Titre : Figaro : journal non politique
Éditeur : Figaro (Paris)
Date d'édition : 1884-04-18
Contributeur : Villemessant, Hippolyte de (1810-1879). Directeur de publication
Contributeur : Jouvin, Benoît (1810-1886). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34355551z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 164718 Nombre total de vues : 164718
Description : 18 avril 1884 18 avril 1884
Description : 1884/04/18 (Numéro 109). 1884/04/18 (Numéro 109).
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Description : Collection numérique : BIPFPIG63 Collection numérique : BIPFPIG63
Description : Collection numérique : BIPFPIG69 Collection numérique : BIPFPIG69
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette Collection numérique : Arts de la marionnette
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Description : Collection numérique : France-Brésil Collection numérique : France-Brésil
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k2789083
Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
2
LE FIGARO - VENDREDI 18 AVRIL 1884
ÉLECTIONS MUNICIPALES
Nous voici entrés dans la période
électorale. Les conseillers de droite sor-
tants se représentent presque tous aux
suffrages de leurs concitoyens, à l'ex-
ception de M. Louis Binder, dont la santé
ne lui permet plus de s'occuper d'affaires
aussi activement que par le passé. Il re-
commande son fils, M. Maurice Binder,
avocat à la Cour d'appel de Paris, aux
électeurs qui, pendant douze années
consécutives, l'ont chargé du soin
de défendre leurs intérêts au Conseil
municipal de Paris.
Voici la profession de foi que M. Mau-
rice Binder adresse aux électeurs du
quartier du faubourg du Roule :
Messieurs et chers concitoyens,
Pendant douze années consécutives, vous
venez de confier à mon père la garde et la
défense de vos intérêts municipaux.
Aujourd'hui que la crainte de ne pouvoir,
comme par le passé, se consacrer aussi com-
plètement à vos intérêts le détermine à dé-
cliner toute candidature, je viens avec con-
fiance solliciter, à mon tour, l'honneur de
vous représenter au Conseil municipal.
L'attitude de mon père, au sein de cette
Assemblée, ses votes vous sont assez connus
pour nie permettre d'affirmer qu'ils sont- les
plus sûrs garants de la ligne de conduite que
je suivrai dans l'accomplissement de mon
mandat si vous daignez m'honorer de vos suf-
frages.
Respectueux de la souveraineté nationale ;
partisan convaincu d'une liberté de cons-
cience vraie et absolue, vous me trouverez
toujours prêt à lutter contre les mesures
d'oppression, dont une majorité' aussi par-
tiale qu'intolérante cherche à vous faire les
victimes en laïcisant nos hôpitaux et en pri-
vant les pères de famille de la libre éducation
de leurs enfants.
Si vous me nommez, messieurs, sans ou-
blier les travaux de voirie et de salubrité si
nécessaires encore à notre quartier, les ques-
tions d'enseignement et d'assistance publi-
que, la réduction du prix du gaz, mes efforts
porteront plus particulièrement sur les amé-
liorations à apporter à la situation si intéres-
sante de la classe ouvrière et laborieuse, si-
tuation rendue de jour en jour plus intoléra-
ble par le nombre et l'excès des impôts.
I Déjà un grand nombre de vous me connais-
] sent ; par mon' activité et mon dévouement,
j'espère m'attirer les sympathies de tous ceux
à qui je fais appel aujourd'hui pour la défense
de nos intérêts conservateurs, religieux et
sociaux.
Jusqu'ici, Messieurs, le huitième arrondis-
sement est demeuré fidèle aux idées d'ordre
et de travail; à vous de consacrer une fois de
plus cette chère et glorieuse renommée ; mes
efforts et mon énergie justifieront, je l'affirme,
la confiance que vous m'aurez témoignée.
Maurice BINDER,
Avocat à la Cour d'Appel,
102, avenue des Champs-Elysées. <
M. Maurice Binder est jeune, actif et
très au courant des questions munici-
pales et des intérêts de son quartier;
nous croyons que les ^électeurs ne peu-
vent faire un meilleur choix et qu'ils
voudront donner à leur ancien conseiller
un témoignage de sympathie et de gra-
titude, en confiant à son fils le soin de
les représenter au Conseil municipal.
M. Bartholoni, on le sait, est démis-
sionnaire.
Les conservateurs du septième arron-
dissement pour le quartier de Saint-
Thomas-d'Aquin présentent aux élec-
tions municipales M. le comte Charles
Pozzo di Borgo. Nous ne doutons pas de
son élection.
M. le comte A. de Rougé qui, aux
scrutins précédents, avait obtenu une
minorité imposante, sollicite à nouveau
les suffrages des électeurs du quartier
Notre-Dame-des-Champs. Il doit réussir.
M. Georges Berry va combattre les
candidats républicains dans le quartier
du Palais-Royal.
Nous voulons espérer que la popula-
tion parisienne, éclairée par l'expérience
et revenue à des idées plus saines, con-
fiera le soin de ses intérêts à des repré-
sentants qui s'occuperont de ses affaires
et ne considéreront pas le mandat de
conseiller municipal comme un tremplin
politique qui doit les mener è la députa-
tion ou à la fortune.
La lutte promet d'être vive. Nous la
suivrons avec intérêt.
L. D.
OBSEQUES DE M. DE LEUVEN
Un nombre, assez considérable d'amis
avait fait hier le voyage de Paris àMarly-
le-Roi pour assister aux obsèques de
M. Adolphe de Leuven. L'entrée princi-
pale de la propriété du défunt, rue
Champflour, avait été transformée en
une chapelle ardente sous laquelle le
cercueil, couvert de fleurs et de cou-
ronnes, était exposé. Le corbillard, orné
des armes de la famille de Ribbing, se
trouvait à quelques pas de là.
A midi précis, le cortège s'est mis en
marche pour se rendre à l'église. M.
Alexandre Dumas fils conduisait le deuil
avec son gendre, M. Lippmann, et M.
Coulon, un vieil ami du défunt.
L'église était entièrement tendue de
noir à l'intérieur. Pendant le service re-
ligieux, M. Thierry, de l'Opéra-Comique,
a chanté le Pie Jesu, accompagné à
l'orgue par M. Léon Vasseur.
Nous avons reconnu dans l'assis-
tance : MM. Victorien Sardou, Vau-
corbeil, Halanzier, de Najac, Henri
Meilhac, Philippe Gille, Albert Del-
pit, Abraham Dreyfus, Emile Jonas,
Edouard Cadol, Deforge, Alphonse
Gautier, Jules Barbier, Bonvin, Emile
Abraham, Jules Adenis,Miraux, Edouard
Noël, Henri Carvalho, Godfrin, Gus-
tave Roger, Félix de Lange, Duvey-
rier-Melesville, Ritt, Grandvallet, Cal-
mann Lévy, Mathonnet, Mme Dumas,
Mme Ritt, Mme Lippmann, etc.
A l'issue du service funèbre, le cor-
billard s'est dirigé vers le cimetière du
Pecq, où l'inhumation a eu lieu dans le
caveau de la famille.
Deux discours ont été prononcés* sur
la tombe.
Le premier par M. Emile de Najac, au
nom de la Société des auteurs dramati-
ques, le second par M. Alexandre Dumas
fils.
M. Emile de Najac a retracé rapide-
ment les phases principales de la vie du
défunt en insistant surtout sur l'amitié
profonde qui l'unit à Dumas père et qui
le fit récemment nommer à l'unanimité
président du comité chargé d'ériger une
statue au grand romancier.
La tâche était difficile,a ajouté M." de Najac.
Il s'y dévoua tout entier. Grâce au concours
désintéressé de Gustave Doré, il aplanit tous
les obstacles ; et le 4 novembre 1883, il fut le
premier à saluer le grand écrivain.
Ce jour-là,les deux amis de Villers-Cotterets
se retrouvèrent en face l'un de l'autre, l'un
fièrement campé sur son piédestal, l'autre
courbé sous le poids de l'émotion. Ce jour-là
fut l'apothéose de Dumas et le couronnement
de la vie de Leuven.
Je le vois encore, dominant de sa haute
taille la foule qui l'entourait. Il avait cessé
de parler. Il se tourna vers le fils de son ami,
dont il avait fait son fils d'adoption; et, lui
serrant pieusement la main, les larmes dans
les yeux, son regard sembla lui dire: a Je
puis mourir; ma tâche est terminée. »
Quelques mois plus tard,Adolphe de Leuven
rendait son ilme à Dieu 1
M. Alexandre Dumas fils a prononcé
ensuite un remarquable discours que le
défaut de place nous condamne malheu-
reusement à ne pas reproduire en en-
tier, et dont, nous devons nous borner à
ne citer que les passages principaux.
Après avoir rappelé comment son père
fit pour la première fois la connaissance
d'Adolphe de Leuven à Villers-Cotterets,
M. Dumas fils a ajouté :
Voilà comment, dans ses mémoires, mon
père relate sa première rencontre avec celui
que nous enterrons aujourd'hui, rencontre
qui eut lieu en 1818 ou 1819, qui a donné
naissance à une amitié d'un demi-siècle et
que la mort même de mon père n'a pu rom-
pre, puisque j'étais là pour la continuer.
Tous ceux qui ont connu de Leuven,
ceux-là mêmes qui ne l'auront.vu que pen-
dant ses dernières années, le retrouveront
presque tout entier dans ce portrait de sa
jeunesse, semblable aux sapins de son rude
pays du nord, qui restent toujours droits et
toujours verts, même lorsqu'ils sont couverts
de neige, notre ami était resté jusqu'à qua-
tre-vingt-deux ans ce passant à la taille
mince et élancée, à la tournure élégante, à la
démarche nonchalante et aristocratique, au
regard fier et doux. Quant aux qualités de
son âme et de son esprit dont mon père parle
si souvent dans la suite de ses mémoires, le
temps n'avait fait que les accroître et les
fortifier. D'un aspect un peu froid, comme
tous ceux qui tiennent à savoir ce qu'ils
font quand ils donnent leur amitié parce
qu'ils ne veulent la donner qu'avec leur es-
time pour n'avoir jamais à reprendre ni l'une
ni l'autre, d'un aspect un peu froid, dé Leu-
ven était l'homme le plus sûr, le plus dé-
voué, le plus tendre pour ceux qui avaient su
faire fondre la glace du premier abord.
M. Dumas raconte ensuite que, lors-
que de Leuven tomba malade, il y a un
mois, il fit défendre sa porté à ses plus
intimes, pour ne leur donner ni l'émo-
tion, ni la fatigue de visites quotidiennes
et des questions et des espérances inuti-
les. Il cite aussi ses réponses à son mé-
decin et à tous ceux qui lui promettaient
un prompt rétablissement s'il voulait
consentir à prendre quelque nourriture,
réponses dont nous avons fait mention
dans un précédent article, puis il arrive ?
à ses derniers moments :
Enfin,le 14 avril, dès le matin, à de certains
signes, la mort me parut décidée à lui don-
ner promptement le calme et le repos qu'il
espérait d'elle. Je ne le quittai plus. « Pourvu
qu'il fasse beau ce jour-là.» Telles furent
les dernières paroles qu'il put murmurer, et
c'est le seul de ses derniers voeux qui n'aura
pas été accompli. A partir de ce moment, de
légers serrements de mains, une respiration
plus bruyante, quelques mouvements de tête
et des regards qui signifiaient pour moi les
derniers adieux et les recommandations répé-
tées. Le jour tomba, les oiseaux se turent,
l'ombre vint; son visage calme, aux lignes
rigides, n'était plus éclairé que par une petite
lampe de nuit. Son souffle devint plus,régu-
lier, plus lent, plus faible, et je fus forcé de me
pencher sur lui pour m'assurer que c'était
bien du sommeil éternel qu'il venait de s'en-
dormir sans la moindre secousse et sans le
moindre effort. Je lui fermai les yeux, je
l'embrassai et je ne le quittai que lorsque
ses serviteurs, priant et pleurant, l'eurent
revêtu du costume qu'il avait demandé pour
sa nuit sans réveil.
Voilà comment cet homme de bien a quitté
ce monde. Impossible de voir une mort plus
simple, plus douce, plus noble, plus digne
d'être offerte en exemple et en enseignement
aux imprévoyances et aux terreurs humaines.
Pour moi, j'ai exécuté ses volontés, il repose
auprès de sa femme, et l'ami que mon père
a trouvé, il y a plus de soixante ans, sur ce
joli chemin rempli de pâquerettes et d'aubé-
pines, je le dépose pieusement dans la tombe
qu'il a souhaitée, entourée de ses meilleurs
amis et couverte de fleurs.
Accomplissant les derniers désirs du
défunt, les habitants de Marly-le-Roi
avaient tenu à accompagner jusqu'au
cimetière le corps de celui qui les consi-
dérait tous comme ses amis.
j. v.
PARIS AU JOUR LE JOUR
Le régime républicain présente cette
originalité parmi les autres formes de
gouvernements qu'il ne peut se passer
de formules. Elles se succèdent, se con-
tredisent : peu importe. On vit là-dessus
depuis quatorze ans. M. Thiers est venu
d'abord et a dit: «La République sera
conservatrice ou elle ne sera pas. »
C'était la République bourgeoise. M. Clé-
menceau veut que la République soit
celle des ouvriers. Enfin, à Périgueux,
M. Jules Ferry vient de spécifier que la
République serait celle des paysans ou
qu'elle ne serait pas. Cette mirifique dé-
finition ne paraît point transporter
d'aise la majorité de la presse républi-
caine. Il y a bien des réserves, bien des
chausse-trappes dans ces compliments
un peu forcés dve la République française :
M. le président du Conseil, en jetant un
coup d'ceil sur les faits accomplis, peut s'ap-
plaudir des changements survenus dans la
situa ion politique de la France. Il ne se trou-
vera pas un seul patriote pour contester à
son gouvernement l'honneur d'y avoir large-
ment contribué. Cependant, si de bonnes et
utiles choses ont été faites, il en reste bien
plus encore à faire. Les résultats obtenus ne
sont rien s'ils ne sont pas la promesse que
l'on va sans relâche en poursuivre de nou-
veaux. Le progrès est la loi même de la dé-
mocratie, M. le président du Conseil le sait
bien, et nous lui croyons assez de force,
d'énergie et de lumières pour appliquer cette
loi avec toute la sagesse, mais avec toute la
netteté possible.
C'est en avant qu'il faut regarder.
En style clair, la République française
prévient M. Ferry qu'elle ne se paie pas
de mots et qu'il lui faudra incessamment
des actes.
Au fond, les actes que les opportu-
nistes attendent de M. Ferry ne diffè-
rent pas sensiblement de ceux que la
Justice sollicite, d'ailleurs sans les es-
pérer.
Une phrase du discours de Périgueux
exaspère surtout la Justice :
El la question religieuse ? Il faut citer les
paroles de M. Ferry :
« Je sais que le clergé français sait se tenir
à l'écart des luttes de la politique et apporter
un concours loyal au gouvernement de la
République. »
«Alt il . parle de la République des paysans I
Mais c'est la République des curés qu'il veut
faire ! r
Ces récriminations, ou franches, pu
mal dissimulées, ne promettent pas à
M. Ferry une existence facile, lors de la
rentrée du Parlement. Quant' aux mo-
dérés, ils continuent à être fort inquiets
delà revision promise par M. Ferry.
Cette revision, dit le Journal des Dé-
bats :
Même « limitée », sera encore beaucoup
trop large, surtout si elle porte atteinte aux
attributions du Sénat en matière financière.
Puis, que signifient ces « garanties » dont on
fait si grand bruit? Qui protégera le Sénat
contre la majorité du Congrès, une fois réuni?
Le texte même de la Constitution? Il prête à
des interprétations, diverses, et, en tout cas,
n'a pas de sanction. L'autorité du ministère?
Est-elle si bien assise qu'il puisse répondre
défaire prévaloir ses vues, et ne l'a-t-on pas
vu cet hiver, en diverses occasions, plier de-
vant la majorité de la Chambre pour éviter
une crise? La parole de M. Ferry? Elle vaut
ce que vaut la parole d'un honnête homme ;
mais elle ne peut engager que lui. Si le Con-
grès va plus loin que M. le président du
Conseil ne voulait aller, le Cabinet se retirera;
soit! Sera-ce une consolation pour le Sénat?
Non; ce sera tout au plus un chagrin ajouté
à d'autres.
Une indiscrétion piquante a permis
à la Gazette de France de publier une
circulaire du directeur-général de l'en-
registrement demandant aux fonction-
naires sous ses ordres un relevé détaillé
des biens des congrégations religieuses,
autorisées ou non. L'Univers dit, non
sans raison, à propos de ce document
évidemment confidentiel :
N'est-ce pas la préface de la spoliation tant
de fois réclamée par les énergumènes de
l'extrême gauche? Tout donne lieu de le
craindre, et les protestations de M. Ferry, dé-
clarant qu'il veut le maintien du Concordat et
le respect des droits de l'Eglise, ne l'arrête-
raient pas, s'il lui fallait se prêter à cette
spoliation pour se maintenir au pouvoir.
*** On sait qu'une délégation de l'Ins-
titut de France s'est rendue aux fêtes du
troisième centenaire de l'Université d'E-
dimbourg.
Le Temps vient de recevoir le texte de
l'allocution que vient d'y prononcer M.
Mézières. Elle résume les rapports con-
tinus des deux Universités à travers les
siècles :
Aussi loin que nous remontions dans l'his-
toire de l'Université de Paris, nous y trouvons
la trace des étudiants écossais. Au moment
où les Anglais formaient, avec les nations de
France, de Picardie et de Normandie une des
quatre nations de notre l'acuité des arts, des
bourses écossaises étaient fondées auprès de
nous en 1320 par David, évêque de Murray,
et renouvelées deux siècles plus tard par Ma-
rie Stuart, votre reine et la nôtre.
Nous avons conservé, comme un souvenir
de cette époque lointaine, la rue des Anglais,
au pied de la montagne Sainte-Geneviève ; et
sur les hauteurs du quartier Latin, le collège
des Ecossais, où repose la duchesse de Tyr-
connell, où votre compatriote, le duc de
Perth, a fait élever le tombeau de Jacques II.
Anglais et Ecossais se rencontraient déjà
en amis dans nos écoles pacifiques longtemps
avant que la politique eût fait d'eux un même
peuple, un seul royaume uni.
Nous avons reçu de vous à notre tour les
leçons d'une philosophie pure et grave. Tout
un mouvement philosophique est né en France
des oeuvres de Reid et de Dugald Stewart.
Leurs noms vénérés rappellent une date glo-
rieuse dans l'histoire de notre enseignement
supérieur, comme dans le vôtre.
Que de fois égalementla Revue d'Edimbourg
a été citée et commentée dans nos chaires
comme une encyclopédie des acquisitions les
plus importantes de la pensée moderne ! Nous
y cherchons encore des modèles de raison,
de bon sens, d'équité et de probité intellec-
tuels.
M. Mézières a terminé en rappelant la
popularité dont jouit en France le plus
illustre enfant d'Edimbourg, Walter
Scott.
*** D'après le Temps, M. Saint-Elme,
rédacteur du Sampiero, n'aurait pas suc-
combé aux suites des coups qu'il a reçus
pour avoir injurié le préfet. L'autopsie
de M. Saint-Elme a été faite à Bastia,
par trois médecins. D'après leurs décla-
rations, M. Saint-Elme serait mort « des
suites d'une granulose aiguë généralisée,
sans liaison aucune avec des sévices an-
térieurs. »
Adolphe Racot.
Nouvelles Diverses
Contrairement au bruit qui en avait été ré-
pandu, M. Lamy, l'un des acteurs de la ré-
cente tragédie de la brasserie des Martyrs,
n'a pas été relaxé sous caution. Il se trouve
toujours au Dépôt de la Préfecture.
L'instruction de cette lamentable affaire se
poursuit d'ailleurs activement. Plusieurs let-
tres émanant de M. Savary et adressées à
Mme Lamy, femme de l'inculpe, ont été sai-
sies, paraît-il, à l'hôtel du Nord, à Saint-
Etienne, parie commissaire central de cette
ville, sur un ordre venu de Paris.
Les dévaliseurs d'églises.
A-t-on affaire à la même bande de voleurs
sacrilèges qui s'attaquaient en ces temps der-
niers aux églises de la banlieue ? On n'en sait
rien encore, mais le fait est que depuis quel-
ques jours des tentatives criminelles sont di-
rigées sur les églises de Paris.
Celte fois, c'est l'église de Saint-Germain-
l'Auxerrois qui a reçu la visite nocturne de
plusieurs bandits.
Hier matin, un des sacristains trouvait des
traces d'effraction sur la porte de la sacristie
et constatait également qu'un vitrail de la
chapelle Saint-Landry avait été brisé. Une
corde à noeuds était restée attachée aux ar-
matures des vitraux de la sacristie.
Dans l'église, six troncs en bois et en fer
avaient élé descellés et brisés. Fort heureu-
sement, les sommes qui s'y trouvaient et ont
élé dérobées ne formaient pas un total de
plus de vingt francs.
L'escalade et le vol ont dû avoir lieu vers
trois heures du matin. Les voleurs, qui
devaient être au nombre de cinq, d'après
certains témoignages que la justice a déjà
recueillis, ont pu se retirer sans être inquiétés.
Les dégâts matériels s'élèvent à quatre
cents francs environ.
Le commissaire de police du quartier conti-
nue son enquête.
La Société des ateliers d'aveugles fondée
et autorisée en 1881, bien connue des lec-
teurs du Figaro, et dont les produits qui ont
figuré au concours hippique sont exposés
dans notre Salle des Dépêches, nous prie d'in-
former le public qu'elle n'a rien de commun
avec une oeuvre d'institution récente s'intitu-
lant tour à tour « OEuvre d'apprentissage des
jeunes aveugles » - « OEuvre catholique
d'apprentissage des jeunes aveugles travail-
leurs » - « Ecole libre d'apprentissage -îles
aveugles travailleurs » et qui, en vue d'una
souscription, répand une circulaire signée
Robert, dont presque toutes les phrases sont
empruntées textuellement aux rapports pu-
bliés par la Société des ateliers d'aveugles,
en 1882. On comprend qu'il peut en résulter
une confusion fâcheuse que la Société des
ateliers d'aveugles serait désireuse de faire
cesser au plus tôt.
