Titre : Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques : hebdomadaire d'information, de critique et de bibliographie / direction : Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard
Éditeur : Larousse (Paris)
Date d'édition : 1948-04-29
Contributeur : Guenne, Jacques (1896-1945). Directeur de publication
Contributeur : Martin Du Gard, Maurice (1896-1970). Directeur de publication
Contributeur : Gillon, André (1880-1969). Directeur de publication
Contributeur : Charles, Gilbert (18..-19.. ; poète). Directeur de publication
Contributeur : Lefèvre, Frédéric (1889-1949). Directeur de publication
Contributeur : Charensol, Georges (1899-1995). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328268096
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 6724 Nombre total de vues : 6724
Description : 29 avril 1948 29 avril 1948
Description : 1948/04/29 (N1078). 1948/04/29 (N1078).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bd6t595393p
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, GR FOL-Z-133
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 02/05/2021
Les nouvelle
;FD ACTI0N. PUBLICITE
rentrai 80-13 - 80-14 r — «• <»
Louvre 08-35
46, RUE MONTMARTRE (2*)
B. C. Seine 279-768 B
ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES
Jeudi 29 Avril 1948 N° 1078 Le numéro : 12 francs
ADMINISTRATION ET VENTE 1
LAROUSSE - PARIS
^ '13 à 21, RUE MONTPARNASSE W)
DU
VERS
[régulier
I par Emile Henriot
de TAcadémie française.
L est très sot de se pri
ver d’un plaisir avant
de l’avoir épuisé. On
veut que nous abandon
nions le vers classique,
sous prétexte qu’il est
fatigué, et nous n’avons
pas encore fini d en
C’est interrompre le concert parce
on n’aime pas le violon ou le hautbois,
[leur préférer l’accordéon et l’ocarina ne me
, ar aît pas une raison valable. La différence,
lj c i, est de l’outil à l’instrument : celui-ci de
mande plus d’art à qui s’en sert. Mais c’est
(nc ore une sottise de ne plus considérer l’art
Idiome un élément essentiel de l’œuvre
(dite, à plus forte raison quand il s’agit de
poésie, dont l’expression repose sur une con
tention supérieure. Le jet du sentiment, le
Moresque des images, le tout-venant dans le
Idésordre, et l’interchangeable de la poésie
P régulière, où n’importe quel terme est
liemplaçable par un autre, ne suffisent pas à
Instituer un poème, lequel en soi est un
objet d’art, doit n’être et ne peut être qu’ob-
|jet d’art : j’entends une chose faite, finie,
pourvue d’un caractère essentiel de rare-
|t, Non pas rareté au sens de curiosité sin-
rilière. Rareté, au sens de précieux, par la
Jatière et le travail. Le plus grand mérite,
■crois, de Mallarmé (la question d’hermé-
Itsme à part) aura été de nous restituer cette
1 du travail d’art et de rareté dans l'ex
pression poétique. Mais ce révolutionnaire a
enu bon sur les exigences du vers régulier,
ter infinies combinaisons, et aux ressources
F musique aussi larges que la musique
terne.
Je suis toujours sensible à l’argument de
[adversaire. Il n’v a pas de doute que la
|.upart des vers dits classiques qu’on nous
(donne à lire n’évoquent une idée de fatigue
n’inspirent cette sorte de dégoût qui pro
fit de la lassitude. Est-ce la faute congé-
ile du vers si de maladroits s’en servent
? Les pires ennemis du vers régulier
I ceux qui en font de médiocres. Mais on
jamais conclu des médiocres aquarelles
|sadonnent les vieilles demoiselles de pro-
que la peinture à l’eau était en soi-
me condamnable. Vous n’aimez pas le
dites-vous, ni la rime prévue : moi
: plus. Mais les mauvais vers réguliers ne
vent rien contre la valeur du vers régu-
On pouvait déjà trouver l’alexandrin,
loctosyllabe et le décasyllabe fatigués et
p jusqu’à la corde avant que Valéry en
p venu faire l’usage magistral et renouve-
que l’on sait. Fallait-il, par un interdit
Duranty : « i oute poésie est interdite
peine de mort », se priver d’avance
JR réussites que l’on doit à l’auteur du
pdière marin, pour le seul plaisir de nier ?
[eux qui nient sont le plus souvent des igno-
jJits qui ne savent pas ce dont ils parlent,
'renvoyer dos à dos ceux qui, par princi-
reprochent à l’alexandrin, le ronron et
N qui, ronronnant, leur donnent raison,
f°yant être des poètes classiques parce qu’ils
mptent leurs pieds sur leurs doigts, le dic-
bnnaire de rimes à portée de la main. Igno-
®| s > dans le même sac.
J e disais un jour, dans une conférence, à
[occasion du charmant poème de Valéry, La
^eParaue et le Philosophe, où il fait pen-
• t, . ô La Fontaine expliquant dans une de ses
«les Descartes et l’âme des bêtes, qu’on
N bien que Valéry avait travaillé de près
K f ontaine et décortiqué sa technique (voir
'Préface pour une réimpression d'Adonis).
fdessus je me suis fait reprendre et mori-
t3et par un niais, qui concluait de mon pro-
! que je louais surtout Valéry de ressembler
||L Fontaine. Ce garçon, manifestement,
[ av ait au juste lu ni l’un ni l’autre, ni écouté
j Ue je disais ; ou bien il n’y pouvait rien
Prendre. Cela ne l’empêchait pas de se
fte. Bien fin de se moquer de quelqu’un
| Parle chinois quand on n’entend pas le
J 10 ' 5 ! Mais c’est un fait que nous ne se-
nous ne sommes déjà plus, bientôt,
très petit nombre à savoir, et même
[Ornent à sentir la perfection possible du
■ régulier, ses réserves de combinaisons,
ressources de ce contrepoint. C’est un art,
. ,av oir qui se perd. Les faiseurs habituels
[Mandrins, eux non plus, ne s’en doutent
PW se croient des musiciens parce qu’ils
J :rit en mesure du tambour et de la trom-
e,
La suite a la deuxieme page
GRAND PRIX DU ROMAN FRANÇAIS
le jury délibère
De gauche à droite. En bas : André Maurois, Georges Duhamel, Emile Henriot [Dessin de B. Milleret.)
En haut : Albert Béguin, Germaine Beaumont, Robert Kemp, René Lalou, Raymond Las Vergnas, Charles Plisnier, Marcel Arland
ES sourciers? Des augures?
