Titre : La Petite presse : journal quotidien... / [rédacteur en chef : Balathier Bragelonne]
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1868-05-12
Contributeur : Balathier Bragelonne, Adolphe de (1811-1888). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32837965d
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 12 mai 1868 12 mai 1868
Description : 1868/05/12 (A3,N754). 1868/05/12 (A3,N754).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k4717756q
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-190
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 22/10/2017
LA PETITE PRESSE
JOURNAL QUOTIDIEN
5 cent, le numéro
5 cent. le liuméce
ABONNEMENTS. — Trois mois. Six mois. un IJI.
Paris 5 fr., 9 &. 2 8 &. *
Départements.. 49 11 99
Administrateur: E. DELSAUX.
Sm. année. — MARDI 42 MAI 868. "'- fp 754
Directeur"Propriétaire : JAN NIN,
Rédacteur en chef: A. DE BALATJIIER BRAGEL~ BUREAUX D'ABONNEMENT : 9, rne Drouat.
ADMINISTRATION : 13, place Breda.
PARIS, 11 MAI 1868
UN FRANÇAIS EN AMÉRIQUE
Promenade à travers l'imbrique
du Sud, — Nouvelle Grenade. Equa-
teur, Pérou, Brésil, — par M. le
comte de Gabriac.
Il y a vingt ans, chers lecteurs, Balzac
s'étonnait déjà de voir les Français devenir
rares en France. Ce ne sont pas seulement les
baïonnettes étrangères qui nous ont envahis
en 1815, mais encore les littératures, les
idées et les mœurs d'outre-Manche et d'ou-
tre-Rhin. En philosophie, nous'sommes de-
venus Allemands ; dans le courant ordinaire
de la vie, nous devenons Anglais. Les Fran-
çais du bon temps, Français entés sur Gau-
lois, Français à la façon de Rabelais,- de
Montaigne, de La Fontaine, disparaissent de
plus en plus dans le travail de fusion conti-
nentale qui tend à ne plus faire qu'un même
homme de tout Européen. Aussi , quand
j'ouvre un livre et que je retrouve par hasard
la franchise, l'entrain, la bonne humeur, la
gaieté blagueuse, le fonds français enfin, je
suis enchanté. Vite, je lis, je lis, et, M'a lecture
achevée, je vous en fais part, heureux de
pay.er ainsi ma dette envers l'écrivain qui m'a
fait passer une bonne heure ou deux...
Je ne connais pas M. de Gabriac, mais il
Joit être jeune et venir du Midi. Tout l'amuse;
Jans chaque chose il voit le côté plaisant, et
il en rit, Personnel avec cela, comme pas un,
porté à l'exagération, et d'une imagination
assez vive pour broder des thèmes sur tous
les sujets.
111 s'embarque sur la Louisiane. Aussitôt :
« La Ltuisiane est un paquebot à hélice,
vieux, étroit et d'un roulis effrayant; ce fut
sans doute pour nous consoler qu'on nous dit
qu'elle était « cotée zéro » et qu'elle accom-
plissait son dernier voyage; en revanche,
sjouta-t-on, tous les autres navires de la
Compagnie transatlantique sont vraiment
superbes... Voilà qui était consolant pour
nous... »
A bord, oh ! mon Dieu, c'est bien simple :
^ « Lever à neuf heures; déjeuner à neuf
Êfeçres et demie (beaucoup de mauvais plats
à prétention); étude du point à midi; conver-
sation et lecture sur le pont; diner à quatre
heures et demie; jeu de dames le soir, et
musqué de la sourde le soir comme toute là
journée... » *
Histoire de la musique de la sourde :
« Dans presque toutes mes traversées, j'ai
j eu beaucoup à souffrir des pianistes d'expor-
tation, et plus d'une fois je me suis pris à "
regretter qu'on ne pût les consigner à fond
de cale avec les marchandises exportées. Cette
fois, nous possédions à bord une petite vieille,
sourde comme un ponton, et qui frappait et
refrappait le malheureux clavier du matin au
soir avec un lamentable acharnement. Il ar-
rivait que son infirmité l'empêchait de s'aper-
cevoir qu'elle jouait dans deux tons différents
en même temps, ce qui n'empêchait pas ses
neveux de proclamer tout haut sa musique
céleste et son talent divin.
» — Voyez comme elle joue, disaient-ils.
Eh bien, figurez-vous qu'elle est compléte-
ment sourde i
» Vingt fois j'eus envie de leur répondre :
» — Ah ! messieurs, elle est bienheu
reuse !
» Un jour, à bout de patience, j'allai trou-
ver cette abominable vieille, en lui disant
qu'elle nous arrachait l'âme et nous faisait
mourir; elle prit cela pour un compliment :
» Oui, répondit-elle, j'entends bien, vous
trouvez ce morceau joli, eh bien! je vais le
recommencer !...
» Assurément je n'eusse pas voulu toucher ,
à un seul de ses cheveux; mais si la fatalité
eût permis qu'elle s'étranglât avec les cordes i
de son piano, je crois bien que je m'en fusse i
aisément consolé. » i
y.
En huit pages nous arrivons à la Martini-
que ; en seize, nous sommes à la Nouvelle-
Grenade. D'autres ont décrit ou décriront le
paysage. Notre voyageur, lui, s'occupe sur-
tout des hommes, des nègres et des serpents.
a Un soir, en gravissant un talus, j'enten-
dis près de moi un cliquetis que je reconnus
aussitôt pour le grelot d'un serpent à son-
nettes, car je l'avais déjà entendu au Brésil.
» J'étais sans armes d'aucune sorte; je ju-
geai donc prudent de battre en retraite ; mais
le maudit serpent ne cessait de me suivre, et, i
à chaque pas que je faisais, il recommençait
son effrayant cliquetis; plus je cherchais à
gagner du terrain, plus il redoublait. Ne sa-
chant à-quel saint me vouer, je voulus pren-
dre mon mouchoir afin d'étancher la sueur
froide qui me perlait sur le visage, je mis la
main dans la poche de ma veste, et j'y trou-
vai... un trousseau de clés.
» C'était là mon serpent à sonnettes! Mais
voyez combien il est dans la nature de l'hom-
me de passer d'un extrême à l'autre : je crois-
bien que si désormaisje rencontrais un véri-
table serpent à sonnettes, je serais capable
de le mettre tout bonnement dans ma po-
che. »
Quel charmant garçon !...
Tenez! le voilà qui se met à table. Oh! les
repas jouent un grand rôle dans ses récits :
c'est unconteur du bon temps.
« On nous servit un déjeuner de vingt-
quatre plats dont pas un n'était mangeable;
mais tant qu'ils ne furent pas tous servis,
aucun Grenadien ne voulut s'asseoir.
» Pour cette fois je fais grâce au lecteur de
la description du menu; toutefois, je veux
profiter de la circonstance pour flétrir les ma-
nières peu raffinées des Grenadiens. On voit
des généraux, des diplomates, des gens dis-
tingués par leur position ou leur fortune,
manger de la viande avec les doigts, s'es-
suyer la bouche à la nappe, verser des œufs
dans leur verre, se servir de leur fourchette
comme de lime à ongles et cracher des gor-
gées $eau sale bruyamment,et le plus loin
possible. A propos d'eau, une chose singulière
que j'avais déjà remarquée au Brésil, et qui
est encore plus frappante à la Nouvelle-
Grenade, c'est la peine énorme qu'il faut se
donner pour en obtenir.
» D'abord il est impossible d'avoir une ca-
rafe près de soi; dans les meilleures maisons
même, il n'y en a qu'une pour tout le monde.
» Chaque fois que l'on veut boire, il faut
crier: a Joseph! Joseph!... Joseph! damé
» del aguâ !... -9
» Là-bas, tous les hommes s'appellent Jo-
seph et toutes les femmes Maria, de sorte que,
pour appeler une personne que l'on ne connaît
pas, il suffit de prononcer un de ces deux
noms et on est certain de la voir arriver aus-
sitôt »
Joseph! Maria!... Pour moi, il me semble
que j'y suis...
M. de Gabriac désire être présenté au gé.":
néral Mosqnéra, président de la république. ô
Il s'adresse à M. Saulnier.
M. Saulnier ??? Attendez !
M. Saulnier est le type le plus accentué de i
la colonie française de Bogota. A la fois coif-
feur, marchand de bibelots, riche, intelli- ,
gent, homme d'esprit et homme d'Etat, il ( '■
exerce une sérieuse influence dans la ville. Il '
est en même temps doué d'une barbe si opu- 'i
lente qu'à première vue on le prendrait pour
un sapeur, .mais sa principale profession es£ -
celle d'empailleur; comme tel, il prépare une
quantité d'oiseaux, de serpents et d'insectes,
les envoie à diverses sociétés savantes en se *
faisant passer, pour naturaliste, et cela lui vaut .
des croix, des médailles, des diplômes, etc.
Si l'on veut être dans ses bonnesgrâces, il faut
l'appeler « docteur » et s'adresser exclusive-
ment au savant. Lorsqu'on veut se faire cou-
per les cheveux, on lui demande si, par ha- .
sard, il n'aurait pas dans son magasin un '
commis adroit, capable de faire cette opéra-
tion. Sa qualité de coiffeur lui permet de raser
tous les matins le président Mosquéra, mais
uniquement par complaisance et afin d'em-
ployer ses mains pendant qu'il cause d'affaires ..
avec le chef de l'Etat. Aussi tout commer-
çant, tout employé du gouvernement qui dé- ■
sire faire quelques réclamations, s'adresse-t-il 1
d'abord à M. Saulnier qui prend en considé-
ration sa demande et en parle au général, s'il:
y a lieu. Le soir il dine chez les ministres et
Jes prÕté-ge::par reconnaissance. Son salon est 1
un club Oli se réunissent habituellement les
gens importants de la ville. Le chargé d'affai-
res de France et tout le corps diplomatique
s'y donnent rendez-vous.
M. Saulnier donc conduit M. de Gabriac
chez le président de la république.
« Le général était étendu sur un canapé et
entouré, comme un simple empereur, d'une i
cour composée d'une douzaine de ministres, i
officiers supérieurs qui tous admiraient la
profondeur de ses pensées. j
» C'est un homme de soixante-quatorze
ans, maigre et portant militairement une
belle tête garnie d'une épaisse chevelure i
grise.
» Ce président intelligent et ferme convient
parfaitement aux Grenadiens, qui l'estimentet
le craignent beaucoup, car il ne se gêne pas
pour faire fusiller sur-le-champ, sous pré-
texte de conserver les institutions républi-
ROCAMBOLE
mess="" N° 189 LES
PAR
PONSON DU TERRAIL
QUATRIÈME PARTIE
UN DRAME DANS LE SOUTWARK
XLVI
A mesure qu'elle approchait de chez elle, Lis-
beth sentait son cœur battre à outrance et ses
jambes fléchir sous le poids de son corps.
Comme elle entrait dans Adam-street, elle
vit un groupe d'hommes sous un bec de gaz, à
l'entrée du passage où elle demeurait.
Voir le numéro du 22 novembre. \
Ces hommes causaient avec animation et pa-
raissaient s'entretenir de quelque événement
extraordinaire.
Il y avait également du monde au seuil d'un
public-house encore ouvert.
Lisbeth s'approcha toute tremblante.
Personne ne fit attention à elle, tant l'émo.
tion était générale.
Le Soutwark, bien que misérable, est un
quartier tranquille, et les scènes sanglantes du
Wapping y sont si rares quel, Lisbeth entendit
une voix qui disait :
— Il y a au moins dix ans que pareille chose
n'est arrivée.
Comme elle s'approchait encore, elle put voir
dans le passage et sentit ses cheveux se hé-
risser.
Le passage était plein de monde et une dou-
zaine de policemen allaient et venaient à travers
la foule, qui était surtouCompacte devant la
maison de Paddy. :;*• -
Lisbeth fit quelques pas encore et s'arrêta
muette, la gorge crispée, en proie à une mysté-
rieuse épouvante.
La porte était ouverte, la maison pleine, et
elle entendait des cris de désespoir auxquels
elle ne pouvait se tromper : elle avait reconnu
la voix de ses deux enfants.
Une voisine qui était descendue à demi-vêtue
dans la rue, recoffnut Lisbeth et vint à elle !
— Oh ! ma chère ! lui dit-elle en la serrant
dans ses bras, êtes-vous assez malheureuse.
Lisbeth ne savait rien encore, et pourtant elle
devinait tout.
,Soutenue par sa voisine, pâle comme une
morte, sans voix dans la gorge, l'œil rouge et
sec, marchant comme un automate, elle entra
dans la maison.
Paddy était là. -
Mais Paddy était mort I... -
Les deux enfants,, agenouillés sur le cadavre,
se tordaient les mains en poussant des cris
aigus.
Le cadavre était épouvantable à voir.
Il avaitreçu quatre coups de couteau, deux au
ventre, un dans l'épaule, un quatrième lui avait
, labouré la joue; mais aucune de ces blessu-
res n'avait dû amener une mort instantanée.
i La gorge du mort portait des traces de mains
; crispées qui avaient dû l'étrangler, en désespoir
de cause.
Enfin«les vêtements en lambeaux du malheu-
reux prouvaient qu'il avait soutenu, avant de
mourir, une lutte désespérée avec ses assassins,
car ils devaient être plusieurs, à en juger par les
I marques de strangulation et lés quatre blessures
i d'abord, et ensuite par la force herculéenne dont
le malheureux était doué et qui ne permettait
pas de croire qu'un seul homme en fût venu â '
bout.
Des policemen, en tournée de nuit, avaient
trouvé Paddy baignant dans son sang, au fond
d'une ruelle appelée Edmond-lane et qui descend
de Belvedère-road vers la Tamise.
Les policemen de Londres ont chacun leur
quartier, ce qui fait qu'à la longue ils connais-
sent à peu près tous les habitants de leur cir-
conscription.
Un de ceux qui faisaient partie de la ronde
nocturne avait dit en voyant Paddy :
— Je ne sais pas au juste le nom de cet
homme, mais je le connais de vue et il doit de-
meurer aux environs d'Adam-street.
Cette affirmation avait fait qu'au lieu de trans-
porter le cadavre à la Morgue, on l'avait perte
dans le Soutwark.
Au coin dAdaM-street, le même policeman
était entré dans un publie-bouse et avait fait
signe au publicain de sortir. Celui-ci avait à
peine jeté les yeux sur le cadavre qu'il s'était /(
écrié : • /
— C'est Paddy l
Tous ceux qui se trouvaient dans le public»
house étaient également sortis et avaient.. tous
reconnu. Paddy ; vers le milieu d'Adar^-street,
le personnel d'une autre taverne s'était joint 4,
JOURNAL QUOTIDIEN
5 cent, le numéro
5 cent. le liuméce
ABONNEMENTS. — Trois mois. Six mois. un IJI.
Paris 5 fr., 9 &. 2 8 &. *
Départements.. 49 11 99
Administrateur: E. DELSAUX.
Sm. année. — MARDI 42 MAI 868. "'- fp 754
Directeur"Propriétaire : JAN NIN,
Rédacteur en chef: A. DE BALATJIIER BRAGEL
ADMINISTRATION : 13, place Breda.
PARIS, 11 MAI 1868
UN FRANÇAIS EN AMÉRIQUE
Promenade à travers l'imbrique
du Sud, — Nouvelle Grenade. Equa-
teur, Pérou, Brésil, — par M. le
comte de Gabriac.
Il y a vingt ans, chers lecteurs, Balzac
s'étonnait déjà de voir les Français devenir
rares en France. Ce ne sont pas seulement les
baïonnettes étrangères qui nous ont envahis
en 1815, mais encore les littératures, les
idées et les mœurs d'outre-Manche et d'ou-
tre-Rhin. En philosophie, nous'sommes de-
venus Allemands ; dans le courant ordinaire
de la vie, nous devenons Anglais. Les Fran-
çais du bon temps, Français entés sur Gau-
lois, Français à la façon de Rabelais,- de
Montaigne, de La Fontaine, disparaissent de
plus en plus dans le travail de fusion conti-
nentale qui tend à ne plus faire qu'un même
homme de tout Européen. Aussi , quand
j'ouvre un livre et que je retrouve par hasard
la franchise, l'entrain, la bonne humeur, la
gaieté blagueuse, le fonds français enfin, je
suis enchanté. Vite, je lis, je lis, et, M'a lecture
achevée, je vous en fais part, heureux de
pay.er ainsi ma dette envers l'écrivain qui m'a
fait passer une bonne heure ou deux...
Je ne connais pas M. de Gabriac, mais il
Joit être jeune et venir du Midi. Tout l'amuse;
Jans chaque chose il voit le côté plaisant, et
il en rit, Personnel avec cela, comme pas un,
porté à l'exagération, et d'une imagination
assez vive pour broder des thèmes sur tous
les sujets.
111 s'embarque sur la Louisiane. Aussitôt :
« La Ltuisiane est un paquebot à hélice,
vieux, étroit et d'un roulis effrayant; ce fut
sans doute pour nous consoler qu'on nous dit
qu'elle était « cotée zéro » et qu'elle accom-
plissait son dernier voyage; en revanche,
sjouta-t-on, tous les autres navires de la
Compagnie transatlantique sont vraiment
superbes... Voilà qui était consolant pour
nous... »
A bord, oh ! mon Dieu, c'est bien simple :
^ « Lever à neuf heures; déjeuner à neuf
Êfeçres et demie (beaucoup de mauvais plats
à prétention); étude du point à midi; conver-
sation et lecture sur le pont; diner à quatre
heures et demie; jeu de dames le soir, et
musqué de la sourde le soir comme toute là
journée... » *
Histoire de la musique de la sourde :
« Dans presque toutes mes traversées, j'ai
j eu beaucoup à souffrir des pianistes d'expor-
tation, et plus d'une fois je me suis pris à "
regretter qu'on ne pût les consigner à fond
de cale avec les marchandises exportées. Cette
fois, nous possédions à bord une petite vieille,
sourde comme un ponton, et qui frappait et
refrappait le malheureux clavier du matin au
soir avec un lamentable acharnement. Il ar-
rivait que son infirmité l'empêchait de s'aper-
cevoir qu'elle jouait dans deux tons différents
en même temps, ce qui n'empêchait pas ses
neveux de proclamer tout haut sa musique
céleste et son talent divin.
» — Voyez comme elle joue, disaient-ils.
Eh bien, figurez-vous qu'elle est compléte-
ment sourde i
» Vingt fois j'eus envie de leur répondre :
» — Ah ! messieurs, elle est bienheu
reuse !
» Un jour, à bout de patience, j'allai trou-
ver cette abominable vieille, en lui disant
qu'elle nous arrachait l'âme et nous faisait
mourir; elle prit cela pour un compliment :
» Oui, répondit-elle, j'entends bien, vous
trouvez ce morceau joli, eh bien! je vais le
recommencer !...
» Assurément je n'eusse pas voulu toucher ,
à un seul de ses cheveux; mais si la fatalité
eût permis qu'elle s'étranglât avec les cordes i
de son piano, je crois bien que je m'en fusse i
aisément consolé. » i
y.
En huit pages nous arrivons à la Martini-
que ; en seize, nous sommes à la Nouvelle-
Grenade. D'autres ont décrit ou décriront le
paysage. Notre voyageur, lui, s'occupe sur-
tout des hommes, des nègres et des serpents.
a Un soir, en gravissant un talus, j'enten-
dis près de moi un cliquetis que je reconnus
aussitôt pour le grelot d'un serpent à son-
nettes, car je l'avais déjà entendu au Brésil.
» J'étais sans armes d'aucune sorte; je ju-
geai donc prudent de battre en retraite ; mais
le maudit serpent ne cessait de me suivre, et, i
à chaque pas que je faisais, il recommençait
son effrayant cliquetis; plus je cherchais à
gagner du terrain, plus il redoublait. Ne sa-
chant à-quel saint me vouer, je voulus pren-
dre mon mouchoir afin d'étancher la sueur
froide qui me perlait sur le visage, je mis la
main dans la poche de ma veste, et j'y trou-
vai... un trousseau de clés.
» C'était là mon serpent à sonnettes! Mais
voyez combien il est dans la nature de l'hom-
me de passer d'un extrême à l'autre : je crois-
bien que si désormaisje rencontrais un véri-
table serpent à sonnettes, je serais capable
de le mettre tout bonnement dans ma po-
che. »
Quel charmant garçon !...
Tenez! le voilà qui se met à table. Oh! les
repas jouent un grand rôle dans ses récits :
c'est unconteur du bon temps.
« On nous servit un déjeuner de vingt-
quatre plats dont pas un n'était mangeable;
mais tant qu'ils ne furent pas tous servis,
aucun Grenadien ne voulut s'asseoir.
» Pour cette fois je fais grâce au lecteur de
la description du menu; toutefois, je veux
profiter de la circonstance pour flétrir les ma-
nières peu raffinées des Grenadiens. On voit
des généraux, des diplomates, des gens dis-
tingués par leur position ou leur fortune,
manger de la viande avec les doigts, s'es-
suyer la bouche à la nappe, verser des œufs
dans leur verre, se servir de leur fourchette
comme de lime à ongles et cracher des gor-
gées $eau sale bruyamment,et le plus loin
possible. A propos d'eau, une chose singulière
que j'avais déjà remarquée au Brésil, et qui
est encore plus frappante à la Nouvelle-
Grenade, c'est la peine énorme qu'il faut se
donner pour en obtenir.
» D'abord il est impossible d'avoir une ca-
rafe près de soi; dans les meilleures maisons
même, il n'y en a qu'une pour tout le monde.
» Chaque fois que l'on veut boire, il faut
crier: a Joseph! Joseph!... Joseph! damé
» del aguâ !... -9
» Là-bas, tous les hommes s'appellent Jo-
seph et toutes les femmes Maria, de sorte que,
pour appeler une personne que l'on ne connaît
pas, il suffit de prononcer un de ces deux
noms et on est certain de la voir arriver aus-
sitôt »
Joseph! Maria!... Pour moi, il me semble
que j'y suis...
M. de Gabriac désire être présenté au gé.":
néral Mosqnéra, président de la république. ô
Il s'adresse à M. Saulnier.
M. Saulnier ??? Attendez !
M. Saulnier est le type le plus accentué de i
la colonie française de Bogota. A la fois coif-
feur, marchand de bibelots, riche, intelli- ,
gent, homme d'esprit et homme d'Etat, il ( '■
exerce une sérieuse influence dans la ville. Il '
est en même temps doué d'une barbe si opu- 'i
lente qu'à première vue on le prendrait pour
un sapeur, .mais sa principale profession es£ -
celle d'empailleur; comme tel, il prépare une
quantité d'oiseaux, de serpents et d'insectes,
les envoie à diverses sociétés savantes en se *
faisant passer, pour naturaliste, et cela lui vaut .
des croix, des médailles, des diplômes, etc.
Si l'on veut être dans ses bonnesgrâces, il faut
l'appeler « docteur » et s'adresser exclusive-
ment au savant. Lorsqu'on veut se faire cou-
per les cheveux, on lui demande si, par ha- .
sard, il n'aurait pas dans son magasin un '
commis adroit, capable de faire cette opéra-
tion. Sa qualité de coiffeur lui permet de raser
tous les matins le président Mosquéra, mais
uniquement par complaisance et afin d'em-
ployer ses mains pendant qu'il cause d'affaires ..
avec le chef de l'Etat. Aussi tout commer-
çant, tout employé du gouvernement qui dé- ■
sire faire quelques réclamations, s'adresse-t-il 1
d'abord à M. Saulnier qui prend en considé-
ration sa demande et en parle au général, s'il:
y a lieu. Le soir il dine chez les ministres et
Jes prÕté-ge::par reconnaissance. Son salon est 1
un club Oli se réunissent habituellement les
gens importants de la ville. Le chargé d'affai-
res de France et tout le corps diplomatique
s'y donnent rendez-vous.
M. Saulnier donc conduit M. de Gabriac
chez le président de la république.
« Le général était étendu sur un canapé et
entouré, comme un simple empereur, d'une i
cour composée d'une douzaine de ministres, i
officiers supérieurs qui tous admiraient la
profondeur de ses pensées. j
» C'est un homme de soixante-quatorze
ans, maigre et portant militairement une
belle tête garnie d'une épaisse chevelure i
grise.
» Ce président intelligent et ferme convient
parfaitement aux Grenadiens, qui l'estimentet
le craignent beaucoup, car il ne se gêne pas
pour faire fusiller sur-le-champ, sous pré-
texte de conserver les institutions républi-
ROCAMBOLE
mess="" N° 189 LES
PAR
PONSON DU TERRAIL
QUATRIÈME PARTIE
UN DRAME DANS LE SOUTWARK
XLVI
A mesure qu'elle approchait de chez elle, Lis-
beth sentait son cœur battre à outrance et ses
jambes fléchir sous le poids de son corps.
Comme elle entrait dans Adam-street, elle
vit un groupe d'hommes sous un bec de gaz, à
l'entrée du passage où elle demeurait.
Voir le numéro du 22 novembre. \
Ces hommes causaient avec animation et pa-
raissaient s'entretenir de quelque événement
extraordinaire.
Il y avait également du monde au seuil d'un
public-house encore ouvert.
Lisbeth s'approcha toute tremblante.
Personne ne fit attention à elle, tant l'émo.
tion était générale.
Le Soutwark, bien que misérable, est un
quartier tranquille, et les scènes sanglantes du
Wapping y sont si rares quel, Lisbeth entendit
une voix qui disait :
— Il y a au moins dix ans que pareille chose
n'est arrivée.
Comme elle s'approchait encore, elle put voir
dans le passage et sentit ses cheveux se hé-
risser.
Le passage était plein de monde et une dou-
zaine de policemen allaient et venaient à travers
la foule, qui était surtouCompacte devant la
maison de Paddy. :;*• -
Lisbeth fit quelques pas encore et s'arrêta
muette, la gorge crispée, en proie à une mysté-
rieuse épouvante.
La porte était ouverte, la maison pleine, et
elle entendait des cris de désespoir auxquels
elle ne pouvait se tromper : elle avait reconnu
la voix de ses deux enfants.
Une voisine qui était descendue à demi-vêtue
dans la rue, recoffnut Lisbeth et vint à elle !
— Oh ! ma chère ! lui dit-elle en la serrant
dans ses bras, êtes-vous assez malheureuse.
Lisbeth ne savait rien encore, et pourtant elle
devinait tout.
,Soutenue par sa voisine, pâle comme une
morte, sans voix dans la gorge, l'œil rouge et
sec, marchant comme un automate, elle entra
dans la maison.
Paddy était là. -
Mais Paddy était mort I... -
Les deux enfants,, agenouillés sur le cadavre,
se tordaient les mains en poussant des cris
aigus.
Le cadavre était épouvantable à voir.
Il avaitreçu quatre coups de couteau, deux au
ventre, un dans l'épaule, un quatrième lui avait
, labouré la joue; mais aucune de ces blessu-
res n'avait dû amener une mort instantanée.
i La gorge du mort portait des traces de mains
; crispées qui avaient dû l'étrangler, en désespoir
de cause.
Enfin«les vêtements en lambeaux du malheu-
reux prouvaient qu'il avait soutenu, avant de
mourir, une lutte désespérée avec ses assassins,
car ils devaient être plusieurs, à en juger par les
I marques de strangulation et lés quatre blessures
i d'abord, et ensuite par la force herculéenne dont
le malheureux était doué et qui ne permettait
pas de croire qu'un seul homme en fût venu â '
bout.
Des policemen, en tournée de nuit, avaient
trouvé Paddy baignant dans son sang, au fond
d'une ruelle appelée Edmond-lane et qui descend
de Belvedère-road vers la Tamise.
Les policemen de Londres ont chacun leur
quartier, ce qui fait qu'à la longue ils connais-
sent à peu près tous les habitants de leur cir-
conscription.
Un de ceux qui faisaient partie de la ronde
nocturne avait dit en voyant Paddy :
— Je ne sais pas au juste le nom de cet
homme, mais je le connais de vue et il doit de-
meurer aux environs d'Adam-street.
Cette affirmation avait fait qu'au lieu de trans-
porter le cadavre à la Morgue, on l'avait perte
dans le Soutwark.
Au coin dAdaM-street, le même policeman
était entré dans un publie-bouse et avait fait
signe au publicain de sortir. Celui-ci avait à
peine jeté les yeux sur le cadavre qu'il s'était /(
écrié : • /
— C'est Paddy l
Tous ceux qui se trouvaient dans le public»
house étaient également sortis et avaient.. tous
reconnu. Paddy ; vers le milieu d'Adar^-street,
le personnel d'une autre taverne s'était joint 4,
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