Titre : La Petite presse : journal quotidien... / [rédacteur en chef : Balathier Bragelonne]
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1868-04-19
Contributeur : Balathier Bragelonne, Adolphe de (1811-1888). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32837965d
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 19 avril 1868 19 avril 1868
Description : 1868/04/19 (A3,N731). 1868/04/19 (A3,N731).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k4717733q
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-190
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 22/10/2017
LA PETITE PRESSE
a cent. le numéro
JOURNAL QUOTIDIEN
5 cent. le numéro -
-,.
ABONNEMENTS. — Trois mois. Six mois. DU 8B.
Pans Ji 9 fr. 18 fr.
Départements.. a 11 se
Administrateur'. E. DELSAUX.
3me annéé. - DIMANCHE 19 AVH:L 4 808. — N" ~ 11
Directeur-Propriétaire : JANNIN.
Rédacteur en chef: A. DE BALATHIER BRAGELONNE
BUREAUX D'ABONNEMENT : 9. rue Droaoto
ADMINISTRATION : 13. place Breda.
PARIS, 19 AVRIL 1868.
UN ANNIVERSAIRE
I
Ce matin, le temps était froid;, lejôùr strin-
bre ; j'avais fait allumer du feu, et je me plai-
gnais tout haut, en me chauffant les pieds, du
déplorable printemps dont Paris semble pren-
dre l'habitude. Machinalement, je 'regardai
l'almanach suspendu au-dessus de la chemi-
née :
— Eh quoi! Nous sommes au 18 avril!
Mais c'est un anniversaire ! Il y a juste deux
ans aujourd'hui que la Petite Presse est
née !...
J'essayai de sortir de mon engourdissement
gour me rappeler, les uns après les autres, ces
731 jours de travail, de tâtonnements, d'es-
sais, d'efforts de toute espèce, que le succès a
récompensés; je me rappelai les noms de nos
ennemis ; je songeai surtout à nos amis, c'est-
à-dire à ces cinq cent mille lecteurs avec les-
quels,chaque soir,elle nous met en communion
d'idées et de sentiments. Au bout d'un si
long temps, en effet, la sympathie prend un
nom nouveau ; elle s'appelle amitié.....
Entre la brume du dehors et la flamme du
foyer régnait une sorte de crépuscule, et,
dans cette clarté indécise, les tableaux sui-
vants m'apparurent tour à tour comme s'ils
n'eussent été séparés de moi que par le voile
de gaze d'une féerie...
II
Huit heures du soir. L'atelier est fermé.
L'ouvrier rentre au logis. L'un des petits
garçons, l'aîné, est déjà revenu de l'école.
L'autre joue dans un coin avec ses deux
sœurs, dont la cadette marche à peine et sem-
ble rouler pour aller au-devant de son père.
La famille est au complet. La ménagère retire
la soupe du feu.
— Voilà! dit l'homme en se laissant tomber
sur une chaise.
Et il pose sur la table le journal à un sou
qu'il a acheté au coin de la rue.
L'écolier s'approche en courant et s'empare
du journal. Il le déploie et regarde le titre de
la causerie ; il l'ouvre et cherche le dernier
mot du feuilleton.
— C'est ça, dit la mère d'un ton de repro-
she, tu vas lire pour toi tout seul!
— Mais non, maman; seulement je vou-
drais savoir...
— Après souper, dit le père.
Tout le monde est assis. Le repas com-
mence.
Le petit garçon cherche bien à attirer le
journal à lui et à y jeter un coup d'œil par-
dessous la table, mais on l'arrête à temps.
Du reste le souper n'est pas long. La soupe,
un seul plat. En fait de dessert, on aura la
lecture du journal.
L'homme s'est levé. Il a bourré sa pipe, et
il se promène de long en large en évitant de
faire du bruit. La femme coud dans le cercle
de lumière de la lampe. Les enfants attentifs
se tiennent accoudés sur la table. Le dernier
[ bébé seul est à moitié endormi: cela se voit
à ses bonnes joues que la moiteur du sommeil
colore en rouge.
L'aîné est roi. Il tient sa Petite Presse, et il
lit tout haut.
— Repose-toi, lui dit de temps en temps
sa mère.
Mais lui:
— Je ne suis pas fatigué.
Et il continue de plus belle.
L'ouvrier est ravi. C'est un pauvre homme,
un rude travailleur. Il ne sait ni lire ni écrire,
mais il a soutenu ses parents; il aime sa
femme et il élève ses enfants de son mieux.
Son esprit n'a jamais franchi la double
sphère du logis et de l'atelier, et voilà que
devant tous les horizons nouveaux que lui
ouvre la lecture, il s'ébahit et s'enthousiasme.
Quelquefois il s'arrête tout court, ou bien il
se plante à cheval sur une chaise, les bras
croisés sur le dossier. Sa pipe est éteinte,
mais il ne s'en .fflrçoit pas. Il est tout à ce
que lit son aîné, et il est fier d'avoir fait un
bambin si savant, et pour lequel l'imprimé
n'a pas de secrets.
Enfin, c'est fini. La suite à demain. Et
l'on voudrait déjà y être, tant on est ému,
intéressé, heureux d'oub'ier les soucis du
jour, et de reposer son corps fatigué en fai-
sant travailler son esprit.
La femme, elle aussi, est contente; car,
dans tout ce qu'on a lu, il n'y a pas un mot
qui ait pu pousser ses garçons à la fainéan-
tise et ses filles à la coquetterie.
Te voilà pliée, petite feuille populaire, et
tu vas rejoindre tes devancières sur la tablette
de la commode où s'amoncèle la collection.
Le bébé dort tout à fait ; on le déshabille, et
il ne se réveille pas. Les autres se couchent à
leur tour.
Bonne nuit, mes braves gens!
III
L'employé a quitté ses fausses manches et
brossé son chapeau. Il roule une cigarette et
sort de son bureau. Suivez-le le long de la
rue de Rivoli. Il ne s'amuse ni à regairderles
devantures des boutiques, ni à voir si les
bonrgeons des arbres des Tuileries se sont
changés en feuilles. Il va droit devant lui, et
il ne s'arrête qu'à l'angle de la rue Royale,
devant un kiosque. Trente journaux sont là
qui sollicitent son attention. C'est un bache-
lier et un citoyen : il voudrait les lire tous.
Mais, hélas ! si le désir est grand, la bourse
est, petite. Cependant la part de la lecture
sera faite dans le pauvre budget de cet ou-
vrier dont l'outil est une plume. Ce matin, il
a épargné un sou sur son déjeuner,et ce sou
il l'emploiera à payer la petite feuille amie du
pauvre diable qui porte une redingote, plus
malheureux peut-être que l'autre, celui qui
porte une blouse ou une veste....
L'employé demeure à Auteuil. Sa femme
nourrit, et le médecin a prétendu que l'air
de la campagne lui était nécessaire. A la
campagne, les maisons sont moins hautes et
moins noifes, et la plupart sont précédées
d'un petit jardin. Le dimanche, notre homme
se-fait jardinier ; il taille, il plante, il râtisse.
Pendant la semaine, chaque soir et chaque
matin, il va regarder si ses légumes ne lèvent
pas; car il compte sur sa récolte pour dimi-
nuer les frais de son ménage. j
— Ma bonne amie, voici vingt radis. Au
m.rché,des radis de cette grosseur coûteraient
aU moins six sous...
Et la femme, avec un sourire :
C'est toujours cela d'économisé. Comme
ils sont beaux!... "
On s'aime aussi dans cette maisonnette,
quoique tout le monde y sache lire. Seule-
ment, chacun lit de son côté.
C'est le mari qui commence.
Voyez-le perché sur le sommet du grand
omnibus du bord de l'eau. Il s'est mis à son
aise, son chapeau bien enfoncé sur ses oreil-
les, ses pieds bien appuyés contre le rebord de
l'impériale. Il déplie son journal. L'oiMibus
commence à rouler; il commence à IWe. A
l'arrivée, il aura fini.
— Eh bien ! quoi de nouveau ?
Il donne, en dînant, les nouvelles dont il
s'est approvisionné chemin faisant.
Le soir, pendant qu'il fera quelque écriture
dont le produit est destiné à grossir son petit
budget, sa femme lira le reste, son enfant sur
ses genoux.
Vais de temps en temps, elle dira :
— Viens m'embrasser ! Moi je ne puis pas
me déranger, à cause du petit.
Alors, il jettera sa plume, et la lecture et
l'écriture seront interrompues.
L'amour, les pauvres n'ont que ça. Aussi,
dame ! ils s'en régalent.
— Justement, hier, notre lilas a fleuri!...
IV
Monsieur Bourdon, — j'écris monsieur en
toutes lettres,— est un personnage : il est
riche, et les Bourdon riches fondent des dy-
nasties.
Aussi, désireux de connaître la situation
des partis qui se combattent dans le royaume
de ses petits-enfants, M. Bourdon lit-il sept
ou huit journaux entre ses repas. Cela aide à
digérer et à se faire une opinion. Surtout cela
tue le temps. Lorsqu'on a passé sa vie dans les
affaires, on s'accoutume mal au repos, et les
premiers-Paris sont d'un grand secours.
Quanx au feuilletons, c'est bon pour les fem-
mes et c'est à peine si l'on y jette un coup
d'œil en passant. Les lire, jamais! On les suit
cependant, et si un numéro manque, on envoie
son valet de chambre pour compléter la col-
lection...
Ici florissent les grandes feuilles qui n'en
finissent plus, pleines d'annonces attrayantes
et d'articles à couper au couteau. — Les j'our-
naux à un sou sont bons pour les ouvriers.
Si je les ai achetés une première fois, c'est
uniquement par curiosité, pour voir ce qu'on
peut donner pour ce prix-là... Et si je les
achète une seconde, c'est afin de me confirmer
dans cette opinion qu'ils sont bien aû-dessous
encore de ce qu'on en dit...
Très-bien, monsieur Bourdon. D'où vient
que je les vois une troisième fois sur votre
'bureau? D'où vient surtout qu'âpres avôir
déplié l'Opinion nationale, pour qu'on la
trouve ouverte devant vous si l'on entre, vous
lisez, pliée en deux, la Petite Presse?...
D'où cela vient, monsieur Bourdon? De ee
que vous êtes un fondateur de dynastie plein
de préjugés, qui croyez que l'ennui est le lot
des souverains, et qui n'osez pas vous amù-
ser — parce que cela sent le peuple.
Allons! monsieur Bourdon, montez à la
barrière ; c'est là que riait votre père, qui était
un brave homme; c'est là aussi que vous avez
été jeune. Montez!... Et, si vous n'avez plus
assez de jambes pour cela, ne cachez pas du
moins le plaisir que vous prenez, riche, à
vous payer le journal du pauvre!... - .
ROCAMBOLE
LES
MISÈRES DE LONDRES
PAR
PONSON DU TERRAIL
QUATRIÈME PARTIE
UN DRAME DANS LE SOUTWARK
XXIII
ISo 162
Revenons maintenant à Shoking que nous
ivons va, la veille de ce même jour où Paddy
rejoignait Nichols et l'Ecossais Macferson,quitter
l'homme gris qu'il laissait dans le clocher de
Saint-George, et s'en aller muni de cette ordon-
nance mystérieuse au moyen de laquelle John
Colden devait changer de peau et de cou-
leur.
Il était trop tard ce soucia pour trouver un
chemist ouvert.
D'ailleurs, d'après la conversation qu'il avait
entendue, Shoking pensa qu'il n'y avait pas
absolument péril en la demeure et qu'il pouvait
attendre au lendemain.
Il s'éloigna donc de Saint-George, gagna la
Tamise et le pont de Westminster, de l'autre
côté duquel il était à peu près sûr de trouver,
sinon une station de voitures, au moins quelque
cab errant à vide.
En effet, il en vit un qui débouchait en ce
moment devant l'église, par l'avenue 'Victoria.
Shoking hèla le cocher, monta dans la voiture
et se fit conduire à Hampsteadt.
Depuis que l'homme gris se cachait, c'est-à-
dire depuis l'enlèvement de John Colden ,
Shoking seul prenait soin de la fille de Jeffe-
ries.
Parfaitement au courant du traitement ima-
giné par l'homme gris, Shoking faisait aspirer
deux fois par jour à la jeune fille les émanations
de phénol et de goudron mélangés qui devaient
guérir ses poumons.
Jérémiah revenait promptement à la vie; elle
commençait même à quitter son lit, et, sur
l'ordre de Shoking. si vers midi un furtif rayon
de soleil traversait le brouillard, les domesti-
ques la portaient auprès de la fenêtre.
Chaque matin et chaque soir Jefferies venait;
mais il ne venait plus seulement pour voir sa
fille ; il venait encore pour savoir si l'homme
gris était toujours bien caché.
Shoking s'en retourna donc à Hampsteadt.
Au milieu de ses perplexités et de ses ter-
reurs, Shoking n'avait pu rester cependant in-
différent aux agréments et aux avantages de sa
nouvelle position.
Les domestiques continuaient à l'appeler
mylord; il était bien logé, bien nourri, et son
valet de chambre ne le laissait jamais sortir
sans mettre de l'çr dans ses poches.
Enfin, ce soir-là, sa dernière inquiétude te-
nait de disparaître. Il s'était débarrassé de John
le rough.
Du moment où il était établi que Shoking
était un lord excentrique, il était tout naturel
qu'il changeât de costume et revint souvent à
ses premiers habits.
Chez la jolie fille du fripier Sam, il avait
troqué ses vêtements mouillés contre un costume
de matelot.
Le cocher du cab n'avait fait aucune difficulté
de le prendre, car il savait que le marin qui a
reçu s'a - paye est généreux et ne marchande
pas.
Shoking ne le fit pas repentir de sa confiance,
il lui donna une belle demi-couronna toute
neuve et une autre pièce de six pence.
Puis il tira de sa poche la clé de la grille et
entra dans le jardin. •
Tout le monde était touché au cottage, à
l'exception du valet de chambre, qui avait
ordre de toujours attendre mylord.
Shohing ne daigna pas donner à ce valet : la
moindre explication sur son changement de
costume ; il se borna à demander des nouvelles
de Jérémiah auprès de qui Jefferies ayait passé
la soirée, et il gagna sa chambre et se coucha
après avoir vidé un petit verre de sherry.
Puis il dormit huit heures de suite et De
s'éveiila que pour déjeuner.
Hampsteadt, nous l'avons déjà dit, est à peu
près désert en hiver.
Cependant, au coin de Heath-Mount, on
trouve un pharmacien chimiste.
Comme c'était chez cet industriel patenté
que Shoking avait déjà commandé plusieurs re-
mèdes pour Jérémiah, ce fut dans cette officine
qu'il porta la nouvelle ordonnance de l 'bomme
gris.
Le chemist dispensary savait que lord Wil-
mot avait chez lui une jeune fille malade et que
le médecin qui la soignait était un docteur fraa-
gaiâ*
Voir le numéro du 22 novembre.
a cent. le numéro
JOURNAL QUOTIDIEN
5 cent. le numéro -
-,.
ABONNEMENTS. — Trois mois. Six mois. DU 8B.
Pans Ji 9 fr. 18 fr.
Départements.. a 11 se
Administrateur'. E. DELSAUX.
3me annéé. - DIMANCHE 19 AVH:L 4 808. — N" ~ 11
Directeur-Propriétaire : JANNIN.
Rédacteur en chef: A. DE BALATHIER BRAGELONNE
BUREAUX D'ABONNEMENT : 9. rue Droaoto
ADMINISTRATION : 13. place Breda.
PARIS, 19 AVRIL 1868.
UN ANNIVERSAIRE
I
Ce matin, le temps était froid;, lejôùr strin-
bre ; j'avais fait allumer du feu, et je me plai-
gnais tout haut, en me chauffant les pieds, du
déplorable printemps dont Paris semble pren-
dre l'habitude. Machinalement, je 'regardai
l'almanach suspendu au-dessus de la chemi-
née :
— Eh quoi! Nous sommes au 18 avril!
Mais c'est un anniversaire ! Il y a juste deux
ans aujourd'hui que la Petite Presse est
née !...
J'essayai de sortir de mon engourdissement
gour me rappeler, les uns après les autres, ces
731 jours de travail, de tâtonnements, d'es-
sais, d'efforts de toute espèce, que le succès a
récompensés; je me rappelai les noms de nos
ennemis ; je songeai surtout à nos amis, c'est-
à-dire à ces cinq cent mille lecteurs avec les-
quels,chaque soir,elle nous met en communion
d'idées et de sentiments. Au bout d'un si
long temps, en effet, la sympathie prend un
nom nouveau ; elle s'appelle amitié.....
Entre la brume du dehors et la flamme du
foyer régnait une sorte de crépuscule, et,
dans cette clarté indécise, les tableaux sui-
vants m'apparurent tour à tour comme s'ils
n'eussent été séparés de moi que par le voile
de gaze d'une féerie...
II
Huit heures du soir. L'atelier est fermé.
L'ouvrier rentre au logis. L'un des petits
garçons, l'aîné, est déjà revenu de l'école.
L'autre joue dans un coin avec ses deux
sœurs, dont la cadette marche à peine et sem-
ble rouler pour aller au-devant de son père.
La famille est au complet. La ménagère retire
la soupe du feu.
— Voilà! dit l'homme en se laissant tomber
sur une chaise.
Et il pose sur la table le journal à un sou
qu'il a acheté au coin de la rue.
L'écolier s'approche en courant et s'empare
du journal. Il le déploie et regarde le titre de
la causerie ; il l'ouvre et cherche le dernier
mot du feuilleton.
— C'est ça, dit la mère d'un ton de repro-
she, tu vas lire pour toi tout seul!
— Mais non, maman; seulement je vou-
drais savoir...
— Après souper, dit le père.
Tout le monde est assis. Le repas com-
mence.
Le petit garçon cherche bien à attirer le
journal à lui et à y jeter un coup d'œil par-
dessous la table, mais on l'arrête à temps.
Du reste le souper n'est pas long. La soupe,
un seul plat. En fait de dessert, on aura la
lecture du journal.
L'homme s'est levé. Il a bourré sa pipe, et
il se promène de long en large en évitant de
faire du bruit. La femme coud dans le cercle
de lumière de la lampe. Les enfants attentifs
se tiennent accoudés sur la table. Le dernier
[ bébé seul est à moitié endormi: cela se voit
à ses bonnes joues que la moiteur du sommeil
colore en rouge.
L'aîné est roi. Il tient sa Petite Presse, et il
lit tout haut.
— Repose-toi, lui dit de temps en temps
sa mère.
Mais lui:
— Je ne suis pas fatigué.
Et il continue de plus belle.
L'ouvrier est ravi. C'est un pauvre homme,
un rude travailleur. Il ne sait ni lire ni écrire,
mais il a soutenu ses parents; il aime sa
femme et il élève ses enfants de son mieux.
Son esprit n'a jamais franchi la double
sphère du logis et de l'atelier, et voilà que
devant tous les horizons nouveaux que lui
ouvre la lecture, il s'ébahit et s'enthousiasme.
Quelquefois il s'arrête tout court, ou bien il
se plante à cheval sur une chaise, les bras
croisés sur le dossier. Sa pipe est éteinte,
mais il ne s'en .fflrçoit pas. Il est tout à ce
que lit son aîné, et il est fier d'avoir fait un
bambin si savant, et pour lequel l'imprimé
n'a pas de secrets.
Enfin, c'est fini. La suite à demain. Et
l'on voudrait déjà y être, tant on est ému,
intéressé, heureux d'oub'ier les soucis du
jour, et de reposer son corps fatigué en fai-
sant travailler son esprit.
La femme, elle aussi, est contente; car,
dans tout ce qu'on a lu, il n'y a pas un mot
qui ait pu pousser ses garçons à la fainéan-
tise et ses filles à la coquetterie.
Te voilà pliée, petite feuille populaire, et
tu vas rejoindre tes devancières sur la tablette
de la commode où s'amoncèle la collection.
Le bébé dort tout à fait ; on le déshabille, et
il ne se réveille pas. Les autres se couchent à
leur tour.
Bonne nuit, mes braves gens!
III
L'employé a quitté ses fausses manches et
brossé son chapeau. Il roule une cigarette et
sort de son bureau. Suivez-le le long de la
rue de Rivoli. Il ne s'amuse ni à regairderles
devantures des boutiques, ni à voir si les
bonrgeons des arbres des Tuileries se sont
changés en feuilles. Il va droit devant lui, et
il ne s'arrête qu'à l'angle de la rue Royale,
devant un kiosque. Trente journaux sont là
qui sollicitent son attention. C'est un bache-
lier et un citoyen : il voudrait les lire tous.
Mais, hélas ! si le désir est grand, la bourse
est, petite. Cependant la part de la lecture
sera faite dans le pauvre budget de cet ou-
vrier dont l'outil est une plume. Ce matin, il
a épargné un sou sur son déjeuner,et ce sou
il l'emploiera à payer la petite feuille amie du
pauvre diable qui porte une redingote, plus
malheureux peut-être que l'autre, celui qui
porte une blouse ou une veste....
L'employé demeure à Auteuil. Sa femme
nourrit, et le médecin a prétendu que l'air
de la campagne lui était nécessaire. A la
campagne, les maisons sont moins hautes et
moins noifes, et la plupart sont précédées
d'un petit jardin. Le dimanche, notre homme
se-fait jardinier ; il taille, il plante, il râtisse.
Pendant la semaine, chaque soir et chaque
matin, il va regarder si ses légumes ne lèvent
pas; car il compte sur sa récolte pour dimi-
nuer les frais de son ménage. j
— Ma bonne amie, voici vingt radis. Au
m.rché,des radis de cette grosseur coûteraient
aU moins six sous...
Et la femme, avec un sourire :
C'est toujours cela d'économisé. Comme
ils sont beaux!... "
On s'aime aussi dans cette maisonnette,
quoique tout le monde y sache lire. Seule-
ment, chacun lit de son côté.
C'est le mari qui commence.
Voyez-le perché sur le sommet du grand
omnibus du bord de l'eau. Il s'est mis à son
aise, son chapeau bien enfoncé sur ses oreil-
les, ses pieds bien appuyés contre le rebord de
l'impériale. Il déplie son journal. L'oiMibus
commence à rouler; il commence à IWe. A
l'arrivée, il aura fini.
— Eh bien ! quoi de nouveau ?
Il donne, en dînant, les nouvelles dont il
s'est approvisionné chemin faisant.
Le soir, pendant qu'il fera quelque écriture
dont le produit est destiné à grossir son petit
budget, sa femme lira le reste, son enfant sur
ses genoux.
Vais de temps en temps, elle dira :
— Viens m'embrasser ! Moi je ne puis pas
me déranger, à cause du petit.
Alors, il jettera sa plume, et la lecture et
l'écriture seront interrompues.
L'amour, les pauvres n'ont que ça. Aussi,
dame ! ils s'en régalent.
— Justement, hier, notre lilas a fleuri!...
IV
Monsieur Bourdon, — j'écris monsieur en
toutes lettres,— est un personnage : il est
riche, et les Bourdon riches fondent des dy-
nasties.
Aussi, désireux de connaître la situation
des partis qui se combattent dans le royaume
de ses petits-enfants, M. Bourdon lit-il sept
ou huit journaux entre ses repas. Cela aide à
digérer et à se faire une opinion. Surtout cela
tue le temps. Lorsqu'on a passé sa vie dans les
affaires, on s'accoutume mal au repos, et les
premiers-Paris sont d'un grand secours.
Quanx au feuilletons, c'est bon pour les fem-
mes et c'est à peine si l'on y jette un coup
d'œil en passant. Les lire, jamais! On les suit
cependant, et si un numéro manque, on envoie
son valet de chambre pour compléter la col-
lection...
Ici florissent les grandes feuilles qui n'en
finissent plus, pleines d'annonces attrayantes
et d'articles à couper au couteau. — Les j'our-
naux à un sou sont bons pour les ouvriers.
Si je les ai achetés une première fois, c'est
uniquement par curiosité, pour voir ce qu'on
peut donner pour ce prix-là... Et si je les
achète une seconde, c'est afin de me confirmer
dans cette opinion qu'ils sont bien aû-dessous
encore de ce qu'on en dit...
Très-bien, monsieur Bourdon. D'où vient
que je les vois une troisième fois sur votre
'bureau? D'où vient surtout qu'âpres avôir
déplié l'Opinion nationale, pour qu'on la
trouve ouverte devant vous si l'on entre, vous
lisez, pliée en deux, la Petite Presse?...
D'où cela vient, monsieur Bourdon? De ee
que vous êtes un fondateur de dynastie plein
de préjugés, qui croyez que l'ennui est le lot
des souverains, et qui n'osez pas vous amù-
ser — parce que cela sent le peuple.
Allons! monsieur Bourdon, montez à la
barrière ; c'est là que riait votre père, qui était
un brave homme; c'est là aussi que vous avez
été jeune. Montez!... Et, si vous n'avez plus
assez de jambes pour cela, ne cachez pas du
moins le plaisir que vous prenez, riche, à
vous payer le journal du pauvre!... - .
ROCAMBOLE
LES
MISÈRES DE LONDRES
PAR
PONSON DU TERRAIL
QUATRIÈME PARTIE
UN DRAME DANS LE SOUTWARK
XXIII
ISo 162
Revenons maintenant à Shoking que nous
ivons va, la veille de ce même jour où Paddy
rejoignait Nichols et l'Ecossais Macferson,quitter
l'homme gris qu'il laissait dans le clocher de
Saint-George, et s'en aller muni de cette ordon-
nance mystérieuse au moyen de laquelle John
Colden devait changer de peau et de cou-
leur.
Il était trop tard ce soucia pour trouver un
chemist ouvert.
D'ailleurs, d'après la conversation qu'il avait
entendue, Shoking pensa qu'il n'y avait pas
absolument péril en la demeure et qu'il pouvait
attendre au lendemain.
Il s'éloigna donc de Saint-George, gagna la
Tamise et le pont de Westminster, de l'autre
côté duquel il était à peu près sûr de trouver,
sinon une station de voitures, au moins quelque
cab errant à vide.
En effet, il en vit un qui débouchait en ce
moment devant l'église, par l'avenue 'Victoria.
Shoking hèla le cocher, monta dans la voiture
et se fit conduire à Hampsteadt.
Depuis que l'homme gris se cachait, c'est-à-
dire depuis l'enlèvement de John Colden ,
Shoking seul prenait soin de la fille de Jeffe-
ries.
Parfaitement au courant du traitement ima-
giné par l'homme gris, Shoking faisait aspirer
deux fois par jour à la jeune fille les émanations
de phénol et de goudron mélangés qui devaient
guérir ses poumons.
Jérémiah revenait promptement à la vie; elle
commençait même à quitter son lit, et, sur
l'ordre de Shoking. si vers midi un furtif rayon
de soleil traversait le brouillard, les domesti-
ques la portaient auprès de la fenêtre.
Chaque matin et chaque soir Jefferies venait;
mais il ne venait plus seulement pour voir sa
fille ; il venait encore pour savoir si l'homme
gris était toujours bien caché.
Shoking s'en retourna donc à Hampsteadt.
Au milieu de ses perplexités et de ses ter-
reurs, Shoking n'avait pu rester cependant in-
différent aux agréments et aux avantages de sa
nouvelle position.
Les domestiques continuaient à l'appeler
mylord; il était bien logé, bien nourri, et son
valet de chambre ne le laissait jamais sortir
sans mettre de l'çr dans ses poches.
Enfin, ce soir-là, sa dernière inquiétude te-
nait de disparaître. Il s'était débarrassé de John
le rough.
Du moment où il était établi que Shoking
était un lord excentrique, il était tout naturel
qu'il changeât de costume et revint souvent à
ses premiers habits.
Chez la jolie fille du fripier Sam, il avait
troqué ses vêtements mouillés contre un costume
de matelot.
Le cocher du cab n'avait fait aucune difficulté
de le prendre, car il savait que le marin qui a
reçu s'a - paye est généreux et ne marchande
pas.
Shoking ne le fit pas repentir de sa confiance,
il lui donna une belle demi-couronna toute
neuve et une autre pièce de six pence.
Puis il tira de sa poche la clé de la grille et
entra dans le jardin. •
Tout le monde était touché au cottage, à
l'exception du valet de chambre, qui avait
ordre de toujours attendre mylord.
Shohing ne daigna pas donner à ce valet : la
moindre explication sur son changement de
costume ; il se borna à demander des nouvelles
de Jérémiah auprès de qui Jefferies ayait passé
la soirée, et il gagna sa chambre et se coucha
après avoir vidé un petit verre de sherry.
Puis il dormit huit heures de suite et De
s'éveiila que pour déjeuner.
Hampsteadt, nous l'avons déjà dit, est à peu
près désert en hiver.
Cependant, au coin de Heath-Mount, on
trouve un pharmacien chimiste.
Comme c'était chez cet industriel patenté
que Shoking avait déjà commandé plusieurs re-
mèdes pour Jérémiah, ce fut dans cette officine
qu'il porta la nouvelle ordonnance de l 'bomme
gris.
Le chemist dispensary savait que lord Wil-
mot avait chez lui une jeune fille malade et que
le médecin qui la soignait était un docteur fraa-
gaiâ*
Voir le numéro du 22 novembre.
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