Attentifs et diligents, le
front penché sur les ma
nuscrits qu’ils interrogent
avec application, les mem
bres du jury tiennent
conseil une nouvelle fois.
Dehors, c’est le tumulte
de la ville. Mais, dans ce
bureau des Nouvelles Littéraires où Emile de
Girardin fonda le journal à un sou, l’atmo
sphère est studieuse et fervente. La fumée des
pipes d’Emile Henriot et d’Albert Béguin
bleuit la pénombre. Marcel Arland et Ray
mond Las Vergnas échangent en sourdine leurs
impressions. André Maurois compulse quel
ques fiches. Près de Germaine Beaumont,
seule femme du concile, Robert Kemp, tout
droit sur sa chaise, se tient aux aguets.
La voix frêle de Georges Duhamel, qui pré
side, s’élève pour faire le point :
— Tous, autrefois, nous avons fait nos
expériences. Or, depuis quatre années, nos
jeunes romanciers n’ont pas pu tenter les
leurs. Trop d’éditeurs les ont sacrifiés aux
écrivains étrangers,-.
— Souvent inspirés, d’ailleurs, par Flaubert,
Maupassant ou Zola !
— Exactement.
— Aussi, ce concours a-t-il été créé en réac
tion contre cette injustice. Nous voulons agir
sur la nouvelle génération...
— ...anxieuse, nerveuse, et qui se cherche.
— Ce doit être, avant tout, une besogne de
grande franchise. Il appartient à ce prix, qui
témoignera de la vigueur du roman français,
de proposer en même temps un enseignement
aux novices. Peut-être y puiseront-ils des
conseils profitables. A quelques exceptions
près le romancier ne donne pas sa mesure à
dix-huit ans. Le roman, c’est l’œuvre de la
quarantaine.
Puis Georges Duhamel demande à chacun
des membres du jury d’émettre son opinion
sur les manuscrits qu’il a lus.
— Eh bien ! vous d’abord, Emile Henriot,
Les avis du romancier du Diable à l’hôtel
sont nuancés. Une œuvre, chaleureusement
louée par Germaine Beaumont, le montre plus
réservé.
— Voyons, lui demande Georges Duhamel,
avez-vous eu l’illumination ?
Il ne le paraît guère. Albert Béguin, lui,
déclare remarquable la partie centrale du
manuscrit qu’il vient de lire. Malheureuse
ment, le reste est inférieur.
— Il me semble, avance-t-il, que ce sont là,
juxtaposés, des documents de sources dif
férentes.
— Tout à fait mon avis, répond Robert
Kemp.
Puis Marcel Arland résume deux des romans
qu’il a lus. Georges Duhamel l’écoute avec
intérêt.
— Si j’ai bien compris, conclut-il, le pre
mier pourrait s’appeler Les Raisins de l’ennui
et le second Monsieur Phèdre !
Les dépositions continuent. Ici, c’est l’in
fluence de Breton et de Gracq qu’on retrouve,
là celle d’Anatole France sou3 forme d’une cer
taine poésie qui...
— Voyez, s’exclame quelqu’un, le regain
d’intérêt pour Anatole France : on vient même
de lui prêter le don de poésie qu’il n’a pas !
— Cependant, Les Noces corinthiennes...
— Admirable fac-similé, , estime Georges
Duhamel.
Le travail reprend, égayé par des repar
ties. Les piles de manuscrits se font, se défont.
Les œuvres — strictement anonymes — chan
gent de mains. La séance, ouverte à trois
heures, ne s’achèvera qu’à six heures et demie.
— Et si nous découvrions un Autant en
emporte le vent, voterions-nous pour lui ?
demande Emile Henriot.
Raymond Las Vergnas :
— Moi, oui.
André Maurois :
— Moi, non. Ce n’est pas une œuvre lit
téraire.
Il est question maintenant d’un roman poli
cier surréaliste que le lecteur qualifie de
« vaines acrobaties verbales » :
— Je ne vous apporte aucun trésor, sou
pire Robert Kemp.
En compensation, l’auteur de La Roue d’in
fortune paraît avoir été favorisé. Sans doute.
C’est dans le numéro du 13 mai
que nous donnerons la liste des
manuscrits retenus par le jury
(de trois à cinq) et que nous
commencerons la publication du
\ premier d’entre eux ,
dans son lot, se trouvait-il ce roman « simple
et nu jusqu’à la platitude » et qui rappelait
Feuillet... (Murmures réprobateurs !)
— Enfin, corrige Germaine Beaumont,
Feuillet, moins la grâce.
Mais un autre manuscrit a retenu son atten
tion, et elle en parle avec feu : style « im
peccable » ; jugements « d’une finesse mer
veilleuse ». Tout le monde dresse l’oreille.
Sera-ce l’élu ?
Peu à peu, avec méthode, sereinement, les
choix s’opèrent. Nombreux, déjà, les manus
crits éliminés. Il n’en reste plus désormais
qu’un petit nombre en compétition. Encore
quelques séances de travail et, seuls, surna
geront ceux qui seront soumis à l’apprécia
tion de nos lecteurs.
Sur le point de se séparer, les oracles se
chargent de lourds paquets de manuscrits.
« Que de soins, que de vœux, que d’amour ».
ils emportent ! Que de veilles ils se prépa
rent ! Mais ils sourient, car la conscience de
leur tâche n’interdit pas la bonne humeur.
Et Georges Duhamel de dire :
.— Un jury doit être gai, vivant. Ce n’est
point une cour d’assises !
André BOURIN.
RETOUR
D’AMÉRIQUE
par RAYMOND LAS VERGNAS
Québec
peine étais-je sorti du fa
meux château Frontenac,
dominant de sa superbe de
caravansérail la fruste fa
laise où se déroulèrent les
ultimes épisodes de la
lutte franco-anglaise au
Canada, que le vent, rude
et glacial, m’a contraint à
remonter dans ma chambre. Impossible de
s’aventurer dans une tourmente de neige
qui déroute les Québécois eux-mêmes. Les
chevaux de fiacre attelés à leurs troïkas
hochent la tête avec inquiétude, et leurs
clochettes tintent timidement, tandis
qu’enfouis sous les couvertures du traî
neau les cochers, sans espoir, attendent
le client. Un autobus, dont le. conducteur
disparaît sous un géant bonnet de cosaque,
fait son entrée sur la petite place, amorce
prudemment le virage. Le voici qui af
fronte la pente rude dévalant vers la ville
basse, suspendue, comme en un réseau
tissé par le gel, entre les stalaeitictes et
le verglas. L’ensemble a un faux air
d’opérette russe sans balalaïka.
De ma fenêtre:, tout en haut die l’à-pic,
j’aperçois à travers la nébuleuse du givre
le bac qui, de, sa ceinture tranchante, se
fraie un chemin dans les banquises du
Saint-Laurent. Le fleuve, en ce moment,
coule vers son estuaire. Tout à l’heure,
il remontait vers sa source. Force du flux
de la mer, distante pourtant die mille
kilomètres. Force de ce pays où la mon
tagne est hostilei et effrayante, où la dé
bâcle des rivières a des allures de déluge
biblique, où la forêt est hantée de cris
de loups et de silences d’hommes, où
Le château Frontenac, à Québec
(Cliché
A la cinquième page î
UNE NOUVELLE DE
HENRI QUEFFELEC
tV° yeZ ' VOus ’ mon Jeune ami > Quand on
livres derrière soi, le vrai drame
jj t de trouver encore quelque chose
V c es t de trouver encore quelque
4 taire...
T. S. ELIOT à PARIS
T. S. Eliot s’est rendu à l’université d’Aix
pour y être reçu docteur honoris causa. Sur
le chemin du retour, il est passé par Paris,
où il a séjourné quatre jours. On l’attendit
en vain à la conférence qui lui fut consa
crée, le mardi, par son compatriote, Facteur
et comédien Robert Speaight, sous les aus-
de netteté. Le regard bleu retient et fascine,
qui est attentif et presque inquisiteur, qui voit
et qui entend. Je ne reverrai peut-être jamais
T. S. Eliot, mais je crois que je n’oublierai pas
son regard. Pour le reste, consultez ses biogra
phes. Ils vous enseigneront qu’il est né'aux
Etats-Unis, dans l’Etat de Missouri. La date ?
(Photo Jean-Marie Marcel.)
T. S. Eliot (à gauche) s’entretenant avec l’écrivain italien Romano Guardini
pice du club Maintenant, où Robert Speaight
lui-même fut présenté par Pierre-Jean Jouve.
Il apparut le jeudi. Tout d’abord, il signa
ses livres dans une librairie de la rue Soyf-
flot. Cette affaire dura quelques heures. Il
déchiffrait ou se faisait épeler mille noms,
copiés ensuite avec une sage patience, et
chaque fois le livre était tendu au sollici
teur, orné du nom du poète et de son pa
raphe-épée, avec un sourire modeste et comme
timide : ce n’était pas l’heure de l’interview.
Puis ce fut l’heure du cocktail.
Plus de livres à dédicacer, mais mille vas
tes questions embarrassantes auxquelles, bien
naturellement, T. S. Eliot n’est pas toujours
préparé et qu’il élude avec une inépuisable
bonne grâce. Dans un angle de fenêtre où le
tient enfermé l’admiration de Paris, deux ou
trois fois le ton gagne en chaleur et en spon
tanéité. C’est qu’il se sent alors en terrain sûr.
Le voici en compagnie d’Albert Camus, puis
de Jules Supervielle, qu’il a lus et qu’il ap
précie.
Je regarde Jules Supervielle, puis T. S.
Eliot. Il y a bien quelque ressemblance entre
les deux poètes : l’Anglais est massif et
svelte tout ensemble, et on aime qu’il s’ha
bille avec une si discrète et si classique élé
gance. Il est brun, d’un brun tenace à peine
mêlé de quelques filaments blancs, il a une
raie de trois quarts, il dégage une impression
Eh bien, mais c’est peu croyable pour qui le
regarde écoutant cent flatteurs lui redire les
mêmes choses et les écoutant chaque fois
comme à l’affût de quelque propos neuf, avec
une avidité inlassable, et riant de bon cœur
quand Raymond Queneau lui rappelle quelle
éminente salade il a préparée la veille et com
ment il a perdu ou égaré trois parapluies ; oui,
c’est peu croyable, cette vitalité de quarante
ans et cette aptitude à s’amuser comme à
douze, quand on est né en 1888. Son commen
tateur Robert Speaight dit qu’il est un nova
teur courtois : novateur est modestement dire,
et courtois aussi.
Il serait, de ma part, d’une extrême outre
cuidance de prétendre le présenter littéraire
ment après se s préfaciers et traducteurs
Henri Fluchère et Pierre Leyris et après
l’interview de lui publiée dans ce journal
par René Lalou à l’automne 1945. D’autre
part, il semble qu’il soit encore mal connu
en France du public lettré. On sait sans
doute que cet Américain s’est naturalisé An
glais, et le mot e st ici très heureux, puisqu’il
s’agit d’un Anglais d’origine qui a retrouvé,
en quelque sorte, sa nature véritable — son
sol, son sang, son climat, ses racines — en
Angleterre, pays de ses ascendants.
On sait aussi qu’il est chrétien, e’il est vrai
qu’on le réputé inexactement catholique. Il
est anglo-catholique. N’allez pas me deman
der ce qu’est Un anglo-catholique : T. S. Eliot
répondait à René Lalou, qui l’interrogeait
sur ce point, qu’il faudrait expliquer l’An
gleterre pour expliquer l’anglo-catholicisme.
On sait encore que c’est un esprit cosmopo
lite, formé par Oxford et par la Sorbonne,
qu’il a fréquenté les universités allemandes
et assimilé, tout comme la pensée occiden
tale, celle de l’Orient. Au delà commen
cent, semble-t-il, avec le mystère, quelques
mauvaises querelles. Lui-même s’est dé
fini « royaliste en politique » (mais qui ne
l’est en son pays ?) et « classique en littéra
ture » (mais, naturellement, à la manière du
révolutionnaire Paul Valéry). Il e $t vrai qu’il
n fréquenté en esprit Charles Maurras et
Jacques Maritain. Mais ces influences fran
çaises, comme celle, mille fois plus impor
tante, des poètes symbolistes, exigent d’être
transmuées en valeurs anglaises pour être
tout à fait intelligibles. Au centre de son
aventure, il y a surtout la chrétienté, auorès
de quoi pâlissent les influences humaines et
les écoles nationales. Cette poésie de cons
cience et de connaissance, et, pour l’expres
sion, de mélodie et de contrepoint, elle serait
inintelligible, et cela sans doute même avant
la conversion de l’auteur, en dehors de la
clé du christianisme, qui aide à en déchif
frer le mythe et le message. Le christianisme,
T. S. Eliot en a retrouvé les chemins litté
raires dans les poètes métaphysiques de l’An
gleterre et chez Dante. Avec cela, admirez
comme il est proche des hommes et de leurs
peines, et qu’il sache les voir aussi simple
ment, comme dans tel poème sur la ferme
ture d’un pub. C’est que, comme le dit Pierre-
Jean Jouve, la mission de la poétique fran
çaise est, depuis Baudelaire, de transformer
et de spiritualiser le réel, quand la poésie
anglaise se construit en suivant, pour ainsi
dire, l’itinéraire inverse.
Après les poèmes traduits par Pierre Ley
ris, après la pièce Meurtre dans la cathé
drale, vont suivre d’autres ouvrages que pu
bliera le Seuil et qu’a traduits Henri Flu
chère. D’abord une pièce, plus construite
que Meurtre dans la cathédrale et qui
est intitulée Réunion de famille, ce qui doit
s’entendre, ensemble, objectivement et ironi
quement, puis un choix d’essais. Suivront,
sans doute, plus tard, les œuvres plus récen
tes : l’essai sur Milton et celui sur les condi
tions de la culture.
Poète qui nourrit le poème de sa 'réflexion
sur la poésie, essayiste qui situe la poésie au
cœur de sa réflexion, essayiste enfin qui
jamais ne récuse les problèmes posés aux
hommes entre eux et qui, s’il repousse l'en
gagement, au sens parapolitique que le mot
tend à assumer de nos jours, n’a cessé de
rapporter les cultures aux civilisations et les
civilisations aux cultures, quitte à aimer que
le poète s’engage d’abord en poésie. Tel est
T. S. Eliot. C’est un cliché, une ritournelle,
de la redite. Mais comment ne pas le redire
en conclusion d’un article sur lui ? Il e s t le
Valéry de la langue anglaise. Il aime la tra
dition, mais il veut la renouveler, la nourrir,
la vivifier, et il n’est pas outrageusement
passéiste. Il est l’un des plus hardis parmi
les explorateurs du langage. Il est ensemble
l’un d,es contrepoids et l’un des valables té
moins de l’époque.
Jean Quéval.
toutes ichoises sont plus rudes, pftu» vastes,
plus primitives. La langue que ts*
gens de la « province » à, elle an: -k: ;
son ancienne âpreté, avec ce (pouvoi?
choc que lui donne un accent tus 1 tî
proche encore de la sève du terroif nor
mand, charcutais, poitevin ; un© âpreté qui
ne l’a pas empêchée de se déformer, mais
également de s’enrichir, en s’ouvrant à
l’apport des néologismes américains. Que
«le Québec » ait gardé avec tant d’amour,
un amour jaloux qui, parfois, ne craint pas
de donner dans la scène ou le 'caprice, sa
fidélité au vocabulaire des origines, a de
quoi toucher le cœur en même temps que
l’esprit. La persévérance du clergé, qui
sut maintenir notre prééminence linguis
tique, n’en rend pas seule compte. Il y
faut ajouter rattachement des intelleictuels
et, aussi, l’attachement du peuple, l’atta
chement de toutes ces petites gens qui,
du porteur de chemin de fer au garçon
d’ascenseur en passant par l’épicier, l’em
ployé des postes, le crieur de journaux,
la vendeuse de magasin et 1© tatoueur des
bistros du port, n’ont jamais consenti,
sur cette terre britannique, à parler l’an
glais que s’ils y étaient contraints par
l’indiscrétion d’un étranger.
La Nouvelle-Orléans
J’ai pris l’avion pour aller en Loui
siane. Une nuit et un jour m’ont mené,
par-dessus Trois-Rivières et Montréal,
le lac Champlain et 1© New-Hamipshire,
Boston, New-York, Washington e't la
Virginie, les Carolines et FAlabajma, jus
qu’au delta du Père-des-Eaux que j’avais,
un mois plus tôt, suivi de sa source près
de Minneapolis à son épanouissement mé
dian au confluent d© Saint-Louis. Il fai
sait dans les plantations une chaleur tro
picale. La canne, le coton, les rizeries,
les palmiers, les dattiers, les buissons
d’azalées baignaient dans une moiteur
lourde, et les amples hélices du ventila
teur qui bruissait dans ma chambre ne
parvinrent point à me donner de fraîcheur.
La nuit elle-même semblait pleine encore
du soleil qui pèse sur ce carrefour latin,
noir, anglo-saxon.
J’ai parcouru le quartier français de La
Nouvelle-Orléans. J’ai longé les blocs de
maisons du « Vieux Carré », alignées com
me à la parade et que la hardiesse d’un
de nos plus grands colonisateurs, M. de
Bienville, fit bâtir en plein marécage. Tout
ici rappelle le temps où battait notre pa
villon, qu’il fût fleurdelisé ou tricolore,
époque qu’une dévotion assez pathétique
s’efforce de maintenir vivante. Voici, à
l’angle de: la rue Bourbon, le cabaret « de
la vieille absinthe », tout char’gé des sou
venirs des complots de nos corsaires ;
là-bas sur cet espace nu, clôturé de palis
sades, l’emplacement de l’« Opéra fran
çais » qui, pendant soixante ans, anima la
ville des accents de notre musique avant
d’être détruit par l’incendie et die ne plus
subsister que dans 1& nom de la rue de
Toulouse, baptisée en l’honneur de nos
forts ténors ; plus loin dans la rue Saint-
Pierre le « petit théâtre du Vieux Carré »
qui, avec une grâce charmante, se plaît à
monter nos comédies ; plus loin encore
la boutique avenante sur laquelle flotte
le drapeau à la croix de Lorraine. En
entrant dans le magasin, j’ai vu que la
maîtresse de céans mettait la dérnière main
à un envoi de paquets pour la France.
« C’est encore une façon, m’a-t-elle dit,
de s’enrôler dans « France for ever ».
J’ai voulu, dans ce restaurant à l’allure
bien française, assister aux rites impres
sionnants de la « fine ». Lorsqu’on la sert,
tout s’éteint, hormis quelques chandelles,
et les garçons, s’avançant jusqu’au por
trait du Petit Caporal, s’inclinent et crient,
en français qela va de soi, un robuste
« Vive l’Empereur ». N’allez point croire
à quelque artifice commercial préservé par
souci d© la publicité. Le culte d© Napo
léon est ancré chez les Louisianais. La
première chose qu’ils vous montreront est
la maison où furent mis au point les plans
d© Tardent bonapartiste Nlcol** Girod,
\
;FD ACTI0N. PUBLICITE
rentrai 80-13 - 80-14 r — «• <»
Louvre 08-35
46, RUE MONTMARTRE (2*)
B. C. Seine 279-768 B
ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES
Jeudi 29 Avril 1948 N° 1078 Le numéro : 12 francs
ADMINISTRATION ET VENTE 1
LAROUSSE - PARIS
^ '13 à 21, RUE MONTPARNASSE W)
DU
VERS
[régulier
I par Emile Henriot
de TAcadémie française.
L est très sot de se pri
ver d’un plaisir avant
de l’avoir épuisé. On
veut que nous abandon
nions le vers classique,
sous prétexte qu’il est
fatigué, et nous n’avons
pas encore fini d en
C’est interrompre le concert parce
on n’aime pas le violon ou le hautbois,
[leur préférer l’accordéon et l’ocarina ne me
, ar aît pas une raison valable. La différence,
lj c i, est de l’outil à l’instrument : celui-ci de
mande plus d’art à qui s’en sert. Mais c’est
(nc ore une sottise de ne plus considérer l’art
Idiome un élément essentiel de l’œuvre
(dite, à plus forte raison quand il s’agit de
poésie, dont l’expression repose sur une con
tention supérieure. Le jet du sentiment, le
Moresque des images, le tout-venant dans le
Idésordre, et l’interchangeable de la poésie
P régulière, où n’importe quel terme est
liemplaçable par un autre, ne suffisent pas à
Instituer un poème, lequel en soi est un
objet d’art, doit n’être et ne peut être qu’ob-
|jet d’art : j’entends une chose faite, finie,
pourvue d’un caractère essentiel de rare-
|t, Non pas rareté au sens de curiosité sin-
rilière. Rareté, au sens de précieux, par la
Jatière et le travail. Le plus grand mérite,
■crois, de Mallarmé (la question d’hermé-
Itsme à part) aura été de nous restituer cette
1 du travail d’art et de rareté dans l'ex
pression poétique. Mais ce révolutionnaire a
enu bon sur les exigences du vers régulier,
ter infinies combinaisons, et aux ressources
F musique aussi larges que la musique
terne.
Je suis toujours sensible à l’argument de
[adversaire. Il n’v a pas de doute que la
|.upart des vers dits classiques qu’on nous
(donne à lire n’évoquent une idée de fatigue
n’inspirent cette sorte de dégoût qui pro
fit de la lassitude. Est-ce la faute congé-
ile du vers si de maladroits s’en servent
? Les pires ennemis du vers régulier
I ceux qui en font de médiocres. Mais on
jamais conclu des médiocres aquarelles
|sadonnent les vieilles demoiselles de pro-
que la peinture à l’eau était en soi-
me condamnable. Vous n’aimez pas le
dites-vous, ni la rime prévue : moi
: plus. Mais les mauvais vers réguliers ne
vent rien contre la valeur du vers régu-
On pouvait déjà trouver l’alexandrin,
loctosyllabe et le décasyllabe fatigués et
p jusqu’à la corde avant que Valéry en
p venu faire l’usage magistral et renouve-
que l’on sait. Fallait-il, par un interdit
Duranty : « i oute poésie est interdite
peine de mort », se priver d’avance
JR réussites que l’on doit à l’auteur du
pdière marin, pour le seul plaisir de nier ?
[eux qui nient sont le plus souvent des igno-
jJits qui ne savent pas ce dont ils parlent,
'renvoyer dos à dos ceux qui, par princi-
reprochent à l’alexandrin, le ronron et
N qui, ronronnant, leur donnent raison,
f°yant être des poètes classiques parce qu’ils
mptent leurs pieds sur leurs doigts, le dic-
bnnaire de rimes à portée de la main. Igno-
®| s > dans le même sac.
J e disais un jour, dans une conférence, à
[occasion du charmant poème de Valéry, La
^eParaue et le Philosophe, où il fait pen-
• t, . ô La Fontaine expliquant dans une de ses
«les Descartes et l’âme des bêtes, qu’on
N bien que Valéry avait travaillé de près
K f ontaine et décortiqué sa technique (voir
'Préface pour une réimpression d'Adonis).
fdessus je me suis fait reprendre et mori-
t3et par un niais, qui concluait de mon pro-
! que je louais surtout Valéry de ressembler
||L Fontaine. Ce garçon, manifestement,
[ av ait au juste lu ni l’un ni l’autre, ni écouté
j Ue je disais ; ou bien il n’y pouvait rien
Prendre. Cela ne l’empêchait pas de se
fte. Bien fin de se moquer de quelqu’un
| Parle chinois quand on n’entend pas le
J 10 ' 5 ! Mais c’est un fait que nous ne se-
nous ne sommes déjà plus, bientôt,
très petit nombre à savoir, et même
[Ornent à sentir la perfection possible du
■ régulier, ses réserves de combinaisons,
ressources de ce contrepoint. C’est un art,
. ,av oir qui se perd. Les faiseurs habituels
[Mandrins, eux non plus, ne s’en doutent
PW se croient des musiciens parce qu’ils
J :rit en mesure du tambour et de la trom-
e,
La suite a la deuxieme page
GRAND PRIX DU ROMAN FRANÇAIS
le jury délibère
De gauche à droite. En bas : André Maurois, Georges Duhamel, Emile Henriot [Dessin de B. Milleret.)
En haut : Albert Béguin, Germaine Beaumont, Robert Kemp, René Lalou, Raymond Las Vergnas, Charles Plisnier, Marcel Arland
ES sourciers? Des augures?
Attentifs et diligents, le
front penché sur les ma
nuscrits qu’ils interrogent
avec application, les mem
bres du jury tiennent
conseil une nouvelle fois.
Dehors, c’est le tumulte
de la ville. Mais, dans ce
bureau des Nouvelles Littéraires où Emile de
Girardin fonda le journal à un sou, l’atmo
sphère est studieuse et fervente. La fumée des
pipes d’Emile Henriot et d’Albert Béguin
bleuit la pénombre. Marcel Arland et Ray
mond Las Vergnas échangent en sourdine leurs
impressions. André Maurois compulse quel
ques fiches. Près de Germaine Beaumont,
seule femme du concile, Robert Kemp, tout
droit sur sa chaise, se tient aux aguets.
La voix frêle de Georges Duhamel, qui pré
side, s’élève pour faire le point :
— Tous, autrefois, nous avons fait nos
expériences. Or, depuis quatre années, nos
jeunes romanciers n’ont pas pu tenter les
leurs. Trop d’éditeurs les ont sacrifiés aux
écrivains étrangers,-.
— Souvent inspirés, d’ailleurs, par Flaubert,
Maupassant ou Zola !
— Exactement.
— Aussi, ce concours a-t-il été créé en réac
tion contre cette injustice. Nous voulons agir
sur la nouvelle génération...
— ...anxieuse, nerveuse, et qui se cherche.
— Ce doit être, avant tout, une besogne de
grande franchise. Il appartient à ce prix, qui
témoignera de la vigueur du roman français,
de proposer en même temps un enseignement
aux novices. Peut-être y puiseront-ils des
conseils profitables. A quelques exceptions
près le romancier ne donne pas sa mesure à
dix-huit ans. Le roman, c’est l’œuvre de la
quarantaine.
Puis Georges Duhamel demande à chacun
des membres du jury d’émettre son opinion
sur les manuscrits qu’il a lus.
— Eh bien ! vous d’abord, Emile Henriot,
Les avis du romancier du Diable à l’hôtel
sont nuancés. Une œuvre, chaleureusement
louée par Germaine Beaumont, le montre plus
réservé.
— Voyons, lui demande Georges Duhamel,
avez-vous eu l’illumination ?
Il ne le paraît guère. Albert Béguin, lui,
déclare remarquable la partie centrale du
manuscrit qu’il vient de lire. Malheureuse
ment, le reste est inférieur.
— Il me semble, avance-t-il, que ce sont là,
juxtaposés, des documents de sources dif
férentes.
— Tout à fait mon avis, répond Robert
Kemp.
Puis Marcel Arland résume deux des romans
qu’il a lus. Georges Duhamel l’écoute avec
intérêt.
— Si j’ai bien compris, conclut-il, le pre
mier pourrait s’appeler Les Raisins de l’ennui
et le second Monsieur Phèdre !
Les dépositions continuent. Ici, c’est l’in
fluence de Breton et de Gracq qu’on retrouve,
là celle d’Anatole France sou3 forme d’une cer
taine poésie qui...
— Voyez, s’exclame quelqu’un, le regain
d’intérêt pour Anatole France : on vient même
de lui prêter le don de poésie qu’il n’a pas !
— Cependant, Les Noces corinthiennes...
— Admirable fac-similé, , estime Georges
Duhamel.
Le travail reprend, égayé par des repar
ties. Les piles de manuscrits se font, se défont.
Les œuvres — strictement anonymes — chan
gent de mains. La séance, ouverte à trois
heures, ne s’achèvera qu’à six heures et demie.
— Et si nous découvrions un Autant en
emporte le vent, voterions-nous pour lui ?
demande Emile Henriot.
Raymond Las Vergnas :
— Moi, oui.
André Maurois :
— Moi, non. Ce n’est pas une œuvre lit
téraire.
Il est question maintenant d’un roman poli
cier surréaliste que le lecteur qualifie de
« vaines acrobaties verbales » :
— Je ne vous apporte aucun trésor, sou
pire Robert Kemp.
En compensation, l’auteur de La Roue d’in
fortune paraît avoir été favorisé. Sans doute.
C’est dans le numéro du 13 mai
que nous donnerons la liste des
manuscrits retenus par le jury
(de trois à cinq) et que nous
commencerons la publication du
\ premier d’entre eux ,
dans son lot, se trouvait-il ce roman « simple
et nu jusqu’à la platitude » et qui rappelait
Feuillet... (Murmures réprobateurs !)
— Enfin, corrige Germaine Beaumont,
Feuillet, moins la grâce.
Mais un autre manuscrit a retenu son atten
tion, et elle en parle avec feu : style « im
peccable » ; jugements « d’une finesse mer
veilleuse ». Tout le monde dresse l’oreille.
Sera-ce l’élu ?
Peu à peu, avec méthode, sereinement, les
choix s’opèrent. Nombreux, déjà, les manus
crits éliminés. Il n’en reste plus désormais
qu’un petit nombre en compétition. Encore
quelques séances de travail et, seuls, surna
geront ceux qui seront soumis à l’apprécia
tion de nos lecteurs.
Sur le point de se séparer, les oracles se
chargent de lourds paquets de manuscrits.
« Que de soins, que de vœux, que d’amour ».
ils emportent ! Que de veilles ils se prépa
rent ! Mais ils sourient, car la conscience de
leur tâche n’interdit pas la bonne humeur.
Et Georges Duhamel de dire :
.— Un jury doit être gai, vivant. Ce n’est
point une cour d’assises !
André BOURIN.
RETOUR
D’AMÉRIQUE
par RAYMOND LAS VERGNAS
Québec
peine étais-je sorti du fa
meux château Frontenac,
dominant de sa superbe de
caravansérail la fruste fa
laise où se déroulèrent les
ultimes épisodes de la
lutte franco-anglaise au
Canada, que le vent, rude
et glacial, m’a contraint à
remonter dans ma chambre. Impossible de
s’aventurer dans une tourmente de neige
qui déroute les Québécois eux-mêmes. Les
chevaux de fiacre attelés à leurs troïkas
hochent la tête avec inquiétude, et leurs
clochettes tintent timidement, tandis
qu’enfouis sous les couvertures du traî
neau les cochers, sans espoir, attendent
le client. Un autobus, dont le. conducteur
disparaît sous un géant bonnet de cosaque,
fait son entrée sur la petite place, amorce
prudemment le virage. Le voici qui af
fronte la pente rude dévalant vers la ville
basse, suspendue, comme en un réseau
tissé par le gel, entre les stalaeitictes et
le verglas. L’ensemble a un faux air
d’opérette russe sans balalaïka.
De ma fenêtre:, tout en haut die l’à-pic,
j’aperçois à travers la nébuleuse du givre
le bac qui, de, sa ceinture tranchante, se
fraie un chemin dans les banquises du
Saint-Laurent. Le fleuve, en ce moment,
coule vers son estuaire. Tout à l’heure,
il remontait vers sa source. Force du flux
de la mer, distante pourtant die mille
kilomètres. Force de ce pays où la mon
tagne est hostilei et effrayante, où la dé
bâcle des rivières a des allures de déluge
biblique, où la forêt est hantée de cris
de loups et de silences d’hommes, où
Le château Frontenac, à Québec
(Cliché
A la cinquième page î
UNE NOUVELLE DE
HENRI QUEFFELEC
tV° yeZ ' VOus ’ mon Jeune ami > Quand on
livres derrière soi, le vrai drame
jj t de trouver encore quelque chose
V c es t de trouver encore quelque
4 taire...
T. S. ELIOT à PARIS
T. S. Eliot s’est rendu à l’université d’Aix
pour y être reçu docteur honoris causa. Sur
le chemin du retour, il est passé par Paris,
où il a séjourné quatre jours. On l’attendit
en vain à la conférence qui lui fut consa
crée, le mardi, par son compatriote, Facteur
et comédien Robert Speaight, sous les aus-
de netteté. Le regard bleu retient et fascine,
qui est attentif et presque inquisiteur, qui voit
et qui entend. Je ne reverrai peut-être jamais
T. S. Eliot, mais je crois que je n’oublierai pas
son regard. Pour le reste, consultez ses biogra
phes. Ils vous enseigneront qu’il est né'aux
Etats-Unis, dans l’Etat de Missouri. La date ?
(Photo Jean-Marie Marcel.)
T. S. Eliot (à gauche) s’entretenant avec l’écrivain italien Romano Guardini
pice du club Maintenant, où Robert Speaight
lui-même fut présenté par Pierre-Jean Jouve.
Il apparut le jeudi. Tout d’abord, il signa
ses livres dans une librairie de la rue Soyf-
flot. Cette affaire dura quelques heures. Il
déchiffrait ou se faisait épeler mille noms,
copiés ensuite avec une sage patience, et
chaque fois le livre était tendu au sollici
teur, orné du nom du poète et de son pa
raphe-épée, avec un sourire modeste et comme
timide : ce n’était pas l’heure de l’interview.
Puis ce fut l’heure du cocktail.
Plus de livres à dédicacer, mais mille vas
tes questions embarrassantes auxquelles, bien
naturellement, T. S. Eliot n’est pas toujours
préparé et qu’il élude avec une inépuisable
bonne grâce. Dans un angle de fenêtre où le
tient enfermé l’admiration de Paris, deux ou
trois fois le ton gagne en chaleur et en spon
tanéité. C’est qu’il se sent alors en terrain sûr.
Le voici en compagnie d’Albert Camus, puis
de Jules Supervielle, qu’il a lus et qu’il ap
précie.
Je regarde Jules Supervielle, puis T. S.
Eliot. Il y a bien quelque ressemblance entre
les deux poètes : l’Anglais est massif et
svelte tout ensemble, et on aime qu’il s’ha
bille avec une si discrète et si classique élé
gance. Il est brun, d’un brun tenace à peine
mêlé de quelques filaments blancs, il a une
raie de trois quarts, il dégage une impression
Eh bien, mais c’est peu croyable pour qui le
regarde écoutant cent flatteurs lui redire les
mêmes choses et les écoutant chaque fois
comme à l’affût de quelque propos neuf, avec
une avidité inlassable, et riant de bon cœur
quand Raymond Queneau lui rappelle quelle
éminente salade il a préparée la veille et com
ment il a perdu ou égaré trois parapluies ; oui,
c’est peu croyable, cette vitalité de quarante
ans et cette aptitude à s’amuser comme à
douze, quand on est né en 1888. Son commen
tateur Robert Speaight dit qu’il est un nova
teur courtois : novateur est modestement dire,
et courtois aussi.
Il serait, de ma part, d’une extrême outre
cuidance de prétendre le présenter littéraire
ment après se s préfaciers et traducteurs
Henri Fluchère et Pierre Leyris et après
l’interview de lui publiée dans ce journal
par René Lalou à l’automne 1945. D’autre
part, il semble qu’il soit encore mal connu
en France du public lettré. On sait sans
doute que cet Américain s’est naturalisé An
glais, et le mot e st ici très heureux, puisqu’il
s’agit d’un Anglais d’origine qui a retrouvé,
en quelque sorte, sa nature véritable — son
sol, son sang, son climat, ses racines — en
Angleterre, pays de ses ascendants.
On sait aussi qu’il est chrétien, e’il est vrai
qu’on le réputé inexactement catholique. Il
est anglo-catholique. N’allez pas me deman
der ce qu’est Un anglo-catholique : T. S. Eliot
répondait à René Lalou, qui l’interrogeait
sur ce point, qu’il faudrait expliquer l’An
gleterre pour expliquer l’anglo-catholicisme.
On sait encore que c’est un esprit cosmopo
lite, formé par Oxford et par la Sorbonne,
qu’il a fréquenté les universités allemandes
et assimilé, tout comme la pensée occiden
tale, celle de l’Orient. Au delà commen
cent, semble-t-il, avec le mystère, quelques
mauvaises querelles. Lui-même s’est dé
fini « royaliste en politique » (mais qui ne
l’est en son pays ?) et « classique en littéra
ture » (mais, naturellement, à la manière du
révolutionnaire Paul Valéry). Il e $t vrai qu’il
n fréquenté en esprit Charles Maurras et
Jacques Maritain. Mais ces influences fran
çaises, comme celle, mille fois plus impor
tante, des poètes symbolistes, exigent d’être
transmuées en valeurs anglaises pour être
tout à fait intelligibles. Au centre de son
aventure, il y a surtout la chrétienté, auorès
de quoi pâlissent les influences humaines et
les écoles nationales. Cette poésie de cons
cience et de connaissance, et, pour l’expres
sion, de mélodie et de contrepoint, elle serait
inintelligible, et cela sans doute même avant
la conversion de l’auteur, en dehors de la
clé du christianisme, qui aide à en déchif
frer le mythe et le message. Le christianisme,
T. S. Eliot en a retrouvé les chemins litté
raires dans les poètes métaphysiques de l’An
gleterre et chez Dante. Avec cela, admirez
comme il est proche des hommes et de leurs
peines, et qu’il sache les voir aussi simple
ment, comme dans tel poème sur la ferme
ture d’un pub. C’est que, comme le dit Pierre-
Jean Jouve, la mission de la poétique fran
çaise est, depuis Baudelaire, de transformer
et de spiritualiser le réel, quand la poésie
anglaise se construit en suivant, pour ainsi
dire, l’itinéraire inverse.
Après les poèmes traduits par Pierre Ley
ris, après la pièce Meurtre dans la cathé
drale, vont suivre d’autres ouvrages que pu
bliera le Seuil et qu’a traduits Henri Flu
chère. D’abord une pièce, plus construite
que Meurtre dans la cathédrale et qui
est intitulée Réunion de famille, ce qui doit
s’entendre, ensemble, objectivement et ironi
quement, puis un choix d’essais. Suivront,
sans doute, plus tard, les œuvres plus récen
tes : l’essai sur Milton et celui sur les condi
tions de la culture.
Poète qui nourrit le poème de sa 'réflexion
sur la poésie, essayiste qui situe la poésie au
cœur de sa réflexion, essayiste enfin qui
jamais ne récuse les problèmes posés aux
hommes entre eux et qui, s’il repousse l'en
gagement, au sens parapolitique que le mot
tend à assumer de nos jours, n’a cessé de
rapporter les cultures aux civilisations et les
civilisations aux cultures, quitte à aimer que
le poète s’engage d’abord en poésie. Tel est
T. S. Eliot. C’est un cliché, une ritournelle,
de la redite. Mais comment ne pas le redire
en conclusion d’un article sur lui ? Il e s t le
Valéry de la langue anglaise. Il aime la tra
dition, mais il veut la renouveler, la nourrir,
la vivifier, et il n’est pas outrageusement
passéiste. Il est l’un des plus hardis parmi
les explorateurs du langage. Il est ensemble
l’un d,es contrepoids et l’un des valables té
moins de l’époque.
Jean Quéval.
toutes ichoises sont plus rudes, pftu» vastes,
plus primitives. La langue que ts*
gens de la « province » à, elle an: -k: ;
son ancienne âpreté, avec ce (pouvoi?
choc que lui donne un accent tus 1 tî
proche encore de la sève du terroif nor
mand, charcutais, poitevin ; un© âpreté qui
ne l’a pas empêchée de se déformer, mais
également de s’enrichir, en s’ouvrant à
l’apport des néologismes américains. Que
«le Québec » ait gardé avec tant d’amour,
un amour jaloux qui, parfois, ne craint pas
de donner dans la scène ou le 'caprice, sa
fidélité au vocabulaire des origines, a de
quoi toucher le cœur en même temps que
l’esprit. La persévérance du clergé, qui
sut maintenir notre prééminence linguis
tique, n’en rend pas seule compte. Il y
faut ajouter rattachement des intelleictuels
et, aussi, l’attachement du peuple, l’atta
chement de toutes ces petites gens qui,
du porteur de chemin de fer au garçon
d’ascenseur en passant par l’épicier, l’em
ployé des postes, le crieur de journaux,
la vendeuse de magasin et 1© tatoueur des
bistros du port, n’ont jamais consenti,
sur cette terre britannique, à parler l’an
glais que s’ils y étaient contraints par
l’indiscrétion d’un étranger.
La Nouvelle-Orléans
J’ai pris l’avion pour aller en Loui
siane. Une nuit et un jour m’ont mené,
par-dessus Trois-Rivières et Montréal,
le lac Champlain et 1© New-Hamipshire,
Boston, New-York, Washington e't la
Virginie, les Carolines et FAlabajma, jus
qu’au delta du Père-des-Eaux que j’avais,
un mois plus tôt, suivi de sa source près
de Minneapolis à son épanouissement mé
dian au confluent d© Saint-Louis. Il fai
sait dans les plantations une chaleur tro
picale. La canne, le coton, les rizeries,
les palmiers, les dattiers, les buissons
d’azalées baignaient dans une moiteur
lourde, et les amples hélices du ventila
teur qui bruissait dans ma chambre ne
parvinrent point à me donner de fraîcheur.
La nuit elle-même semblait pleine encore
du soleil qui pèse sur ce carrefour latin,
noir, anglo-saxon.
J’ai parcouru le quartier français de La
Nouvelle-Orléans. J’ai longé les blocs de
maisons du « Vieux Carré », alignées com
me à la parade et que la hardiesse d’un
de nos plus grands colonisateurs, M. de
Bienville, fit bâtir en plein marécage. Tout
ici rappelle le temps où battait notre pa
villon, qu’il fût fleurdelisé ou tricolore,
époque qu’une dévotion assez pathétique
s’efforce de maintenir vivante. Voici, à
l’angle de: la rue Bourbon, le cabaret « de
la vieille absinthe », tout char’gé des sou
venirs des complots de nos corsaires ;
là-bas sur cet espace nu, clôturé de palis
sades, l’emplacement de l’« Opéra fran
çais » qui, pendant soixante ans, anima la
ville des accents de notre musique avant
d’être détruit par l’incendie et die ne plus
subsister que dans 1& nom de la rue de
Toulouse, baptisée en l’honneur de nos
forts ténors ; plus loin dans la rue Saint-
Pierre le « petit théâtre du Vieux Carré »
qui, avec une grâce charmante, se plaît à
monter nos comédies ; plus loin encore
la boutique avenante sur laquelle flotte
le drapeau à la croix de Lorraine. En
entrant dans le magasin, j’ai vu que la
maîtresse de céans mettait la dérnière main
à un envoi de paquets pour la France.
« C’est encore une façon, m’a-t-elle dit,
de s’enrôler dans « France for ever ».
J’ai voulu, dans ce restaurant à l’allure
bien française, assister aux rites impres
sionnants de la « fine ». Lorsqu’on la sert,
tout s’éteint, hormis quelques chandelles,
et les garçons, s’avançant jusqu’au por
trait du Petit Caporal, s’inclinent et crient,
en français qela va de soi, un robuste
« Vive l’Empereur ». N’allez point croire
à quelque artifice commercial préservé par
souci d© la publicité. Le culte d© Napo
léon est ancré chez les Louisianais. La
première chose qu’ils vous montreront est
la maison où furent mis au point les plans
d© Tardent bonapartiste Nlcol** Girod,
\
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 88.0%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 88.0%.
- Auteurs similaires Villemessant Hippolyte de Villemessant Hippolyte de /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Villemessant Hippolyte de" or dc.contributor adj "Villemessant Hippolyte de")Jouvin Benoît Jouvin Benoît /services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&maximumRecords=50&collapsing=true&exactSearch=true&query=(dc.creator adj "Jouvin Benoît" or dc.contributor adj "Jouvin Benoît")
-
-
Page
chiffre de pagination vue 1/8
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bd6t595393p/f1.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bd6t595393p/f1.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bd6t595393p/f1.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bd6t595393p/f1.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bd6t595393p
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bd6t595393p
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bd6t595393p/f1.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest