangère, le lien
charnel ne suffisait plus. Sa mère était
déjà quelque part où il ne pouvait pas être
et où il ne lui était plus bon à rien. Alors,
il venait à ce qu'il aimait le plus après sa
mère. Et, chose curieuse, ce n'était pas
mon assistance qu'il venait chercher,
c'était au contraire son assistance qu'il
m'apportait; cette énergie, cette force
dont il ne trouvait plus l'emploi auprès de
cette moribonde inconsciente, il venait les
mettre au service de la lutte que je pou-
vais avoir à soutenir. Aussi ne le voyais-
je que pendant les entr'actes de ma pièce;
les actes, il les passait dans la salle, au
milieu des spectateurs. Je ne crois pas
qu'il ait écouté un seul mot de ce qui se
disait sur la scène, mais le premier qui
eût eu le malheur de siffler, il l'eût cer-
tainement assommé, comme il avait été
près de faire de l'homme du boulevard.
Lorsque, après la représentation, je l'ac-
compagnai à son tour chez sa mère, elle
était morte. - Alors, comme il recommen-
çait à pouvoir être bon à quelque chose,
après avoir bien embrassé ce qui restait
de cette mère adorée, il la veilla jusqu'au
matin. Il lui fit lui-même sa toilette d'é-
ternité, il l'habilla, il l'enveloppa dans
son linceul, et les hommes noirs étant
venus, il ne permit pas qu'ils portassent
la main sur elle ; il la coucha tout seul
dans son cercueil, comme il l'avait tant de
fois couchée dans son lit, et ce fut lui seul
encore qui vissa la lugubre boîte : « Je ne
veux pas que personne la touche, » se di-
sait-il.
Voilà l'homme. Cet homme-là se donne-
t-il la mort parce qu'il a les yeux un peu
fatigués, comme tous seS confrères du mê-
me âge, et quand avec un peu do soins il
peut 0 guérir son mal ou l'enrayer? Cet
homme-là déserte-t-il la vie parce que des
marchands lui emportent ce qu ils lui
doivent, quand il lui reste des tableaux
non vendus et des amis comme ceux qu'il
avait ? Non ; cet homme-là ne se tue pas
pour si peu.
Pourquoi alors ?
Parce que, chez l'homme qui a poussé
1 amour de la mère au delà, pour ainsi
dire, des limites naturelles, il se passe un
phénomène singulier que j'ai été à même
d'observer plusieurs fois, notamment chez
un autre de mes amis mort, de la mort de
MarchaI, presque en même temps que lui.
Pour les hommes qui ont passé par la fi-
lière des sentiments appelés à se succéder
et à s'entr'aider dans le cœur humain, ,
pour ceux qui se sont, chemin faisant,
associé des affections nouvelles comme
l'épouse et les enfants, cette mort de la
mère demeure redoutable, poignante, mais
enfin prévue et supportable. Les consola-
tions sont là, toutes prêtes, disposées à.
l'avance. Au premier cri, elles accourent
et se groupent autour de celui qui va.
souffrir.
Pour l'homme qui a aimé sa mère au
point do lui sacrifier d'avance la seconde.
famille, et qui jusqu'à quarante-cinq ou
cinquante ans a réduit ses affections à.
cette seuleforme du féminin, ou plutôt qui
a subordonné toutes les formes féminines
à celle-là, et ne leur a pas permis, avec le
sentiment filial, ni empiétement, ni lutte,
ni comparaison, ni accord, pour l'hom ma
qui a fait aussi longtemps de sa mère
l'unique compagne, l'unique amie, l'uni-
que confidente,quel désespoir sans contre-
poids et sans reprises possibles le jour où.
elle disparait ! Ce passé d'éternel enfant,
plein de joies toutes chastes, toutes pures,
et qui semble n'avoir duré qu'une minute,
s'écroule tout à coup laissant des ruines
et des décombres inébranlables et indes-
tructibles qui barrent toutes les avenues
de dégagement, toutes les issues. Quant
à l'avenir, il apparaît subitement si mou.
vant et si court qu'il n'y a pas à tenter d' rf
rien édifier. Quand ce premier amour pro
longe à ce point ses prérogatives et se
joies dans la vie de l'homme, il le tient
encore par la main et par les entrailles
au delà de la mort, et il n'est pas rare
qu'il l'y attire peu à peu ou l'y entraine
brusquement. A partir du moment où
Marchal a perdu sa mère, il s'est senti
dans le vide et n'a plus cessé de penser à -
elle, tout en demeurant matériellement au
milieu de nous, sans tristesse extérieurer
sans appel à notre compassion, puisqu'il
la savait impuissante. Il a continué da
vivre par habitude, par indifférence, pac
vitesse acquise, mais le ressort'intérieur,
le moteur do l'âme était brisé. Au premier
obstacle, il n'a fait aucun effort pour re-
prendre sa course, pour so rattacher à
une vie où sa mère n'était plus. Il s'est
arrêté. Moi qui le connaissais bien, je la
vois d'ici, au moment de sa décision su-
prême, souriant de ce rire doux et railleur
qui avait si souvent entr'ouvert ses lèvres
et disant : « Ah ! c'est comme ça ! Je vais
retrouver maman. » , -
10 mars 1882.-- =:.c -
ALEXANDRE DUMAS. t
———————— + ■
LE QUART D'HEURE DE TABLIER
--
Le quart d'heure de Tarlier est toutes
qu'il y a de plus rabelaisien; cependant,
il ne faut pas le confondre avec le quart
d'heure de Rabelais; il .en .diffère essan-,
tiellement. , ,
Le quart d'heure de Rabelais est urr
mauvais quart d'heure, tandis que le quart
d'heure de Tarlier est un des quarts
d'heure les plus charmants que puisse
rêver un homme voluptueux. Le premier
a dû paraître à maître François long
comme un siècle: le second à passé comme
un cent-millième de minute, il s'est enfui
avec la rapidité d'une flèche, d'une biche,
d'une gazelle, d'un souffle, d'un zéphyr,
d'un leger flocon nuageux emporté par la
vent. Rabelais a passé son fâcheux
quart d'heure en tête-à-tête avec son hôte-
lier qu'il ne pouvait payer ; Tarlier a em-
ployé son quart d'heure délicieux à sa
trémousser galamment entre les bras gras--
souillets de la maîtresse qu'il adore. La
quart d'heure de Rabelais, c'est l'enfer ;
le quart d'heure de Tarlier, c'est l'Eden,
c'est le paradis, c'est le septième ciel. *
Mais en voilà .assez comme ça!. La
parallèle est une excellent procédé de rhé-
torique, mais c'est comme la métaphora *
et la catachrèse, il ne faut pas en abu-
ser. J'entends déjà ma lectrice qui bat-"
une mesure fiévreuse avec le petit talon
de sa mule, en signe d'impatience, et qui
me supplie en grâce de ne pas la faire
trop languir avec l'histoire du quart
d'heure de Tarlier.
J'y viens tout de suite, madame, et je
vais satisfaire à l'instant la curiosité dont
vous daignez honorer mon récit (je le sup-
pose, du moins!)
Je pourrais vous dire tout d'abord, ma-
dame, en posant ma main sur l'aile gau-
che de mon gilet, que le quart d'heure la
plus charmant qu'on puisse souhaiter,
c'est le quart d'heure qu'on passerait seul
avec vous, dans un boudoir à porte close
dont le verrou serait tiré avec soin.
Mais, trêve de compliments!. Ce n'est
pas pour mon compte que je parle ici :
c'est pour le compte du bienheureux Tar-
lier.
Donc,madame, je vous apprendrai, sans-
plus d'astragales ni de circonlocutions,
que Tarlier était marié à une femme plus
vieille que lui. Il avait fait ce qu'on ap-
pelle justement un mariage de raison;
car c'est dans ces mariages-là qu'on aime
raisonnablement sa femme, c'est-à-dire
pas du tout. -
Tarlier n'échappa point à cette loi de
nature : il était jeune, elle manquait es-
sentiellement de fraîcheur et d'actualité :
Mme Tarlier était ce qu'un écrivain à la
plume hardie a appelé de nos jours « una
primeur dé derrière les fagots. »
Tranchons le mot, Mme Tarlier avait
un peu trop vieilli en cave ; par malheurt
l'âge qui dépouille les vins dépouille aussi
les dames, mais non d'une façon aussi
heureuse : le temps, qui enlève aux vins
leur verdeur et leur âpreté, procure aux
femmes un assortiment disgracieux da
faux cheveux et de fausses dents. On a
beau être un mari tolérant et facile, on
n'aime pas se voir. servir tous les soira
i - r ,
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 98.5%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 98.5%.
- Auteurs similaires Dumont Auguste Dumont Auguste /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Dumont Auguste" or dc.contributor adj "Dumont Auguste")Gugenheim Eugène Gugenheim Eugène /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Gugenheim Eugène" or dc.contributor adj "Gugenheim Eugène") Mortier Pierre Mortier Pierre /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Mortier Pierre" or dc.contributor adj "Mortier Pierre")
-
-
Page
chiffre de pagination vue 1/4
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bpt6k75243844/f1.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bpt6k75243844/f1.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bpt6k75243844/f1.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bpt6k75243844/f1.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bpt6k75243844
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bpt6k75243844
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bpt6k75243844/f1.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest