Titre : Le Gaulois : littéraire et politique
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1913-10-18
Contributeur : Pène, Henri de (1830-1888). Directeur de publication
Contributeur : Tarbé des Sablons, Edmond Joseph Louis (1838-1900). Directeur de publication
Contributeur : Meyer, Arthur (1844-1924). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 18 octobre 1913 18 octobre 1913
Description : 1913/10/18 (Numéro 13153). 1913/10/18 (Numéro 13153).
Description : Note : supplément littéraire pages 3 et 4. Note : supplément littéraire pages 3 et 4.
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette Collection numérique : Arts de la marionnette
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
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Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 25/04/2008
̃ 4 -ai
LE GAULOIS» SAMEDI 18 OCTOBRE 1913 «
les invectives du tribun Menenius, quand il
vit une main s'abattre sur le livre précieux.
M. Vautrin était là, debout et raide comme la
justice. Un rire étouffé secoua la classe.
« Voilat le secret de vos progrès » disait M.
iVautrin, sarcastique. « Vous aurez quatre heu-
res de r:etenue, et je confisque cette traduc-
tion ».
Alors, le petit Forcade revit ses attentes, ses
angoisses devant l'étalage de Fabrégas, ses
pauvres sous rassemblés à grand peine, ses
privations des jours pasfiés, celles qu'il lui
faudrait endurer encore pour rembourser le
gros Olive, les retenues en perspective, les
séarices futures devant le Quieherat, au prin-
temps, alors qu'il fait si bon sur les routes!
11 se sentit soudain très faible, dépourvu, acca-
ble, et l'existence entière lui apparut comme
un énorme dictionnaire a soulever jusqu'à sa
mort au bout de ses maigres bras. Alors, il
éclata en sanglots. Les rires, un moment,
bile, un pied sllr les marches de sa chaire. Il
n'y avait plus de lycée, de professeur d'élè-
Il n'y avait-qu'un petit homme qui pleu-
rait devant la vie.
PAGES RETROUVÉES
Un Incendie en Mer
La catastrophe du Volturno nous remet en mé-
moire ces pages saisissantes publiées dans la
Revue des Deux-Mondes du 1er avril 1887
Le paquebot de la Compagnie transatlan-
tique, la France, 4.700 tonneaux, commandant
Collier, quitta Saint-Nazaire dans l'après-midi
du 10 décembre 1886. Nous étions bord deux
cent einquants passagers, quarante hommes de
l'infanter,ie de marine, quatre gendarmes en
tout, l'équipage compris, environ quatre cents
personnes. Toutes les couches sociales et plu-
sieurs nations, principalement l'Italie et l'Amé-
rique centrale, y étaient représentées mais
les Francais formaient la très grande majo-
rité. 11 y avait des entrepreneurs du canal de
Panama, des ingénieurs, un grand nombre
d'ouvriers s'y rendant avec femmes et enfants,
plusieurs ecclésiastiques, des curés des An-
tilles, un missionnaire, qui devait périr pen-
clant la traversée, des frères de Ploërmel et
trois soeurs de' Saint-Vinçent-de-Paul, ces der-
nières chargée de la mission périlleuse de
soigner les malades dans les hôpitaux de Pa-
nama. Le grand mônde de Paris, et la. société
élégante de Caracas (V'enezuela) avaient aussi
fourni leur contingent. Etait-ce le regret de
quitter l'Europe ou l'appréhension qu'inspi-
rait le climat meurtrier de l'isthme aux nom-
breux passagers qui allaient l'affronter, était-
ce un triste pressentiment, assez naturel par
le .temps épouvantable des jours précédents,
cette compagnie si nombreuse et si bariolée,
loin de se distraire par de bruyants adieux,
comme c'est l'usage aux départs des grands
paquebots, était triste, maussade et silen-
cieuse.
Après avoir quitté le mouillage, le bâtiment.
6'arrêta en rade, et nous pûmes assister au
spectacle émouvant du chargement de soixante
caisses en .métal contenant plusieurs tonnes,
on me dit 8.500 kilos, de poudre destinée aux
garnisons des Antilles et de la Guyane françai-
ses.
A la tempêfe violante de la veille avait suc-
cédé une accalmie. Mais le soleil pâle et le
faux bleu d'un ciel sans nuages, sauf un rideau
de sinistre apparence qui voilait l'horizon de
la mer, me semblaient de mauvais augure. Et,
-̃ en effet, la France n'eut pas plutôt franchi la
barre de la Loire qu'elle fut assaillie par un
furieux coup de vent. A partir de ce moment,
des tempêtes qui venaient du nord-ouest se
suivirent presque sans interruption.
Ce cauchemar dura huit jours et huit nuits
consécutifs. Enfin, les Açores étaient derrière
nous. Le vent, qui soufflait maintenant du
nord-est, et la mer, toujours houleuse, côm-
mençaient cependant à tomber.
Le 20 décembre, le dixième jour de la tra-
versée, par un vent nord-est assez violent et
par un soleil splendide, le tableau sur lequel
était inscrit le point a midi, marquait 23°56'
latitude nord et longitude ouest de Paris.
Huit cent quatre-vingts milles nous séparaient
de la terre la- plus rapprochée Pointe-à-Pitre
(Guadeloupe).
C'étaient les premiers sottrires du ciel, les
premières douçes chaleurs des, Tropiques, un
véritable jour de fête. Malgré le roulis, tou-
jours considérable, on se pressait sur le pont.,
on organisait une loterie de bienfaisance, et
les dames quêteuses, conduites par leurs cava-
liers pour accomplir leur mission, eurent l'a-
mabilité de pénétrer dans les cabines des voya-
geurs. Je commençais même à trouver ces
visites un peu trop fréquentes, et on me con-
seillait de fermer ma porte à clef mais bien
m'en a pris de ne pas commettre un acte aussi
peu galant je l'aurais payé de ma vie.
Ma bonne et spacieuse cabine se trouvait à
l'arrière, presque au-dessus de l'hélice, et rece-
vait la- lumière par en haut. Etendu sur mon
canapé, j'étais occupé à lire lorsque, soudai-
nement, de la fumée et des étincelles pénétrè-
rent par la Claire-voie-. A ce moment, mon valet
de chambre se présenta criant « Au feu! »
Si la porte avait été fermée à elef, je n'aurais
pas eu le temps de me sauver. Je me précipitai
dans le couloir il était rempli de fumée, et,
les premières flammes dans le dos, nous par-
vînmes avec peine à gagner la grande salle
et, par le grand escalier, le pont. En y arri-
vant; j'aperçus des flammes qui sortaient déjà
de la claire-voie de ma chambre. Les autres
passagers me suivirent de près. Tout le monde
semblait affolé. On courait dans tous les sens
on s'entrechoquait, on revint sur ses pas; on
s'arma d'appareils de sauvetage on se réfu-
gia dans les canots encore suspendus à leurs
porte-manteaux, mais tournés en dehors et
prêts à être amenés. Pauvre, ressource, quand
on pense que nous nous trouvions à près de
neuf cents milles de la terre, dans une mer
solitaire où l'on voit rarement un navire en
dehors de -la route suivie, par les paquebots
et par les bâtiments à voiles qui remontent,
du sud au nord, le long des côtes de l'Amé-
rique à quoi il i faut. ajouter que- les quatre
chaloupes qui, n'étaient pas brûlés auraient
FEUILLETON DU « GAULOIS »
DU 18 OCTOBRE 1913
les Deux Fantômes
Oui, le père Hugo avait quelque chose
dans le ventre. fit-il négligemment, illisible
aujourd'hui, d'ailleurs, et encore nous disons
ça, parce qu'il' déplaît aux normaliens, sans
ça. Mais je vous en supplie, madame, ne me
parlez pas de Musset, notre bête noire un
pilier de café 1. de la poésie pour femmes du
monde.
1\'1. de Grandchamps remarqua, avec une iro-
nie un peu chagrine
Peste Quelle sévérité Ah les jeunes
gens d'aujourd'hui ne s'emballent pas Et vous
ne faites exception pour personne, pas même
pour Baudelaire ?
Montmarac déclara sans enthousiasme
Nous admettons Baudelaire, dans une cer-
taine mesure, ce fut un précurseur.
Et les parnassiens, Leconte de Lisle ?
C'en était trop. Le poète protesta furieuse-
ment.
Oh non non je vous en prie ne par-
lons pas des parnassiens Pourquoi pas Théo-
phile Gautier, tout de suite ?
Avec une naïveté feinte, la baronne Vander-
gold risquait encore cette questions
Mais, au fait, pourquoi pas ?
Oh madame Gautier, un journaliste
Le journalisme, voyez-vous, voilà la plaie de
notre temps
.naître de la maison. le prince Philippe do
Emile Ripert.
pu à peine contenir le tiers des hommes que la
France portait. dans ses lianes. 1l fallait l'in-
tervention énergique des officiers pour faire
comprendre à ces fuyards que leur poids ferait
casser les garans des palans de suspension,
et qu'ils seraient précipités dans la mer. Ce
qui ajoutait à l'horreur de la scène sinistre de
ces premiers moments, c'était le silence ab-
solu qui régnait dans cette foule si agitée.
Cette panique, au reste, ne dura pas.
L'incendie s'était déelaré sur l'arrière. Notre
direction était sud-ouest. Le vent ayant fraîchi
considérablement et souillant du nord-nord-
est, non seulement neutralisait la brise du
bateau, mais produisait un courant d'air très
fort du nord-est au sud-ouest, c'est-à-dire de
l'arrière à l'avant, Il fallait donc venir debout
au vent en mettant le cap au nord-est. Malgré
la violence de l'incendie, cette manœuvre, si
difficile dans les circonstances données, fut,
sous la direction du commandant, qui occu-
pait sa place sur la passerelle, exécutée en
quelques minutes. En même temps furent fer-
més les panneaux de la soute a poudre et les
,portes des cloisons étanches en tôle qui divi-
sent le bâtiment en diverses parties. Le méca-
nicien en chef, M. Chenu, dirigea, dès l'abord,
des jets de vapeur vers le centre de l'incendié.
où se trouvait la poudre, et, au dire du com-
mandant, c'est à lui que nous devons en
grande partie notre salut.. Pour faire jouer les
pompes du pont, il fallait le dégager en jefant
par dessus bord les caisses et les grands cy-
lindres en fer qui l'encombraient, opération
délicate, mais qui réussit parfaitement. Du
moment où elle fut achevée, le roulis, jus-
que-là assez fort, cessa complètement et fut
remplacé par un léger tangage. Cependant les
voyageurs étaient revenus de leur première
frayeur des chaînes furent organisées, et
beaucoup d'hommes de bonne volonté, ren-
forcés par les récalcitrants que les gendarmes
empoignaient, on peut dire la masse des pas-
sagers, allèrent se joindre aux braves soldats
de l'infanterie de marine, à l'équipage et au
personnel du service. Tous, jusqu'aux petits
marmitons, qui, habitués au feu, se précipi-
taient en avant pour verser dans les flammes
leurs casseroles remplies d'eau, rivalisaient
d'élan, de bravoure et de cette gaieté gauloise
dans le péril qui forme un des beaux traits
du caractère national. Il y eut, parmi ces vail-
lants combattants, trois Allemands un ingé-
nieur, un industriel et un négociant de Ham-
bourg, tous des gens instruits et bien élevés.
Ils me parlaient avec admiration des actes
héroïques qui s'étaient accomplis sous leurs
yeux dans les couloirs étroits, de plus en plus
envahis par l'incendie, sur le bord de la grande
fournaise, dans le terrible voisinage de la
poudre entourée de flammes. Obéissant aux
ordres des officiers qui combattaient à la tête
de cette petite troupe dévouée, on s'élançait
à travers des nuages épais de fumée, on pas-
sait près des objets embrasés avec l'insou-
ciance du soldat qui défile à la parade. Ce que
je dis n'est pas une phrase, mais la vérité,.
que je puis affirmer de visu. La nuit suivante,'
au bivouac de l'avant-pont, plusieurs noms
étaient dans toutes les bouches. On entendait
citer surtout le mécanicien en chef Chenu, que
j'ai déjà mentionné, les officiers du bord Du-
pont, Gorphe, Landryon, Rapin, le capitaine
Martineau, le sous-lieutenant Montméliant, de
l'infanterie de marine, les deux chauffeurs
Certain et Robillot, et, entre tous, le maître-
charpentier Hamet, qui, entouré à la lettre de
flammes et protégé seulement par des jets de
pompe .qu'on lui prodiguait, saignant d'une
large blessure qu'il s'était faite à un bras, dé-
molissait de l'autre, à coups de hache, les
cloisons des cabines qui empêchaient le sau-
vetage. Plusieurs passagers, parmi eux quel-
ques beaux noms de France noblement portés,
rendaient de grands services. On vit un jeune
homme, au moment où le mat d'artimon me-
naçait de se renverser du côté de ltt machine,
ce qui aurait déterminé la perte du bateau,
monter dans les haubans, et, en coupant une
corde, dégager le mât, qui, un instant a,près,
tomba dans la mer.
Mais tous ces efforts, qu'on pourrait dire
surhumains, semblaient impuissants à empê-
cher la catastrophe. Le grand salon, l'escalier
principal, la cabine des dames, située en deCa
de la cloison étanche, offraient le spectacle
d'un chaos de flammes. L'arrière-pont s'était
enfoncé en entraînant le spardeck et le fumoir.
Le feu s'était déclaré quelques minutes après
trois heures de l'après-midi, et, à trois heures
et demie, plus d'un tiers du bâtiment était
incendié. A quatre heures et demie, tenant les
yeux fixés sur l'arrière, je vis un éclair, suivi
d'une secousse et d'une forte détonation. C'était
la provision de poudre du bâtiment qui venait
de faire explosion. A cinq heures, le mât
d'artimon, ainsi qu'il a été dit, s'abattit à tri-
bord. Pour ne pas compromettre l'hélice, le
commandant se vit obligé de stopper la ma-
chine, qui, heureusement, n'avait pas été at-
teinte par l'incendie. Les chaînes de la barre
s'étant tordues par la chaleur et en partie
brisées, le bâtiment ne gouvernait plus. La
direction dans laquelle s'enfuyait la. fumée
causée par l'explosion dont je viens de parler
prouvait que le bâtiment, privé du secours
du gouvernail, commençait à tombes en tra-
verts. Si ce mouvement se maintient, dans peu
de minutes nous aurons le vent a l'arrière,
l'incendie gagnera le centre et l'av,ant, et tout
sera dit.
Cependant, le feu avait déjà réclamé ses
.victimes le missionnaire Tavernier, qui, pen-
dant la traversée, s'était par le fort roulis
cassé une jambe, ne pouvant s'enfuir, devint
dans Sa cabine la proie des flammes. Pendant
quelques minutes, on entendit ses cris déchi-
rants. Un curé de la Guadeloupe, qui essaya
de le sauver, eut des brûlures assez graves
pour compromettre sa vie. J'ai eu la satisfac-
tion de le rencontrer six semaines'après, pres-
que entièrement rétabli. Un sommelier et un
garçon du bord ftinent brûlés dans la sommel-
lerie. Parmi les hommes occupés aux travaux
de sauvetage, les blessures étaient nombreuses,
mais légères.
Pendant que ces scènes se passaient sur le
champ de bataille, qui était, on le sait, l'ar-
rière du bateau, les non-combattants des
femmes, des enfants, quelques vigoureux jeu-
nes gens de différentes nationalités, qui tâ-
chaient de se soustraire aux regards scruta-
teurs d'un gendarme toutes les fois que cet
hercule breton, aux yeux bleu clair, à la che-
Mora entra juste à temps pour entendre cet
aphorisme indigné du jeune poète. Il déclara
aussitôt, le plus sérieusement du monde.
Quel dommage Notre ami Lousteau, très
frappé par les qualités de vos oeuvres, m'avait
prié de vous aboucher avec lui je vois, mal-
heureusement, que c'est impossible.
Le chef de la nouvelle école symboliste se
retourna
Lousteau, le chroniqueur?
Oui.
D'une voix étrangement radoucie, Montmo-
rac demanda
Vous croyez que je refuserais de faire
connaissance avec Lousteau ?
Dame étant donné votre mépris pour
la presse.
Oh permettez. s'écria Montmorac, nous
détestons les journalistes, nous ne méprisons
pas la réclame qu'ils peuvent nous faire.
Le comte de Grandchamps le regardait avec
une sorte d'admiration scandalisée.
Ah jaupe homme, vous irez loin ?
Avec cette ironie agressive que la jolie Esther
Vandergold maniait si adroitement, elle
ajouta
M. de Montmorac est un homme remar-
quable, je vous le disais bien.
Rien ne saurait troubler la vanité ou l'in-
conscience d'un sot. Montmorac répondit en
s-j rengorgeant
Je suis un homme de principe, madame,
voilà tout. Dans l'intérêt de' notre cause, il nous
faut vaincre souvent bien des répugnances. Je
vous en prie, mon cher prince, présentez-moi
à Lousteau.
Philippe de Mora sembla hésiter
C'est que. en ce moment.
Avec le tact paefait, l'intuition spontanée de
l'homme du monde accompli, le comte de
Grandchamps intervint fort à propos
Cher poète, Lousteau est un de mes vieux
amis, voulez-vous que ie Vous, présente?
velure rousse, à la mine rébarbative, venait
recruter des travailleurs, les non-combat-
tants, divisés en groupes, remplissaient le
gaillard d'avant. Dans les canots, en grande
partie évacués après la première panique, on
aperçut un jeune couple pétrifié par la peur.
J'ai dit que le bâtiment allégé. du poids qui
pesait sur son pont, avait cessé de rouler et
que ce mouvement était remplacé par Un' léger
tangage. Il s'ensuivit que le peu de personnes
qui ne défournaient pas les yeux pouvaient,
à des intervalles réguliers, embrasser du re-
gard l'ensemble de l'incendie. Spectacle gran-
diose, magnifique, terrible Au-dessus de nous,
un ciel bleu d'azur, au-dessous, ta danse ma-
cabre des qui, jetait au vent leurs
longues crinières d'or, semblent impatientes
de nous engloutir. En. face, les deux chemi-
nées de la machine et l'e grand mât, intacts
encore et comme indifférentes à ce qui se passe
près'd'eux. Sur la passerelle, la silhouette-du
capitaine. Il se promène lentement et donne,
de temps à autre, quelques ordres, par un
signe de la main. Derrière lui, comme fond
du tableau, le cratère ouvert vomissant des
flammes qui, réunies en une seule colonne
verticale rouge, s'élèvent à la hauteur prodi-
de fumée affecte les formes d'un baldaquin,
que le soleil déjà déclinant revêt de teintes
bronzées.
A cinq heures, le commandant, comme j'ai
appris plus tard, avait renoncé à tout espoir.
Le feu gagnait du terrain, les forces des tra-
vailleurs s'épuisaient à vue d'ceil, le bâtiment
devenu ingouvernable dérivait lentement, les
soixante caisses de poudre étaient toujours
entourées de flammes, et il était impossible de
se rendre compte de l'état de la soute. Le
moment suprême semblait proche. Les jouir-
naux ont parlé d'efforts faits pour rassurer les
passagers en leur cachant l'étendue et l'immi-
nence du danger. En effet, de temps à autr?,
arrivaient des gens disant que la poudre était
complètement noyée, que tout allait à mer-
veille, que bientôt on aurait maîtrisé le feu qui,
cependant, sous nos yeux, semblait au con-
traire trouver à chaque instant de nouveaux
aliments. Ces pieux mensonges furent accueil-
lis par des signes d'incrédulité ou d'impa-
tience. Après l'explosion de la poudre du bord,
un homme vint nous raconter que c'étaient
des signaux de détresse faits par ordre du ca-
pitaine « Pour avertir qui ? » demanda-t-on.
Quelqu'un répondit « Les requins ». Tout le
monde, y compr's le capitaine Collier avait cru
qu'une des soixante caisses avait sauté et que
les autres suivraient immédiatement. Il y atait!I
de quoi transformer en atomes le paquebot et
ceux qu'il contenait. La vérité est que personne
de nous ne se faisait plus -d'illusion. Je ne
parle pas des braves qui luttaient avec le feu
et, semblables a des troupes montant à l'as-
saut, n'avaient heureusement pas le temps
de réfléchir sur les périls qui les entouraient
mais sur le gaillard d'avant, tout le monde
était persuadé que l'heure de la mort était
venue.
A plusieurs reprises, je me rendis sur le
théâtre de l'incendie; mais l'eau, qui coulait
à flots dans les corridors, m'en chassait aussi-
tôt je craignais de me mouiller les pieds et
de prendre un rhume Et pourtant personne
n'était plus que moi convaincu que l'on tou-
chait au moment suprême à tel point qu'en
retournant it l'avant-pont, je me demandais
toujours si j'aurais encore le temps de rejoin-
dre les sœurs de charité agenouillées près du
beaupré.
Un silence solennel régnait dans cette par-
tie du bateau. On n'entendait que le bruisse-
ment des vagues, les sanglots étouffés d'une
jeune femme enlaçant son nourrisson de ses
bras, les pleurs d'une toute jeune fille, qui
appelait sa mère laissée dans quelque hameau
au fond de la Bretagne, et les voix sonores
des trois soeurs de. charité qui, depuis trois
heures de l'après-midi jusqu'à dix heures de
la nuit, toujours à genoux, ne cessèrent de
prier. Ces saintes filles ne trahissaient aucune
peur et offraient, dans ces circonstances terri-
bles, le spectacle édifiant de, -l'héroïsme chré-
tien, du mépris de la vie et du parfait oubli
de soi-même. Après avoir invoqué le secours
du ciel pour échapper au danger, elles lui
demandaient, lorsque tout espoir s était éva-
noui, la grâce d'une mort chrétienne.
Mais il était écrit dans les étoiles que cette
pauvre France, toute meurtrie et abîmée
qu'elle était, né devait pas périr. A sept. heu-
res, on avait refoulé l'incendie vers son foyer
à neuf heures, on pouvait se flatter' d'en êtres
maître à onze heures, les dernières flammes
léchant les bords de la coque, répandaient
des lueurs violacées à travers l'obscurité d'une
nuit tropicale. Toute matière combustible était
consum'ée, et, faute d'aliments, le feu finit par
s'éteindre. Baron de Hubner.
AUTOUR DE DIDEROT
M. Emile Faguet a dit de Diderot qu'il avait
a agrandi le calme atelier de son père, et fabriqué
beaucoup plus de couteaux que lui, moins inoffen-
sifs. Et en effet, « rude ouvrier que le travail gri-
sait », c'était aussi un jongleur de lames brillantes,
en grande partie a truquées pour le trompe-l'oeil,
souvent malhabile et désordonné, fascinant son pu-
blic et le déconcertant de même. En définitive, c'est
ce jongleur qui occupa toujours la scène, et dès lors
les ci couteaux D, ce ne sont pas seulement ses livres,
mais encore tous les traits, toutes.les singularités de
l'homme qui, transperçant la trame de son œuvre, à
la manière du peintre de Pascal, crève sa toile pour
montrer sa tête.
Quelques-unes de ces singularités valent qu'on les
rappelle, le jour où les compatriotes du philosophe
vont lui élever une statue.
D'abord, et de si loin qu'on le considère, on est
frappé par ses façons a peuple D, par l'outrance de
sa gesticulation, son CI débraillé de langue et de
tenue.
Le voici au Luxembourg, dans sa redingote de
peluche grise, a éreintée par un des côtés », avec ses
manchettes déchirées, et ses bas de laine noire, a re-
cousus par derrière avec du fil blanc ». C'est sa car-
rure de « porteur de chaise », c'est son « œil rond,
à fleur de tête. curieux, avide et qui semble se je-
Montmorac se répandit en paroles de grati-
tude
Ah monsieur le comte, que de remer-
ciements. Madame la baronne, vous m'excuse-
rez, une communication importante.
Il s'éloigna le premier. Esther ne songeait
même pas à le retenir.
Comment donc faites, cher monsieur.
Mais à M. de Grandchamps, qui la débar-
rassait si aimablement d'un importun, elle
déclare
11 est étonnant, n'est-ce pas?
Oui, très curieux
III
Personne, enfin, ne pouvait plus les entend-
dre, les espionner. Elle se précipita vers Phi-
lippe, anxieuse, vraiment émue et troubla,
elle l'interrogea
Enfin, je puis donc vous parler ? Qu'est-ce
qu'il y â ? Que se passe-t-il ?
Le prince répondit avec embarrasc
Ma chère Esther, je ne comprends pas.
Votre trouble, votre inquiétude ont frappé
tout je monde. Aurai-je été la seule à ne pas
m'en apercevoir?
Il essaya de la calmer. ̃
Je .vous en supplie, Esther. Ne croyez pas
eux racontars ineptes d'un monde que notre
bonheur irrite et qui se venge comme il peut,
par la calomnie et les insinuations les plus
malveillantes.
Mais, brusquement, avec un accent de mé-
pris involontaire, elle l'interroinpit
Ne mentez pas, à quoi bon ? Tout le monde
connaît la vérité. Vous avez perdu hier une
somme considérable, qu'il vous est impossible
de payer. La comédie que vous jouez depuis
deux années ne trompe personne.
Esther 1
Ce qui vous menace aujourd'hui, ce n'est
plus la ruine, mais le déshonneur, la honte
d'un scandale oublie. Pourquoi ne pas avouer
ter sur les choses ». Il fond sur cous, se défend
dï vous retenir trois minutes, et vous lâche au bout
de trois heures, durant lesquelles il a tire un vrai feu
d'artifice d'idées et de faits, rugi, ri, pleuré, vous a
pressé sur son cœur, repoussé, secoué, meurtri et
C'est ainsi qu'il.agissait quand, reçu la place
d'honneur, dans je salon de Mmes Necker, il s'as-
seyait à ses côtés, lui prenait la. main, lui secouait le
bras. 11 ne se gênait pas davantage avec l'impéra-
trice de Russie, Catherine II, et elle écrit à Mmes
Geoffrin: « Je ne me tire pas de mes entretiens avec
lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires
j.'ai été obligé de mettre une,table entre Lui et moi.
pour me mettre, moi et mes membres, à l'abri de ses
gesticulations ». Et le bon Garât, à son tour, s'émer-
veille, de ces familiarités démonstratives: Il ne m'a
jamais vu que de ce moment, et lorsque nous sommes
debout, il m'environne de ses bras, lorsque nous
sommes assis, il frappe sur ma cuisse comme si elle
était à lui ».
On croit surprendre le fils du coutelier dans l'ate-
lier paternel, ahurissait les camarades ouvriers de sa
faconde, et les bourrant de grandes claques qui en-
foncent les arguments. On reconnait aussi le Lan-
grois qui avoue « avoir l'esprit fou dans les grands
vents ». qui se dépeint .non sans ironie: « La tête
d'un Langrois est sur ses épaules comme un coq au
haut d'un clocher: elle n'est jamais fixe dans un point
et si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas
pour s'y arrêter ». Cette élocution fiévreuse, saccadée,
ces sauves d'idées dans un tourbillonnement de paro-
les et de gestes, c'est bien la girouette dans les ca-
prices du vent, c'est bien cette atmosphère de Lan-
gres, cette inconstance d'un climat qui passe en
vingt-quatre heures du froid au chaud, et du calme
à Forage.
La ressemblance s'arrête là. Et sans doute, en con-
templant la statue qui va orner une de leurs places
publiques, les Langrois éprouveront-ils quelque dif6-
culté à se reconnaître, d'abord dans cette comparai-
son impertinente, et plus encore dans ce concitoyen
un peu trop a phénomène D. Il était tout à l'opposé
de leur race comme à l'opposé de la sienne, cette
famille de couteliers depuis deux siècles, famille
nombreuse la grand-mère avait eu vingt-deux en-
fants -et qui devait considérer ce rejeton disparate
d'une vieille souche, non comme le coq du clocher,
mais comme un oiseau étranger dans la nichée. Enfin
Langres, forteresse séculairement dressée sur son
plateau, face à la trouée de Belfort, comme une in-
tangible expression de la dignité et.de l'énergie fran-
çaises, ne reconnaîtra pas un fils de son âme dans
cette figure d'écrivain du dix-huitième siècle indiffé-
rent à l'idée de patrie, à la grandeur.du pays.
Aux façons vulgaires du jongleur dé couteaux, il
faut joindre ses gaietés formidables et son emporte-
ment colérique. Quand il se croit raillé, quand il est
contredit,, quand une de ses théories s'écroule, toute
sa vigueur sanguine lui monte au cerveau, et le trans-
porte jusqu'à la fureur; il menace de mettre à mal
son interlocuteur, éclate en gros mots, comment quel-
que grossièreté.
Un jour, au parterre, il se dispute avec un jeune
homme sur un point de littérature. Il s'imagine que
son adversaire le prend pour un procureur endiman-
ché, à cause de son habit noir et de sa perruque
ronde, il a le saisit au collet, et fort comme un Turc,
l'enlève et jure de le jeter dans l'orchestre, s'il s'a-
vise de faire l'insolent D Il crache de rage sur
le parquet, en face de la princesse Dashkof, l'amie
intime de Catherine II, qui lui démontre le danger
d'affranchir subitement comme il le préconise, les es-
claves russes. Il éclate en invectives contre Rous-
seau qui n'écoute pas ses conseils, ou contre Falcon-
net qui rie partage pas ses opinions sur Pline l'Ancien
ou sur Pèlygnote.
Quant à sa. gaieté, elle n'est jamass que triviale;
il se dilate surtout au Grand Val, dans des farces et
des drôleries d'une vulgarité extraordinaire. Il lâche
devant les enfants des « énormités qui font piétiner
la mère de famille », et il pleure de rire à voir je
fils d'Holbach « plumer » le bras de sa voisine.
C'est par l'étalage de ces manières qu'il stupéfia
toute la Russie, lors de sa visite de remerciements à
Catherine II, dont il avait reçu tant de bienfaits.
Voyage fructueux, puisqu'il y gagna 89.000 francs,
soit aujourd'hui 267.000 francs environ. Et voici un-
aspect inattendu de Diderot, et un résultat assez im-
prévu de son voyage: il s'improvise diplomate, et
prêche l'alliance avec la Francs
Disons de suite qu'il ne sut rien voir autour de lui,
ni la race, ni le pays, et ne rapporta de Russie
qu'une louange incessante de la tsarine; il l'avoue,
il n'eut d'yeux que pour la seule « souveraine Et
Voltaire qui aime les sobriquets et l'a déjà doté de
celui de Tonfla, anagramme voulu de Platon, Pla-
ton à rebours, ne l'appelle plus que Catharin! Pour.
tant, avec cette étourderie et cette négligence, il a été
un premier artisan de l'influence française en Russie,
un précurseur de l'Alliance! Il ne fournit pas seule-
ment au Musée de l'Ermitage à Pétersbourg un
noyau de chefs-d'œuvre des plus grands peintres,
grâce à des achats avantageux, mais notre ministre
plénipotentiaire écrit au duc d'Aiguillon: « M. Dide-
rot a peint le danger de l'alliance de la Russie avec
le roi de Prusse, et l'utilité de la nôtre » On n'at-
tendait rien de tel du mauvais français qui, au len-
demain de Rosbach, encensait Frédéric II!
Le bon mouvement qui le poussa à servir son pays,
il faut se résoudre à le mettre comme tant d'autres
au compte de son 1 inconscience », et non d'une sen-
sibilité, qui, nous affirme Mlle de Lespinasse est à
fleur de peau; il ne va pas plus loin que l'émotion »
Sinon comment expliquer,, par exemple, avec quelle
désinvolture, tout enchanté qu'il soit de s'entendre
dire par un compatriote qu'il ne vaudra jamais son
père, il contredit la proverbiale probité paternelle?
Il extorque 2.000 francs au frère Ange, un bon
carme, qui s'occupe de faire entrer au couvent des
jeunes gens malheureux et bien nés, et cela se pour-
rait qualifier d'escroquerie. Il machine un quasi-
chantage par un mouvement de charité bizarre envers
une' ancienne amie du duc de la Vrillière. Et il écrit
de sa main des menaces à peine déguisées de mettre
en circulation un portrait déjà vendu!– et des
lettres compromettantes!
Et je me trompais tout à l'heure en le représen-
tant comme en tous points différent des siens et des
I.ungrois. Son père était gros mangeur, comme ses
concitoyens restés aujourd'hui fidèles au bien-manger
et au bien-boire. Le coutelier mangea et but si fort,
une année, que les médecins durent l'envoyer aux
faux de Bourbonne. Le fils tint à honneur de se dis-
tinguer dans cette voie, et d'ailleùrs il prétendait
que dans sa famille on avait pris l'habitude de mou-
rir à table. a Je ferai de même assurait-il. Il fit
tout le possible afin d'y parvenir, et il cherche à
estomaquer le lectetir au récit de ses CI indigestions
franchement un moment d'entraînement, de
fcliç ? Ah maudit orgueil
Philippe de Mora retrouva alors dans son
orgueil blessé le courage d'une protestation
digne de son nom et de son passé.
Permettez-moi de vous interrompre, ma
chère amie. Mes embarras d'argent, s'ils exis-
tent, ne regardent pas celle qui n'est encore
que la plus adorée des maîtresses. Me feriez-
vous l'injure de vouloir me tirer d'embarras?.
mais vous seriez la première à me mépriser si
j'avais la lâcheté d'accepter.
Mais Esther murmura d'une voix brisée où
vibrait une douleur sincère
Te mépriser Toi, pour qui je sacrifie-
rais avec joie ma vie, mon honneur, la vie de
mon enfant que sais-je ? tout ce que je pos-
sède en ce monde! Oui, je ne suis que ta
maîtresse, et comme tu me le fais cruellement
sentir! Je n'ai même pas le droit de te sau-
ver. Me traiter en amie serait une honte,
presque une infamie. Tu préfères implorer,
une fois de plus, la pitié de cette femme que
tu ri-aimes pas, qui est le seul obstacle notre
bonheur, mais qui porte ton nom, qui est ta
femme, malgré tout. Ah l'hypocrisie révol-
tante des préjugés mondains, de toutes vos
idées de probité et d'honneur Et si elle re-
fuse. de te sauver, que feras-tu?
La jolie petite baronne avait commis une
maladresse en attaquant celle que Philippe de
Mora, malgré tant d'infidélités et de malen-
tendus, respectait comme une sainte. Il répli-
qua sèchement
Plus un mot à ce sujet, Esther, je vous
en supplie. Notre amour peut excuser le men-
songe perpétuel, parmi lequel nous vivons de-
puis deux ans, mais rien, vous m'entendez?
rien ne saurait jùstifler la moindre insulte
infligée à celle qui accepte ma trahison avec
tant de dignité et de courage. Ce serait une
infamie, une lâcheté, plus vile que celle que
vous me proprosiez tout à l'heure.
bien conditionnées », de ses à repas énormes et de
ses beuveries monstres. Et c'est là sa dernière jon-
glerie, avec une arme à deux tranchants, cette lois
funeste à lui seul. Il en mourut, ayant rompu la diète
ordonnée par le médecin, le coude appuyé sur la
table n.
C'est une fin vulgaire, assez misérable; même pour
un jongleur de couteaux.
Jean Gherbrandt.
L"éloge n'est plus à faire du remarqualble ou-
vrage d'histoire contemporaine que notre excellent
collaborateur, le comte Fleury et 11. Louis Sono-
let publient ce titre 'La Société sous le
Second Empire. Du nouveau volume qui vient de
paraître chez Albin Michel, nous détachons ce
curieux chapitre
La princesse s'était installée rue de Cour-
ce! les dans un somptueux et élégant hôtel,
entre une cour spacieuse et un assez grand
jardin. Bien disposé pour les réceptions, le
rez-de-chaussée se composait d'une pièce d'at-
tente, de six salons de grancleur diverse com-
muniquant entre eux et d'une salle à manger
arrangée en serre du plus gracieux effet. Dans
toutes ces pièces s'étalaient aux murs tes
tableaux modernes d'un choix sûr et les
tapisseries les plus rares, se dressaient les
statues de bronze et de marbre, les bustes,
les figurines précieuses, les vases de Chine
couronnés de gigantesques palmes, s'entas-
saient les meubles anciens et une multitude
d'objets d'art qu'on eût cru échappée d'un
rêve des Mille et une nuits. Un magnifique
escalier orné de paons de bronze et de drape-
ries chinoises conduisait aux étages supé-
rieurs. Dans ce cadre splendide défilèrent,
tant que dura l'Empire, toutes les célébrités
des lettres et des arts. L'esprit y régnait au
détriment de la politique. On y vit même des
adversaires du.régime impérial, nommément
Charles Blanc qui n'y revint pltis après le
Quatre septembre. C'était. le salon où l'on fai-
sait et défaisait des réputations, mais non des
ministères. On y faisait cependant des séna-
teurs comme Sainte-Beuve, des professeurs au
Collège de France, des bibliothécaires, des
lauréais aux expositions, des académiciens.
Seulement l'influence de la princesse ne
s'exerçait jamais qu'au service du mérite.
Longue serait la liste,des assidus de l'hôtel
de la rue de Courcelles. Combien de causeurs
de grande marque prirent part ces feux rou-
lants du franc-parler et de la fantaisie,- ces
jeux de l'esprit qui vole, fait balle, rebondit.
repart encore Parmi ceux qui manièrent le
plus souvent la raquette, il faut nommer, sous
le Second Empire Nieuwerkerke, Alexandre
Dumas, Théophile Gautier, Arsène Houssaye
les trois quarts de l'Institut et ceux oui. font
leur noviciat, de Meissonier à Caro, d'Hébert
à Gavarni, de Jadin à Guillaume, de Gérôme
il Mérimée, d'Augier Bouguereau, de San-
deau à Maxime du Camp, de Renan à Feuillet,
de Taine à Coppée, de Claude Bernard à
Labiche, de Daubrée à Liltré d'Yriarte à
Amédée Pichot le marquis de Custine, qui a
vendu Saint-Gralien à la princesse Acte-.
Ion et Philis, Darimon et Arago, Prévost-
Paradol et quelques autres républicains ral-
liables de Saulcy, archéologue et homme
d'esprit, Chaix d'Est-Ange, Dubois de l'Es-
tang enfin, pour ne nommer que les princi-
paux, Flaubert, que remplacera Maupassant,
Edmond About, Pasteur, le peintre Giraud,
Chennevières, Carpeaux, les Concourut instal-
lés comme des augures, pontifiant, observant,
recueillant au microscopç la monnaie de l'es-
prit ambiant, Sainte-Beuve à qui la maîtresse
de. céans voua l'amitié la plus empressée et
la plus vigilante. Ajoutons a ces noms les
princesses Bonaparte, leurs maris et. leurs
enfants..Pour tous ces hôtes, heureuse de
vivre, d'être entourée, de régner sur des êtres
d'élite, la princesse savait se inontrer égale-'
ment accueillante, mais différente d'attitude et
de conversation, suivant le lieu ou selon l'in-
terlocuteur.
Allons assister u un de ces dîners toujours
si pleins de naturel, de cordialité et d'entrain.
La salle manger est tendue de soie pourpre
et décorée de glaces gravées dans d'élégants
cadres. Au milieu de la table, un aigle d'or
étend ses ailes sur les fruits et sur les fleurs.
La princesse arrive, suivie d'une dizaine d'in-
vités, parmi lesquels prend toujours place aa
lectrice, Mme Defly. Elle s'est tenue une
demi-toilette et ne laisse qu'entrevoir le ferme
dessin de sa poitrine sur laquelle s'arrondit
un seul rang de perles magnifiques. Le ton
des conversations prend de suite un tour d'in-
timité.
La princesse étonne ses convives par la
finesse et la nouveauté de ses aperçus, par
l'originalité et la hardiesse de sa pensée, par
la franchise, la droiture et l'élévation de son
caractère. Que d'attrait captivant dans cette
physionomie où se succèdent les impressions
de toutes sortes, dans ces yeux indéfinissables
« tout v coup dardés sur vous et vous per-
çant» L'esprit répond au regard. Il jaillit en
saillies, en échappades, en traits pittoresques
et incisifs à la Saint-Simon.
Parmi ces familiers" la princesse abdique
toute idée de représentation. C'est une mar-
quise de Rambouillet qui, loin de se conduire
en précieuse, se réjouit d'être descendue de
son nuage. Les officiels », les arrivés, les
satisfaits'de leur sort. conservent une attitude
réservée, mais combien nombreux ceux qui,
encouragés par le libre esprit de la maison,
raillent la Cour et la ville, épiloguent sur l'Etat
et sur l'Eglise, déchirent à la Chamfort, accu-
mulent épigrammes, nouvelles à la main,
racontars, médisances à la Tallemant des
Réaux, à la Bussy-Rabulin, voire la Rabe-
lais. Entre ces éléments divers, hétérogènes,
qui n'ont qu'une enseigne communie l'esprit
ou le talent, la princesse rit, discute, ironise,
raille ou fulmine, « bonne et méchante à la
fois », car elle est capable d'ardeur, d'indi-
gnation, d'impétuosité, de colère, d'excès mê-
me de parole. Elle est la première, à s'arrêter
si elle sent qu'elle fait. fausse route, à ramener
la concorde si la discussion devient trop
chaude. Elle taquine, attaque et supporte les
malices de quelques-uns qui ne demandent
qu'à s'affranchir de toute contrainte. Forte de
son éclectisme, elle se garde de tomber dans
les pièges de la politique et, tout a la fois
Il se tut un instant, vaincu par l'émotion.
Puis il balbutia avec tristesse
Ah pourquoi êtes-vous venue à ce bal ?
Je n'ai même pas le droit de vous parler de
l'épouvantable angoisse qui me torture votre
présence m'affole davantage. Je vous jure qu'il
eût été plus charitable de ne pas venir, de
n:'épargner ce supplice
IV
Rien ne trahissait, dans les paroles aimables
de la princesse Louise, la révolte intime, l'an-
goisse, l'effort surhumain de volonté que lui
coûtait cette démarche, si simple en apparence.
Mais n'avait-elle pas juré de jouer jusqu'au
bout une comédie nécessaire, en cette soirée
néfaste ?
Vos adorateurs sont dans la désolation,
ma chère Esther, dit-elle en s'avançant vers la
baronne. Il paraît que vous leur avez promis,
a tous, la faveur d'une première valse. Vous
ne danserez pas ce soir?
Esther Vandergold répondit du même ton,
avec une insouciance admirablement feinte
Moi ? mais si. Vous savez que je m'amuse
à toutes vos réceptions, comme une fillette à sa
première sortie dans le monde. Vous avez le
secret d'une hospitalité vraiment désapprise
chez nous.
Le roi des reporters mondains, qui accompa-
gnait la princesse Louise, intervint assez mala-
droitement, selon son habitude
Et n'oubliez pas que cette fameuse pre-
mière valse m'a été promise il y a deux semai-
nes.
La baronne se retourna brusquement.
Comment C'est sérieux ?
Mais certainement. J'adore la danse, moi
aussi.
La. voix d'Esther devint plus agressive en-
core.
Vous?
Pourquoi uas f
raison et fantaisie, décision et charme, se
montre jusqu'au .bout, selon, l'expression .des
Uoncourt, une Marguerite de Navarre dans
La princesse aimait tous les ar!s, mais, sui-
vant ses naturelles dispositions, sa préférence
allait la peinture et plus spécialement au »
genre classique et historique. En cela, elle se
souvenait de l'observation de La Bruyère, que
les princes, quels que soient leur tempérament
et leur originalité, sont tenus par élat d'ètre
classiques. La princesse peignait beaucoup et
avec de réelles qualités. Les longues années
passées en Italie, ses sta tions Home et it
Florence devant les chefs-d'œuvre de l'anti-
quité et de la. Renaissance, puis son mariage
avec le richissime Demidoti qui créa sous ses
yeux le musée de San Donato, devaient aviver
et confirmer ses goûts, encourager sa facilité
de crayon.
En revanche, comme Napoléon III, la prin-
cesse Mathilde goûtait peu la musique. Sur
ce point, elle avait résisté- à l'influence de sa
lectrice, Mme Defly, qui possédait un véri.
table talent d'improvisatrice.
A 'l'en croire, cette mélophobe aurait eu;
sans succès, douze professeurs de piano. Mai-
ceci ne l'empêchait nullement d'étendre sa
protection sur des compositeurs comme Gou-
nod, Ambroise Thomas, Massenet, Verdi,
et de faire interpréter leurs œuvres, chez
elle, par des cantatrices célèbres, comme
la grande Alboni ou Mme Miolan-Carvolho,
ou par d'excellents amateurs, comme la
générale Bataille.au timbre d'un si purcristal,
ou Mme Connéàu, au contralto si profond et
si émouvant..
Plus que nul autre, les artistes, dans l'hôtel
de la rue de Courcelles, se sentaient vraiment
chez eux. La princesse était,leur confrère pas
jaloux, bienveillant et généreux.
Les plaisanteries d'atelier n'effrayaient nul.
le,nient, l'Altesse artiste. Personne n'ignore
qu'elle avait son franc-parler et qu'elle n'hé-
sitait pas à appeler un chat un chat. Ses bou-
tades formeraient un in-octavo.
Esprit français, sourire moqueur de Fran-
çaise Elle n'eût certainement pas été aussi
fêtée dans la société parisienne, si au talent
de faire du bien elle n'avait joint celui de
faire des mots.
hlle mettait une grande confiance dans ses 9
relations, demandant le coeur, mais donnant
le sien sans réserve. « J'ai besoin de croire
aux gens que je vois disait-elle. La noblesse
de sa nature lui suggérait des délicatesses
infinies. Si son premier mouvement était par-
fois impérieux, irrésistible, elle ne tardait pas
l'arrêter et -ci se modérer d'elle-mëme. Prin-
cesse, elle acceptait la contradiction et même
la recherchait. Elle souhaitait aussi la tutelle
des conseils et des directions. Docilement, elle
se soumit à l'ascendant de Nieuwerkerke en
matière d'art. Elle se laissa donner par Sainte-
Beuve un professeur d'histoire qui fut M. Zel-
ler. L'auteur des Causeries du Lundi s'était
institué, pour ainsi dire, son précepteur. Il
lui envoyait des livres et, lui dressait le pro-
gramme de ses lectures. Pendant. huit ans, on
le verra dévoué à la fine et enthousiaste Altesse
autant que le lui permettait son égoïsme fon-
cier. Peut-être est-ce la seule affection pro-
.fonde qu'il ait jamais éprouvée.
La princesse le payait magnifiquement de
retour, le comblant non seulement d'atten-
tions, mais de cadeaux incessants que l'écri-
vain acceptait sans avoir. jamais à en rougir,
tant son impériale amie y mettait de tact. Au
mois de décembre 1864, il pouvait lui écrire
que sa petite maison de la rue Montparnasse
était entièrement montée par elle tableaux,
pendules, lampes, tapis, écritoires, jusqu'à sa
couverture de lit. Et quelle délicatesse dans
la générosité Le plus souvent, la donatrice
s'introduisait chez le critique lorsqu'elle le
savait sorti et mettait elle-même en place l'ob-
jet dont elle voulait lui faire cadeau. Pour
diminuer la distance sociale qui les séparait,
que ne tentait-elle pas ? On a assuré que c'était
une des raisons qui l'avaient fait s'atteler
l'entrée de Sainte-Beuve au Sénat. Ce fut pour
elle l'occasion d'afficher ses relations arnica-
lès et fréquentes avec lui. Dès ce jour elle prit
l'habitude de venir, une fois par mois, dîner
chez ce solitaire avec trois ou quatre convives
laissés à son choix. Etait-il malade, ce qui
était fréquent, elle accourait à son chevet ou
s'ingéniait à lui procurer quelque douceur.
Pourquoi fallut-il qu'un jour une volte-face
d'opinion, un changement de position politi-
que inspiré à Sainte-Beuve par l'orgueil vînt
dresser une barrière entre ces deux intelligen-
ces, entre ces deux cœurs ? Du moins, Ü son
heure dernière, le vieil écrivain reçut la con-
solation d'une lettre émue de son amie.
Mais la bonté souveraine de cette fille des
Napo!éons s'étendait encore plus loin. Elle
1 était aussi secourable à l'inconnu que bien-
veillante il l'ami. Sa charité s'épandait et
rayonnait sans compter et, avec l'Asile des
jeunes filles incurables, elle a fondé un foyer
ue miséricorde hnmaine. Si les mondains l'a-
vaient surnommée Notre-Dame des Arts, les
infortunés l'appelaient la « bonne princesse ».
Son âme était ouverte au Bien aussi'largement
qu'au Beau. Amour de la patrie, culte des
grands souvenirs, émerveillement devant la
lumière et les lignes pures, pitié pour ceux
qui souffrent, toutes les nobles passions vi-
vaient en elle et la soulevaient. Un soir, dans
un dîner, elle raconta un trait charmant due
sa jeunesse. C'était en 1&-52 ou 43 et elle ve-
nait d'entrer en France pour la première fois.
Elle passait par le pont de Kehl. Sur la rive
gauche du fleuve, un fantassin, en tunique
bleue et pantalon rouge, était. de faction.
« lue premier soldat français que je
voyais, dit-elle. Je 1is arrêter ma chaise de
.poste, je descendis, je m'approchai du soldat
et brusquement, je l'embrassai sur les deux
joues. Puis, toute ravie, je regagnai ma voi-
ture. Il mé semblait avoir embrassé le drapeau
vivant. n C'est tout elle, cela. tout son cœur
d'artiste, de Bonaparte et de Française. Altesse
impériale, elle eut les mêmes, rêves, les mê-
mes enthousiasmes que les muses laborieuses
qui demandent il l'art le pain de tous les jours.
L'histoire lui fera une place à part, car elle
relie la chaîne des hôtesses de l'esprit et du
talent, des d'Angennes, des d'Epinay, des
Geol'frin, des Récamier, à celle des princesses
lettrées et artistes, Marguerite de Valois et
Marguerite de France.
Comte Fleury et Louis Sonolet.
Allons, ce sera original. Votre bras, mon-
sieur le critique. C'est égal, voilà un talent que
je ne vous connaissais point
Toutes les railleries d'Esther ne parvenaient
pas à déconcerter le chroniaueur il se mon-
trait, au contraire, de plus en plus entrepre-
nant.
Comment résister à la tentation d'enlacer,
ne fût-ce qu'une fois, cette taille souple et char.
mante et puis, j'échapperai au poète symbo
liste qui me poursuit depuis une heure.
Oh cela, c'est un argument décisif.
Ils s:éloignèrent en bavardant gaiement.
Après un long silence, Louise eut enfin le
courage d'interpeller Philippe de Mora. Sa voix
tremblait un peu. Elle sourit faiblement, d'un
pâle sourire qui émut son mari bien plus que
n'auraient pu le faire tous les reproches.
On m'a remis votre lettre ce matin seule-
ment, je n'ai pu encore vous répondre. Ex-
cusez-moi.
Si vous saviez combien j'ai lutté avec moi-
même avant de vous faire cet aveu, répondit-il
presque timidement quelle honte me serre le
cœur, quand je songe au mépris que doit vous
inspirer mon inqualifiable faiblesse, après mes
serments, après tous les torts que j'ai eus envers
vous. Je n'ai même pas le droit d'implorer vo-
tre pitié.
Elle répliqua vivement, plus soucieuse que
lui-même de la dignité du prince de Mora.
Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Espérez-
vous m'attendrir en vous humiliant ? Un pareil
calcul est indigne de vous. Je vous remercie
d'avoir bien voulu m'avouer la vérité tout en-
tière. Votre honneur n'est-il pas le mien ? Du
moment qu'un danger le menace, que m'impor-
tent nos dissentiments d'autrefois ?. Je ne
m'en souviens plus.
Stanislas RZEWUSKI.
LE GAULOIS» SAMEDI 18 OCTOBRE 1913 «
les invectives du tribun Menenius, quand il
vit une main s'abattre sur le livre précieux.
M. Vautrin était là, debout et raide comme la
justice. Un rire étouffé secoua la classe.
« Voilat le secret de vos progrès » disait M.
iVautrin, sarcastique. « Vous aurez quatre heu-
res de r:etenue, et je confisque cette traduc-
tion ».
Alors, le petit Forcade revit ses attentes, ses
angoisses devant l'étalage de Fabrégas, ses
pauvres sous rassemblés à grand peine, ses
privations des jours pasfiés, celles qu'il lui
faudrait endurer encore pour rembourser le
gros Olive, les retenues en perspective, les
séarices futures devant le Quieherat, au prin-
temps, alors qu'il fait si bon sur les routes!
11 se sentit soudain très faible, dépourvu, acca-
ble, et l'existence entière lui apparut comme
un énorme dictionnaire a soulever jusqu'à sa
mort au bout de ses maigres bras. Alors, il
éclata en sanglots. Les rires, un moment,
bile, un pied sllr les marches de sa chaire. Il
n'y avait plus de lycée, de professeur d'élè-
Il n'y avait-qu'un petit homme qui pleu-
rait devant la vie.
PAGES RETROUVÉES
Un Incendie en Mer
La catastrophe du Volturno nous remet en mé-
moire ces pages saisissantes publiées dans la
Revue des Deux-Mondes du 1er avril 1887
Le paquebot de la Compagnie transatlan-
tique, la France, 4.700 tonneaux, commandant
Collier, quitta Saint-Nazaire dans l'après-midi
du 10 décembre 1886. Nous étions bord deux
cent einquants passagers, quarante hommes de
l'infanter,ie de marine, quatre gendarmes en
tout, l'équipage compris, environ quatre cents
personnes. Toutes les couches sociales et plu-
sieurs nations, principalement l'Italie et l'Amé-
rique centrale, y étaient représentées mais
les Francais formaient la très grande majo-
rité. 11 y avait des entrepreneurs du canal de
Panama, des ingénieurs, un grand nombre
d'ouvriers s'y rendant avec femmes et enfants,
plusieurs ecclésiastiques, des curés des An-
tilles, un missionnaire, qui devait périr pen-
clant la traversée, des frères de Ploërmel et
trois soeurs de' Saint-Vinçent-de-Paul, ces der-
nières chargée de la mission périlleuse de
soigner les malades dans les hôpitaux de Pa-
nama. Le grand mônde de Paris, et la. société
élégante de Caracas (V'enezuela) avaient aussi
fourni leur contingent. Etait-ce le regret de
quitter l'Europe ou l'appréhension qu'inspi-
rait le climat meurtrier de l'isthme aux nom-
breux passagers qui allaient l'affronter, était-
ce un triste pressentiment, assez naturel par
le .temps épouvantable des jours précédents,
cette compagnie si nombreuse et si bariolée,
loin de se distraire par de bruyants adieux,
comme c'est l'usage aux départs des grands
paquebots, était triste, maussade et silen-
cieuse.
Après avoir quitté le mouillage, le bâtiment.
6'arrêta en rade, et nous pûmes assister au
spectacle émouvant du chargement de soixante
caisses en .métal contenant plusieurs tonnes,
on me dit 8.500 kilos, de poudre destinée aux
garnisons des Antilles et de la Guyane françai-
ses.
A la tempêfe violante de la veille avait suc-
cédé une accalmie. Mais le soleil pâle et le
faux bleu d'un ciel sans nuages, sauf un rideau
de sinistre apparence qui voilait l'horizon de
la mer, me semblaient de mauvais augure. Et,
-̃ en effet, la France n'eut pas plutôt franchi la
barre de la Loire qu'elle fut assaillie par un
furieux coup de vent. A partir de ce moment,
des tempêtes qui venaient du nord-ouest se
suivirent presque sans interruption.
Ce cauchemar dura huit jours et huit nuits
consécutifs. Enfin, les Açores étaient derrière
nous. Le vent, qui soufflait maintenant du
nord-est, et la mer, toujours houleuse, côm-
mençaient cependant à tomber.
Le 20 décembre, le dixième jour de la tra-
versée, par un vent nord-est assez violent et
par un soleil splendide, le tableau sur lequel
était inscrit le point a midi, marquait 23°56'
latitude nord et longitude ouest de Paris.
Huit cent quatre-vingts milles nous séparaient
de la terre la- plus rapprochée Pointe-à-Pitre
(Guadeloupe).
C'étaient les premiers sottrires du ciel, les
premières douçes chaleurs des, Tropiques, un
véritable jour de fête. Malgré le roulis, tou-
jours considérable, on se pressait sur le pont.,
on organisait une loterie de bienfaisance, et
les dames quêteuses, conduites par leurs cava-
liers pour accomplir leur mission, eurent l'a-
mabilité de pénétrer dans les cabines des voya-
geurs. Je commençais même à trouver ces
visites un peu trop fréquentes, et on me con-
seillait de fermer ma porte à clef mais bien
m'en a pris de ne pas commettre un acte aussi
peu galant je l'aurais payé de ma vie.
Ma bonne et spacieuse cabine se trouvait à
l'arrière, presque au-dessus de l'hélice, et rece-
vait la- lumière par en haut. Etendu sur mon
canapé, j'étais occupé à lire lorsque, soudai-
nement, de la fumée et des étincelles pénétrè-
rent par la Claire-voie-. A ce moment, mon valet
de chambre se présenta criant « Au feu! »
Si la porte avait été fermée à elef, je n'aurais
pas eu le temps de me sauver. Je me précipitai
dans le couloir il était rempli de fumée, et,
les premières flammes dans le dos, nous par-
vînmes avec peine à gagner la grande salle
et, par le grand escalier, le pont. En y arri-
vant; j'aperçus des flammes qui sortaient déjà
de la claire-voie de ma chambre. Les autres
passagers me suivirent de près. Tout le monde
semblait affolé. On courait dans tous les sens
on s'entrechoquait, on revint sur ses pas; on
s'arma d'appareils de sauvetage on se réfu-
gia dans les canots encore suspendus à leurs
porte-manteaux, mais tournés en dehors et
prêts à être amenés. Pauvre, ressource, quand
on pense que nous nous trouvions à près de
neuf cents milles de la terre, dans une mer
solitaire où l'on voit rarement un navire en
dehors de -la route suivie, par les paquebots
et par les bâtiments à voiles qui remontent,
du sud au nord, le long des côtes de l'Amé-
rique à quoi il i faut. ajouter que- les quatre
chaloupes qui, n'étaient pas brûlés auraient
FEUILLETON DU « GAULOIS »
DU 18 OCTOBRE 1913
les Deux Fantômes
Oui, le père Hugo avait quelque chose
dans le ventre. fit-il négligemment, illisible
aujourd'hui, d'ailleurs, et encore nous disons
ça, parce qu'il' déplaît aux normaliens, sans
ça. Mais je vous en supplie, madame, ne me
parlez pas de Musset, notre bête noire un
pilier de café 1. de la poésie pour femmes du
monde.
1\'1. de Grandchamps remarqua, avec une iro-
nie un peu chagrine
Peste Quelle sévérité Ah les jeunes
gens d'aujourd'hui ne s'emballent pas Et vous
ne faites exception pour personne, pas même
pour Baudelaire ?
Montmarac déclara sans enthousiasme
Nous admettons Baudelaire, dans une cer-
taine mesure, ce fut un précurseur.
Et les parnassiens, Leconte de Lisle ?
C'en était trop. Le poète protesta furieuse-
ment.
Oh non non je vous en prie ne par-
lons pas des parnassiens Pourquoi pas Théo-
phile Gautier, tout de suite ?
Avec une naïveté feinte, la baronne Vander-
gold risquait encore cette questions
Mais, au fait, pourquoi pas ?
Oh madame Gautier, un journaliste
Le journalisme, voyez-vous, voilà la plaie de
notre temps
.naître de la maison. le prince Philippe do
Emile Ripert.
pu à peine contenir le tiers des hommes que la
France portait. dans ses lianes. 1l fallait l'in-
tervention énergique des officiers pour faire
comprendre à ces fuyards que leur poids ferait
casser les garans des palans de suspension,
et qu'ils seraient précipités dans la mer. Ce
qui ajoutait à l'horreur de la scène sinistre de
ces premiers moments, c'était le silence ab-
solu qui régnait dans cette foule si agitée.
Cette panique, au reste, ne dura pas.
L'incendie s'était déelaré sur l'arrière. Notre
direction était sud-ouest. Le vent ayant fraîchi
considérablement et souillant du nord-nord-
est, non seulement neutralisait la brise du
bateau, mais produisait un courant d'air très
fort du nord-est au sud-ouest, c'est-à-dire de
l'arrière à l'avant, Il fallait donc venir debout
au vent en mettant le cap au nord-est. Malgré
la violence de l'incendie, cette manœuvre, si
difficile dans les circonstances données, fut,
sous la direction du commandant, qui occu-
pait sa place sur la passerelle, exécutée en
quelques minutes. En même temps furent fer-
més les panneaux de la soute a poudre et les
,portes des cloisons étanches en tôle qui divi-
sent le bâtiment en diverses parties. Le méca-
nicien en chef, M. Chenu, dirigea, dès l'abord,
des jets de vapeur vers le centre de l'incendié.
où se trouvait la poudre, et, au dire du com-
mandant, c'est à lui que nous devons en
grande partie notre salut.. Pour faire jouer les
pompes du pont, il fallait le dégager en jefant
par dessus bord les caisses et les grands cy-
lindres en fer qui l'encombraient, opération
délicate, mais qui réussit parfaitement. Du
moment où elle fut achevée, le roulis, jus-
que-là assez fort, cessa complètement et fut
remplacé par un léger tangage. Cependant les
voyageurs étaient revenus de leur première
frayeur des chaînes furent organisées, et
beaucoup d'hommes de bonne volonté, ren-
forcés par les récalcitrants que les gendarmes
empoignaient, on peut dire la masse des pas-
sagers, allèrent se joindre aux braves soldats
de l'infanterie de marine, à l'équipage et au
personnel du service. Tous, jusqu'aux petits
marmitons, qui, habitués au feu, se précipi-
taient en avant pour verser dans les flammes
leurs casseroles remplies d'eau, rivalisaient
d'élan, de bravoure et de cette gaieté gauloise
dans le péril qui forme un des beaux traits
du caractère national. Il y eut, parmi ces vail-
lants combattants, trois Allemands un ingé-
nieur, un industriel et un négociant de Ham-
bourg, tous des gens instruits et bien élevés.
Ils me parlaient avec admiration des actes
héroïques qui s'étaient accomplis sous leurs
yeux dans les couloirs étroits, de plus en plus
envahis par l'incendie, sur le bord de la grande
fournaise, dans le terrible voisinage de la
poudre entourée de flammes. Obéissant aux
ordres des officiers qui combattaient à la tête
de cette petite troupe dévouée, on s'élançait
à travers des nuages épais de fumée, on pas-
sait près des objets embrasés avec l'insou-
ciance du soldat qui défile à la parade. Ce que
je dis n'est pas une phrase, mais la vérité,.
que je puis affirmer de visu. La nuit suivante,'
au bivouac de l'avant-pont, plusieurs noms
étaient dans toutes les bouches. On entendait
citer surtout le mécanicien en chef Chenu, que
j'ai déjà mentionné, les officiers du bord Du-
pont, Gorphe, Landryon, Rapin, le capitaine
Martineau, le sous-lieutenant Montméliant, de
l'infanterie de marine, les deux chauffeurs
Certain et Robillot, et, entre tous, le maître-
charpentier Hamet, qui, entouré à la lettre de
flammes et protégé seulement par des jets de
pompe .qu'on lui prodiguait, saignant d'une
large blessure qu'il s'était faite à un bras, dé-
molissait de l'autre, à coups de hache, les
cloisons des cabines qui empêchaient le sau-
vetage. Plusieurs passagers, parmi eux quel-
ques beaux noms de France noblement portés,
rendaient de grands services. On vit un jeune
homme, au moment où le mat d'artimon me-
naçait de se renverser du côté de ltt machine,
ce qui aurait déterminé la perte du bateau,
monter dans les haubans, et, en coupant une
corde, dégager le mât, qui, un instant a,près,
tomba dans la mer.
Mais tous ces efforts, qu'on pourrait dire
surhumains, semblaient impuissants à empê-
cher la catastrophe. Le grand salon, l'escalier
principal, la cabine des dames, située en deCa
de la cloison étanche, offraient le spectacle
d'un chaos de flammes. L'arrière-pont s'était
enfoncé en entraînant le spardeck et le fumoir.
Le feu s'était déclaré quelques minutes après
trois heures de l'après-midi, et, à trois heures
et demie, plus d'un tiers du bâtiment était
incendié. A quatre heures et demie, tenant les
yeux fixés sur l'arrière, je vis un éclair, suivi
d'une secousse et d'une forte détonation. C'était
la provision de poudre du bâtiment qui venait
de faire explosion. A cinq heures, le mât
d'artimon, ainsi qu'il a été dit, s'abattit à tri-
bord. Pour ne pas compromettre l'hélice, le
commandant se vit obligé de stopper la ma-
chine, qui, heureusement, n'avait pas été at-
teinte par l'incendie. Les chaînes de la barre
s'étant tordues par la chaleur et en partie
brisées, le bâtiment ne gouvernait plus. La
direction dans laquelle s'enfuyait la. fumée
causée par l'explosion dont je viens de parler
prouvait que le bâtiment, privé du secours
du gouvernail, commençait à tombes en tra-
verts. Si ce mouvement se maintient, dans peu
de minutes nous aurons le vent a l'arrière,
l'incendie gagnera le centre et l'av,ant, et tout
sera dit.
Cependant, le feu avait déjà réclamé ses
.victimes le missionnaire Tavernier, qui, pen-
dant la traversée, s'était par le fort roulis
cassé une jambe, ne pouvant s'enfuir, devint
dans Sa cabine la proie des flammes. Pendant
quelques minutes, on entendit ses cris déchi-
rants. Un curé de la Guadeloupe, qui essaya
de le sauver, eut des brûlures assez graves
pour compromettre sa vie. J'ai eu la satisfac-
tion de le rencontrer six semaines'après, pres-
que entièrement rétabli. Un sommelier et un
garçon du bord ftinent brûlés dans la sommel-
lerie. Parmi les hommes occupés aux travaux
de sauvetage, les blessures étaient nombreuses,
mais légères.
Pendant que ces scènes se passaient sur le
champ de bataille, qui était, on le sait, l'ar-
rière du bateau, les non-combattants des
femmes, des enfants, quelques vigoureux jeu-
nes gens de différentes nationalités, qui tâ-
chaient de se soustraire aux regards scruta-
teurs d'un gendarme toutes les fois que cet
hercule breton, aux yeux bleu clair, à la che-
Mora entra juste à temps pour entendre cet
aphorisme indigné du jeune poète. Il déclara
aussitôt, le plus sérieusement du monde.
Quel dommage Notre ami Lousteau, très
frappé par les qualités de vos oeuvres, m'avait
prié de vous aboucher avec lui je vois, mal-
heureusement, que c'est impossible.
Le chef de la nouvelle école symboliste se
retourna
Lousteau, le chroniqueur?
Oui.
D'une voix étrangement radoucie, Montmo-
rac demanda
Vous croyez que je refuserais de faire
connaissance avec Lousteau ?
Dame étant donné votre mépris pour
la presse.
Oh permettez. s'écria Montmorac, nous
détestons les journalistes, nous ne méprisons
pas la réclame qu'ils peuvent nous faire.
Le comte de Grandchamps le regardait avec
une sorte d'admiration scandalisée.
Ah jaupe homme, vous irez loin ?
Avec cette ironie agressive que la jolie Esther
Vandergold maniait si adroitement, elle
ajouta
M. de Montmorac est un homme remar-
quable, je vous le disais bien.
Rien ne saurait troubler la vanité ou l'in-
conscience d'un sot. Montmorac répondit en
s-j rengorgeant
Je suis un homme de principe, madame,
voilà tout. Dans l'intérêt de' notre cause, il nous
faut vaincre souvent bien des répugnances. Je
vous en prie, mon cher prince, présentez-moi
à Lousteau.
Philippe de Mora sembla hésiter
C'est que. en ce moment.
Avec le tact paefait, l'intuition spontanée de
l'homme du monde accompli, le comte de
Grandchamps intervint fort à propos
Cher poète, Lousteau est un de mes vieux
amis, voulez-vous que ie Vous, présente?
velure rousse, à la mine rébarbative, venait
recruter des travailleurs, les non-combat-
tants, divisés en groupes, remplissaient le
gaillard d'avant. Dans les canots, en grande
partie évacués après la première panique, on
aperçut un jeune couple pétrifié par la peur.
J'ai dit que le bâtiment allégé. du poids qui
pesait sur son pont, avait cessé de rouler et
que ce mouvement était remplacé par Un' léger
tangage. Il s'ensuivit que le peu de personnes
qui ne défournaient pas les yeux pouvaient,
à des intervalles réguliers, embrasser du re-
gard l'ensemble de l'incendie. Spectacle gran-
diose, magnifique, terrible Au-dessus de nous,
un ciel bleu d'azur, au-dessous, ta danse ma-
cabre des qui, jetait au vent leurs
longues crinières d'or, semblent impatientes
de nous engloutir. En. face, les deux chemi-
nées de la machine et l'e grand mât, intacts
encore et comme indifférentes à ce qui se passe
près'd'eux. Sur la passerelle, la silhouette-du
capitaine. Il se promène lentement et donne,
de temps à autre, quelques ordres, par un
signe de la main. Derrière lui, comme fond
du tableau, le cratère ouvert vomissant des
flammes qui, réunies en une seule colonne
verticale rouge, s'élèvent à la hauteur prodi-
de fumée affecte les formes d'un baldaquin,
que le soleil déjà déclinant revêt de teintes
bronzées.
A cinq heures, le commandant, comme j'ai
appris plus tard, avait renoncé à tout espoir.
Le feu gagnait du terrain, les forces des tra-
vailleurs s'épuisaient à vue d'ceil, le bâtiment
devenu ingouvernable dérivait lentement, les
soixante caisses de poudre étaient toujours
entourées de flammes, et il était impossible de
se rendre compte de l'état de la soute. Le
moment suprême semblait proche. Les jouir-
naux ont parlé d'efforts faits pour rassurer les
passagers en leur cachant l'étendue et l'immi-
nence du danger. En effet, de temps à autr?,
arrivaient des gens disant que la poudre était
complètement noyée, que tout allait à mer-
veille, que bientôt on aurait maîtrisé le feu qui,
cependant, sous nos yeux, semblait au con-
traire trouver à chaque instant de nouveaux
aliments. Ces pieux mensonges furent accueil-
lis par des signes d'incrédulité ou d'impa-
tience. Après l'explosion de la poudre du bord,
un homme vint nous raconter que c'étaient
des signaux de détresse faits par ordre du ca-
pitaine « Pour avertir qui ? » demanda-t-on.
Quelqu'un répondit « Les requins ». Tout le
monde, y compr's le capitaine Collier avait cru
qu'une des soixante caisses avait sauté et que
les autres suivraient immédiatement. Il y atait!I
de quoi transformer en atomes le paquebot et
ceux qu'il contenait. La vérité est que personne
de nous ne se faisait plus -d'illusion. Je ne
parle pas des braves qui luttaient avec le feu
et, semblables a des troupes montant à l'as-
saut, n'avaient heureusement pas le temps
de réfléchir sur les périls qui les entouraient
mais sur le gaillard d'avant, tout le monde
était persuadé que l'heure de la mort était
venue.
A plusieurs reprises, je me rendis sur le
théâtre de l'incendie; mais l'eau, qui coulait
à flots dans les corridors, m'en chassait aussi-
tôt je craignais de me mouiller les pieds et
de prendre un rhume Et pourtant personne
n'était plus que moi convaincu que l'on tou-
chait au moment suprême à tel point qu'en
retournant it l'avant-pont, je me demandais
toujours si j'aurais encore le temps de rejoin-
dre les sœurs de charité agenouillées près du
beaupré.
Un silence solennel régnait dans cette par-
tie du bateau. On n'entendait que le bruisse-
ment des vagues, les sanglots étouffés d'une
jeune femme enlaçant son nourrisson de ses
bras, les pleurs d'une toute jeune fille, qui
appelait sa mère laissée dans quelque hameau
au fond de la Bretagne, et les voix sonores
des trois soeurs de. charité qui, depuis trois
heures de l'après-midi jusqu'à dix heures de
la nuit, toujours à genoux, ne cessèrent de
prier. Ces saintes filles ne trahissaient aucune
peur et offraient, dans ces circonstances terri-
bles, le spectacle édifiant de, -l'héroïsme chré-
tien, du mépris de la vie et du parfait oubli
de soi-même. Après avoir invoqué le secours
du ciel pour échapper au danger, elles lui
demandaient, lorsque tout espoir s était éva-
noui, la grâce d'une mort chrétienne.
Mais il était écrit dans les étoiles que cette
pauvre France, toute meurtrie et abîmée
qu'elle était, né devait pas périr. A sept. heu-
res, on avait refoulé l'incendie vers son foyer
à neuf heures, on pouvait se flatter' d'en êtres
maître à onze heures, les dernières flammes
léchant les bords de la coque, répandaient
des lueurs violacées à travers l'obscurité d'une
nuit tropicale. Toute matière combustible était
consum'ée, et, faute d'aliments, le feu finit par
s'éteindre. Baron de Hubner.
AUTOUR DE DIDEROT
M. Emile Faguet a dit de Diderot qu'il avait
a agrandi le calme atelier de son père, et fabriqué
beaucoup plus de couteaux que lui, moins inoffen-
sifs. Et en effet, « rude ouvrier que le travail gri-
sait », c'était aussi un jongleur de lames brillantes,
en grande partie a truquées pour le trompe-l'oeil,
souvent malhabile et désordonné, fascinant son pu-
blic et le déconcertant de même. En définitive, c'est
ce jongleur qui occupa toujours la scène, et dès lors
les ci couteaux D, ce ne sont pas seulement ses livres,
mais encore tous les traits, toutes.les singularités de
l'homme qui, transperçant la trame de son œuvre, à
la manière du peintre de Pascal, crève sa toile pour
montrer sa tête.
Quelques-unes de ces singularités valent qu'on les
rappelle, le jour où les compatriotes du philosophe
vont lui élever une statue.
D'abord, et de si loin qu'on le considère, on est
frappé par ses façons a peuple D, par l'outrance de
sa gesticulation, son CI débraillé de langue et de
tenue.
Le voici au Luxembourg, dans sa redingote de
peluche grise, a éreintée par un des côtés », avec ses
manchettes déchirées, et ses bas de laine noire, a re-
cousus par derrière avec du fil blanc ». C'est sa car-
rure de « porteur de chaise », c'est son « œil rond,
à fleur de tête. curieux, avide et qui semble se je-
Montmorac se répandit en paroles de grati-
tude
Ah monsieur le comte, que de remer-
ciements. Madame la baronne, vous m'excuse-
rez, une communication importante.
Il s'éloigna le premier. Esther ne songeait
même pas à le retenir.
Comment donc faites, cher monsieur.
Mais à M. de Grandchamps, qui la débar-
rassait si aimablement d'un importun, elle
déclare
11 est étonnant, n'est-ce pas?
Oui, très curieux
III
Personne, enfin, ne pouvait plus les entend-
dre, les espionner. Elle se précipita vers Phi-
lippe, anxieuse, vraiment émue et troubla,
elle l'interrogea
Enfin, je puis donc vous parler ? Qu'est-ce
qu'il y â ? Que se passe-t-il ?
Le prince répondit avec embarrasc
Ma chère Esther, je ne comprends pas.
Votre trouble, votre inquiétude ont frappé
tout je monde. Aurai-je été la seule à ne pas
m'en apercevoir?
Il essaya de la calmer. ̃
Je .vous en supplie, Esther. Ne croyez pas
eux racontars ineptes d'un monde que notre
bonheur irrite et qui se venge comme il peut,
par la calomnie et les insinuations les plus
malveillantes.
Mais, brusquement, avec un accent de mé-
pris involontaire, elle l'interroinpit
Ne mentez pas, à quoi bon ? Tout le monde
connaît la vérité. Vous avez perdu hier une
somme considérable, qu'il vous est impossible
de payer. La comédie que vous jouez depuis
deux années ne trompe personne.
Esther 1
Ce qui vous menace aujourd'hui, ce n'est
plus la ruine, mais le déshonneur, la honte
d'un scandale oublie. Pourquoi ne pas avouer
ter sur les choses ». Il fond sur cous, se défend
dï vous retenir trois minutes, et vous lâche au bout
de trois heures, durant lesquelles il a tire un vrai feu
d'artifice d'idées et de faits, rugi, ri, pleuré, vous a
pressé sur son cœur, repoussé, secoué, meurtri et
C'est ainsi qu'il.agissait quand, reçu la place
d'honneur, dans je salon de Mmes Necker, il s'as-
seyait à ses côtés, lui prenait la. main, lui secouait le
bras. 11 ne se gênait pas davantage avec l'impéra-
trice de Russie, Catherine II, et elle écrit à Mmes
Geoffrin: « Je ne me tire pas de mes entretiens avec
lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires
j.'ai été obligé de mettre une,table entre Lui et moi.
pour me mettre, moi et mes membres, à l'abri de ses
gesticulations ». Et le bon Garât, à son tour, s'émer-
veille, de ces familiarités démonstratives: Il ne m'a
jamais vu que de ce moment, et lorsque nous sommes
debout, il m'environne de ses bras, lorsque nous
sommes assis, il frappe sur ma cuisse comme si elle
était à lui ».
On croit surprendre le fils du coutelier dans l'ate-
lier paternel, ahurissait les camarades ouvriers de sa
faconde, et les bourrant de grandes claques qui en-
foncent les arguments. On reconnait aussi le Lan-
grois qui avoue « avoir l'esprit fou dans les grands
vents ». qui se dépeint .non sans ironie: « La tête
d'un Langrois est sur ses épaules comme un coq au
haut d'un clocher: elle n'est jamais fixe dans un point
et si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas
pour s'y arrêter ». Cette élocution fiévreuse, saccadée,
ces sauves d'idées dans un tourbillonnement de paro-
les et de gestes, c'est bien la girouette dans les ca-
prices du vent, c'est bien cette atmosphère de Lan-
gres, cette inconstance d'un climat qui passe en
vingt-quatre heures du froid au chaud, et du calme
à Forage.
La ressemblance s'arrête là. Et sans doute, en con-
templant la statue qui va orner une de leurs places
publiques, les Langrois éprouveront-ils quelque dif6-
culté à se reconnaître, d'abord dans cette comparai-
son impertinente, et plus encore dans ce concitoyen
un peu trop a phénomène D. Il était tout à l'opposé
de leur race comme à l'opposé de la sienne, cette
famille de couteliers depuis deux siècles, famille
nombreuse la grand-mère avait eu vingt-deux en-
fants -et qui devait considérer ce rejeton disparate
d'une vieille souche, non comme le coq du clocher,
mais comme un oiseau étranger dans la nichée. Enfin
Langres, forteresse séculairement dressée sur son
plateau, face à la trouée de Belfort, comme une in-
tangible expression de la dignité et.de l'énergie fran-
çaises, ne reconnaîtra pas un fils de son âme dans
cette figure d'écrivain du dix-huitième siècle indiffé-
rent à l'idée de patrie, à la grandeur.du pays.
Aux façons vulgaires du jongleur dé couteaux, il
faut joindre ses gaietés formidables et son emporte-
ment colérique. Quand il se croit raillé, quand il est
contredit,, quand une de ses théories s'écroule, toute
sa vigueur sanguine lui monte au cerveau, et le trans-
porte jusqu'à la fureur; il menace de mettre à mal
son interlocuteur, éclate en gros mots, comment quel-
que grossièreté.
Un jour, au parterre, il se dispute avec un jeune
homme sur un point de littérature. Il s'imagine que
son adversaire le prend pour un procureur endiman-
ché, à cause de son habit noir et de sa perruque
ronde, il a le saisit au collet, et fort comme un Turc,
l'enlève et jure de le jeter dans l'orchestre, s'il s'a-
vise de faire l'insolent D Il crache de rage sur
le parquet, en face de la princesse Dashkof, l'amie
intime de Catherine II, qui lui démontre le danger
d'affranchir subitement comme il le préconise, les es-
claves russes. Il éclate en invectives contre Rous-
seau qui n'écoute pas ses conseils, ou contre Falcon-
net qui rie partage pas ses opinions sur Pline l'Ancien
ou sur Pèlygnote.
Quant à sa. gaieté, elle n'est jamass que triviale;
il se dilate surtout au Grand Val, dans des farces et
des drôleries d'une vulgarité extraordinaire. Il lâche
devant les enfants des « énormités qui font piétiner
la mère de famille », et il pleure de rire à voir je
fils d'Holbach « plumer » le bras de sa voisine.
C'est par l'étalage de ces manières qu'il stupéfia
toute la Russie, lors de sa visite de remerciements à
Catherine II, dont il avait reçu tant de bienfaits.
Voyage fructueux, puisqu'il y gagna 89.000 francs,
soit aujourd'hui 267.000 francs environ. Et voici un-
aspect inattendu de Diderot, et un résultat assez im-
prévu de son voyage: il s'improvise diplomate, et
prêche l'alliance avec la Francs
Disons de suite qu'il ne sut rien voir autour de lui,
ni la race, ni le pays, et ne rapporta de Russie
qu'une louange incessante de la tsarine; il l'avoue,
il n'eut d'yeux que pour la seule « souveraine Et
Voltaire qui aime les sobriquets et l'a déjà doté de
celui de Tonfla, anagramme voulu de Platon, Pla-
ton à rebours, ne l'appelle plus que Catharin! Pour.
tant, avec cette étourderie et cette négligence, il a été
un premier artisan de l'influence française en Russie,
un précurseur de l'Alliance! Il ne fournit pas seule-
ment au Musée de l'Ermitage à Pétersbourg un
noyau de chefs-d'œuvre des plus grands peintres,
grâce à des achats avantageux, mais notre ministre
plénipotentiaire écrit au duc d'Aiguillon: « M. Dide-
rot a peint le danger de l'alliance de la Russie avec
le roi de Prusse, et l'utilité de la nôtre » On n'at-
tendait rien de tel du mauvais français qui, au len-
demain de Rosbach, encensait Frédéric II!
Le bon mouvement qui le poussa à servir son pays,
il faut se résoudre à le mettre comme tant d'autres
au compte de son 1 inconscience », et non d'une sen-
sibilité, qui, nous affirme Mlle de Lespinasse est à
fleur de peau; il ne va pas plus loin que l'émotion »
Sinon comment expliquer,, par exemple, avec quelle
désinvolture, tout enchanté qu'il soit de s'entendre
dire par un compatriote qu'il ne vaudra jamais son
père, il contredit la proverbiale probité paternelle?
Il extorque 2.000 francs au frère Ange, un bon
carme, qui s'occupe de faire entrer au couvent des
jeunes gens malheureux et bien nés, et cela se pour-
rait qualifier d'escroquerie. Il machine un quasi-
chantage par un mouvement de charité bizarre envers
une' ancienne amie du duc de la Vrillière. Et il écrit
de sa main des menaces à peine déguisées de mettre
en circulation un portrait déjà vendu!– et des
lettres compromettantes!
Et je me trompais tout à l'heure en le représen-
tant comme en tous points différent des siens et des
I.ungrois. Son père était gros mangeur, comme ses
concitoyens restés aujourd'hui fidèles au bien-manger
et au bien-boire. Le coutelier mangea et but si fort,
une année, que les médecins durent l'envoyer aux
faux de Bourbonne. Le fils tint à honneur de se dis-
tinguer dans cette voie, et d'ailleùrs il prétendait
que dans sa famille on avait pris l'habitude de mou-
rir à table. a Je ferai de même assurait-il. Il fit
tout le possible afin d'y parvenir, et il cherche à
estomaquer le lectetir au récit de ses CI indigestions
franchement un moment d'entraînement, de
fcliç ? Ah maudit orgueil
Philippe de Mora retrouva alors dans son
orgueil blessé le courage d'une protestation
digne de son nom et de son passé.
Permettez-moi de vous interrompre, ma
chère amie. Mes embarras d'argent, s'ils exis-
tent, ne regardent pas celle qui n'est encore
que la plus adorée des maîtresses. Me feriez-
vous l'injure de vouloir me tirer d'embarras?.
mais vous seriez la première à me mépriser si
j'avais la lâcheté d'accepter.
Mais Esther murmura d'une voix brisée où
vibrait une douleur sincère
Te mépriser Toi, pour qui je sacrifie-
rais avec joie ma vie, mon honneur, la vie de
mon enfant que sais-je ? tout ce que je pos-
sède en ce monde! Oui, je ne suis que ta
maîtresse, et comme tu me le fais cruellement
sentir! Je n'ai même pas le droit de te sau-
ver. Me traiter en amie serait une honte,
presque une infamie. Tu préfères implorer,
une fois de plus, la pitié de cette femme que
tu ri-aimes pas, qui est le seul obstacle notre
bonheur, mais qui porte ton nom, qui est ta
femme, malgré tout. Ah l'hypocrisie révol-
tante des préjugés mondains, de toutes vos
idées de probité et d'honneur Et si elle re-
fuse. de te sauver, que feras-tu?
La jolie petite baronne avait commis une
maladresse en attaquant celle que Philippe de
Mora, malgré tant d'infidélités et de malen-
tendus, respectait comme une sainte. Il répli-
qua sèchement
Plus un mot à ce sujet, Esther, je vous
en supplie. Notre amour peut excuser le men-
songe perpétuel, parmi lequel nous vivons de-
puis deux ans, mais rien, vous m'entendez?
rien ne saurait jùstifler la moindre insulte
infligée à celle qui accepte ma trahison avec
tant de dignité et de courage. Ce serait une
infamie, une lâcheté, plus vile que celle que
vous me proprosiez tout à l'heure.
bien conditionnées », de ses à repas énormes et de
ses beuveries monstres. Et c'est là sa dernière jon-
glerie, avec une arme à deux tranchants, cette lois
funeste à lui seul. Il en mourut, ayant rompu la diète
ordonnée par le médecin, le coude appuyé sur la
table n.
C'est une fin vulgaire, assez misérable; même pour
un jongleur de couteaux.
Jean Gherbrandt.
L"éloge n'est plus à faire du remarqualble ou-
vrage d'histoire contemporaine que notre excellent
collaborateur, le comte Fleury et 11. Louis Sono-
let publient ce titre 'La Société sous le
Second Empire. Du nouveau volume qui vient de
paraître chez Albin Michel, nous détachons ce
curieux chapitre
La princesse s'était installée rue de Cour-
ce! les dans un somptueux et élégant hôtel,
entre une cour spacieuse et un assez grand
jardin. Bien disposé pour les réceptions, le
rez-de-chaussée se composait d'une pièce d'at-
tente, de six salons de grancleur diverse com-
muniquant entre eux et d'une salle à manger
arrangée en serre du plus gracieux effet. Dans
toutes ces pièces s'étalaient aux murs tes
tableaux modernes d'un choix sûr et les
tapisseries les plus rares, se dressaient les
statues de bronze et de marbre, les bustes,
les figurines précieuses, les vases de Chine
couronnés de gigantesques palmes, s'entas-
saient les meubles anciens et une multitude
d'objets d'art qu'on eût cru échappée d'un
rêve des Mille et une nuits. Un magnifique
escalier orné de paons de bronze et de drape-
ries chinoises conduisait aux étages supé-
rieurs. Dans ce cadre splendide défilèrent,
tant que dura l'Empire, toutes les célébrités
des lettres et des arts. L'esprit y régnait au
détriment de la politique. On y vit même des
adversaires du.régime impérial, nommément
Charles Blanc qui n'y revint pltis après le
Quatre septembre. C'était. le salon où l'on fai-
sait et défaisait des réputations, mais non des
ministères. On y faisait cependant des séna-
teurs comme Sainte-Beuve, des professeurs au
Collège de France, des bibliothécaires, des
lauréais aux expositions, des académiciens.
Seulement l'influence de la princesse ne
s'exerçait jamais qu'au service du mérite.
Longue serait la liste,des assidus de l'hôtel
de la rue de Courcelles. Combien de causeurs
de grande marque prirent part ces feux rou-
lants du franc-parler et de la fantaisie,- ces
jeux de l'esprit qui vole, fait balle, rebondit.
repart encore Parmi ceux qui manièrent le
plus souvent la raquette, il faut nommer, sous
le Second Empire Nieuwerkerke, Alexandre
Dumas, Théophile Gautier, Arsène Houssaye
les trois quarts de l'Institut et ceux oui. font
leur noviciat, de Meissonier à Caro, d'Hébert
à Gavarni, de Jadin à Guillaume, de Gérôme
il Mérimée, d'Augier Bouguereau, de San-
deau à Maxime du Camp, de Renan à Feuillet,
de Taine à Coppée, de Claude Bernard à
Labiche, de Daubrée à Liltré d'Yriarte à
Amédée Pichot le marquis de Custine, qui a
vendu Saint-Gralien à la princesse Acte-.
Ion et Philis, Darimon et Arago, Prévost-
Paradol et quelques autres républicains ral-
liables de Saulcy, archéologue et homme
d'esprit, Chaix d'Est-Ange, Dubois de l'Es-
tang enfin, pour ne nommer que les princi-
paux, Flaubert, que remplacera Maupassant,
Edmond About, Pasteur, le peintre Giraud,
Chennevières, Carpeaux, les Concourut instal-
lés comme des augures, pontifiant, observant,
recueillant au microscopç la monnaie de l'es-
prit ambiant, Sainte-Beuve à qui la maîtresse
de. céans voua l'amitié la plus empressée et
la plus vigilante. Ajoutons a ces noms les
princesses Bonaparte, leurs maris et. leurs
enfants..Pour tous ces hôtes, heureuse de
vivre, d'être entourée, de régner sur des êtres
d'élite, la princesse savait se inontrer égale-'
ment accueillante, mais différente d'attitude et
de conversation, suivant le lieu ou selon l'in-
terlocuteur.
Allons assister u un de ces dîners toujours
si pleins de naturel, de cordialité et d'entrain.
La salle manger est tendue de soie pourpre
et décorée de glaces gravées dans d'élégants
cadres. Au milieu de la table, un aigle d'or
étend ses ailes sur les fruits et sur les fleurs.
La princesse arrive, suivie d'une dizaine d'in-
vités, parmi lesquels prend toujours place aa
lectrice, Mme Defly. Elle s'est tenue une
demi-toilette et ne laisse qu'entrevoir le ferme
dessin de sa poitrine sur laquelle s'arrondit
un seul rang de perles magnifiques. Le ton
des conversations prend de suite un tour d'in-
timité.
La princesse étonne ses convives par la
finesse et la nouveauté de ses aperçus, par
l'originalité et la hardiesse de sa pensée, par
la franchise, la droiture et l'élévation de son
caractère. Que d'attrait captivant dans cette
physionomie où se succèdent les impressions
de toutes sortes, dans ces yeux indéfinissables
« tout v coup dardés sur vous et vous per-
çant» L'esprit répond au regard. Il jaillit en
saillies, en échappades, en traits pittoresques
et incisifs à la Saint-Simon.
Parmi ces familiers" la princesse abdique
toute idée de représentation. C'est une mar-
quise de Rambouillet qui, loin de se conduire
en précieuse, se réjouit d'être descendue de
son nuage. Les officiels », les arrivés, les
satisfaits'de leur sort. conservent une attitude
réservée, mais combien nombreux ceux qui,
encouragés par le libre esprit de la maison,
raillent la Cour et la ville, épiloguent sur l'Etat
et sur l'Eglise, déchirent à la Chamfort, accu-
mulent épigrammes, nouvelles à la main,
racontars, médisances à la Tallemant des
Réaux, à la Bussy-Rabulin, voire la Rabe-
lais. Entre ces éléments divers, hétérogènes,
qui n'ont qu'une enseigne communie l'esprit
ou le talent, la princesse rit, discute, ironise,
raille ou fulmine, « bonne et méchante à la
fois », car elle est capable d'ardeur, d'indi-
gnation, d'impétuosité, de colère, d'excès mê-
me de parole. Elle est la première, à s'arrêter
si elle sent qu'elle fait. fausse route, à ramener
la concorde si la discussion devient trop
chaude. Elle taquine, attaque et supporte les
malices de quelques-uns qui ne demandent
qu'à s'affranchir de toute contrainte. Forte de
son éclectisme, elle se garde de tomber dans
les pièges de la politique et, tout a la fois
Il se tut un instant, vaincu par l'émotion.
Puis il balbutia avec tristesse
Ah pourquoi êtes-vous venue à ce bal ?
Je n'ai même pas le droit de vous parler de
l'épouvantable angoisse qui me torture votre
présence m'affole davantage. Je vous jure qu'il
eût été plus charitable de ne pas venir, de
n:'épargner ce supplice
IV
Rien ne trahissait, dans les paroles aimables
de la princesse Louise, la révolte intime, l'an-
goisse, l'effort surhumain de volonté que lui
coûtait cette démarche, si simple en apparence.
Mais n'avait-elle pas juré de jouer jusqu'au
bout une comédie nécessaire, en cette soirée
néfaste ?
Vos adorateurs sont dans la désolation,
ma chère Esther, dit-elle en s'avançant vers la
baronne. Il paraît que vous leur avez promis,
a tous, la faveur d'une première valse. Vous
ne danserez pas ce soir?
Esther Vandergold répondit du même ton,
avec une insouciance admirablement feinte
Moi ? mais si. Vous savez que je m'amuse
à toutes vos réceptions, comme une fillette à sa
première sortie dans le monde. Vous avez le
secret d'une hospitalité vraiment désapprise
chez nous.
Le roi des reporters mondains, qui accompa-
gnait la princesse Louise, intervint assez mala-
droitement, selon son habitude
Et n'oubliez pas que cette fameuse pre-
mière valse m'a été promise il y a deux semai-
nes.
La baronne se retourna brusquement.
Comment C'est sérieux ?
Mais certainement. J'adore la danse, moi
aussi.
La. voix d'Esther devint plus agressive en-
core.
Vous?
Pourquoi uas f
raison et fantaisie, décision et charme, se
montre jusqu'au .bout, selon, l'expression .des
Uoncourt, une Marguerite de Navarre dans
La princesse aimait tous les ar!s, mais, sui-
vant ses naturelles dispositions, sa préférence
allait la peinture et plus spécialement au »
genre classique et historique. En cela, elle se
souvenait de l'observation de La Bruyère, que
les princes, quels que soient leur tempérament
et leur originalité, sont tenus par élat d'ètre
classiques. La princesse peignait beaucoup et
avec de réelles qualités. Les longues années
passées en Italie, ses sta tions Home et it
Florence devant les chefs-d'œuvre de l'anti-
quité et de la. Renaissance, puis son mariage
avec le richissime Demidoti qui créa sous ses
yeux le musée de San Donato, devaient aviver
et confirmer ses goûts, encourager sa facilité
de crayon.
En revanche, comme Napoléon III, la prin-
cesse Mathilde goûtait peu la musique. Sur
ce point, elle avait résisté- à l'influence de sa
lectrice, Mme Defly, qui possédait un véri.
table talent d'improvisatrice.
A 'l'en croire, cette mélophobe aurait eu;
sans succès, douze professeurs de piano. Mai-
ceci ne l'empêchait nullement d'étendre sa
protection sur des compositeurs comme Gou-
nod, Ambroise Thomas, Massenet, Verdi,
et de faire interpréter leurs œuvres, chez
elle, par des cantatrices célèbres, comme
la grande Alboni ou Mme Miolan-Carvolho,
ou par d'excellents amateurs, comme la
générale Bataille.au timbre d'un si purcristal,
ou Mme Connéàu, au contralto si profond et
si émouvant..
Plus que nul autre, les artistes, dans l'hôtel
de la rue de Courcelles, se sentaient vraiment
chez eux. La princesse était,leur confrère pas
jaloux, bienveillant et généreux.
Les plaisanteries d'atelier n'effrayaient nul.
le,nient, l'Altesse artiste. Personne n'ignore
qu'elle avait son franc-parler et qu'elle n'hé-
sitait pas à appeler un chat un chat. Ses bou-
tades formeraient un in-octavo.
Esprit français, sourire moqueur de Fran-
çaise Elle n'eût certainement pas été aussi
fêtée dans la société parisienne, si au talent
de faire du bien elle n'avait joint celui de
faire des mots.
hlle mettait une grande confiance dans ses 9
relations, demandant le coeur, mais donnant
le sien sans réserve. « J'ai besoin de croire
aux gens que je vois disait-elle. La noblesse
de sa nature lui suggérait des délicatesses
infinies. Si son premier mouvement était par-
fois impérieux, irrésistible, elle ne tardait pas
l'arrêter et -ci se modérer d'elle-mëme. Prin-
cesse, elle acceptait la contradiction et même
la recherchait. Elle souhaitait aussi la tutelle
des conseils et des directions. Docilement, elle
se soumit à l'ascendant de Nieuwerkerke en
matière d'art. Elle se laissa donner par Sainte-
Beuve un professeur d'histoire qui fut M. Zel-
ler. L'auteur des Causeries du Lundi s'était
institué, pour ainsi dire, son précepteur. Il
lui envoyait des livres et, lui dressait le pro-
gramme de ses lectures. Pendant. huit ans, on
le verra dévoué à la fine et enthousiaste Altesse
autant que le lui permettait son égoïsme fon-
cier. Peut-être est-ce la seule affection pro-
.fonde qu'il ait jamais éprouvée.
La princesse le payait magnifiquement de
retour, le comblant non seulement d'atten-
tions, mais de cadeaux incessants que l'écri-
vain acceptait sans avoir. jamais à en rougir,
tant son impériale amie y mettait de tact. Au
mois de décembre 1864, il pouvait lui écrire
que sa petite maison de la rue Montparnasse
était entièrement montée par elle tableaux,
pendules, lampes, tapis, écritoires, jusqu'à sa
couverture de lit. Et quelle délicatesse dans
la générosité Le plus souvent, la donatrice
s'introduisait chez le critique lorsqu'elle le
savait sorti et mettait elle-même en place l'ob-
jet dont elle voulait lui faire cadeau. Pour
diminuer la distance sociale qui les séparait,
que ne tentait-elle pas ? On a assuré que c'était
une des raisons qui l'avaient fait s'atteler
l'entrée de Sainte-Beuve au Sénat. Ce fut pour
elle l'occasion d'afficher ses relations arnica-
lès et fréquentes avec lui. Dès ce jour elle prit
l'habitude de venir, une fois par mois, dîner
chez ce solitaire avec trois ou quatre convives
laissés à son choix. Etait-il malade, ce qui
était fréquent, elle accourait à son chevet ou
s'ingéniait à lui procurer quelque douceur.
Pourquoi fallut-il qu'un jour une volte-face
d'opinion, un changement de position politi-
que inspiré à Sainte-Beuve par l'orgueil vînt
dresser une barrière entre ces deux intelligen-
ces, entre ces deux cœurs ? Du moins, Ü son
heure dernière, le vieil écrivain reçut la con-
solation d'une lettre émue de son amie.
Mais la bonté souveraine de cette fille des
Napo!éons s'étendait encore plus loin. Elle
1 était aussi secourable à l'inconnu que bien-
veillante il l'ami. Sa charité s'épandait et
rayonnait sans compter et, avec l'Asile des
jeunes filles incurables, elle a fondé un foyer
ue miséricorde hnmaine. Si les mondains l'a-
vaient surnommée Notre-Dame des Arts, les
infortunés l'appelaient la « bonne princesse ».
Son âme était ouverte au Bien aussi'largement
qu'au Beau. Amour de la patrie, culte des
grands souvenirs, émerveillement devant la
lumière et les lignes pures, pitié pour ceux
qui souffrent, toutes les nobles passions vi-
vaient en elle et la soulevaient. Un soir, dans
un dîner, elle raconta un trait charmant due
sa jeunesse. C'était en 1&-52 ou 43 et elle ve-
nait d'entrer en France pour la première fois.
Elle passait par le pont de Kehl. Sur la rive
gauche du fleuve, un fantassin, en tunique
bleue et pantalon rouge, était. de faction.
« lue premier soldat français que je
voyais, dit-elle. Je 1is arrêter ma chaise de
.poste, je descendis, je m'approchai du soldat
et brusquement, je l'embrassai sur les deux
joues. Puis, toute ravie, je regagnai ma voi-
ture. Il mé semblait avoir embrassé le drapeau
vivant. n C'est tout elle, cela. tout son cœur
d'artiste, de Bonaparte et de Française. Altesse
impériale, elle eut les mêmes, rêves, les mê-
mes enthousiasmes que les muses laborieuses
qui demandent il l'art le pain de tous les jours.
L'histoire lui fera une place à part, car elle
relie la chaîne des hôtesses de l'esprit et du
talent, des d'Angennes, des d'Epinay, des
Geol'frin, des Récamier, à celle des princesses
lettrées et artistes, Marguerite de Valois et
Marguerite de France.
Comte Fleury et Louis Sonolet.
Allons, ce sera original. Votre bras, mon-
sieur le critique. C'est égal, voilà un talent que
je ne vous connaissais point
Toutes les railleries d'Esther ne parvenaient
pas à déconcerter le chroniaueur il se mon-
trait, au contraire, de plus en plus entrepre-
nant.
Comment résister à la tentation d'enlacer,
ne fût-ce qu'une fois, cette taille souple et char.
mante et puis, j'échapperai au poète symbo
liste qui me poursuit depuis une heure.
Oh cela, c'est un argument décisif.
Ils s:éloignèrent en bavardant gaiement.
Après un long silence, Louise eut enfin le
courage d'interpeller Philippe de Mora. Sa voix
tremblait un peu. Elle sourit faiblement, d'un
pâle sourire qui émut son mari bien plus que
n'auraient pu le faire tous les reproches.
On m'a remis votre lettre ce matin seule-
ment, je n'ai pu encore vous répondre. Ex-
cusez-moi.
Si vous saviez combien j'ai lutté avec moi-
même avant de vous faire cet aveu, répondit-il
presque timidement quelle honte me serre le
cœur, quand je songe au mépris que doit vous
inspirer mon inqualifiable faiblesse, après mes
serments, après tous les torts que j'ai eus envers
vous. Je n'ai même pas le droit d'implorer vo-
tre pitié.
Elle répliqua vivement, plus soucieuse que
lui-même de la dignité du prince de Mora.
Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Espérez-
vous m'attendrir en vous humiliant ? Un pareil
calcul est indigne de vous. Je vous remercie
d'avoir bien voulu m'avouer la vérité tout en-
tière. Votre honneur n'est-il pas le mien ? Du
moment qu'un danger le menace, que m'impor-
tent nos dissentiments d'autrefois ?. Je ne
m'en souviens plus.
Stanislas RZEWUSKI.
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