Titre : Figaro : journal non politique
Éditeur : Figaro (Paris)
Date d'édition : 1884-04-17
Contributeur : Villemessant, Hippolyte de (1810-1879). Directeur de publication
Contributeur : Jouvin, Benoît (1810-1886). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 17 avril 1884 17 avril 1884
Description : 1884/04/17 (Numéro 108). 1884/04/17 (Numéro 108).
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
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Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
2
LE FIGARO, w JEUDI 17 AVRIL 1884
tes vulgarisateurs patentés. Il avait, en outre,
une façon d'accommoder les fables de Lafon-
taine, qui, sous des allures extravagantes, ca-
chait une très profonde et très moderne philo-
sophie. On .me permettra d'en reproduire un
échantillon, qu'a popularisé l'auteur du 101e.
« Le Rat de ville et le Rat des champs
» Autrefois le Rat de ville
'» Invita le Rat des champs,
» D'une façon fort civile,
» A des reliefs d'ortolans.
» T1 l'emmena chez Dinochau, où il n'y a pas
3e tapis de Turquie, mais enfin il y avait des
ours où on n'était pas trop mal. Voilà mes
. gaillards qui venaient d'achever le gigot,
?quand Dinochau se mit à faire une scène au
rat de ville à propos d'une ancienne note. Le
fat des champs attrape la rampe et descend
l'escalier avec la rapidité de la foudre.
? ' » Le rat de ville lui criait :
» - Ce ne sera rien, remontez donc! l'af-
faire est arrangée !
-> » - Merci, fit le rat des champs, je ne suis
qu'un paysan, moi, je .l'aime pas ces machi-
nez-là. J'aime mieux m'en aller sans payer que
d'avoir des histoires! »
s Que dites-vous de cette manière d'apprécier
le rat paysan ou le paysan rat?
Parisis.
- -v-- ---
l! LETTRE DE FRASCUELO
Quand nous avons eu la certitude que Fras-
cuelo prendrait part, le 9 mai prochain, à la
grande fête organisée par la Société de Cha-
rité maternelle, nous avons prié le célèbre
toréador de couper court aux racontars fan-
taisistes qui se propageaient dans le public,
en nous retraçant lui-même l'histoire de sa
carrière.
Aujourd'hui, nous avons la bonne fortune
d'offrir à nos lecteurs la lettre suivante que
Frascuelo nous adresse de Madrid '.et à la-
quelle nous laissons toute sa saveur originale.
? Gomme complément à cette esquisse auto-
biographique, Frascuelo nous envoie sa pho-
tographie et celle d'un tableau qui le repré-
sente en face du taureau au moment où il va
lui donner le coup mortel.
" Nous exposons l'autographe et ces photo-
graphies dans notre Salle des Dépêches.
Disons tout d'abord que Frascuelo s'appelle,
de son vrai nom, Salvador Sanchez, et qu'à
ses débuts il eut à lutter beaucoup contre la
rivalité des toréadors en renom.
C'est grâce à son énergie et à la supério-
rité de son savoir-faire, qu'il a conquis enfin
sa brillante renommée, aujourd'hui univer-
elle.
Madrid, 12 avril 81.
«
Monsieur le Rédacteur,
Si je n'ai pas répondu plus tôt à la
lettre que vous m'avez fait l'honneur de
m'adresser, c'est que "je m'étais absenté
de Madrid pour me rendre à une partie
de chasse.
Vous me demandez quelques détails
sur ma périlleuse profession, elle se ré-
sume dans une seule qualité : le courage.
Je devins orphelin à l'âge de neuf ans ;
mon père était colonel de douaniers
(carabinieros ). *
A dix-sept ans, mes camarades d'en-
fance me dirent en plaisantant : « Tu
devrais te faire toréador...» Tout à fait
par hasard, quelque temps après, je me
rendis dans un petit village de la pro-
vince de Madrid et je me mêlai sponta-
nément à . un combat comme il s'en
fait chez nous, c'est-à-dire où le premier
amateur venu a le droit de prendre part
à la corrida. Là, je fus atteint par un
taureau qui me fit une blessure de six
pouces de profondeur. J'en gardai la
chambre pendant trois mois. Une fois
guéri, je descendis de nouveau dans
l'arène, mais cette fois avec la volonté
bien arrêtée de devenir un vrai torero.
A vingt et un ans, j'étais déjà classé
par mes maîtres, D. Francisco Arjona
(Cucharos), et D. Cayetano-Sanz, comme
une des premières espada.
Le 27 octobre 1867, l'Association des
dames palronesses de l'hôpital des ciga-
rières organisèrent à leurs frais une
corrida.
C'est là que je parus pour la première
fois en compagnie del Senor Cuchares et
son fils, comme première espada.
A partir de ce jour, je pus me consi-
dérer comme indépendant : j'organisai
bientôt une cuadrilla à moi et je pris
des engagements pour des courses à
venir. A dater de ce moment, ma-répu-
tation s'accrut de jour en jour.
Je vous envoie ma photographie en
costume de ville et celle d'un tableau
représentant la mort d'un taureau tué
par moi dans la Plaza de Valence. Cette,
toile a été peinte par-un de mes amis de
cette ville.
Je dois vous prévenir que j'ai pris
part à toutes les courses de bienfaisance
données en Espagne, et j'ai regretté tout
particulièrement de n'avoir pu partici-
per à la fête organisée à l'Hippodrome
de Paris, au profit des pauvres de votre
capitale et des inondés de Murcie. Mal-
heureusement jç me trouvais . alité, le
bras gauche fracturé, à la suite d'une
blessure que me lit un taureau le 12 oc-
tobre 1870.
- Tout ce qui a été dit dans la presse
parisienne relativement à mon refus de
venir à Paris sous prétexte que l'on me
défendrait d'y tuer le taureau est absolu-
ment inexact. Ce sera pour moi un grand
honneur et un réel plaisir de pouvoir fi-
gurer dans une course dont le produit
sera affecté à une oeuvre de bienfaisance
française.
Je ne veux pas fatiguer plus longtemps
votre attention et je saisis cette occasion
pour vous prier de disposer de moi et
de_.me croire, .
Votre bien dévoué, qui vous baise les
mains.
Salvador Sanchez
(FRASCUELO.)
LES OBSEQUES D'HIER
EDOUARD DENTU .
Les obsèques du célèbre éditeur ont
été telles qu'elles devaient être. Une
affluence considérable a suivi le convoi
des hauteurs de Passy au fond du Père-
Lachaise'.
A onze heures et demie, la. cour du
joli hôtel de la rue Boulainvilliers était
déjà pleine de monde.
Toutes les notoriétés du Paris litté-
raire et artistique sont venues s'inscrire
sur le'registre ouvert par la famille.
A midi, le convoi se dirige vers l'é-
glise Notre-Dame-de-Grâce. Il est conduit
par MM. le baron de la Borie de la Batut,
Gabriel Dentu et lions-Olivier, gendre,
frère et beau-frère du défunt; Sauvaître
et Emile Faure, les deux collaborateurs
de Dentu.
Derrière eux, MM. Aclocque, conseil-
ler municipal du quartier; Alphonse
Daudet, Jules Claretie, Georges Ohnet,
Malot, Francis Magnard, Saint-Genest,
Pierre Véron, Henri Houssaye, de Gon-
court, Paul Dalloz, Arnold Mortier, Cal-
mann Lévy, Marpon, Ollendorff, Racot,
Palmé, A. Delpit, Henri de Bornier,' l'ar-
tiste Lafontaine, Edmond Lepelletier,
qui fait aujourd'hui sa première sortie ;
Camille Debans, le peintre Guillemet,
F. du Boisgobey, Pion, Eudel, Catulle
Mendès, Emile Blavet, les dessinateurs
Guérard et Somm, Grévin, Brébant, Ed-
mond Stoullig, Paul Perret, Théodore
de Grave, Afbéric Second, Jules Prével,
Georges Grison, de Molènes, Léopold
Stapleaux, Deslys, Joliet,Alexis Bouvier,
A. de Launay, Victor Havard, Gourdon
de Genouiilac, Jules de Gastyne, G. de
Cherville Louis Dépret,Chabrillat,Trou-
bat, d'Amezeuil, Henri Barrère, Félix
Ribeyre, Hippeau, l'artiste Saint-Ger-
main, Alfred d'Aunay, Mines Edouard
Fournier Claude, Olympe Audouard,
Mie d'Aghonne, Anaïs Ségalas, etc., etc.
Mais comment citèr tout le monde ? Il y
avait cinquante-quatre voitures.
Le corbillard est couvert de fleurs et
de couronnes. Sur l'une de celles-ci,
hommage spontané des domestiques,
on lit : A notre bon maître.
Après la messe chantée, tout le cor-
tège se dirige vers le Père-Lachaise, où
l'on assiste à une scène pénible. On a le
plus grand mal à entrer la bière dans le
caveau, situé à quelques pas de celui de
Scribe, ue des auteurs de ^maison
DëhtU. ,1 ~L '
Les prière! dites,- M. Charles Diguet
s'approche était le discours- de M. Ar-
sène Houssaye, président de la Société
des gens de lettres, retenu- chez- lui par
indisposition : *
Messieurs, la passion du travail a aussi sa
fatalité : on en yit, mais on en meurt. Edouard
Dentu en a vécu et il en est mort.
Minuit seul l'arrachait à cet étroit cabinet
de travail où il oubliait, dans la poussière des
livres, les enchantements de sa maison, en-
tourée d'un parc qui répandait la vie... Ce
qui l'a tué, c'est l'amour-des livres, non pas
qu'il n'aimât sa famille avant tout, non pas
qu'il ne fût le meilleur ami du monde ; mais
il se passionnait au jour le jour pour tout
livre nouveau-né ou pour tout manuscrit qu'il
allait mettre au monde. La question d'argent
n'était pas une question pour lui : il se préoc-
cupait de ses livres parce q^e c'étaient se*
livres, mais non pour l'argent qu'ils donnaient
à sa librairie. Aussi fut-il la Providence des
jeunes romanciers, quoique fidèle à ses an-
ciens amis; Il ouvrait galamment sa porte à
tous ceux qui tentent la fortune littéraire.
Certes, il n'avait pas le temps de lire tous
les volumes qu'il éditait. Rivarol a dit qu'il
n'y avait de bons libraires que ceux qui ne
lisent pas.
Hélas! les nuages ont trop tôt obscurci
son ciel. Il y a un admirable sonnet de Sou-
lary où la jeune mariée, dans son cortège
nuptial, rencontre un cortège funèbre. Ce fut
l'histoire terrible de son dernier jour, puisque
déjà il voyait la mort quand il essayait de
sourire au mariage de Mlle Dentu. Il n'y a
pas quinze jours, l'espérance entrait dans la
maison, quand déjà la mort était debout sur
le seuil. Mais le bonheur qui éclairait le front
de sa fille fut cette étoile du matin, dont
parle la Bible, qui rayonne au delà des hori-
zons du tombeau...
PuisM. EmmanuelGonzalès prononce,
au nom des amis du défunt, un élo-
quent discours, dont nous regrettons de
ne pouvoir citer que les passages sui-
vants :
Rien de plus touchant, à ces époques trou-
blées où les traités de morale sont craquelés
comme de vieux tableaux, qu'une amitié
fidèle.
^ Edouard Dentu, pour la plupart des écri-
vains, n'était pas un éditeur, mais un ami à
toute épreuve, le confident des heures diffi-
ciles, le sauveteur obligatoire.
... S'il achetait des villas et des forêts, c'é-
tait pour le plaisir de sa famille et de ses
amis. Il ne se sentait heureux qu'au milieu
d'eux, et il ne les astreignait pas à l'étiquette
de la vie de château. A son beau domaine de
la Grand'Cour, chacun des hôtes.se trouvait
chez lui. - I
... L'excellent homme a été un des heureux
de la vie, - mais comme tout se paie en ce
monde, il a payé ses joies par les tortures
d'une atroce agonie. Il a tant souffert qu'il
appelait dans son délire les Valets de la mort
et qu'il invoquait ses amis les plus chers
pour l'aider, lui croyant et chrétien, à se dé-
livrer des derniers spasmes de la vie !
Après ces paroles émues, la foule dé-
file, le coeur serré, devant le monument.
En jetant l'eau bénite sur le corps, il
nous a semblé que nous donnions une
dernière poignée de main à celui qui
a compté autant d'amis qu'il a connu
d'auteurs pendant ses trente années de
travail.
c. c.
Mme LA DUCHESSE D'ALBUFÉRA
Les funérailles de la maréchale Su-
chet, duchesse d'Albuféra, ont eu lieu
hier à midi, en l'église de la Madeleine.
Le corps avait été déposé, dès onze
heures, sous le vestibule de la maison
mortuaire, faubourg Saint-Honoré, trans-
formé en chapelle ardente, remplie de
lumières, d'arbustes et de fleurs.
Une magnifique couronne de violettes
et de roses surmontait le cercueil avec
cette inscription : A ma meilleure amie.
C'était un envoi de la baronne douai-
rière de Rothschild.
Le deuil était conduit par le comte de
la Redorte, le duc d'Albuféra, le vicomte
et le baron de la Redorte, le comte de
Bonneval et le comte Cornudet.
Au moment de l'arrivée du corps,
l'église était déjà pleine de monde.
Aux premiers rangs nous voyons : le
duc de Broglie, le marquis de Bassano,
le baron Girod, de l'Ain; M. Bocher, le
comte de Trévise et le maréchal Canro-
bert. ? ..
Citons maintenant au hasard : le due
de Clermont-Tonnerre, le comte F. de
Montesquiou, le baron Séguier, le comte
de Goyon, le vicomte de Gramont-d'As-
ter, le général de France; le comte
d'Haussonville, le marquis de Lasteyrie,
le prince de Bauffremont, le prince de
Sagan, le comte de Lanjuinais, le prince
d'Arenberg, MM. de Mirabeau et Boré-
Verrier, le marquis de Villeneuve-Bar-
gemont, le marquis de Massa, le vicomte
de Dampierre, le comte de Boisgelin, le
comte de Raigecourt, le comte Serrurier,
le comte Daru, le vicomte de Dreux-
Brézé, le comte de Saint-Aignan, le mar-
quis et la marquise de Castellane-No-
rante, et leur fille, Mlle Marthe de
Castellane-Norante.
Après la cérémonie religieuse, le cor-
tège s'est dirigé vers le Père-Lachaise,
où se trouve le monument élevé en 1828
au duc d'Albuféra, le glorieux héros de
la guerre d'Espagne.
C'est là que repose maintenant la der-
nière maréchale du premier Empire.
x.
PARIS AD JOUR LE JOUR
Le texte complet du discours politique
de M. Jules Ferry à Périgueux a été,
connu trop tard pour permettre de longs
commentaires. Malgré l'analyse-résumée
que nous avons donnée dès hier de ce
nouveau "^manifeste ministériel, nous
croyons devoir reproduire quelques pa-
ragraphes du discours, touchant les
points politiques à l'ordre du jour, tels
que les rapports avec l'extrême gauche,
la question dé la revision, et les pro-
chaines élections municipales.
Les paroles ne coûtent rien, et en po-
litique il y a longtemps qu'elles ne tirent
plus à conséquence. M. Jules Ferry n'a
donc éprouvé aucun embarras à déclarer
que sa fameuse rupture avec l'extrême
gauche, proclamée si haut dans le falla-
cieux discours du Havre, était décisive.
Au Havre, a dit M. Ferry, je me suis permis
do dire, l'année dernière, que le gouverne-
ment avait la prétention d'avoir une politique,
que cette politique n'était pas servie par tout
le monde, qu'elle était combattue par plu-
sieurs et que nous n'entendions pas faire les
affaires de ceux qui la combattaient.
Et la notion môme du gouvernement s'est
tellement allaiblie dans certains esprits, qu'il
s'est monté là-dessus de très grandes colères,
comme si c'était vraiment une chose surpre-
nante, intolérable, qu'un gouvernement qui a
des amis gouverne avec ses amis et se refuse
à gouverner avec ses adversaires.
Eh bien ! oui, messieurs, la politique du
Havre, puisqu'on l'appelle ainsi, elle tient
toujours, parce que les autres, eux aussi,
tiennent toujours. Nous ne fermons la porte
à personne, nous ouvrons les bras à tout le
monde, et en vérité, quand on nous accuse
d'avoir commencé, cela fait un peu trop son-
ger à certain animal de la fable!...
Nous n'avons rien commencé du tout.
Comme je le rappelais hier d'un mot, c'est
une chose bien remarquable que le grand
homme d'Etat que nous avons pleuré et célé-
bré à Cahors ait été la première victime de
cet esprit de division dont nous nous plai-
gnons aujourd'hui. Nul pourtant n'avait ja-
mais voulu plus que lui le parti républicain
uni dans sa totalité... et c'est cependant
contre lui, pour battre en brèche sans doute,
pour diminuer une influence que l'on trouvait
gênante, c'est contre lui le premier que le
drapeau de la division a été levé.
Cette dernière allusion est le chef-
d'oeuvre do M. Ferry. Personne en effet
ne s'attendait à le voir déplorer, avec
des larmes dans les yeux, la résistance
à Gambetta, résistance à laquelle il a
contribué en ce temps-là plus que per-
sonne.
M. Ferry veut le gouvernement pour
lui, mais il n'en voulait pas pour Gam-
betta. C'est le mot du « véritable amphi-
tryon » appliqué à la politique.
Quant à la revision, M. Ferry a ima-
giné un raisonnement tout à fait im-
prévu : personne ne la demande, dit-il,
le pays s'y montre profondément indif-
férent : eh bien 1 c'est justement pour
cela qu'il faut la faire, car on la fera
alors... exactement comme je la vou-
drai.
. M. Ferry ne le dit, pas si franchement,
mais c'est le sens'logique des paroles
suivantes :.
Qui vous dit que plus tard, dans deux ou
trois ans, vous retrouveriez les mêmes condi-
tions si rassurantes dô réflexion, de sagesse,
de libre esprit ? Dû reste, nous pourrons en-
core dire à ceux que la » Révision effraie que
les hommes qui veulent une autre revision
que la nôtre se sont chargés de la limiter, de
la distinguer, de marquer la frontière entre
eux. Aujourd'hui, les places sont prises, les
camps sont bien tranchés, les drapeaux sont
levés et l'on ne nous soupçonnera pas d'être
des révisionnistes par une constituante ou
par l'appel au peuple.
Nous voulons la revision dans les termes
de la Constitution. Nous ne croyons pas im-
possible de trouver une solution acceptable
par 320 députés dans la Chambre et par 160
sénateurs. Il y a uno moyenne de réforme
constitutionnelle qui no peut être dépassée,
parce qu'elle représente la moyenne des
voeux du pays républicain, Et quand nous
aurons rassuré la majorité sénatoriale par des
déclarations expresses, ' par des assurances
formelles, par des garanties - et la première
garantie devra consister dans l'affirmation
catégorique de la revision limitée, rigoureu-
sement limitée, en opposition à la revision
intégrale et illimitée - je suis convaincu que
l'on reconnaîtra que le problème est molus
ardu, moins difficile à résoudre, moins com-
pliqué qu'on ne le croit généralement.
Enfin, sur la question des prochaines
élections municipales, M. Jules Ferry,
qui devient de plus en plus gourmand, a
exprimé le désir qu'elles fussent surtout
municipales :
Je voudrais que cette fois, quand la Répu-
blique est si bien assise, quand ses adver-
saires ont démontré d'une façon si éclatante
leur irrémédiable impuissance, les élections
municipales se fissent sur le terrain des inté-
rêts municipaux ; que sur ce terrain un grand
esprit de conciliation présidât au choix des
comités et aux transactions nécessaires dans
un Conseil municipal.
On peut y faire entrer les représentants de
bien des nuancés de l'opinion républicaine ;
mais on doit leur imposer à tous une condi-
tion première : c'est de respecter les lois du
pays, les lois de leur propre institution, de
renoncera ce système d'empiétement, d'usur-
pation, de revendications déplacées, illégales,
qui sont trop souvent le rêve de certains
Conseils municipaux.
C'est tout simplement admirable. Il
ferait beau voir une monarchie inviter
les conseillers municipaux à se renfer-
mer dans leur mandat administratif et à
« respecter les lois de la Constitution éta-
blie ». Mais chacun sait qu'aujourd'hui
la République de M. Ferry est de droit
divin. Contre une monarchie, tout est
permis : contre la .République, rien. Dé-
fense d'empiéter et d'usurper sur elle
en quoi que ce soit.
? Jusqu'ici, ce discours ne paraît pas
provoquer beaucoup d'enthousiasme.
Le Temps apprécie même, en termes
assez mécontents, la théorie do M. Ferry
touchant la revision qu'il l'ait faire pré-
cisément parce qu'on ne la demande
pas.
Le pays ne tient pas beaucoup à la revi-
sion; il ne se passionne pas; raison de plus
de se hâter de la faire; nous pourrons y tra-
vailler en paix et sans aucune pression du
dehors. Ce raisonnement, nous le craignons,
est plus spécieux que solide. N'est-ce pas
assez pour un gouvernement de faire les
choses nécessaires, sans vouloir y ajouter des
oeuvres surérogatoires ? Or, la plus suréroga-
toire, c'est-à-dire la plus vaine politiquement
parlant, c'est la révision. Les questions oi-
seuses ne font pas seulement perdre du
temps, elles font prononcer beaucoup de dis-,
cours, agitent beaucoup l'air et quelquefois
déchaînent des tempêtes. Il est vrai que le
ministère ne peut.se dispenser de contribuer
à dégager, dans cette affaire, la signature que
la majorité des députés a si gratuitement et
si imprudemment donnée; qu'il réduise le
plus possible les conséquences de cette faute,
c'est tout ce qu'on lui demande pour le mo-
ment, et, à cet égard, le langage de M. Jules
Ferry est évidemment rassurant.
En revanche, cette revision, qui semble
inutile au Temps, ne manquera pas- de
paraître insuffisante et par conséquent
nulle aux feuilles radicales. La France
dit déjà aujourd'hui:
La préoccupation dominante de M. le pré-
sident du Conseil, c'est de prendre des pré-
cautions contre la Chambre, c'est-à-dire con-
tre le suffrage universel, et de « rassurer le
Sénat », c'est-à-dire le suffrage restreint.
Comment rassurer le Sénat ? En lui donnant
sécurité pour la durée de ses privilèges,pour
le maintien de ses attributions.
Dans ces conditions, que peut être l'effet de
la revision, sinon de maintenir dans le pacte
constitutionnel les vices d'origine et les ger-
mes de discorde qui troublent. et paralysent
le régime actuel ?
En ce sens, le discours de Périgueux nv
nous apprend rien. Il est la conclusion natu
relie de la politique de résistance, et si cette
nouvelle manifestation oratoire d'une politi-
que condamnée pèche par un excès d'orgueil,
elle ne manque du moins ni de franchise ni
de logique.
Adolphe Racot.
Nouvelles Diverses
La Société française de physique, dont le
rôle, au point de vue des applications prati-
ques dé la' science spéciale qu'elle repré-
sente, est déjà connu et apprécié comme il le
mérite, a organisé, à l'Observatoire de Paris,
avec le concours de plusieurs sommités scien-
tifiques, trois réunions fort intéressantes, au
cours desquelles le public d'élite qui y est
convié peut se rendre compte des progrès
réalisés en ces derniers temps.
Hier soir, l'avant-dernière séance donnée
par la Société était particulièrement intéres-
sante. Cinq cents personnes au moins, circu-
laient dans les vastes salles de l'Observa-
toire : MM. Mouchez, directeur, Loewy, sous-
directeur, et Fraissinet, secrétaire, faisaient
avec une bonne grâce charmante les hon-
neurs de leur scientifique et séduisante
maison. Plusieurs sénateurs et des députés,
des membres de l'Institut, les directeurs
des obs3rvatoires de Montsouris, du Pic
du Midi, du Puy-de-Dôme, de nombreux
élèves de l'Ecole Polytechnique et de l'E-
cole Centrale, etc., étaient au premier-rang
parmi les invités. Un grand nombre de dames
et de jeunes filles avaient été également invi-
tées et n'étaient pas les moins assidues aux
explications données au cours des expé-
riences.
Il nous faudrait un espace bien plus consi-
dérable que celui qui nous est départi pour
indiquer, même sommairement, les mer-
veilles scientifiques- que nous avons pu ef-
fleurer du regard.
Citons pourtant, un peu au hasard dé la
plumé, les appareils balistiques du service
de l'artillerie de marine, de M. Sebert, les
accumulateurs Reynier, le moteur dynamo-
électrique de M. Le Roy, les divers appa-
reils d'éclairage électrique Siemens; les-
modèles de baromètre, de the momètre,
d'hygromètre, etc, de MM. Richard, adop-
tés par le bureau central météorologique;
des électrophones spéciaux pour auditions
téléphoniques; un nouveau modèle de micros-
cope photographiant; les curieuses applica-
tions de M. II. Garnier, aux épreuves de pro-
jections solaires, de la reproduction instan-
tanée des clichés; les expériences de M.
Ducretet, sur l'étincelle d'induction avec uiîe
bobine de Ruhmlcorff démontable, etc., etc.
A onze heures, les invités se retiraient, un
peu étourdis peut-être par le ronflement des
machines électriques et autres, mais absolu-
ment charmés et émerveillés.
Les gardiens du cimetière du Père-Lachaise
ont trouvé, hier matin, étendue morte, devant
le tombeau de la famille Bouchon, 40° divi-
sion, une femme âgée de soixante-dix ans
environ. Un flacon ayant contenu de l'absinthe
se trouvait à ses côtés.
Cette femme était vêtue d'un jupon marron,
d'un tablier bleu, coiffée d'une cornette blan-
che et chaussée de bas de laine bleue el de
feutre.
Le cadavre a été transporté à la Morgue.
M. Gonet, commissaire de police, a ouvert
une enquête au sujet de cette mort étrange.
On n'a pas oublié la tentative d'assassinat
commise, il y a quoique temps, par un ou-
vrier boulanger de Lille, nommé Curien, qui
avait résolu do tuer M. Jules Ferry. Le frère
de ce personnage, Maxime Curien, âgé de
vingt-quatre uns, se disant avocat, vient d'être
arrêté par M. Gilles, commissaire de police à
Batignolles, dans les circonstances suivantes:
Maxime Curien a déserté, il y a quelques
mois, de l'armée française, et il voyageait sous
le faux nom de Bertoux. A Bruxelles, il a sé-
duit uno jeune fille de dix-huit ans, qui se
nomme Augustine A.... Non seulement il la
détermina à le suivre, mais encore à dérober
à ses parents uno somme do 8,000 francs.
Le père déposa aussitôt une plainte, et un
nouveau mandat d'arrêt fut décerné contre
Curien sous l'inculpation do détournement de
fille mineure et de participation de vol.
Feuilleton du FIGARO du 47 Avril 1884
~22-
LISE FLEURON
VI
- Suite -«
Une sombre tristesse s'empara de
Claude. Il envia ce jeune homme, qui
avait le bonheur d'être aimé de cette
-adorable fille. Qu'avait-il fait pour cela?
Rien que paraître, et le coeur de Lise
avait été à lui. Sa blonde moustache et
ses yeux bleus avaient suffr. Elle lui ap-
partenait. L'écho odieux disait la vérité.
Et, si ce n'était pas maintenant, ce se-
rait quand il le voudrait. Il n'aurait qu'à
ouvrir les bras pour qu'elle s'y jetât avec
passion. .
? Elle était prête. Ils descendirent. Sur
la scènes le nombre des habitués était
plus grand que d'habitude. Raynaud ve-
nait d'arriver, et Adrien Gamard. au mi-
lieu d'un cercle d'auditeurs attentifs,
pariait en faisant des gestes violents.
Rombaud l'écoulait, assis sur le canapé
du quatrième acte, et le récit du gom-
meux paraissait l'intéresser vivement.
- Le premier acte de Lili venait de
finir: il faisait une chaleur du diable
dans la salle des Variétés ; j'étais avec
Boulanger, une vieille branche à moi. Je
lui dis : Allons prendre un bock. Nous
entrons au café, et qui est-ce que j'aper-
çois ? de Brives, Verneville et Michalon,
debout devant une table, sur laquelle un
grand barbu, paraissant très embêté, se
tenait accoudé. De Brives lui parlait et il
ne répondait pas. Enfin, il se dressa très
pâle et, frappant du pied, il cria : Non !
àyt même. moment de Brives leva la
.nain et lui envoya, à travers la figure,
un tel « pain » que le bonhomme se ré-
pandit sur le plancher... Alors voilà
ses camarades qui s'élancent, tous à la
fois, et qui veulent tomber sur de
Brives. Ah ! mes enfants ! Alors si vous
aviez vu Michalon !... Ce que c'était
beau !... Il en avait attrapé un de chaque
main, et il les cognait l'un contre l'autre,
comme s'il jouait des cymbales, les ap-
platissant à chaque coup... Et il disait
d'une voix tranquille : Messieurs, vous
Droits de traduction et de reproduction réser-
vée. S'adresser pour traiter à M7 Paul Ollendorff,
éditeur, 28 Oit, rue de Richelieu.
avez tort, vous vous mêlez là de ce qui
ne vous regarde pas... Laissez mon ami
s'expliquer tranquillement avec le vôtre.
Et, en parlant, il continuait à les cogner,
si bien qu'on les lui a tirés des mains,
pâmés comme deux carpes. Pendant ce
temps-là le grand barbu s'était ramassé
et il criait à de Brives :
- Vous voulez vous battre ? Eh. bien l
. Nous nous battrons !
-.Voilà ce qu'il fallait dire tout de
suite, répliqua de Brives ; vous m'auriez
évité des mouvements inutiles.
Et, d'un coup de pouce, il envoya sa
carte au nez du monsieur qui, redevenu
furieux, voulait se jeter sur lui, et à qui
Michalon, avec sa douceur de colosse,
disait paternellement :
- Allons, mon cher, tenez-vous tran-
quille, ne me forcez pas à vous casser
les reins. Si vous voulez faire du mal à
mon ami, vous le pourrez demain ma-
tin !
Alors moi, j'ai filé des Variétés, et je
suis venu tout courant vous raconter la
chose. Très crâne, de Brives, mes petits
bons, et un poignet, je ne vous dis que
ça! Je n'aurais pas voulu recevoir la
chiquenaude qu'il a posée sur la joue du
grand barbu. Ah l au fait, vous savez ?
c'est Lantenac l
Un cri étouffé se fit entendre, Lise, ap-
puyée au décor, décomposée, se soute-
nait à peine. Elle avait écouté les der-
niers mots du récit de Gamard, et le'nom
de de Brives, engagé dans une querelle
avec Lantenac, lui était entré comme
une pointe acérée dans le coeur.
Rombaud courut à elle. D'un geste,
elle l'écarta, - et, prenant le bras de
. Claude, elle gagna sans parler, sans se
plaindre, le coin le plus obscur des con-
lisses,
- Lise était là, dit Rombaud. Pauvre
fille I la voilà encore toute bouleversée.
Madame Bréval, ayez donc la bonté de
voir si elle a besoin de quelque chose.
Il remua ses clefs, mâchonna sa
moustache, en marchant à petits pas,
très ennuyé. Puis, le directeur prenant
le dessus :
- Sapristi, nous avons du monde ce
soir... Ce diable d'article nous a amené
des spectateurs... Pourvu que Lise puisse
finir la pièce !
Il connaissait mal la jeune fille. Le
coup qui venait de l'atteindre ne l'avait
pas abattue. Assise auprès de La Barre,
sur un escabeau qui servait au pianiste
quand on jouait des danses dans la cou-
lisse, assombrie, elle restait silencieuse.
Elle n'avait pas pensé un instant à la
conclusion de cette affaire, dans laquelle
Jean était aussi compromis qu'elle. Et,
soudain, cette terrible conséquence : le
duel, entre l'insulteur et celui qu'elle ai-
mait, venait de lui apparaître.
Elle ne s'étonna pas que Jean se bat-
tît ; elle se reprocha de n'avoir: pas pensé,
dès le premier instant, qu'il se battrait.
Eût-il été l'homme qui s'était si complè-
tement emparé d'elle, le beau, le fier
Jean, s'il n'avait pas ressenti furieuse-
ment l'outrage qui lui était fait? Car
elle le voulait se battant, autant pour
son honneur à elle quepour son honneur
à lui. Elle ne chercha pas comment il
serait possible d'empêcher la rencontre.
EUe la jugea inévitable. Et si elle éprouva
d'affreuses angoisses, à la pensée du
danger que Jean allait courir, elle n'ad-
mit pas qu'il pût sans honte s'y dérober.
Son tempérament de comédienne, plein
de l'exagération nécessitée par l'opti-
que de la scène, se manifesta; la réalité
disparut à ses yeux. Elle se vit engagée
avec Jean dans une sorte de péripétie
dramatique. Il devint un Rodrigue, et
elle fut prête à lui crier: «Sors vain-
queur d'un combat dont Chimène est le
prix!» La situation exigeait qu'il allât
risquer sa vie : la comédienne, pour rien
au monde, n'eût voulu transiger avec
cette nécessité théâtrale. Mais la femme
était épouvantée, et, du fond de son
coeur, une prière ardente s'élevait, de-
mandant au ciel d'épargner son défen-
seur. Il y avait en Lise deux natures :
l'une, de petite bourgeoise, faite pour la
tranquille existence, sans tapage et sans
difficultés ; l'autre, de véritable héroïne,
habituée aux phrases redondantes, aux
sentiments outrés, au choc des paroles
et des épées.
Mme Bréval étant venue demander à
Lise comment elle se trouvait, la jeune
fille déclara qu' elle était prête à jouer.
Et, sans défaillance, soutenue par la
fièvre qui la dévorait, elle alla jusqu'au
bout de son rôle.
Clémence vit avec stupeur sa rivale
déployer tant d'énergie. Elle espérait
assister à une déroute : elle dut marquer
une victoire de plus à l'actif de Lise.
Avec une rage qu'il lui fallut déguiser,-
elle constata que, pour abattre celle
qu'elle haïssait, il faudrait frapper de
plus rudes coups. Elle fut d'une bien-
veillance charmante, elle soutint sa ca-
marade avec affectation, pendant les
scènes qu'elles avaient à jouer ensemble
et força tout le monde à remarquer com-
bien elle s'était montrée affectueuse et
dévouée dans cette pénible épreuve.
Lise, sans défiance, la remercia. Et il
parut évident que Clémence et elle étaient
très bonnes amies. En elle-même l'Ita-
lienne se disait : Que Lantenac donne
un bon coup d'épée au travers du bras à
de Brives, et voilà le galant pour quinze
jours dans son lit. Le théâtre ferme à la
fin de la semaine : ils seront séparés.
Lise a annoncé qu'elle partait en pro-
vince. Et, d'ailleurs, elle n'oserait pas
aller chez lui... Et elle ne le recevrait
pas chez sa mère; Leurs affaires ne sont
pas assez avancées pour qu'ils cherchent
à se voir ailleurs. >
Elle raisonnait en tacticienne de l'a-
mour, à qui aucune des marches et des
contre-marches d'une intrigue n'est in-
connue. Elle savait, depuis longtemps,
pour en avoir usé, de quelle utilité sont
les appartements meublés à Paris. Mais,
ce que sa rouerie savante ne pouvait de-
viner, c'était jusqu'où l'innocent amour
de Lise pouvait aller enfait de hardiesse.
Et, rassurée, elle se félicita de s'être fait,
dans le cours de sa carrière galante, des
amis dévoués, comme Lantenac, jusqu'à
l'infamie. *
La pièce venait de finir.
- Restez : j'ai besoin de vous, dit Lise
à Claude, en sortant de scène. Allez
m'attendre dans le cabinet de M. Rom-
baud.
Le théâtre était vide. Campoint, rou-
lant une cigarette, Venait de monter dans
la loge do Mme Bréval. Rombaud et La
Barre se promenèrent un instant, regar-
dant enlever les accessoires.
- Vous connaissiez donc Lise ? de-
manda Rombaud, en s'arrêtant. Vous ne
me l'aviez pas dit.
- Notre connaissance, dit Claude, date
même de loin.
- Elle paraît avoir beaucoup d'amitié
pour vous... C'est bien regrettable, cette
histoire!... Vous devriez user de votre
influence sur elle, pour lui donner quel-
ques bons conseils... It faudrait à tout
prix essayer de la détacher de cet animal
de Jean...
- La détacher? dit Claude.
- Eh ! elle "s'en occupe plus qu'il ne
faudrait ! Gomment diable a-t-elle pu se
toquer de ce garçon-là ?
Us se regardèrent, soucieux, mordus
par la même jalousie. L'écrivain laissa
tomber sa belle tête pensive sur sa poi-
trine. Il connaissait assez de Brives, il
avait assez pénétré les petits secrets de
sa vie, pour comprendre la curiosité qui
s'était d'abord emparée de Lise. Ce vi-
veur élégant, raffiné, courtois, réservé,
avait occupé l'esprit de la jeune fille.
Elle avait entendu raconter qu'il était
un joueur enragé, un homme à perdre
ou à gagner des sommes énormes dans
une nuit, un gouffre d'argent. Elle s'était
plu à se pencher sur ce gouffre ; peu à
peu elle avait eu le vertige. Et le redou-
table abîme l'avait attirée davantage.
Elle s'était penchée encore, et elle en
avait regardé attentivement le monstre
mystérieux. Elle l'avait trouvé si char-
mant qu'elle n'avait pas eu peur. Et elle
l'avait aimé par le contraste : elle, na-
ture simple et droite, lui, nature com-
pliquée et troublée. Et, comme la blan-
che et pure. Marguerite, elle avait été à
ce Faust sceptique et railleur, devenu
par un miracle de l'amour, doux et
croyant, sous les yeux de la femme ado-
rée. Mais que sa passion le reprît, que
l'ambition lut de nouveau maîtresse de
sa pensée, il allait, entraîné par le dé-
mon tentateur, s'élancer vers l'orgie de
Walpurgis,et donner son âme en échange
des trésors cle la terre. Et la pauvre fille
abusée resterait seule avec sa douleur.
Il les concevait, ces types d'amants
irrésistibles, habiles à bouleverser les
coeurs des femmes, lui, Claude, dont
l'imagination était hantée par eux, et qui,
dans un langage enflammé, les faisait si
bien exprimer leurs passions dans ses
drames. Allait-il avoir le chagrin de
trouver un vivant sujet d'étude dans
cette Lise, à laquelle il ne pouvait pen-
ser sans que son coeur battît, à qui il ne
parlait pas sans un tremblement dans la
voix", il qu'il eût "voulue heureuse, au
prix de son bonheur à lui-même?
Rombaud, en le voyant absorbé dans
une profonde méditation, lui mit la main
sur l'épaule :
- A quoi pensèz-vous?.dit-il.
- Je pense àLise, répondit-il avec un
accent profond, et je la vois si bonne, si
honnête, si loyale, que je ne puis me
défendre de la considérer comme vouée
au malheur. Cette adorable fille, entraî-
née par ses aspirations, est devenue une
grande artiste, et elle était venue au
monde dans un milieu qui la destinait à
être une petite bourgeoise. Elle a une
nature de combat, et elle n'est pas cui-
rassée contre les dangers de la carrière.
Elle recevra tous les coups en plein
coeur.
Le théâtre est un champ de bataille.
Pour y triompher, il faut, non seulement
un immense talent, mais encore une in-
domptable énergie. On a à se défendre
contre tout le monde et souvent contre
soi-même. Lise est vaincue d'avance.
Elle sera victime de sa sincérité, de sa
candeur, de sa tendresse. Ce seront ces
exquises qualités, qui la font si char-
mante, qui la rendront vulnérable.
- Ne la défendrons-nous donc pas ?
dit Rombaud, affectant une gaîté qu'il ne
ressentait pas. Vous êtes vraiment un
prophète de malheur. Moi, pour ma
part, je ne suis pas disposé à laisser
maltraiter une enfant qui est l'étoile de
ma troupe. Mon intérêt est de la proté-
ger, et je n'y manquerai pas. Mais j'ai
une sincère affection pour elle.
Il s'arrêta : il allait peut-être en dire
plus qu'il ne voulait.
. Au haut de l'escalier, le pas léger de
Lise qui descendait se fit entendre. Rom-
baud ouvrit la porte matelassée de son
cabinet, et Claude se trouva, pour la
seconde fois, dans cette pièce où il avait
passé un des quarts' d'heure les plus
poignants de sa vie. Lise y entra der-
rière eux, et s'assit silencieusement
sur le canapé. Rombaud vint s'y placer
auprès d'elle.
- Ma chère petite, dit-il, en lui pre-
nant la main, je suis très aise que M.
La Barre assiste à notre entretien. Il a
pour vous une amitié égale à la mienne.
' Il faut que vous soyez franche et que
vous m'ouvriez votre coeur. Ce que j'ai
à vous demander est très délicat, et ce-
pendant il est nécessaire que je vous pose
cette question. Y a-t-il quoi que ce soit
de vrai... dans la note quia été publié ?
Rombaud avait prononcé les derniers
mots avec hésitation : il s'attendait à
voir Lise se révolter et jouer la comédie
de la pudeur alarmée, comme il l'avait
vu faire à tant de comédiennes, dont l'é-
moi était fort peu justifié. Il n'en fut
rien. Lise, très nettement, et sans dé-
tourner son beau visage,, dont les yeux
bleus regardaient bien en face, déclara
que rien ne pouvait excuser l'attaque, -t
qu'elle était une simple calomnie. Elle
paraissait insensible maintenant à l'in-
jure. Au fond d'elle-même il n'y avait
plus qu'une préoccupation : Jean.
Rombaud lui avait demandéde rester;
elle avait obéi. Mais elle était impa-
tiente de partir et d'être libre.
- Mon Dieu, si ce fou de de Brives
ne s'était pas jeté en avant, et n'avait
pas mis les pieds dans le plat, dit Rom-
baud, rien n'était plus facile que d'obte-
nir une rétractation, et de faire servir à
votre glorification cette basse méchan-
ceté...
- Je n'ai pas besoin de glorification,
dit Lise avec fermeté. Quant à M- de
Brives, il était personnellement attaqué,
et ne pouvait se dispenser d'agir comme
il l'a fait... Tout homme d'honneur eût
fait comme lui...
- Je vous dis que c'est un fou l s'é-
cria Rombaud, s'animant subitement.
Ma chère Lise, vous êtes trop bienvéil
lante pour ce garçon... Vous avez toléré
des assiduités, qui ont été cause de tout
ce qui est arrivé... Vous avez, oh l mon
Dieu, bien innocemment, je le sais
donné prise aux mauvais propos... Jt
vous en prie, il en est temps encore
changez votre manière d'être... De Bri-
ves est mon ami ; c'est un homme char-
mant, mais si vous saviez comme il est
léger, superficiel I II ne doit inspirer
aucune confiance à une femme... Vous
m'entendez bien, n'est-ce pas, ma chère
enfant? Aucune confiance I Aucune 1
Et, avec sa finesse câline do méridio-
nal, Rombaud parlait, enveloppant Lise
dans la douceur molle de ses phrases de
bénisseur attendri. Il s'arrêta, interdit,
en voyant passer sur les lèvres de la
jeune fille un fugitif sourire. Les paroles
de Rombaud avaient éveillé dans l'es
prit de Lise le souvenir de Nuno lui di
sant : « Méfiez-vous des petits jeunes
gens ! » Ils étaient donc d'accord poui
lui dire du mal de la jeunesse ! En réalité
ils voulaient la détourner de Jean, qu
était le seul qu'elle pût aimer.
GEORGES OHNET.
(La suite à demainJ.
LE FIGARO, w JEUDI 17 AVRIL 1884
tes vulgarisateurs patentés. Il avait, en outre,
une façon d'accommoder les fables de Lafon-
taine, qui, sous des allures extravagantes, ca-
chait une très profonde et très moderne philo-
sophie. On .me permettra d'en reproduire un
échantillon, qu'a popularisé l'auteur du 101e.
« Le Rat de ville et le Rat des champs
» Autrefois le Rat de ville
'» Invita le Rat des champs,
» D'une façon fort civile,
» A des reliefs d'ortolans.
» T1 l'emmena chez Dinochau, où il n'y a pas
3e tapis de Turquie, mais enfin il y avait des
ours où on n'était pas trop mal. Voilà mes
. gaillards qui venaient d'achever le gigot,
?quand Dinochau se mit à faire une scène au
rat de ville à propos d'une ancienne note. Le
fat des champs attrape la rampe et descend
l'escalier avec la rapidité de la foudre.
? ' » Le rat de ville lui criait :
» - Ce ne sera rien, remontez donc! l'af-
faire est arrangée !
-> » - Merci, fit le rat des champs, je ne suis
qu'un paysan, moi, je .l'aime pas ces machi-
nez-là. J'aime mieux m'en aller sans payer que
d'avoir des histoires! »
s Que dites-vous de cette manière d'apprécier
le rat paysan ou le paysan rat?
Parisis.
- -v-- ---
l! LETTRE DE FRASCUELO
Quand nous avons eu la certitude que Fras-
cuelo prendrait part, le 9 mai prochain, à la
grande fête organisée par la Société de Cha-
rité maternelle, nous avons prié le célèbre
toréador de couper court aux racontars fan-
taisistes qui se propageaient dans le public,
en nous retraçant lui-même l'histoire de sa
carrière.
Aujourd'hui, nous avons la bonne fortune
d'offrir à nos lecteurs la lettre suivante que
Frascuelo nous adresse de Madrid '.et à la-
quelle nous laissons toute sa saveur originale.
? Gomme complément à cette esquisse auto-
biographique, Frascuelo nous envoie sa pho-
tographie et celle d'un tableau qui le repré-
sente en face du taureau au moment où il va
lui donner le coup mortel.
" Nous exposons l'autographe et ces photo-
graphies dans notre Salle des Dépêches.
Disons tout d'abord que Frascuelo s'appelle,
de son vrai nom, Salvador Sanchez, et qu'à
ses débuts il eut à lutter beaucoup contre la
rivalité des toréadors en renom.
C'est grâce à son énergie et à la supério-
rité de son savoir-faire, qu'il a conquis enfin
sa brillante renommée, aujourd'hui univer-
elle.
Madrid, 12 avril 81.
«
Monsieur le Rédacteur,
Si je n'ai pas répondu plus tôt à la
lettre que vous m'avez fait l'honneur de
m'adresser, c'est que "je m'étais absenté
de Madrid pour me rendre à une partie
de chasse.
Vous me demandez quelques détails
sur ma périlleuse profession, elle se ré-
sume dans une seule qualité : le courage.
Je devins orphelin à l'âge de neuf ans ;
mon père était colonel de douaniers
(carabinieros ). *
A dix-sept ans, mes camarades d'en-
fance me dirent en plaisantant : « Tu
devrais te faire toréador...» Tout à fait
par hasard, quelque temps après, je me
rendis dans un petit village de la pro-
vince de Madrid et je me mêlai sponta-
nément à . un combat comme il s'en
fait chez nous, c'est-à-dire où le premier
amateur venu a le droit de prendre part
à la corrida. Là, je fus atteint par un
taureau qui me fit une blessure de six
pouces de profondeur. J'en gardai la
chambre pendant trois mois. Une fois
guéri, je descendis de nouveau dans
l'arène, mais cette fois avec la volonté
bien arrêtée de devenir un vrai torero.
A vingt et un ans, j'étais déjà classé
par mes maîtres, D. Francisco Arjona
(Cucharos), et D. Cayetano-Sanz, comme
une des premières espada.
Le 27 octobre 1867, l'Association des
dames palronesses de l'hôpital des ciga-
rières organisèrent à leurs frais une
corrida.
C'est là que je parus pour la première
fois en compagnie del Senor Cuchares et
son fils, comme première espada.
A partir de ce jour, je pus me consi-
dérer comme indépendant : j'organisai
bientôt une cuadrilla à moi et je pris
des engagements pour des courses à
venir. A dater de ce moment, ma-répu-
tation s'accrut de jour en jour.
Je vous envoie ma photographie en
costume de ville et celle d'un tableau
représentant la mort d'un taureau tué
par moi dans la Plaza de Valence. Cette,
toile a été peinte par-un de mes amis de
cette ville.
Je dois vous prévenir que j'ai pris
part à toutes les courses de bienfaisance
données en Espagne, et j'ai regretté tout
particulièrement de n'avoir pu partici-
per à la fête organisée à l'Hippodrome
de Paris, au profit des pauvres de votre
capitale et des inondés de Murcie. Mal-
heureusement jç me trouvais . alité, le
bras gauche fracturé, à la suite d'une
blessure que me lit un taureau le 12 oc-
tobre 1870.
- Tout ce qui a été dit dans la presse
parisienne relativement à mon refus de
venir à Paris sous prétexte que l'on me
défendrait d'y tuer le taureau est absolu-
ment inexact. Ce sera pour moi un grand
honneur et un réel plaisir de pouvoir fi-
gurer dans une course dont le produit
sera affecté à une oeuvre de bienfaisance
française.
Je ne veux pas fatiguer plus longtemps
votre attention et je saisis cette occasion
pour vous prier de disposer de moi et
de_.me croire, .
Votre bien dévoué, qui vous baise les
mains.
Salvador Sanchez
(FRASCUELO.)
LES OBSEQUES D'HIER
EDOUARD DENTU .
Les obsèques du célèbre éditeur ont
été telles qu'elles devaient être. Une
affluence considérable a suivi le convoi
des hauteurs de Passy au fond du Père-
Lachaise'.
A onze heures et demie, la. cour du
joli hôtel de la rue Boulainvilliers était
déjà pleine de monde.
Toutes les notoriétés du Paris litté-
raire et artistique sont venues s'inscrire
sur le'registre ouvert par la famille.
A midi, le convoi se dirige vers l'é-
glise Notre-Dame-de-Grâce. Il est conduit
par MM. le baron de la Borie de la Batut,
Gabriel Dentu et lions-Olivier, gendre,
frère et beau-frère du défunt; Sauvaître
et Emile Faure, les deux collaborateurs
de Dentu.
Derrière eux, MM. Aclocque, conseil-
ler municipal du quartier; Alphonse
Daudet, Jules Claretie, Georges Ohnet,
Malot, Francis Magnard, Saint-Genest,
Pierre Véron, Henri Houssaye, de Gon-
court, Paul Dalloz, Arnold Mortier, Cal-
mann Lévy, Marpon, Ollendorff, Racot,
Palmé, A. Delpit, Henri de Bornier,' l'ar-
tiste Lafontaine, Edmond Lepelletier,
qui fait aujourd'hui sa première sortie ;
Camille Debans, le peintre Guillemet,
F. du Boisgobey, Pion, Eudel, Catulle
Mendès, Emile Blavet, les dessinateurs
Guérard et Somm, Grévin, Brébant, Ed-
mond Stoullig, Paul Perret, Théodore
de Grave, Afbéric Second, Jules Prével,
Georges Grison, de Molènes, Léopold
Stapleaux, Deslys, Joliet,Alexis Bouvier,
A. de Launay, Victor Havard, Gourdon
de Genouiilac, Jules de Gastyne, G. de
Cherville Louis Dépret,Chabrillat,Trou-
bat, d'Amezeuil, Henri Barrère, Félix
Ribeyre, Hippeau, l'artiste Saint-Ger-
main, Alfred d'Aunay, Mines Edouard
Fournier Claude, Olympe Audouard,
Mie d'Aghonne, Anaïs Ségalas, etc., etc.
Mais comment citèr tout le monde ? Il y
avait cinquante-quatre voitures.
Le corbillard est couvert de fleurs et
de couronnes. Sur l'une de celles-ci,
hommage spontané des domestiques,
on lit : A notre bon maître.
Après la messe chantée, tout le cor-
tège se dirige vers le Père-Lachaise, où
l'on assiste à une scène pénible. On a le
plus grand mal à entrer la bière dans le
caveau, situé à quelques pas de celui de
Scribe, ue des auteurs de ^maison
DëhtU. ,1 ~L '
Les prière! dites,- M. Charles Diguet
s'approche était le discours- de M. Ar-
sène Houssaye, président de la Société
des gens de lettres, retenu- chez- lui par
indisposition : *
Messieurs, la passion du travail a aussi sa
fatalité : on en yit, mais on en meurt. Edouard
Dentu en a vécu et il en est mort.
Minuit seul l'arrachait à cet étroit cabinet
de travail où il oubliait, dans la poussière des
livres, les enchantements de sa maison, en-
tourée d'un parc qui répandait la vie... Ce
qui l'a tué, c'est l'amour-des livres, non pas
qu'il n'aimât sa famille avant tout, non pas
qu'il ne fût le meilleur ami du monde ; mais
il se passionnait au jour le jour pour tout
livre nouveau-né ou pour tout manuscrit qu'il
allait mettre au monde. La question d'argent
n'était pas une question pour lui : il se préoc-
cupait de ses livres parce q^e c'étaient se*
livres, mais non pour l'argent qu'ils donnaient
à sa librairie. Aussi fut-il la Providence des
jeunes romanciers, quoique fidèle à ses an-
ciens amis; Il ouvrait galamment sa porte à
tous ceux qui tentent la fortune littéraire.
Certes, il n'avait pas le temps de lire tous
les volumes qu'il éditait. Rivarol a dit qu'il
n'y avait de bons libraires que ceux qui ne
lisent pas.
Hélas! les nuages ont trop tôt obscurci
son ciel. Il y a un admirable sonnet de Sou-
lary où la jeune mariée, dans son cortège
nuptial, rencontre un cortège funèbre. Ce fut
l'histoire terrible de son dernier jour, puisque
déjà il voyait la mort quand il essayait de
sourire au mariage de Mlle Dentu. Il n'y a
pas quinze jours, l'espérance entrait dans la
maison, quand déjà la mort était debout sur
le seuil. Mais le bonheur qui éclairait le front
de sa fille fut cette étoile du matin, dont
parle la Bible, qui rayonne au delà des hori-
zons du tombeau...
PuisM. EmmanuelGonzalès prononce,
au nom des amis du défunt, un élo-
quent discours, dont nous regrettons de
ne pouvoir citer que les passages sui-
vants :
Rien de plus touchant, à ces époques trou-
blées où les traités de morale sont craquelés
comme de vieux tableaux, qu'une amitié
fidèle.
^ Edouard Dentu, pour la plupart des écri-
vains, n'était pas un éditeur, mais un ami à
toute épreuve, le confident des heures diffi-
ciles, le sauveteur obligatoire.
... S'il achetait des villas et des forêts, c'é-
tait pour le plaisir de sa famille et de ses
amis. Il ne se sentait heureux qu'au milieu
d'eux, et il ne les astreignait pas à l'étiquette
de la vie de château. A son beau domaine de
la Grand'Cour, chacun des hôtes.se trouvait
chez lui. - I
... L'excellent homme a été un des heureux
de la vie, - mais comme tout se paie en ce
monde, il a payé ses joies par les tortures
d'une atroce agonie. Il a tant souffert qu'il
appelait dans son délire les Valets de la mort
et qu'il invoquait ses amis les plus chers
pour l'aider, lui croyant et chrétien, à se dé-
livrer des derniers spasmes de la vie !
Après ces paroles émues, la foule dé-
file, le coeur serré, devant le monument.
En jetant l'eau bénite sur le corps, il
nous a semblé que nous donnions une
dernière poignée de main à celui qui
a compté autant d'amis qu'il a connu
d'auteurs pendant ses trente années de
travail.
c. c.
Mme LA DUCHESSE D'ALBUFÉRA
Les funérailles de la maréchale Su-
chet, duchesse d'Albuféra, ont eu lieu
hier à midi, en l'église de la Madeleine.
Le corps avait été déposé, dès onze
heures, sous le vestibule de la maison
mortuaire, faubourg Saint-Honoré, trans-
formé en chapelle ardente, remplie de
lumières, d'arbustes et de fleurs.
Une magnifique couronne de violettes
et de roses surmontait le cercueil avec
cette inscription : A ma meilleure amie.
C'était un envoi de la baronne douai-
rière de Rothschild.
Le deuil était conduit par le comte de
la Redorte, le duc d'Albuféra, le vicomte
et le baron de la Redorte, le comte de
Bonneval et le comte Cornudet.
Au moment de l'arrivée du corps,
l'église était déjà pleine de monde.
Aux premiers rangs nous voyons : le
duc de Broglie, le marquis de Bassano,
le baron Girod, de l'Ain; M. Bocher, le
comte de Trévise et le maréchal Canro-
bert. ? ..
Citons maintenant au hasard : le due
de Clermont-Tonnerre, le comte F. de
Montesquiou, le baron Séguier, le comte
de Goyon, le vicomte de Gramont-d'As-
ter, le général de France; le comte
d'Haussonville, le marquis de Lasteyrie,
le prince de Bauffremont, le prince de
Sagan, le comte de Lanjuinais, le prince
d'Arenberg, MM. de Mirabeau et Boré-
Verrier, le marquis de Villeneuve-Bar-
gemont, le marquis de Massa, le vicomte
de Dampierre, le comte de Boisgelin, le
comte de Raigecourt, le comte Serrurier,
le comte Daru, le vicomte de Dreux-
Brézé, le comte de Saint-Aignan, le mar-
quis et la marquise de Castellane-No-
rante, et leur fille, Mlle Marthe de
Castellane-Norante.
Après la cérémonie religieuse, le cor-
tège s'est dirigé vers le Père-Lachaise,
où se trouve le monument élevé en 1828
au duc d'Albuféra, le glorieux héros de
la guerre d'Espagne.
C'est là que repose maintenant la der-
nière maréchale du premier Empire.
x.
PARIS AD JOUR LE JOUR
Le texte complet du discours politique
de M. Jules Ferry à Périgueux a été,
connu trop tard pour permettre de longs
commentaires. Malgré l'analyse-résumée
que nous avons donnée dès hier de ce
nouveau "^manifeste ministériel, nous
croyons devoir reproduire quelques pa-
ragraphes du discours, touchant les
points politiques à l'ordre du jour, tels
que les rapports avec l'extrême gauche,
la question dé la revision, et les pro-
chaines élections municipales.
Les paroles ne coûtent rien, et en po-
litique il y a longtemps qu'elles ne tirent
plus à conséquence. M. Jules Ferry n'a
donc éprouvé aucun embarras à déclarer
que sa fameuse rupture avec l'extrême
gauche, proclamée si haut dans le falla-
cieux discours du Havre, était décisive.
Au Havre, a dit M. Ferry, je me suis permis
do dire, l'année dernière, que le gouverne-
ment avait la prétention d'avoir une politique,
que cette politique n'était pas servie par tout
le monde, qu'elle était combattue par plu-
sieurs et que nous n'entendions pas faire les
affaires de ceux qui la combattaient.
Et la notion môme du gouvernement s'est
tellement allaiblie dans certains esprits, qu'il
s'est monté là-dessus de très grandes colères,
comme si c'était vraiment une chose surpre-
nante, intolérable, qu'un gouvernement qui a
des amis gouverne avec ses amis et se refuse
à gouverner avec ses adversaires.
Eh bien ! oui, messieurs, la politique du
Havre, puisqu'on l'appelle ainsi, elle tient
toujours, parce que les autres, eux aussi,
tiennent toujours. Nous ne fermons la porte
à personne, nous ouvrons les bras à tout le
monde, et en vérité, quand on nous accuse
d'avoir commencé, cela fait un peu trop son-
ger à certain animal de la fable!...
Nous n'avons rien commencé du tout.
Comme je le rappelais hier d'un mot, c'est
une chose bien remarquable que le grand
homme d'Etat que nous avons pleuré et célé-
bré à Cahors ait été la première victime de
cet esprit de division dont nous nous plai-
gnons aujourd'hui. Nul pourtant n'avait ja-
mais voulu plus que lui le parti républicain
uni dans sa totalité... et c'est cependant
contre lui, pour battre en brèche sans doute,
pour diminuer une influence que l'on trouvait
gênante, c'est contre lui le premier que le
drapeau de la division a été levé.
Cette dernière allusion est le chef-
d'oeuvre do M. Ferry. Personne en effet
ne s'attendait à le voir déplorer, avec
des larmes dans les yeux, la résistance
à Gambetta, résistance à laquelle il a
contribué en ce temps-là plus que per-
sonne.
M. Ferry veut le gouvernement pour
lui, mais il n'en voulait pas pour Gam-
betta. C'est le mot du « véritable amphi-
tryon » appliqué à la politique.
Quant à la revision, M. Ferry a ima-
giné un raisonnement tout à fait im-
prévu : personne ne la demande, dit-il,
le pays s'y montre profondément indif-
férent : eh bien 1 c'est justement pour
cela qu'il faut la faire, car on la fera
alors... exactement comme je la vou-
drai.
. M. Ferry ne le dit, pas si franchement,
mais c'est le sens'logique des paroles
suivantes :.
Qui vous dit que plus tard, dans deux ou
trois ans, vous retrouveriez les mêmes condi-
tions si rassurantes dô réflexion, de sagesse,
de libre esprit ? Dû reste, nous pourrons en-
core dire à ceux que la » Révision effraie que
les hommes qui veulent une autre revision
que la nôtre se sont chargés de la limiter, de
la distinguer, de marquer la frontière entre
eux. Aujourd'hui, les places sont prises, les
camps sont bien tranchés, les drapeaux sont
levés et l'on ne nous soupçonnera pas d'être
des révisionnistes par une constituante ou
par l'appel au peuple.
Nous voulons la revision dans les termes
de la Constitution. Nous ne croyons pas im-
possible de trouver une solution acceptable
par 320 députés dans la Chambre et par 160
sénateurs. Il y a uno moyenne de réforme
constitutionnelle qui no peut être dépassée,
parce qu'elle représente la moyenne des
voeux du pays républicain, Et quand nous
aurons rassuré la majorité sénatoriale par des
déclarations expresses, ' par des assurances
formelles, par des garanties - et la première
garantie devra consister dans l'affirmation
catégorique de la revision limitée, rigoureu-
sement limitée, en opposition à la revision
intégrale et illimitée - je suis convaincu que
l'on reconnaîtra que le problème est molus
ardu, moins difficile à résoudre, moins com-
pliqué qu'on ne le croit généralement.
Enfin, sur la question des prochaines
élections municipales, M. Jules Ferry,
qui devient de plus en plus gourmand, a
exprimé le désir qu'elles fussent surtout
municipales :
Je voudrais que cette fois, quand la Répu-
blique est si bien assise, quand ses adver-
saires ont démontré d'une façon si éclatante
leur irrémédiable impuissance, les élections
municipales se fissent sur le terrain des inté-
rêts municipaux ; que sur ce terrain un grand
esprit de conciliation présidât au choix des
comités et aux transactions nécessaires dans
un Conseil municipal.
On peut y faire entrer les représentants de
bien des nuancés de l'opinion républicaine ;
mais on doit leur imposer à tous une condi-
tion première : c'est de respecter les lois du
pays, les lois de leur propre institution, de
renoncera ce système d'empiétement, d'usur-
pation, de revendications déplacées, illégales,
qui sont trop souvent le rêve de certains
Conseils municipaux.
C'est tout simplement admirable. Il
ferait beau voir une monarchie inviter
les conseillers municipaux à se renfer-
mer dans leur mandat administratif et à
« respecter les lois de la Constitution éta-
blie ». Mais chacun sait qu'aujourd'hui
la République de M. Ferry est de droit
divin. Contre une monarchie, tout est
permis : contre la .République, rien. Dé-
fense d'empiéter et d'usurper sur elle
en quoi que ce soit.
? Jusqu'ici, ce discours ne paraît pas
provoquer beaucoup d'enthousiasme.
Le Temps apprécie même, en termes
assez mécontents, la théorie do M. Ferry
touchant la revision qu'il l'ait faire pré-
cisément parce qu'on ne la demande
pas.
Le pays ne tient pas beaucoup à la revi-
sion; il ne se passionne pas; raison de plus
de se hâter de la faire; nous pourrons y tra-
vailler en paix et sans aucune pression du
dehors. Ce raisonnement, nous le craignons,
est plus spécieux que solide. N'est-ce pas
assez pour un gouvernement de faire les
choses nécessaires, sans vouloir y ajouter des
oeuvres surérogatoires ? Or, la plus suréroga-
toire, c'est-à-dire la plus vaine politiquement
parlant, c'est la révision. Les questions oi-
seuses ne font pas seulement perdre du
temps, elles font prononcer beaucoup de dis-,
cours, agitent beaucoup l'air et quelquefois
déchaînent des tempêtes. Il est vrai que le
ministère ne peut.se dispenser de contribuer
à dégager, dans cette affaire, la signature que
la majorité des députés a si gratuitement et
si imprudemment donnée; qu'il réduise le
plus possible les conséquences de cette faute,
c'est tout ce qu'on lui demande pour le mo-
ment, et, à cet égard, le langage de M. Jules
Ferry est évidemment rassurant.
En revanche, cette revision, qui semble
inutile au Temps, ne manquera pas- de
paraître insuffisante et par conséquent
nulle aux feuilles radicales. La France
dit déjà aujourd'hui:
La préoccupation dominante de M. le pré-
sident du Conseil, c'est de prendre des pré-
cautions contre la Chambre, c'est-à-dire con-
tre le suffrage universel, et de « rassurer le
Sénat », c'est-à-dire le suffrage restreint.
Comment rassurer le Sénat ? En lui donnant
sécurité pour la durée de ses privilèges,pour
le maintien de ses attributions.
Dans ces conditions, que peut être l'effet de
la revision, sinon de maintenir dans le pacte
constitutionnel les vices d'origine et les ger-
mes de discorde qui troublent. et paralysent
le régime actuel ?
En ce sens, le discours de Périgueux nv
nous apprend rien. Il est la conclusion natu
relie de la politique de résistance, et si cette
nouvelle manifestation oratoire d'une politi-
que condamnée pèche par un excès d'orgueil,
elle ne manque du moins ni de franchise ni
de logique.
Adolphe Racot.
Nouvelles Diverses
La Société française de physique, dont le
rôle, au point de vue des applications prati-
ques dé la' science spéciale qu'elle repré-
sente, est déjà connu et apprécié comme il le
mérite, a organisé, à l'Observatoire de Paris,
avec le concours de plusieurs sommités scien-
tifiques, trois réunions fort intéressantes, au
cours desquelles le public d'élite qui y est
convié peut se rendre compte des progrès
réalisés en ces derniers temps.
Hier soir, l'avant-dernière séance donnée
par la Société était particulièrement intéres-
sante. Cinq cents personnes au moins, circu-
laient dans les vastes salles de l'Observa-
toire : MM. Mouchez, directeur, Loewy, sous-
directeur, et Fraissinet, secrétaire, faisaient
avec une bonne grâce charmante les hon-
neurs de leur scientifique et séduisante
maison. Plusieurs sénateurs et des députés,
des membres de l'Institut, les directeurs
des obs3rvatoires de Montsouris, du Pic
du Midi, du Puy-de-Dôme, de nombreux
élèves de l'Ecole Polytechnique et de l'E-
cole Centrale, etc., étaient au premier-rang
parmi les invités. Un grand nombre de dames
et de jeunes filles avaient été également invi-
tées et n'étaient pas les moins assidues aux
explications données au cours des expé-
riences.
Il nous faudrait un espace bien plus consi-
dérable que celui qui nous est départi pour
indiquer, même sommairement, les mer-
veilles scientifiques- que nous avons pu ef-
fleurer du regard.
Citons pourtant, un peu au hasard dé la
plumé, les appareils balistiques du service
de l'artillerie de marine, de M. Sebert, les
accumulateurs Reynier, le moteur dynamo-
électrique de M. Le Roy, les divers appa-
reils d'éclairage électrique Siemens; les-
modèles de baromètre, de the momètre,
d'hygromètre, etc, de MM. Richard, adop-
tés par le bureau central météorologique;
des électrophones spéciaux pour auditions
téléphoniques; un nouveau modèle de micros-
cope photographiant; les curieuses applica-
tions de M. II. Garnier, aux épreuves de pro-
jections solaires, de la reproduction instan-
tanée des clichés; les expériences de M.
Ducretet, sur l'étincelle d'induction avec uiîe
bobine de Ruhmlcorff démontable, etc., etc.
A onze heures, les invités se retiraient, un
peu étourdis peut-être par le ronflement des
machines électriques et autres, mais absolu-
ment charmés et émerveillés.
Les gardiens du cimetière du Père-Lachaise
ont trouvé, hier matin, étendue morte, devant
le tombeau de la famille Bouchon, 40° divi-
sion, une femme âgée de soixante-dix ans
environ. Un flacon ayant contenu de l'absinthe
se trouvait à ses côtés.
Cette femme était vêtue d'un jupon marron,
d'un tablier bleu, coiffée d'une cornette blan-
che et chaussée de bas de laine bleue el de
feutre.
Le cadavre a été transporté à la Morgue.
M. Gonet, commissaire de police, a ouvert
une enquête au sujet de cette mort étrange.
On n'a pas oublié la tentative d'assassinat
commise, il y a quoique temps, par un ou-
vrier boulanger de Lille, nommé Curien, qui
avait résolu do tuer M. Jules Ferry. Le frère
de ce personnage, Maxime Curien, âgé de
vingt-quatre uns, se disant avocat, vient d'être
arrêté par M. Gilles, commissaire de police à
Batignolles, dans les circonstances suivantes:
Maxime Curien a déserté, il y a quelques
mois, de l'armée française, et il voyageait sous
le faux nom de Bertoux. A Bruxelles, il a sé-
duit uno jeune fille de dix-huit ans, qui se
nomme Augustine A.... Non seulement il la
détermina à le suivre, mais encore à dérober
à ses parents uno somme do 8,000 francs.
Le père déposa aussitôt une plainte, et un
nouveau mandat d'arrêt fut décerné contre
Curien sous l'inculpation do détournement de
fille mineure et de participation de vol.
Feuilleton du FIGARO du 47 Avril 1884
~22-
LISE FLEURON
VI
- Suite -«
Une sombre tristesse s'empara de
Claude. Il envia ce jeune homme, qui
avait le bonheur d'être aimé de cette
-adorable fille. Qu'avait-il fait pour cela?
Rien que paraître, et le coeur de Lise
avait été à lui. Sa blonde moustache et
ses yeux bleus avaient suffr. Elle lui ap-
partenait. L'écho odieux disait la vérité.
Et, si ce n'était pas maintenant, ce se-
rait quand il le voudrait. Il n'aurait qu'à
ouvrir les bras pour qu'elle s'y jetât avec
passion. .
? Elle était prête. Ils descendirent. Sur
la scènes le nombre des habitués était
plus grand que d'habitude. Raynaud ve-
nait d'arriver, et Adrien Gamard. au mi-
lieu d'un cercle d'auditeurs attentifs,
pariait en faisant des gestes violents.
Rombaud l'écoulait, assis sur le canapé
du quatrième acte, et le récit du gom-
meux paraissait l'intéresser vivement.
- Le premier acte de Lili venait de
finir: il faisait une chaleur du diable
dans la salle des Variétés ; j'étais avec
Boulanger, une vieille branche à moi. Je
lui dis : Allons prendre un bock. Nous
entrons au café, et qui est-ce que j'aper-
çois ? de Brives, Verneville et Michalon,
debout devant une table, sur laquelle un
grand barbu, paraissant très embêté, se
tenait accoudé. De Brives lui parlait et il
ne répondait pas. Enfin, il se dressa très
pâle et, frappant du pied, il cria : Non !
àyt même. moment de Brives leva la
.nain et lui envoya, à travers la figure,
un tel « pain » que le bonhomme se ré-
pandit sur le plancher... Alors voilà
ses camarades qui s'élancent, tous à la
fois, et qui veulent tomber sur de
Brives. Ah ! mes enfants ! Alors si vous
aviez vu Michalon !... Ce que c'était
beau !... Il en avait attrapé un de chaque
main, et il les cognait l'un contre l'autre,
comme s'il jouait des cymbales, les ap-
platissant à chaque coup... Et il disait
d'une voix tranquille : Messieurs, vous
Droits de traduction et de reproduction réser-
vée. S'adresser pour traiter à M7 Paul Ollendorff,
éditeur, 28 Oit, rue de Richelieu.
avez tort, vous vous mêlez là de ce qui
ne vous regarde pas... Laissez mon ami
s'expliquer tranquillement avec le vôtre.
Et, en parlant, il continuait à les cogner,
si bien qu'on les lui a tirés des mains,
pâmés comme deux carpes. Pendant ce
temps-là le grand barbu s'était ramassé
et il criait à de Brives :
- Vous voulez vous battre ? Eh. bien l
. Nous nous battrons !
-.Voilà ce qu'il fallait dire tout de
suite, répliqua de Brives ; vous m'auriez
évité des mouvements inutiles.
Et, d'un coup de pouce, il envoya sa
carte au nez du monsieur qui, redevenu
furieux, voulait se jeter sur lui, et à qui
Michalon, avec sa douceur de colosse,
disait paternellement :
- Allons, mon cher, tenez-vous tran-
quille, ne me forcez pas à vous casser
les reins. Si vous voulez faire du mal à
mon ami, vous le pourrez demain ma-
tin !
Alors moi, j'ai filé des Variétés, et je
suis venu tout courant vous raconter la
chose. Très crâne, de Brives, mes petits
bons, et un poignet, je ne vous dis que
ça! Je n'aurais pas voulu recevoir la
chiquenaude qu'il a posée sur la joue du
grand barbu. Ah l au fait, vous savez ?
c'est Lantenac l
Un cri étouffé se fit entendre, Lise, ap-
puyée au décor, décomposée, se soute-
nait à peine. Elle avait écouté les der-
niers mots du récit de Gamard, et le'nom
de de Brives, engagé dans une querelle
avec Lantenac, lui était entré comme
une pointe acérée dans le coeur.
Rombaud courut à elle. D'un geste,
elle l'écarta, - et, prenant le bras de
. Claude, elle gagna sans parler, sans se
plaindre, le coin le plus obscur des con-
lisses,
- Lise était là, dit Rombaud. Pauvre
fille I la voilà encore toute bouleversée.
Madame Bréval, ayez donc la bonté de
voir si elle a besoin de quelque chose.
Il remua ses clefs, mâchonna sa
moustache, en marchant à petits pas,
très ennuyé. Puis, le directeur prenant
le dessus :
- Sapristi, nous avons du monde ce
soir... Ce diable d'article nous a amené
des spectateurs... Pourvu que Lise puisse
finir la pièce !
Il connaissait mal la jeune fille. Le
coup qui venait de l'atteindre ne l'avait
pas abattue. Assise auprès de La Barre,
sur un escabeau qui servait au pianiste
quand on jouait des danses dans la cou-
lisse, assombrie, elle restait silencieuse.
Elle n'avait pas pensé un instant à la
conclusion de cette affaire, dans laquelle
Jean était aussi compromis qu'elle. Et,
soudain, cette terrible conséquence : le
duel, entre l'insulteur et celui qu'elle ai-
mait, venait de lui apparaître.
Elle ne s'étonna pas que Jean se bat-
tît ; elle se reprocha de n'avoir: pas pensé,
dès le premier instant, qu'il se battrait.
Eût-il été l'homme qui s'était si complè-
tement emparé d'elle, le beau, le fier
Jean, s'il n'avait pas ressenti furieuse-
ment l'outrage qui lui était fait? Car
elle le voulait se battant, autant pour
son honneur à elle quepour son honneur
à lui. Elle ne chercha pas comment il
serait possible d'empêcher la rencontre.
EUe la jugea inévitable. Et si elle éprouva
d'affreuses angoisses, à la pensée du
danger que Jean allait courir, elle n'ad-
mit pas qu'il pût sans honte s'y dérober.
Son tempérament de comédienne, plein
de l'exagération nécessitée par l'opti-
que de la scène, se manifesta; la réalité
disparut à ses yeux. Elle se vit engagée
avec Jean dans une sorte de péripétie
dramatique. Il devint un Rodrigue, et
elle fut prête à lui crier: «Sors vain-
queur d'un combat dont Chimène est le
prix!» La situation exigeait qu'il allât
risquer sa vie : la comédienne, pour rien
au monde, n'eût voulu transiger avec
cette nécessité théâtrale. Mais la femme
était épouvantée, et, du fond de son
coeur, une prière ardente s'élevait, de-
mandant au ciel d'épargner son défen-
seur. Il y avait en Lise deux natures :
l'une, de petite bourgeoise, faite pour la
tranquille existence, sans tapage et sans
difficultés ; l'autre, de véritable héroïne,
habituée aux phrases redondantes, aux
sentiments outrés, au choc des paroles
et des épées.
Mme Bréval étant venue demander à
Lise comment elle se trouvait, la jeune
fille déclara qu' elle était prête à jouer.
Et, sans défaillance, soutenue par la
fièvre qui la dévorait, elle alla jusqu'au
bout de son rôle.
Clémence vit avec stupeur sa rivale
déployer tant d'énergie. Elle espérait
assister à une déroute : elle dut marquer
une victoire de plus à l'actif de Lise.
Avec une rage qu'il lui fallut déguiser,-
elle constata que, pour abattre celle
qu'elle haïssait, il faudrait frapper de
plus rudes coups. Elle fut d'une bien-
veillance charmante, elle soutint sa ca-
marade avec affectation, pendant les
scènes qu'elles avaient à jouer ensemble
et força tout le monde à remarquer com-
bien elle s'était montrée affectueuse et
dévouée dans cette pénible épreuve.
Lise, sans défiance, la remercia. Et il
parut évident que Clémence et elle étaient
très bonnes amies. En elle-même l'Ita-
lienne se disait : Que Lantenac donne
un bon coup d'épée au travers du bras à
de Brives, et voilà le galant pour quinze
jours dans son lit. Le théâtre ferme à la
fin de la semaine : ils seront séparés.
Lise a annoncé qu'elle partait en pro-
vince. Et, d'ailleurs, elle n'oserait pas
aller chez lui... Et elle ne le recevrait
pas chez sa mère; Leurs affaires ne sont
pas assez avancées pour qu'ils cherchent
à se voir ailleurs. >
Elle raisonnait en tacticienne de l'a-
mour, à qui aucune des marches et des
contre-marches d'une intrigue n'est in-
connue. Elle savait, depuis longtemps,
pour en avoir usé, de quelle utilité sont
les appartements meublés à Paris. Mais,
ce que sa rouerie savante ne pouvait de-
viner, c'était jusqu'où l'innocent amour
de Lise pouvait aller enfait de hardiesse.
Et, rassurée, elle se félicita de s'être fait,
dans le cours de sa carrière galante, des
amis dévoués, comme Lantenac, jusqu'à
l'infamie. *
La pièce venait de finir.
- Restez : j'ai besoin de vous, dit Lise
à Claude, en sortant de scène. Allez
m'attendre dans le cabinet de M. Rom-
baud.
Le théâtre était vide. Campoint, rou-
lant une cigarette, Venait de monter dans
la loge do Mme Bréval. Rombaud et La
Barre se promenèrent un instant, regar-
dant enlever les accessoires.
- Vous connaissiez donc Lise ? de-
manda Rombaud, en s'arrêtant. Vous ne
me l'aviez pas dit.
- Notre connaissance, dit Claude, date
même de loin.
- Elle paraît avoir beaucoup d'amitié
pour vous... C'est bien regrettable, cette
histoire!... Vous devriez user de votre
influence sur elle, pour lui donner quel-
ques bons conseils... It faudrait à tout
prix essayer de la détacher de cet animal
de Jean...
- La détacher? dit Claude.
- Eh ! elle "s'en occupe plus qu'il ne
faudrait ! Gomment diable a-t-elle pu se
toquer de ce garçon-là ?
Us se regardèrent, soucieux, mordus
par la même jalousie. L'écrivain laissa
tomber sa belle tête pensive sur sa poi-
trine. Il connaissait assez de Brives, il
avait assez pénétré les petits secrets de
sa vie, pour comprendre la curiosité qui
s'était d'abord emparée de Lise. Ce vi-
veur élégant, raffiné, courtois, réservé,
avait occupé l'esprit de la jeune fille.
Elle avait entendu raconter qu'il était
un joueur enragé, un homme à perdre
ou à gagner des sommes énormes dans
une nuit, un gouffre d'argent. Elle s'était
plu à se pencher sur ce gouffre ; peu à
peu elle avait eu le vertige. Et le redou-
table abîme l'avait attirée davantage.
Elle s'était penchée encore, et elle en
avait regardé attentivement le monstre
mystérieux. Elle l'avait trouvé si char-
mant qu'elle n'avait pas eu peur. Et elle
l'avait aimé par le contraste : elle, na-
ture simple et droite, lui, nature com-
pliquée et troublée. Et, comme la blan-
che et pure. Marguerite, elle avait été à
ce Faust sceptique et railleur, devenu
par un miracle de l'amour, doux et
croyant, sous les yeux de la femme ado-
rée. Mais que sa passion le reprît, que
l'ambition lut de nouveau maîtresse de
sa pensée, il allait, entraîné par le dé-
mon tentateur, s'élancer vers l'orgie de
Walpurgis,et donner son âme en échange
des trésors cle la terre. Et la pauvre fille
abusée resterait seule avec sa douleur.
Il les concevait, ces types d'amants
irrésistibles, habiles à bouleverser les
coeurs des femmes, lui, Claude, dont
l'imagination était hantée par eux, et qui,
dans un langage enflammé, les faisait si
bien exprimer leurs passions dans ses
drames. Allait-il avoir le chagrin de
trouver un vivant sujet d'étude dans
cette Lise, à laquelle il ne pouvait pen-
ser sans que son coeur battît, à qui il ne
parlait pas sans un tremblement dans la
voix", il qu'il eût "voulue heureuse, au
prix de son bonheur à lui-même?
Rombaud, en le voyant absorbé dans
une profonde méditation, lui mit la main
sur l'épaule :
- A quoi pensèz-vous?.dit-il.
- Je pense àLise, répondit-il avec un
accent profond, et je la vois si bonne, si
honnête, si loyale, que je ne puis me
défendre de la considérer comme vouée
au malheur. Cette adorable fille, entraî-
née par ses aspirations, est devenue une
grande artiste, et elle était venue au
monde dans un milieu qui la destinait à
être une petite bourgeoise. Elle a une
nature de combat, et elle n'est pas cui-
rassée contre les dangers de la carrière.
Elle recevra tous les coups en plein
coeur.
Le théâtre est un champ de bataille.
Pour y triompher, il faut, non seulement
un immense talent, mais encore une in-
domptable énergie. On a à se défendre
contre tout le monde et souvent contre
soi-même. Lise est vaincue d'avance.
Elle sera victime de sa sincérité, de sa
candeur, de sa tendresse. Ce seront ces
exquises qualités, qui la font si char-
mante, qui la rendront vulnérable.
- Ne la défendrons-nous donc pas ?
dit Rombaud, affectant une gaîté qu'il ne
ressentait pas. Vous êtes vraiment un
prophète de malheur. Moi, pour ma
part, je ne suis pas disposé à laisser
maltraiter une enfant qui est l'étoile de
ma troupe. Mon intérêt est de la proté-
ger, et je n'y manquerai pas. Mais j'ai
une sincère affection pour elle.
Il s'arrêta : il allait peut-être en dire
plus qu'il ne voulait.
. Au haut de l'escalier, le pas léger de
Lise qui descendait se fit entendre. Rom-
baud ouvrit la porte matelassée de son
cabinet, et Claude se trouva, pour la
seconde fois, dans cette pièce où il avait
passé un des quarts' d'heure les plus
poignants de sa vie. Lise y entra der-
rière eux, et s'assit silencieusement
sur le canapé. Rombaud vint s'y placer
auprès d'elle.
- Ma chère petite, dit-il, en lui pre-
nant la main, je suis très aise que M.
La Barre assiste à notre entretien. Il a
pour vous une amitié égale à la mienne.
' Il faut que vous soyez franche et que
vous m'ouvriez votre coeur. Ce que j'ai
à vous demander est très délicat, et ce-
pendant il est nécessaire que je vous pose
cette question. Y a-t-il quoi que ce soit
de vrai... dans la note quia été publié ?
Rombaud avait prononcé les derniers
mots avec hésitation : il s'attendait à
voir Lise se révolter et jouer la comédie
de la pudeur alarmée, comme il l'avait
vu faire à tant de comédiennes, dont l'é-
moi était fort peu justifié. Il n'en fut
rien. Lise, très nettement, et sans dé-
tourner son beau visage,, dont les yeux
bleus regardaient bien en face, déclara
que rien ne pouvait excuser l'attaque, -t
qu'elle était une simple calomnie. Elle
paraissait insensible maintenant à l'in-
jure. Au fond d'elle-même il n'y avait
plus qu'une préoccupation : Jean.
Rombaud lui avait demandéde rester;
elle avait obéi. Mais elle était impa-
tiente de partir et d'être libre.
- Mon Dieu, si ce fou de de Brives
ne s'était pas jeté en avant, et n'avait
pas mis les pieds dans le plat, dit Rom-
baud, rien n'était plus facile que d'obte-
nir une rétractation, et de faire servir à
votre glorification cette basse méchan-
ceté...
- Je n'ai pas besoin de glorification,
dit Lise avec fermeté. Quant à M- de
Brives, il était personnellement attaqué,
et ne pouvait se dispenser d'agir comme
il l'a fait... Tout homme d'honneur eût
fait comme lui...
- Je vous dis que c'est un fou l s'é-
cria Rombaud, s'animant subitement.
Ma chère Lise, vous êtes trop bienvéil
lante pour ce garçon... Vous avez toléré
des assiduités, qui ont été cause de tout
ce qui est arrivé... Vous avez, oh l mon
Dieu, bien innocemment, je le sais
donné prise aux mauvais propos... Jt
vous en prie, il en est temps encore
changez votre manière d'être... De Bri-
ves est mon ami ; c'est un homme char-
mant, mais si vous saviez comme il est
léger, superficiel I II ne doit inspirer
aucune confiance à une femme... Vous
m'entendez bien, n'est-ce pas, ma chère
enfant? Aucune confiance I Aucune 1
Et, avec sa finesse câline do méridio-
nal, Rombaud parlait, enveloppant Lise
dans la douceur molle de ses phrases de
bénisseur attendri. Il s'arrêta, interdit,
en voyant passer sur les lèvres de la
jeune fille un fugitif sourire. Les paroles
de Rombaud avaient éveillé dans l'es
prit de Lise le souvenir de Nuno lui di
sant : « Méfiez-vous des petits jeunes
gens ! » Ils étaient donc d'accord poui
lui dire du mal de la jeunesse ! En réalité
ils voulaient la détourner de Jean, qu
était le seul qu'elle pût aimer.
GEORGES OHNET.
(La suite à demainJ.
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