Dans le corps médical on fait le plus grand
cas du dernier ouvrage publié par les docteurs
Adler; le chapitre consacré aux grands per-
fectionnements apportés aftx pièces dentaires
est un de ceux qui sont le plus remarqués.
Les auteurs y démontrent les grands incon-
vénients des. pièces métalliques, des dentiers
à ressorts et des pièces dentaires avec cro-
chets. Nous avons été des premiers à signa-
ler les progrès do la prothèse dentaire faite
par les docteurs Adler, lors de l'apparition
de leur dernier ouvrage, que l'on trouve chez
les auteurs, rue Meyerbeer, 4. .
Hier, vers trois heures, M. Alexandre M...,
âgé de cinquante-trois ans, banquier, demeu-
rant, 1, rue Meslay, profitant de l'absence de
sa femme et de sa fille, qu'il avait intention-
nellement éloignées, s'est tiré deux coups de
revolver dans la tète.
La mort a été instantanée. On ignore la
cause de ce suicide, qu'on ne peut attribuer
à des revers de fortune, la situation de M/
M... étant excellente.
Le 6 avril dernier, le nommé Mathurin Guy-
mard, palefrenier au dépôt de la Compagnie,
des Omnibus, rue Mozart, avait été frappé.;
d'un coup de couteau à la poitrine par un
inconnu qui l'avait dévalisé. Ce meurtre avait
été commis boulevard Montparnasse.
Transporté à l'hôpital Necker dans un état
très grave, Guymard à déclaré à M. Luccioni,
commissaire de police, que le soir du meurtre
il avait bu chez un marchand de vin du bou-
levard Montparnasse avec un nommé Petit-
Louis.
Après des recherches minutieuses, on est
arrivé à établir que le meurtrier est un mal-
faiteur dangereux, nommé Louis Y von, dit
Petit Louis, arrêté récemment pour rupture
de ban.
M. Lauth, juge d'instruction, a donné à
M. Luccioni, un ordre d'extraction, pour con-
fronter Y von avec sa victime.
VWVWWVY^
A de nombreuses demandes de renseigne-
ments sur l'emploi du bain antirhumatismal;
du docteur Lamau, nous répondrons que la
préparation du savant docteur doit être ver-
sée dans un bain chaud ordinaire, et qu'on
la trouve en flacons, au numéro 146 de la
rue du Bac.
Scène tragi-comique, hier, à Neuilly.
Il y a quelques mois, un tapissier de la rue
Milton, M. P..., avait fourni en location un
mobilier complet, d'une valeur de Six mille
francs, à une jeune dame espagnole, Mme
X..., dont le mari est absent, et qui habite
Neuilly.
L'acte de location avait été. régulièrement
libellé, mais le tapissier avait négligé de le
signifier au propriétaire de Mme X..., ce qu'il
aurait dû faire, afin de réserver ses droits en
cas de non-paiement.
Aussi le propriétaire en question, auquel
Mme X... devait déjà deux termes, voulut-il,
il y a trois jours, en expulsant sa locataire,
garder les meubles en garantie. Mme X...
exhiba victorieusement son contrat de loca-
tion des meubles et refusa, en outre, de s'en
aller.
Le propriétaire alla s'entendre avec M. P...,
lequel paya les deux termes, croyant alors
pouvoir reprendre ses meubles dont le prix
de location n'était pas plus acquitté que le
montant du loyer.
Fort de son droit, M. P... se rendit donc
hier à Neuilly, chez sa débitrice, en compa-
gnie d'un de ses oncles et d'un jeune ouvrier,
M. Jean M..., afin d'opérer le déménagement.
Mais les trois hommes trouvèrent en
Mme X... non pas une femme, mais une véri-
table tigresse.
Il y e ut bataille lorsqu'on tenta de déplacer
un meuble. Mme X... sauta d'abord à la gorge
de M. P..., renversa-de l'escabeau où il était
monté pour décrocher des rideaux le jeune
ouvrier tapissier et, finalement, s'empara d'un
formidable couteau de cuisine qu'elle brandit
d'une façon féroce. Bref, un scandale énorme.
1 feuilleton du FIGARO du 18 Avril 1884
23-
LISE FLEURON
» , ?
VI
- Suite -<
Mais le méridional n'était pas homme
à lâcher pied si vite! Il avait repris son
argumentation et, tout en questionnant
Lise, qui lui répondait à peine, il battait
en brèche, avec une sourde rage, celui
qu'il appelait son ami. L'ancien acteur
reparaissait en lui : il était entré dans la
peau du personnage et, sous les yeux
attentifs de Claude, il jouait au naturel
la scène d'Arnolphe et d'Agnès. Il vou-
lait absolument apprendre tout ce qui
s'était passé entre Jean et Lise. Il avait
soif de détails sur la promenade de la
nuit précédente. Et, pris d'une fureur
jalouse, il recommençait à charger de
Brives.
Après tout, qui pouvait savoir ? C'était
peut-être lui, qui, en bavardant, avait
amené toute l'affaire. Il le connaissait in-
discret. Il s'était sans doute vanté... Et il
repartait, suppliant Lise d'écarter d'elle
ce diable d'homme si compromettant. Il
allait, lui, dès le lendemain, lui interdire
.l'entrée des coulisses... Et"comme Lise
se récriait, déclarant qu'elle ne voulait,
pour rien au monde, qu'un tel affront fût
fait à de Brives, Rombaud, avec amer-
tume, lui reprocha de ne pas apprécier
ses bonnes intentions. Enfin, perdant
toute mesure, il se répandit en violentes
paroles eontre Jean :
- En somme, était-il autre chose
qu'un aventurier ? De quoi avait-il tou-
jours vécu ? De jeu et de spéculations de
Bourse. La chance l'avait servi, jusqu'à
présent ; mais qu'un revers l'atteignît, et
il était exposé à tomber, sans pouvoir
se relever. C'est ainsi qu'il avait vu [tant
de viveurs devenir des chevaliers d'in-
dustrie !
Il n'eut pas le loisir de poursuivre.
Lise s'était levée toute droite, et, les lè-
vres décolorées, ses yeux bleus devenus
noirs sous ses sourcils froncés, avec un
accent de superbe révolte :
- Ce que vous dites là, s'écria-t-elle,
est aussi odieux que ce qui a été écrit
.sur mon compte ! Je ne souffrirai pas
plus que vous insultiez M. de Brives,
qu'il n'a souffert qu'on m'insultât moi-
même I .
Droits de traduction et de reproduction réser-
vés. S'adresser pour traiter it M. Paul Ollendorff,
éditeur, 88 bit, rue de Richelieu,
- Lise 1 s'écria Rombaud stupéfait.
- Oui, ce que vous faites là est lâche
et misérable 1 poursuivit-elle. Pourquoi
me torturez-vous ? Et de quel droit? En-
fin, qu'est-ce que vous voulez savoir?
Si je l'aime ?
Elle s'arrêta, étouffée par l'émotion,
comprima sa poitrine bondissante avec
I sa main crispée et, emportée, ne pou-
! vant plus retenir l'aveu qui lui brûlait
les lèvres:
- Eh bien ! Soyez satisfait l Oui, je
l'aime 1 Et rien ne pourra m'empêcher
de l'aimer !
Une rougeur ardente monta à son
front, elle se voila le visage de ses
mains, et, retombant sur le canapé, elle
éclata en sanglots.
Rombaud échangea un regard avec
Claude. C'était fini. Il n'y avait plus rien
à espérer. Elle aimait Jean, elle était
prête à tout braver pour lui. Et elle pro-
clamerait, s'il le fallait, son amour de-
vant tous, comme elle venait de le pro-
clamer devant eux. Le cri de passion
exaspérée, poussé par Lise, l'avait at-
teint au coeur, Il ne savait plus que dire
et que faire. Il s'approcha de la comé-
dienne, lui prit les mains, l'appela sa
chère enfant, sa bonne petite Lise, et
protesta de ses excellentes intentions:
il avait été plus loin qu'il ne voulait, il
la priait de l'excuser, d'oublier. C'était
sa sécurité à elle, qu'il avait eue en vue.
Il s'arrêta, il allait recommencer à atta-
quer Jean.
Lise s'essuya les yeux, lança à Rom-
baud un regard plein de tristesse, et, se
tournant vers Claude :
- Est-ce que, vous aussi, vous allez
m'abandonner? dit-elle.
- A quoi puis-je vous être bon? dit
La Barre.
Elle vint à lui, câline et charmante,
comme un enfant qui veut obtenir une
faveur.
- Vous pouvez m'informer de ce qui
se passera. Je ne sais pas ce qui a été
décidé pour cette rencontre, et je meurs
d'inquiétude. Entrez chez M. de Brives,
ce soir même. Voyez-le, dites-lui que
vous venez de ma part, qu'il ne vous ca-
che rien...
- Elle prit le bras de Claude, s'y ap-
puya, pencha sa tête sur l'épaule du
jeune homme.
- Je vous en prie,'faites cela, et je
vous aimerai bien. Que j'aie des nou-
velles demain matin, dès la première
heure... Je vous en prie !...
De sa plus douce voix elle lui répéta :
Je vous en prie. Et Claude, fasciné par
l'enchanteresse, ne sut que répondre :
oui. Elle l'eût envoyé en enfer qu'il y fût
allé. Rombaud, devenu très froid, avait
réfléchi. L'homme d'affaires imposa si-
lence à l'amoureux. Si la femme était
perdue pour lui, il fallait au moins qu'il
conservât la comédienne. Il s'approcha
de Lise, qui, détournant de lui ses yeux,
se préparait à partir :
- Lise, est-ce que vous me quitterez
sans m'avoir pardonné? dit-il humble-
ment.
Incapable de rancune, elle lui tendit la
main. Puis, avec gravité:
-Vous m'avez fait beaucoup de peine.
Et pourquoi?
Rombaud fit un brusque haut-le-corps,
et il fut sur le point de lui répondre :
- Eh! N'avez-vous donc pas compris
que c'est parce que, moi aussi, je vous
aime?
Mais il n'était point homme à se livrer
si complètement, sans espoir d'en tirer
quelque avantage.
- C'était dans votre intérêt, dit-il. Je
souhaite que vous n'ayez jamais à vous
en apercevoir.
Elle secoua la tête, avec le sublime^
aveuglement de la tendresse profonde,
absolue :
- Le plus cher intérêt qu'il y ait main-
tenant, pour moi, dans la vie, dit-elle à
voix basse, c'est mon amour.
Elle sourit à Rombaud et sortit avec
Claude. Derrière elle, l'ex-Francisque
resta songeur. Clémence Villa lui était
revenue subitement à la pensée. Il com-
prenait maintenant la haine vivace qui
animait la comédienne, doublement at-
teinte dans son orgueil et dans sa pas-
sion. Il se rendit compte des dangers
qu'elle devait faire courir à Lise. Il ne
douta pas que ce fût elle qui eût versé
quelques gouttes de venin dans l'encrier
banal de Lantenac. Il résolut de défendre
énergiquement la jeune fille contre les
machinations de sa rivale. La franchise
avec laquelle Lise s'était confiée à lui
l'attacha à sa cause.
Et puis, au fond de lui-même, il se
laissa vaguement aller aux mêmes
espérances que Nuño. L'avenir pouvait
lui réserver de douces revanches.
Mais il ne fut pas assez généreux pour
pardonner à de Brives. Et il souhaita,
pour le lendemain matin, un de ces bons
coups fourrés, démonstration frappante
de la logique du duel, cjui mettent six
pouces de fer dans les côtes de chacun
des adversaires.
vn
En arrivant rue de Lancry,Lise trouva,
comme chaque soir, la bonne qui l'atten-
dait, assise auprès de la table de l'anti-
chambre, travaillant, éclairée par une
lampe.
- Mademoiselle, le spectacle a fini
plus tard que d'habitude aujourd'hui,
dit la brave fille-^11 est le quart moins
d'une heure... Madame vient seulement
de s'endormir... Ah I on a apporté ce pe-
tit paquet-là pour vous.
Lise, sans répondre, prit un petit pa-
quet très léger, enveloppé dans du pa-
pier blanc, et entra sur fa pointe du pied
dans la chambre de sa mère. Etendue
dans son lit, très calme, l'aveugle inspi-
rait régulièrement. La jeune fille la re-,
garda un instant dormir, à la lueur de la
veilleuse que la mère Fleuron continuait
à exiger dans sa chambre, quoiqu'elle
n'en vît pas la clarté ; elle lui sourit, et,
glissant comme une ombre sur le par-
quet, elle passa chez elle. Ayant ôté son
manteau et son chapeau, elle s'assit.
Elle' était brisée. Accoudée au bras du
fauteuil, elle resta à rêver profondé-
ment.
Les paroles de Rombaud s'étaient très
nettement gravées dans sa mémoire. Et
sans emportement, sans violence, elle
les pesait maintenant, et elles lui pa-
raissaient plus sérieuses et plus sincères
que quand il les lui avait dites, dans son
cabinet. Elle se rappela le regard de
Claude, si grave et si triste. Pourquoi
n'avait-il rien dit, pourquoi ne l'avait-il
pas conseillée ? Elle aurait eu confiance
en lui. Blâmait-il son amour ou l'approu-
vait-il ? Quand il lui avait répondu : A
quoi puis-je vous être bon? il y avait
dans son accent une amertume secrète.
Elle fut prise d'inquiétude. C'était sa vie,
elle s'en rendait compte, qui était en jeu.
Elle n'admettait pas qu'elle pût ne point
se donner irrévocablement et tout en-
tière. Qu'adviendrait-il d'elle, si ce que
Rombaud disait était vrai, si Jean était
léger, et sT sa tendresse n'était qu'un
caprice ?
C'était à peine si elle le connaissait :
elle n'avait pas pu l'étudier. En un ins-
tant, elle s'était trouvée prise. L'entraî-
nement qu'elle avait subi avait été puis-
sant et irrésistible. Elle n'avait vu de lui
que son beau et fier visage. Elle le sa-
vait seulement joueur. Et n'était-ce pas
assez pour la troubler profondément?
Là, en face d'elle-même, elle ne retrou-
vait plus, dans son coeur, cette superbe
confiance avec laquelle elle corrigerait
Jean de sa redoutable passion. Elle était
ébranlée, effrayée, et son esprit surex-
cité, nourri de souvenirs dramatiques,
mêlait, dans l'horrible intrigue de Trente
ans ou la vie d'un joueur, de Brives et
elle-même. Elle voyait le joueur sous
les traits de Jean. Elle le suivait dans
son effroyable décadence morale et ma-
térielle. Elle entendait bruire à ses oreil-
les le tintement de l'or tombant sur le
tapis vert. Et elle avait la vièion sinistre
de.celui qu'elle aimait roulant dans l'in-
famie, dans le crime, et l'y entraînant
avec lui.
Dans la nuit silencieuse, la sueur au
front, le coeur battant, elle était, tout
éveillée, en proie à un terrible rêve. Elle
voulut s'y soustraire : elle fit un effort,
se leva, passa la main sur son front
alourdi, et marcha dans sa chambre au
hasard. Elle s'arrêta devant sa table. Et
là, auprès de son chapeau et de sès gants
hâtivement jetés, elle aperçut le petit
paquet, enveloppé de papier blanc, qui
lui avait été remis à son arrivée. Elle
l'ouvrit machinalement et demeura im-
mobile, muette et saisie. Il ne contenait
qu'un petit bouquet de ces fleurs bleues
qu'on nomme des « ne m'oubliez pas »
" Lise, du bout de ses doigts blancs, rj- j
dressa-Jes fleurs froissées, semblant
caresser doucement le bouquet. Elle ne
se demanda pas qui avait songé à le lui
envoyer. Un seul être au monde avait pu
penser à faire appel à son souvenir :
c'était celui dont son imagination était
pleine, et qui semblait ainsi venir pro-
tester contre ses doutes et lui confirmer
la sincérité de son amour. Lise porta les
modestes fleurs à ses lèvres, puis les
attacha à son corsage. Comme si, avec
leur faible parfum, les désirs de Jean se
fussent exhalés, allant jusqu'au coeur de
la jeune fille, son trouble se dissipa, elle
retrouva sa ferme croyance, et, cessant
d'être inquiète pour elle-même, elle
trembla pour celui qu'elle aimait.
Les réalités terribles de l'heure pré-
sente la ressaisirent. Elle ne vit plus la
situation au travers d'un voile de con-
vention, et le danger auquel Jean allait
être exposé lui apparut. Ce n'était pas un
duel de théâtre, réglé d'avance, avec des
épées émoussées, qui allait avoir lieu
dans quelques heures. C'était un combat
véritable, acharné, mortel peut-être, car
les affronts avaient été des plus graves
qu'on pût infliger. Le sang coulerait, les
chairs seraient déchirées par la pointe
du fer. Un homme tomberait sur l'herbe
verte... C'était Jean, pâle, inanimé, qui
était étendu devant elle. Mais vainement
elle ne regardait plus : le tableau terri-
fiant la poursuivait, et, malgré l'horreur
éprouvée, elle ne pouvait s'en détourner.
Elle eut peur, dans cette chambre qui
était séparée seulement par le salon de
celle de sa mère. Elle ne voulut *pas
rester ainsi dans le silence. Elle ouvrit
la fenêtre, s'appuya à la barre d'appui et
regarda dans les jardins. Déserts et
silencieux, sous la pâle clarté de la
lune, avec leurs grêles massifs, leurs
étroites allées, leurs hauts murs blancs,
et leurs verdures sombres, ils lui firent
l'effet d'un cimetière. Elle fut prise d'une
insurmontable terreur et s'enferma dans
sa chambre, avec toutes les lumières de
sa cheminée allumées.
Elle ne pensa pas à dormir. Elle se mit
à marcher, étouffant le bruit de ses pas
pour ne point réveiller sa mère, appelant
l'aube avec angoisse, avide de recevoir
les nouvelles que Claude lui avait pro-
mises, et livrée à toutes les horreurs de
la solitude.
Pourquoi Jean lui avait-il envoyé ces
fleurs, pourquoi ces « ne m'oubliez pas »?
Attachait-il à ce bouquet un sens parti-
culier? Se savait-il dans un grave dan-
ger? Son adversaire était-il extraordinai-
rement redoutable? Craignait-il de ne
pas la revoir ? Etait-ce son dernier voeu
qu'il lui avait adressé? Elle tomba dans
l'exagération de la peur. Son esprit se
frappa. Elle eut les pressentiments les
plus affreux. Superstitieuse à l'excès,
elle se promit, si Jean revenait sain et
sauf, de voir dans cette favorable issue
une preuve de la protection divine, et de
ne plus douter du bonheur à venir. Elle
fit intervenir le ciel dans ses affaires de
coeur, et lui donna une part de responsa-
bilité dans l'abandon qu'elle fit d'elle-
même. Elle pria ardemment pour celui
qu'elle aimait, et se sentit plus calme.
Les heures s'étaient écoulées, et déjà
une faible clarté blanchissait le ciel.Lise
se décida à se mettre au lit, espérant
dormir et atteindre ainsi, sans s'en
apercevoir, le moment où elle recevrait
des nouvelles. Mais le sommeil la
fuyait. Pour la première fois, dans sa
chambre virginale, elle connut la fièvre
de l'insomnie. Enfin, épuisée, elle finit
par fermer les yeux. Il était grand jour
quand sa bonne entra dans sa chambre
et la réveilla en lui criant :
- Mademoiselle, il est dix heures.
Est-ce que vous ne vous levez pas, ce
matin? Voilà votre déjeuner tout froid...
Je l'ai réchauffé trois fois, mais il aurait
fini par « attacher »...
Lise, en un instant, retrouva les pen-
sées qui l'agitaient avant sorr sommeil.
Elle se dressa sur son lit :
- N'est-il pas arrivé de lettres pour
moi? dit-elle.
- Ma foi, si, mademoiselle, il y en a
une, et même qui sent bien bon. Je l'ai
laissée dans la cuisine... Je vais vous la
chercher.
Pendant le court instant que cètte fille
mit à revenir, Lise fut torturée par une
émotion inexprimable-. Elle montra un
visage si bouleversé à sa domestique
que celle-ci, stupéfaite, s'écria :
- Oh ! mon Dieu 1 Est-ce donc un
malheur que vous craignez ?
- Non, dit Lise, qui saisit la lettre
vivement et commença à ouvrir l'enve-
loppe. Je vous remercie ; laissez-moi.
Elle courut à la signature et, avec un
tressaillement de joie, elle reconnut le'
nom de Jean. Il lui écrivait lui-même, la
suppliant ,de se rassurer. Il avait vu La
Barre, qui lui avait dépeint le tourment
de la jeune fille. La rencontre était pour
le matin, à dix heures...
Lise jeta les yeux sur la pendule el
reçut un coup au coeur : l'aiguille mar<
quait dix heures cinq minutes. Un trem-
blement affreux saisit la pauvre enfant.
Elle pensa qu'en ce moment même Jean
était aux prises avec son adversaire et,
sans finir la lettre, elle se laissa aller
sur son oreiller, pleurant amèrement.
Elle se boucha les oreilles : il lui sem-
blait entendre le cliquetis des épées.
Elle demeura ainsi pendant quelques
instants, immobile, terrifiée, comme un
condamné qui attend l'annonce de son
exécution.
La mère FLeuron, inquiète, entra à
tâtons dans la chambre. Avec ses mains,
elle chereha la tête de sa fille, et Lise,
pour que l'aveugle ne touchât pas ses
joues humides de larmes, se tourna du
côté du mur, faisant semblant de dor-
mir.
GEORGES OHNET.
{La suite à demain).
LE FIGARO - VENDREDI 18 AVRIL 1884
ÉLECTIONS MUNICIPALES
Nous voici entrés dans la période
électorale. Les conseillers de droite sor-
tants se représentent presque tous aux
suffrages de leurs concitoyens, à l'ex-
ception de M. Louis Binder, dont la santé
ne lui permet plus de s'occuper d'affaires
aussi activement que par le passé. Il re-
commande son fils, M. Maurice Binder,
avocat à la Cour d'appel de Paris, aux
électeurs qui, pendant douze années
consécutives, l'ont chargé du soin
de défendre leurs intérêts au Conseil
municipal de Paris.
Voici la profession de foi que M. Mau-
rice Binder adresse aux électeurs du
quartier du faubourg du Roule :
Messieurs et chers concitoyens,
Pendant douze années consécutives, vous
venez de confier à mon père la garde et la
défense de vos intérêts municipaux.
Aujourd'hui que la crainte de ne pouvoir,
comme par le passé, se consacrer aussi com-
plètement à vos intérêts le détermine à dé-
cliner toute candidature, je viens avec con-
fiance solliciter, à mon tour, l'honneur de
vous représenter au Conseil municipal.
L'attitude de mon père, au sein de cette
Assemblée, ses votes vous sont assez connus
pour nie permettre d'affirmer qu'ils sont- les
plus sûrs garants de la ligne de conduite que
je suivrai dans l'accomplissement de mon
mandat si vous daignez m'honorer de vos suf-
frages.
Respectueux de la souveraineté nationale ;
partisan convaincu d'une liberté de cons-
cience vraie et absolue, vous me trouverez
toujours prêt à lutter contre les mesures
d'oppression, dont une majorité' aussi par-
tiale qu'intolérante cherche à vous faire les
victimes en laïcisant nos hôpitaux et en pri-
vant les pères de famille de la libre éducation
de leurs enfants.
Si vous me nommez, messieurs, sans ou-
blier les travaux de voirie et de salubrité si
nécessaires encore à notre quartier, les ques-
tions d'enseignement et d'assistance publi-
que, la réduction du prix du gaz, mes efforts
porteront plus particulièrement sur les amé-
liorations à apporter à la situation si intéres-
sante de la classe ouvrière et laborieuse, si-
tuation rendue de jour en jour plus intoléra-
ble par le nombre et l'excès des impôts.
I Déjà un grand nombre de vous me connais-
] sent ; par mon' activité et mon dévouement,
j'espère m'attirer les sympathies de tous ceux
à qui je fais appel aujourd'hui pour la défense
de nos intérêts conservateurs, religieux et
sociaux.
Jusqu'ici, Messieurs, le huitième arrondis-
sement est demeuré fidèle aux idées d'ordre
et de travail; à vous de consacrer une fois de
plus cette chère et glorieuse renommée ; mes
efforts et mon énergie justifieront, je l'affirme,
la confiance que vous m'aurez témoignée.
Maurice BINDER,
Avocat à la Cour d'Appel,
102, avenue des Champs-Elysées. <
M. Maurice Binder est jeune, actif et
très au courant des questions munici-
pales et des intérêts de son quartier;
nous croyons que les ^électeurs ne peu-
vent faire un meilleur choix et qu'ils
voudront donner à leur ancien conseiller
un témoignage de sympathie et de gra-
titude, en confiant à son fils le soin de
les représenter au Conseil municipal.
M. Bartholoni, on le sait, est démis-
sionnaire.
Les conservateurs du septième arron-
dissement pour le quartier de Saint-
Thomas-d'Aquin présentent aux élec-
tions municipales M. le comte Charles
Pozzo di Borgo. Nous ne doutons pas de
son élection.
M. le comte A. de Rougé qui, aux
scrutins précédents, avait obtenu une
minorité imposante, sollicite à nouveau
les suffrages des électeurs du quartier
Notre-Dame-des-Champs. Il doit réussir.
M. Georges Berry va combattre les
candidats républicains dans le quartier
du Palais-Royal.
Nous voulons espérer que la popula-
tion parisienne, éclairée par l'expérience
et revenue à des idées plus saines, con-
fiera le soin de ses intérêts à des repré-
sentants qui s'occuperont de ses affaires
et ne considéreront pas le mandat de
conseiller municipal comme un tremplin
politique qui doit les mener è la députa-
tion ou à la fortune.
La lutte promet d'être vive. Nous la
suivrons avec intérêt.
L. D.
OBSEQUES DE M. DE LEUVEN
Un nombre, assez considérable d'amis
avait fait hier le voyage de Paris àMarly-
le-Roi pour assister aux obsèques de
M. Adolphe de Leuven. L'entrée princi-
pale de la propriété du défunt, rue
Champflour, avait été transformée en
une chapelle ardente sous laquelle le
cercueil, couvert de fleurs et de cou-
ronnes, était exposé. Le corbillard, orné
des armes de la famille de Ribbing, se
trouvait à quelques pas de là.
A midi précis, le cortège s'est mis en
marche pour se rendre à l'église. M.
Alexandre Dumas fils conduisait le deuil
avec son gendre, M. Lippmann, et M.
Coulon, un vieil ami du défunt.
L'église était entièrement tendue de
noir à l'intérieur. Pendant le service re-
ligieux, M. Thierry, de l'Opéra-Comique,
a chanté le Pie Jesu, accompagné à
l'orgue par M. Léon Vasseur.
Nous avons reconnu dans l'assis-
tance : MM. Victorien Sardou, Vau-
corbeil, Halanzier, de Najac, Henri
Meilhac, Philippe Gille, Albert Del-
pit, Abraham Dreyfus, Emile Jonas,
Edouard Cadol, Deforge, Alphonse
Gautier, Jules Barbier, Bonvin, Emile
Abraham, Jules Adenis,Miraux, Edouard
Noël, Henri Carvalho, Godfrin, Gus-
tave Roger, Félix de Lange, Duvey-
rier-Melesville, Ritt, Grandvallet, Cal-
mann Lévy, Mathonnet, Mme Dumas,
Mme Ritt, Mme Lippmann, etc.
A l'issue du service funèbre, le cor-
billard s'est dirigé vers le cimetière du
Pecq, où l'inhumation a eu lieu dans le
caveau de la famille.
Deux discours ont été prononcés* sur
la tombe.
Le premier par M. Emile de Najac, au
nom de la Société des auteurs dramati-
ques, le second par M. Alexandre Dumas
fils.
M. Emile de Najac a retracé rapide-
ment les phases principales de la vie du
défunt en insistant surtout sur l'amitié
profonde qui l'unit à Dumas père et qui
le fit récemment nommer à l'unanimité
président du comité chargé d'ériger une
statue au grand romancier.
La tâche était difficile,a ajouté M." de Najac.
Il s'y dévoua tout entier. Grâce au concours
désintéressé de Gustave Doré, il aplanit tous
les obstacles ; et le 4 novembre 1883, il fut le
premier à saluer le grand écrivain.
Ce jour-là,les deux amis de Villers-Cotterets
se retrouvèrent en face l'un de l'autre, l'un
fièrement campé sur son piédestal, l'autre
courbé sous le poids de l'émotion. Ce jour-là
fut l'apothéose de Dumas et le couronnement
de la vie de Leuven.
Je le vois encore, dominant de sa haute
taille la foule qui l'entourait. Il avait cessé
de parler. Il se tourna vers le fils de son ami,
dont il avait fait son fils d'adoption; et, lui
serrant pieusement la main, les larmes dans
les yeux, son regard sembla lui dire: a Je
puis mourir; ma tâche est terminée. »
Quelques mois plus tard,Adolphe de Leuven
rendait son ilme à Dieu 1
M. Alexandre Dumas fils a prononcé
ensuite un remarquable discours que le
défaut de place nous condamne malheu-
reusement à ne pas reproduire en en-
tier, et dont, nous devons nous borner à
ne citer que les passages principaux.
Après avoir rappelé comment son père
fit pour la première fois la connaissance
d'Adolphe de Leuven à Villers-Cotterets,
M. Dumas fils a ajouté :
Voilà comment, dans ses mémoires, mon
père relate sa première rencontre avec celui
que nous enterrons aujourd'hui, rencontre
qui eut lieu en 1818 ou 1819, qui a donné
naissance à une amitié d'un demi-siècle et
que la mort même de mon père n'a pu rom-
pre, puisque j'étais là pour la continuer.
Tous ceux qui ont connu de Leuven,
ceux-là mêmes qui ne l'auront.vu que pen-
dant ses dernières années, le retrouveront
presque tout entier dans ce portrait de sa
jeunesse, semblable aux sapins de son rude
pays du nord, qui restent toujours droits et
toujours verts, même lorsqu'ils sont couverts
de neige, notre ami était resté jusqu'à qua-
tre-vingt-deux ans ce passant à la taille
mince et élancée, à la tournure élégante, à la
démarche nonchalante et aristocratique, au
regard fier et doux. Quant aux qualités de
son âme et de son esprit dont mon père parle
si souvent dans la suite de ses mémoires, le
temps n'avait fait que les accroître et les
fortifier. D'un aspect un peu froid, comme
tous ceux qui tiennent à savoir ce qu'ils
font quand ils donnent leur amitié parce
qu'ils ne veulent la donner qu'avec leur es-
time pour n'avoir jamais à reprendre ni l'une
ni l'autre, d'un aspect un peu froid, dé Leu-
ven était l'homme le plus sûr, le plus dé-
voué, le plus tendre pour ceux qui avaient su
faire fondre la glace du premier abord.
M. Dumas raconte ensuite que, lors-
que de Leuven tomba malade, il y a un
mois, il fit défendre sa porté à ses plus
intimes, pour ne leur donner ni l'émo-
tion, ni la fatigue de visites quotidiennes
et des questions et des espérances inuti-
les. Il cite aussi ses réponses à son mé-
decin et à tous ceux qui lui promettaient
un prompt rétablissement s'il voulait
consentir à prendre quelque nourriture,
réponses dont nous avons fait mention
dans un précédent article, puis il arrive ?
à ses derniers moments :
Enfin,le 14 avril, dès le matin, à de certains
signes, la mort me parut décidée à lui don-
ner promptement le calme et le repos qu'il
espérait d'elle. Je ne le quittai plus. « Pourvu
qu'il fasse beau ce jour-là.» Telles furent
les dernières paroles qu'il put murmurer, et
c'est le seul de ses derniers voeux qui n'aura
pas été accompli. A partir de ce moment, de
légers serrements de mains, une respiration
plus bruyante, quelques mouvements de tête
et des regards qui signifiaient pour moi les
derniers adieux et les recommandations répé-
tées. Le jour tomba, les oiseaux se turent,
l'ombre vint; son visage calme, aux lignes
rigides, n'était plus éclairé que par une petite
lampe de nuit. Son souffle devint plus,régu-
lier, plus lent, plus faible, et je fus forcé de me
pencher sur lui pour m'assurer que c'était
bien du sommeil éternel qu'il venait de s'en-
dormir sans la moindre secousse et sans le
moindre effort. Je lui fermai les yeux, je
l'embrassai et je ne le quittai que lorsque
ses serviteurs, priant et pleurant, l'eurent
revêtu du costume qu'il avait demandé pour
sa nuit sans réveil.
Voilà comment cet homme de bien a quitté
ce monde. Impossible de voir une mort plus
simple, plus douce, plus noble, plus digne
d'être offerte en exemple et en enseignement
aux imprévoyances et aux terreurs humaines.
Pour moi, j'ai exécuté ses volontés, il repose
auprès de sa femme, et l'ami que mon père
a trouvé, il y a plus de soixante ans, sur ce
joli chemin rempli de pâquerettes et d'aubé-
pines, je le dépose pieusement dans la tombe
qu'il a souhaitée, entourée de ses meilleurs
amis et couverte de fleurs.
Accomplissant les derniers désirs du
défunt, les habitants de Marly-le-Roi
avaient tenu à accompagner jusqu'au
cimetière le corps de celui qui les consi-
dérait tous comme ses amis.
j. v.
PARIS AU JOUR LE JOUR
Le régime républicain présente cette
originalité parmi les autres formes de
gouvernements qu'il ne peut se passer
de formules. Elles se succèdent, se con-
tredisent : peu importe. On vit là-dessus
depuis quatorze ans. M. Thiers est venu
d'abord et a dit: «La République sera
conservatrice ou elle ne sera pas. »
C'était la République bourgeoise. M. Clé-
menceau veut que la République soit
celle des ouvriers. Enfin, à Périgueux,
M. Jules Ferry vient de spécifier que la
République serait celle des paysans ou
qu'elle ne serait pas. Cette mirifique dé-
finition ne paraît point transporter
d'aise la majorité de la presse républi-
caine. Il y a bien des réserves, bien des
chausse-trappes dans ces compliments
un peu forcés dve la République française :
M. le président du Conseil, en jetant un
coup d'ceil sur les faits accomplis, peut s'ap-
plaudir des changements survenus dans la
situa ion politique de la France. Il ne se trou-
vera pas un seul patriote pour contester à
son gouvernement l'honneur d'y avoir large-
ment contribué. Cependant, si de bonnes et
utiles choses ont été faites, il en reste bien
plus encore à faire. Les résultats obtenus ne
sont rien s'ils ne sont pas la promesse que
l'on va sans relâche en poursuivre de nou-
veaux. Le progrès est la loi même de la dé-
mocratie, M. le président du Conseil le sait
bien, et nous lui croyons assez de force,
d'énergie et de lumières pour appliquer cette
loi avec toute la sagesse, mais avec toute la
netteté possible.
C'est en avant qu'il faut regarder.
En style clair, la République française
prévient M. Ferry qu'elle ne se paie pas
de mots et qu'il lui faudra incessamment
des actes.
Au fond, les actes que les opportu-
nistes attendent de M. Ferry ne diffè-
rent pas sensiblement de ceux que la
Justice sollicite, d'ailleurs sans les es-
pérer.
Une phrase du discours de Périgueux
exaspère surtout la Justice :
El la question religieuse ? Il faut citer les
paroles de M. Ferry :
« Je sais que le clergé français sait se tenir
à l'écart des luttes de la politique et apporter
un concours loyal au gouvernement de la
République. »
«Alt il . parle de la République des paysans I
Mais c'est la République des curés qu'il veut
faire ! r
Ces récriminations, ou franches, pu
mal dissimulées, ne promettent pas à
M. Ferry une existence facile, lors de la
rentrée du Parlement. Quant' aux mo-
dérés, ils continuent à être fort inquiets
delà revision promise par M. Ferry.
Cette revision, dit le Journal des Dé-
bats :
Même « limitée », sera encore beaucoup
trop large, surtout si elle porte atteinte aux
attributions du Sénat en matière financière.
Puis, que signifient ces « garanties » dont on
fait si grand bruit? Qui protégera le Sénat
contre la majorité du Congrès, une fois réuni?
Le texte même de la Constitution? Il prête à
des interprétations, diverses, et, en tout cas,
n'a pas de sanction. L'autorité du ministère?
Est-elle si bien assise qu'il puisse répondre
défaire prévaloir ses vues, et ne l'a-t-on pas
vu cet hiver, en diverses occasions, plier de-
vant la majorité de la Chambre pour éviter
une crise? La parole de M. Ferry? Elle vaut
ce que vaut la parole d'un honnête homme ;
mais elle ne peut engager que lui. Si le Con-
grès va plus loin que M. le président du
Conseil ne voulait aller, le Cabinet se retirera;
soit! Sera-ce une consolation pour le Sénat?
Non; ce sera tout au plus un chagrin ajouté
à d'autres.
Une indiscrétion piquante a permis
à la Gazette de France de publier une
circulaire du directeur-général de l'en-
registrement demandant aux fonction-
naires sous ses ordres un relevé détaillé
des biens des congrégations religieuses,
autorisées ou non. L'Univers dit, non
sans raison, à propos de ce document
évidemment confidentiel :
N'est-ce pas la préface de la spoliation tant
de fois réclamée par les énergumènes de
l'extrême gauche? Tout donne lieu de le
craindre, et les protestations de M. Ferry, dé-
clarant qu'il veut le maintien du Concordat et
le respect des droits de l'Eglise, ne l'arrête-
raient pas, s'il lui fallait se prêter à cette
spoliation pour se maintenir au pouvoir.
*** On sait qu'une délégation de l'Ins-
titut de France s'est rendue aux fêtes du
troisième centenaire de l'Université d'E-
dimbourg.
Le Temps vient de recevoir le texte de
l'allocution que vient d'y prononcer M.
Mézières. Elle résume les rapports con-
tinus des deux Universités à travers les
siècles :
Aussi loin que nous remontions dans l'his-
toire de l'Université de Paris, nous y trouvons
la trace des étudiants écossais. Au moment
où les Anglais formaient, avec les nations de
France, de Picardie et de Normandie une des
quatre nations de notre l'acuité des arts, des
bourses écossaises étaient fondées auprès de
nous en 1320 par David, évêque de Murray,
et renouvelées deux siècles plus tard par Ma-
rie Stuart, votre reine et la nôtre.
Nous avons conservé, comme un souvenir
de cette époque lointaine, la rue des Anglais,
au pied de la montagne Sainte-Geneviève ; et
sur les hauteurs du quartier Latin, le collège
des Ecossais, où repose la duchesse de Tyr-
connell, où votre compatriote, le duc de
Perth, a fait élever le tombeau de Jacques II.
Anglais et Ecossais se rencontraient déjà
en amis dans nos écoles pacifiques longtemps
avant que la politique eût fait d'eux un même
peuple, un seul royaume uni.
Nous avons reçu de vous à notre tour les
leçons d'une philosophie pure et grave. Tout
un mouvement philosophique est né en France
des oeuvres de Reid et de Dugald Stewart.
Leurs noms vénérés rappellent une date glo-
rieuse dans l'histoire de notre enseignement
supérieur, comme dans le vôtre.
Que de fois égalementla Revue d'Edimbourg
a été citée et commentée dans nos chaires
comme une encyclopédie des acquisitions les
plus importantes de la pensée moderne ! Nous
y cherchons encore des modèles de raison,
de bon sens, d'équité et de probité intellec-
tuels.
M. Mézières a terminé en rappelant la
popularité dont jouit en France le plus
illustre enfant d'Edimbourg, Walter
Scott.
*** D'après le Temps, M. Saint-Elme,
rédacteur du Sampiero, n'aurait pas suc-
combé aux suites des coups qu'il a reçus
pour avoir injurié le préfet. L'autopsie
de M. Saint-Elme a été faite à Bastia,
par trois médecins. D'après leurs décla-
rations, M. Saint-Elme serait mort « des
suites d'une granulose aiguë généralisée,
sans liaison aucune avec des sévices an-
térieurs. »
Adolphe Racot.
Nouvelles Diverses
Contrairement au bruit qui en avait été ré-
pandu, M. Lamy, l'un des acteurs de la ré-
cente tragédie de la brasserie des Martyrs,
n'a pas été relaxé sous caution. Il se trouve
toujours au Dépôt de la Préfecture.
L'instruction de cette lamentable affaire se
poursuit d'ailleurs activement. Plusieurs let-
tres émanant de M. Savary et adressées à
Mme Lamy, femme de l'inculpe, ont été sai-
sies, paraît-il, à l'hôtel du Nord, à Saint-
Etienne, parie commissaire central de cette
ville, sur un ordre venu de Paris.
Les dévaliseurs d'églises.
A-t-on affaire à la même bande de voleurs
sacrilèges qui s'attaquaient en ces temps der-
niers aux églises de la banlieue ? On n'en sait
rien encore, mais le fait est que depuis quel-
ques jours des tentatives criminelles sont di-
rigées sur les églises de Paris.
Celte fois, c'est l'église de Saint-Germain-
l'Auxerrois qui a reçu la visite nocturne de
plusieurs bandits.
Hier matin, un des sacristains trouvait des
traces d'effraction sur la porte de la sacristie
et constatait également qu'un vitrail de la
chapelle Saint-Landry avait été brisé. Une
corde à noeuds était restée attachée aux ar-
matures des vitraux de la sacristie.
Dans l'église, six troncs en bois et en fer
avaient élé descellés et brisés. Fort heureu-
sement, les sommes qui s'y trouvaient et ont
élé dérobées ne formaient pas un total de
plus de vingt francs.
L'escalade et le vol ont dû avoir lieu vers
trois heures du matin. Les voleurs, qui
devaient être au nombre de cinq, d'après
certains témoignages que la justice a déjà
recueillis, ont pu se retirer sans être inquiétés.
Les dégâts matériels s'élèvent à quatre
cents francs environ.
Le commissaire de police du quartier conti-
nue son enquête.
La Société des ateliers d'aveugles fondée
et autorisée en 1881, bien connue des lec-
teurs du Figaro, et dont les produits qui ont
figuré au concours hippique sont exposés
dans notre Salle des Dépêches, nous prie d'in-
former le public qu'elle n'a rien de commun
avec une oeuvre d'institution récente s'intitu-
lant tour à tour « OEuvre d'apprentissage des
jeunes aveugles » - « OEuvre catholique
d'apprentissage des jeunes aveugles travail-
leurs » - « Ecole libre d'apprentissage -îles
aveugles travailleurs » et qui, en vue d'una
souscription, répand une circulaire signée
Robert, dont presque toutes les phrases sont
empruntées textuellement aux rapports pu-
bliés par la Société des ateliers d'aveugles,
en 1882. On comprend qu'il peut en résulter
une confusion fâcheuse que la Société des
ateliers d'aveugles serait désireuse de faire
cesser au plus tôt.
Dans le corps médical on fait le plus grand
cas du dernier ouvrage publié par les docteurs
Adler; le chapitre consacré aux grands per-
fectionnements apportés aftx pièces dentaires
est un de ceux qui sont le plus remarqués.
Les auteurs y démontrent les grands incon-
vénients des. pièces métalliques, des dentiers
à ressorts et des pièces dentaires avec cro-
chets. Nous avons été des premiers à signa-
ler les progrès do la prothèse dentaire faite
par les docteurs Adler, lors de l'apparition
de leur dernier ouvrage, que l'on trouve chez
les auteurs, rue Meyerbeer, 4. .
Hier, vers trois heures, M. Alexandre M...,
âgé de cinquante-trois ans, banquier, demeu-
rant, 1, rue Meslay, profitant de l'absence de
sa femme et de sa fille, qu'il avait intention-
nellement éloignées, s'est tiré deux coups de
revolver dans la tète.
La mort a été instantanée. On ignore la
cause de ce suicide, qu'on ne peut attribuer
à des revers de fortune, la situation de M/
M... étant excellente.
Le 6 avril dernier, le nommé Mathurin Guy-
mard, palefrenier au dépôt de la Compagnie,
des Omnibus, rue Mozart, avait été frappé.;
d'un coup de couteau à la poitrine par un
inconnu qui l'avait dévalisé. Ce meurtre avait
été commis boulevard Montparnasse.
Transporté à l'hôpital Necker dans un état
très grave, Guymard à déclaré à M. Luccioni,
commissaire de police, que le soir du meurtre
il avait bu chez un marchand de vin du bou-
levard Montparnasse avec un nommé Petit-
Louis.
Après des recherches minutieuses, on est
arrivé à établir que le meurtrier est un mal-
faiteur dangereux, nommé Louis Y von, dit
Petit Louis, arrêté récemment pour rupture
de ban.
M. Lauth, juge d'instruction, a donné à
M. Luccioni, un ordre d'extraction, pour con-
fronter Y von avec sa victime.
VWVWWVY^
A de nombreuses demandes de renseigne-
ments sur l'emploi du bain antirhumatismal;
du docteur Lamau, nous répondrons que la
préparation du savant docteur doit être ver-
sée dans un bain chaud ordinaire, et qu'on
la trouve en flacons, au numéro 146 de la
rue du Bac.
Scène tragi-comique, hier, à Neuilly.
Il y a quelques mois, un tapissier de la rue
Milton, M. P..., avait fourni en location un
mobilier complet, d'une valeur de Six mille
francs, à une jeune dame espagnole, Mme
X..., dont le mari est absent, et qui habite
Neuilly.
L'acte de location avait été. régulièrement
libellé, mais le tapissier avait négligé de le
signifier au propriétaire de Mme X..., ce qu'il
aurait dû faire, afin de réserver ses droits en
cas de non-paiement.
Aussi le propriétaire en question, auquel
Mme X... devait déjà deux termes, voulut-il,
il y a trois jours, en expulsant sa locataire,
garder les meubles en garantie. Mme X...
exhiba victorieusement son contrat de loca-
tion des meubles et refusa, en outre, de s'en
aller.
Le propriétaire alla s'entendre avec M. P...,
lequel paya les deux termes, croyant alors
pouvoir reprendre ses meubles dont le prix
de location n'était pas plus acquitté que le
montant du loyer.
Fort de son droit, M. P... se rendit donc
hier à Neuilly, chez sa débitrice, en compa-
gnie d'un de ses oncles et d'un jeune ouvrier,
M. Jean M..., afin d'opérer le déménagement.
Mais les trois hommes trouvèrent en
Mme X... non pas une femme, mais une véri-
table tigresse.
Il y e ut bataille lorsqu'on tenta de déplacer
un meuble. Mme X... sauta d'abord à la gorge
de M. P..., renversa-de l'escabeau où il était
monté pour décrocher des rideaux le jeune
ouvrier tapissier et, finalement, s'empara d'un
formidable couteau de cuisine qu'elle brandit
d'une façon féroce. Bref, un scandale énorme.
1 feuilleton du FIGARO du 18 Avril 1884
23-
LISE FLEURON
» , ?
VI
- Suite -<
Mais le méridional n'était pas homme
à lâcher pied si vite! Il avait repris son
argumentation et, tout en questionnant
Lise, qui lui répondait à peine, il battait
en brèche, avec une sourde rage, celui
qu'il appelait son ami. L'ancien acteur
reparaissait en lui : il était entré dans la
peau du personnage et, sous les yeux
attentifs de Claude, il jouait au naturel
la scène d'Arnolphe et d'Agnès. Il vou-
lait absolument apprendre tout ce qui
s'était passé entre Jean et Lise. Il avait
soif de détails sur la promenade de la
nuit précédente. Et, pris d'une fureur
jalouse, il recommençait à charger de
Brives.
Après tout, qui pouvait savoir ? C'était
peut-être lui, qui, en bavardant, avait
amené toute l'affaire. Il le connaissait in-
discret. Il s'était sans doute vanté... Et il
repartait, suppliant Lise d'écarter d'elle
ce diable d'homme si compromettant. Il
allait, lui, dès le lendemain, lui interdire
.l'entrée des coulisses... Et"comme Lise
se récriait, déclarant qu'elle ne voulait,
pour rien au monde, qu'un tel affront fût
fait à de Brives, Rombaud, avec amer-
tume, lui reprocha de ne pas apprécier
ses bonnes intentions. Enfin, perdant
toute mesure, il se répandit en violentes
paroles eontre Jean :
- En somme, était-il autre chose
qu'un aventurier ? De quoi avait-il tou-
jours vécu ? De jeu et de spéculations de
Bourse. La chance l'avait servi, jusqu'à
présent ; mais qu'un revers l'atteignît, et
il était exposé à tomber, sans pouvoir
se relever. C'est ainsi qu'il avait vu [tant
de viveurs devenir des chevaliers d'in-
dustrie !
Il n'eut pas le loisir de poursuivre.
Lise s'était levée toute droite, et, les lè-
vres décolorées, ses yeux bleus devenus
noirs sous ses sourcils froncés, avec un
accent de superbe révolte :
- Ce que vous dites là, s'écria-t-elle,
est aussi odieux que ce qui a été écrit
.sur mon compte ! Je ne souffrirai pas
plus que vous insultiez M. de Brives,
qu'il n'a souffert qu'on m'insultât moi-
même I .
Droits de traduction et de reproduction réser-
vés. S'adresser pour traiter it M. Paul Ollendorff,
éditeur, 88 bit, rue de Richelieu,
- Lise 1 s'écria Rombaud stupéfait.
- Oui, ce que vous faites là est lâche
et misérable 1 poursuivit-elle. Pourquoi
me torturez-vous ? Et de quel droit? En-
fin, qu'est-ce que vous voulez savoir?
Si je l'aime ?
Elle s'arrêta, étouffée par l'émotion,
comprima sa poitrine bondissante avec
I sa main crispée et, emportée, ne pou-
! vant plus retenir l'aveu qui lui brûlait
les lèvres:
- Eh bien ! Soyez satisfait l Oui, je
l'aime 1 Et rien ne pourra m'empêcher
de l'aimer !
Une rougeur ardente monta à son
front, elle se voila le visage de ses
mains, et, retombant sur le canapé, elle
éclata en sanglots.
Rombaud échangea un regard avec
Claude. C'était fini. Il n'y avait plus rien
à espérer. Elle aimait Jean, elle était
prête à tout braver pour lui. Et elle pro-
clamerait, s'il le fallait, son amour de-
vant tous, comme elle venait de le pro-
clamer devant eux. Le cri de passion
exaspérée, poussé par Lise, l'avait at-
teint au coeur, Il ne savait plus que dire
et que faire. Il s'approcha de la comé-
dienne, lui prit les mains, l'appela sa
chère enfant, sa bonne petite Lise, et
protesta de ses excellentes intentions:
il avait été plus loin qu'il ne voulait, il
la priait de l'excuser, d'oublier. C'était
sa sécurité à elle, qu'il avait eue en vue.
Il s'arrêta, il allait recommencer à atta-
quer Jean.
Lise s'essuya les yeux, lança à Rom-
baud un regard plein de tristesse, et, se
tournant vers Claude :
- Est-ce que, vous aussi, vous allez
m'abandonner? dit-elle.
- A quoi puis-je vous être bon? dit
La Barre.
Elle vint à lui, câline et charmante,
comme un enfant qui veut obtenir une
faveur.
- Vous pouvez m'informer de ce qui
se passera. Je ne sais pas ce qui a été
décidé pour cette rencontre, et je meurs
d'inquiétude. Entrez chez M. de Brives,
ce soir même. Voyez-le, dites-lui que
vous venez de ma part, qu'il ne vous ca-
che rien...
- Elle prit le bras de Claude, s'y ap-
puya, pencha sa tête sur l'épaule du
jeune homme.
- Je vous en prie,'faites cela, et je
vous aimerai bien. Que j'aie des nou-
velles demain matin, dès la première
heure... Je vous en prie !...
De sa plus douce voix elle lui répéta :
Je vous en prie. Et Claude, fasciné par
l'enchanteresse, ne sut que répondre :
oui. Elle l'eût envoyé en enfer qu'il y fût
allé. Rombaud, devenu très froid, avait
réfléchi. L'homme d'affaires imposa si-
lence à l'amoureux. Si la femme était
perdue pour lui, il fallait au moins qu'il
conservât la comédienne. Il s'approcha
de Lise, qui, détournant de lui ses yeux,
se préparait à partir :
- Lise, est-ce que vous me quitterez
sans m'avoir pardonné? dit-il humble-
ment.
Incapable de rancune, elle lui tendit la
main. Puis, avec gravité:
-Vous m'avez fait beaucoup de peine.
Et pourquoi?
Rombaud fit un brusque haut-le-corps,
et il fut sur le point de lui répondre :
- Eh! N'avez-vous donc pas compris
que c'est parce que, moi aussi, je vous
aime?
Mais il n'était point homme à se livrer
si complètement, sans espoir d'en tirer
quelque avantage.
- C'était dans votre intérêt, dit-il. Je
souhaite que vous n'ayez jamais à vous
en apercevoir.
Elle secoua la tête, avec le sublime^
aveuglement de la tendresse profonde,
absolue :
- Le plus cher intérêt qu'il y ait main-
tenant, pour moi, dans la vie, dit-elle à
voix basse, c'est mon amour.
Elle sourit à Rombaud et sortit avec
Claude. Derrière elle, l'ex-Francisque
resta songeur. Clémence Villa lui était
revenue subitement à la pensée. Il com-
prenait maintenant la haine vivace qui
animait la comédienne, doublement at-
teinte dans son orgueil et dans sa pas-
sion. Il se rendit compte des dangers
qu'elle devait faire courir à Lise. Il ne
douta pas que ce fût elle qui eût versé
quelques gouttes de venin dans l'encrier
banal de Lantenac. Il résolut de défendre
énergiquement la jeune fille contre les
machinations de sa rivale. La franchise
avec laquelle Lise s'était confiée à lui
l'attacha à sa cause.
Et puis, au fond de lui-même, il se
laissa vaguement aller aux mêmes
espérances que Nuño. L'avenir pouvait
lui réserver de douces revanches.
Mais il ne fut pas assez généreux pour
pardonner à de Brives. Et il souhaita,
pour le lendemain matin, un de ces bons
coups fourrés, démonstration frappante
de la logique du duel, cjui mettent six
pouces de fer dans les côtes de chacun
des adversaires.
vn
En arrivant rue de Lancry,Lise trouva,
comme chaque soir, la bonne qui l'atten-
dait, assise auprès de la table de l'anti-
chambre, travaillant, éclairée par une
lampe.
- Mademoiselle, le spectacle a fini
plus tard que d'habitude aujourd'hui,
dit la brave fille-^11 est le quart moins
d'une heure... Madame vient seulement
de s'endormir... Ah I on a apporté ce pe-
tit paquet-là pour vous.
Lise, sans répondre, prit un petit pa-
quet très léger, enveloppé dans du pa-
pier blanc, et entra sur fa pointe du pied
dans la chambre de sa mère. Etendue
dans son lit, très calme, l'aveugle inspi-
rait régulièrement. La jeune fille la re-,
garda un instant dormir, à la lueur de la
veilleuse que la mère Fleuron continuait
à exiger dans sa chambre, quoiqu'elle
n'en vît pas la clarté ; elle lui sourit, et,
glissant comme une ombre sur le par-
quet, elle passa chez elle. Ayant ôté son
manteau et son chapeau, elle s'assit.
Elle' était brisée. Accoudée au bras du
fauteuil, elle resta à rêver profondé-
ment.
Les paroles de Rombaud s'étaient très
nettement gravées dans sa mémoire. Et
sans emportement, sans violence, elle
les pesait maintenant, et elles lui pa-
raissaient plus sérieuses et plus sincères
que quand il les lui avait dites, dans son
cabinet. Elle se rappela le regard de
Claude, si grave et si triste. Pourquoi
n'avait-il rien dit, pourquoi ne l'avait-il
pas conseillée ? Elle aurait eu confiance
en lui. Blâmait-il son amour ou l'approu-
vait-il ? Quand il lui avait répondu : A
quoi puis-je vous être bon? il y avait
dans son accent une amertume secrète.
Elle fut prise d'inquiétude. C'était sa vie,
elle s'en rendait compte, qui était en jeu.
Elle n'admettait pas qu'elle pût ne point
se donner irrévocablement et tout en-
tière. Qu'adviendrait-il d'elle, si ce que
Rombaud disait était vrai, si Jean était
léger, et sT sa tendresse n'était qu'un
caprice ?
C'était à peine si elle le connaissait :
elle n'avait pas pu l'étudier. En un ins-
tant, elle s'était trouvée prise. L'entraî-
nement qu'elle avait subi avait été puis-
sant et irrésistible. Elle n'avait vu de lui
que son beau et fier visage. Elle le sa-
vait seulement joueur. Et n'était-ce pas
assez pour la troubler profondément?
Là, en face d'elle-même, elle ne retrou-
vait plus, dans son coeur, cette superbe
confiance avec laquelle elle corrigerait
Jean de sa redoutable passion. Elle était
ébranlée, effrayée, et son esprit surex-
cité, nourri de souvenirs dramatiques,
mêlait, dans l'horrible intrigue de Trente
ans ou la vie d'un joueur, de Brives et
elle-même. Elle voyait le joueur sous
les traits de Jean. Elle le suivait dans
son effroyable décadence morale et ma-
térielle. Elle entendait bruire à ses oreil-
les le tintement de l'or tombant sur le
tapis vert. Et elle avait la vièion sinistre
de.celui qu'elle aimait roulant dans l'in-
famie, dans le crime, et l'y entraînant
avec lui.
Dans la nuit silencieuse, la sueur au
front, le coeur battant, elle était, tout
éveillée, en proie à un terrible rêve. Elle
voulut s'y soustraire : elle fit un effort,
se leva, passa la main sur son front
alourdi, et marcha dans sa chambre au
hasard. Elle s'arrêta devant sa table. Et
là, auprès de son chapeau et de sès gants
hâtivement jetés, elle aperçut le petit
paquet, enveloppé de papier blanc, qui
lui avait été remis à son arrivée. Elle
l'ouvrit machinalement et demeura im-
mobile, muette et saisie. Il ne contenait
qu'un petit bouquet de ces fleurs bleues
qu'on nomme des « ne m'oubliez pas »
" Lise, du bout de ses doigts blancs, rj- j
dressa-Jes fleurs froissées, semblant
caresser doucement le bouquet. Elle ne
se demanda pas qui avait songé à le lui
envoyer. Un seul être au monde avait pu
penser à faire appel à son souvenir :
c'était celui dont son imagination était
pleine, et qui semblait ainsi venir pro-
tester contre ses doutes et lui confirmer
la sincérité de son amour. Lise porta les
modestes fleurs à ses lèvres, puis les
attacha à son corsage. Comme si, avec
leur faible parfum, les désirs de Jean se
fussent exhalés, allant jusqu'au coeur de
la jeune fille, son trouble se dissipa, elle
retrouva sa ferme croyance, et, cessant
d'être inquiète pour elle-même, elle
trembla pour celui qu'elle aimait.
Les réalités terribles de l'heure pré-
sente la ressaisirent. Elle ne vit plus la
situation au travers d'un voile de con-
vention, et le danger auquel Jean allait
être exposé lui apparut. Ce n'était pas un
duel de théâtre, réglé d'avance, avec des
épées émoussées, qui allait avoir lieu
dans quelques heures. C'était un combat
véritable, acharné, mortel peut-être, car
les affronts avaient été des plus graves
qu'on pût infliger. Le sang coulerait, les
chairs seraient déchirées par la pointe
du fer. Un homme tomberait sur l'herbe
verte... C'était Jean, pâle, inanimé, qui
était étendu devant elle. Mais vainement
elle ne regardait plus : le tableau terri-
fiant la poursuivait, et, malgré l'horreur
éprouvée, elle ne pouvait s'en détourner.
Elle eut peur, dans cette chambre qui
était séparée seulement par le salon de
celle de sa mère. Elle ne voulut *pas
rester ainsi dans le silence. Elle ouvrit
la fenêtre, s'appuya à la barre d'appui et
regarda dans les jardins. Déserts et
silencieux, sous la pâle clarté de la
lune, avec leurs grêles massifs, leurs
étroites allées, leurs hauts murs blancs,
et leurs verdures sombres, ils lui firent
l'effet d'un cimetière. Elle fut prise d'une
insurmontable terreur et s'enferma dans
sa chambre, avec toutes les lumières de
sa cheminée allumées.
Elle ne pensa pas à dormir. Elle se mit
à marcher, étouffant le bruit de ses pas
pour ne point réveiller sa mère, appelant
l'aube avec angoisse, avide de recevoir
les nouvelles que Claude lui avait pro-
mises, et livrée à toutes les horreurs de
la solitude.
Pourquoi Jean lui avait-il envoyé ces
fleurs, pourquoi ces « ne m'oubliez pas »?
Attachait-il à ce bouquet un sens parti-
culier? Se savait-il dans un grave dan-
ger? Son adversaire était-il extraordinai-
rement redoutable? Craignait-il de ne
pas la revoir ? Etait-ce son dernier voeu
qu'il lui avait adressé? Elle tomba dans
l'exagération de la peur. Son esprit se
frappa. Elle eut les pressentiments les
plus affreux. Superstitieuse à l'excès,
elle se promit, si Jean revenait sain et
sauf, de voir dans cette favorable issue
une preuve de la protection divine, et de
ne plus douter du bonheur à venir. Elle
fit intervenir le ciel dans ses affaires de
coeur, et lui donna une part de responsa-
bilité dans l'abandon qu'elle fit d'elle-
même. Elle pria ardemment pour celui
qu'elle aimait, et se sentit plus calme.
Les heures s'étaient écoulées, et déjà
une faible clarté blanchissait le ciel.Lise
se décida à se mettre au lit, espérant
dormir et atteindre ainsi, sans s'en
apercevoir, le moment où elle recevrait
des nouvelles. Mais le sommeil la
fuyait. Pour la première fois, dans sa
chambre virginale, elle connut la fièvre
de l'insomnie. Enfin, épuisée, elle finit
par fermer les yeux. Il était grand jour
quand sa bonne entra dans sa chambre
et la réveilla en lui criant :
- Mademoiselle, il est dix heures.
Est-ce que vous ne vous levez pas, ce
matin? Voilà votre déjeuner tout froid...
Je l'ai réchauffé trois fois, mais il aurait
fini par « attacher »...
Lise, en un instant, retrouva les pen-
sées qui l'agitaient avant sorr sommeil.
Elle se dressa sur son lit :
- N'est-il pas arrivé de lettres pour
moi? dit-elle.
- Ma foi, si, mademoiselle, il y en a
une, et même qui sent bien bon. Je l'ai
laissée dans la cuisine... Je vais vous la
chercher.
Pendant le court instant que cètte fille
mit à revenir, Lise fut torturée par une
émotion inexprimable-. Elle montra un
visage si bouleversé à sa domestique
que celle-ci, stupéfaite, s'écria :
- Oh ! mon Dieu 1 Est-ce donc un
malheur que vous craignez ?
- Non, dit Lise, qui saisit la lettre
vivement et commença à ouvrir l'enve-
loppe. Je vous remercie ; laissez-moi.
Elle courut à la signature et, avec un
tressaillement de joie, elle reconnut le'
nom de Jean. Il lui écrivait lui-même, la
suppliant ,de se rassurer. Il avait vu La
Barre, qui lui avait dépeint le tourment
de la jeune fille. La rencontre était pour
le matin, à dix heures...
Lise jeta les yeux sur la pendule el
reçut un coup au coeur : l'aiguille mar<
quait dix heures cinq minutes. Un trem-
blement affreux saisit la pauvre enfant.
Elle pensa qu'en ce moment même Jean
était aux prises avec son adversaire et,
sans finir la lettre, elle se laissa aller
sur son oreiller, pleurant amèrement.
Elle se boucha les oreilles : il lui sem-
blait entendre le cliquetis des épées.
Elle demeura ainsi pendant quelques
instants, immobile, terrifiée, comme un
condamné qui attend l'annonce de son
exécution.
La mère FLeuron, inquiète, entra à
tâtons dans la chambre. Avec ses mains,
elle chereha la tête de sa fille, et Lise,
pour que l'aveugle ne touchât pas ses
joues humides de larmes, se tourna du
côté du mur, faisant semblant de dor-
mir.
GEORGES OHNET.
{La suite à demain).
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 98.5%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 98.5%.
- Collections numériques similaires Bibliographie de la presse française politique et d'information générale Bibliographie de la presse française politique et d'information générale /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "BIPFPIG00"Arts de la marionnette Arts de la marionnette /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "Pam1" Bibliothèque Diplomatique Numérique Bibliothèque Diplomatique Numérique /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "MAEDIGen0" La Grande Collecte La Grande Collecte /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "GCGen1"
- Auteurs similaires Bibliographie de la presse française politique et d'information générale Bibliographie de la presse française politique et d'information générale /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "BIPFPIG00"Arts de la marionnette Arts de la marionnette /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "Pam1" Bibliothèque Diplomatique Numérique Bibliothèque Diplomatique Numérique /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "MAEDIGen0" La Grande Collecte La Grande Collecte /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=colnum adj "GCGen1"
-
-
Page
chiffre de pagination vue 2/4
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bpt6k2789083/f2.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bpt6k2789083/f2.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bpt6k2789083/f2.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bpt6k2789083/f2.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bpt6k2789083
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bpt6k2789083
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bpt6k2789083/f2.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest