Maraîchage et agriculture urbaine. Comment approvisionner Paris ?
Qui peut imaginer que Paris, une des villes les plus denses au monde, a été autrefois couverte de vergers, de potagers et de vignes ? Son approvisionnement a mobilisé le terroir francilien et une armée de maraîchers. Un traité du 19ème siècle en témoigne : le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris, par Moreau et Daverne, traité redécouvert par les agriculteurs urbains d’aujourd’hui.
dans la séance publique du 14 avril 1844 / Société royale et centrale d'agriculture
Le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris est le résultat d’un concours lancé par la Société royale et centrale d’agriculture de la Seine (l’actuelle Académie d’agriculture de France) afin de faire connaître les techniques maraîchères.
La Société Royale et centrale d’agriculture de la Seine (aujourd’hui Académie d’Agriculture de France), était consciente du caractère innovant des pratiques agricoles en cours à Paris et de l’intérêt de diffuser les connaissances à travers le pays. C’est ce qui l’a poussé à lancer un concours pour l’écriture du meilleur Traité de la culture maraîchère de Paris, pour lequel le présent ouvrage a été lauréat.
d’abord nous rappellerons que la culture maraîchère ne s’est jamais apprise ni perfectionnée que par la pratique, et que jamais aucun jardinier-maraîcher n’avait écrit sur cette culture avant nous . pVII
L’auteur précise, dans la préface, que c’est la pratique et l’expérience et non l’enseignement académique ou des manuels qui ont permis aux techniques de se développer et de se transmettre, par tradition orale essentiellement. Il n’y a jusque là pas eu de transmission des connaissances par les jardiniers-maraîchers par presse ou ouvrages, faute d’instruction ou par barrière psychologique. Tout un monde, réel ou supposé, les sépare des hommes « lettrés », considérés comme les seuls à même de publier des connaissances. Seuls des manuels de jardinage, à vocation de loisir ou d’autoproduction avaient été publiés, et jamais n’y était abordée la contrainte économique. C’est suite à l’exode rural et à l’immigration, aux 18ème et 19ème siècles, que le maraîchage à Paris a connu un rapide perfectionnement, principalement dû au brassage des cultures et des pratiques, aux échanges de techniques entre des personnes originaires de provinces ou de pays différents, pas toujours issues du monde agricole.Les jardiniers-maraîchers, ne recevant généralement que les premiers éléments de l’instruction, sont effrayés de la distance qu’ils supposent exister entre leurs connaissances et celles de l’homme lettré qui sait communiquer ses pensées par la presse…. pVIII
…toutes les fois qu’on a reculé l’enceinte de Paris, les jardiniers-maraîchers ont été obligés de reculer aussi pour faire place à de nouvelles bâtisses, et que ce déplacement leur était toujours onéreux, en ce qu’ils quittaient un terrain amélioré de longue main pour aller s’établir sur un nouveau sol, souvent rebelle à leur culture, et qui ne pouvait être amélioré qu’avec le temps et de grandes dépenses. p2
Les jardins royaux, notamment le potager du roi, avec La Quintinie, ont participé à la recherche et au développement des techniques, reprises par les jardiniers-maraîchers de la capitale. Notons que, inversement, ceux-ci ont eu une grande influence sur La Quintinie.
Les jardins aristocratiques, dégagés de la contrainte économique, avaient la capacité d’embaucher les meilleurs jardiniers et d'organiser leur formation pour cumuler la quête de produits frais, difficiles à trouver ailleurs, le jardinage-loisirs et la quête de prestige par la création d’un paysage ou l’organisation de festins approvisionnés par les produits du jardin.
Une économie circulaire s’était mise en place, où le seul engrais provenait du fumier de cheval, ou de vache, voire le fumier humain. Les maraîchers qui allaient approvisionner les Halles en légumes frais ne repartaient jamais à vide: leurs tombereaux étaient chargés des « boues » de la ville. Ce métabolisme urbain vertueux fut mis à mal par l’arrivée du tout à l’égout, éloignant plus loin ces ressources qu’on ne voulait plus voir et dont on a cru pouvoir se passer (à la fin du siècle, le tout-à-l’égout s’est développé, avec épandage des eaux usées dans les champs. Aujourd’hui, les eaux usées passent en station d’épuration et seule une partie des boues résiduelles retourne dans les cultures).les jardiniers –maraîchers d’aujourd’hui, comme sans doute étaient ceux du temps passé, ne connaissent pour engrais et stimulant que le fumier, l’eau et la chaleur ; rien de plus. Plusieurs d’entre nous se rappellent, pourtant avoir vu employer les balayures des rues de Paris pour améliorer la terre de certains marais ;…” p26
L’agriculture urbaine contemporaine permet de retrouver ce brassage d’expériences et d’innovations; elle est devenue l'héritière de cette tradition qui s’est perdue durant quelques décennies et qui revient par d’autres portes. Pressés par les enjeux à la fois sociaux, économiques, environnementaux et urbains, nous redécouvrons à peine cette économie qui s’est créée autour de l’alimentation des villes, par la ville.
Ce sont ces techniques qui ont inspiré certains pionniers d’une agriculture sur petite surface comme les permaculteurs. En effet, ce qui est décrit dans ce manuel n’est autre que le fonctionnement d’une micro-ferme urbaine, qui permet de cultiver par exemple des melons dès le mois d’avril, ou de réaliser jusqu'à huit récoltes de légumes sur une année, sans produits chimiques, sans mécanisation, sans énergie fossile, avec des semences sélectionnées localement, contribuant à l’autosuffisance alimentaire de la capitale.
Cette redécouverte fut notamment entreprise par Eliot Coleman, Californien pionnier de l’agriculture bio aux Etats-Unis, connu pour être un des instigateurs du système de culture maraîchère bio-intensif avec John Jeavons, et qui est allé en 1974 à Paris rencontrer Louis Savier, un des derniers héritiers de ces pratiques. Il se met dans les pas des maraîchers londoniens qui avant lui, au XIXème siècle, allaient faire des voyages d’études à Paris pour trouver l’inspiration et peaufiner leurs techniques. La renommée du manuel dépassait les frontières.
Eliot Coleman est l’auteur de Four Season Garden, traduit en France en 2015, par "Des légumes en hiver », dans lequel il évoque son voyage parisien et divulgue ses techniques bien inspirées. Jean-Martin Fortier est un de ses disciples, auteur du Jardinier-Maraîcher, devenu ouvrage de référence pour de nombreux néo-agriculteurs, Non Issus du Milieu Agricoles (NIMA), ouvrage que le Québécois introduit par un historique de l’agriculture à Paris.
C’est donc par les Nord-Américains que ces techniques parisiennes oubliées ont connu un nouvel éclairage…en France, aidé par des NIMA désormais bien connus : Perrine et Charles Hervé- Gruyer avec la Ferme du Bec-Hellouin, largement inspirés par Eliot Coleman et Jean-Martin Fortier.
Plus récemment, l’exposition Capital Agricole, au Pavillon de l’Arsenal à fortement remis en lumière à la fois cet héritage et les agriculteurs urbains qui reprennent le flambeau de cette dynamique d’innovation.
Depuis les 175 années qui nous séparent de ce manuel, les techniques de cultures se sont fortement diversifiées (plus ou moins high tech, avec l’hydroponie, l’aéroponie, ou les cultures de champignons dans des parkings, des potagers verticaux sur les toits, des cultures de micro-pousses etc.), de nouvelles manières de transformer en ville sont apparues (cuisines partagées, ou autres foodlab), de distribuer (halles alimentaires de quartier, paniers, marchés de producteur…), de recycler les déchets de la ville (récupération des drêches, des substrats de cultures de champignon, marc de café et bientôt à nouveau l’urine humaine, etc.), ou tout simplement remettent à jours les cultures forcées sous châssis ou sous cloche (par exemple en récupérant les fûts de bière usagers, de type keykeg). Tout comme les anciens maraîchers (souvent dénommés “les spécialistes”), les Agriculteurs urbains se sont spécialisés, sur les produits les plus fragiles, supportant mal les longs transports (légumes feuille, herbes, fruits, melons, champignons, fleurs coupées…).
Les agriculteurs urbains sont tout aussi soumis au développement de l’urbanisation que leurs prédécesseurs, mais cherchent à revenir au cœur de la ville pour investir ses interstices, des friches temporaires ou des parkings et les toits, qui font partie des rares espaces urbains qui leurs sont concédés. Leur rôle, faute de surface adaptée pour réellement nourrir les Parisiens, s’est diversifié pour répondre notamment à des enjeux sociaux et pédagogiques, ce qui n’en fait pas moins des acteurs incontournable de l’espace urbain.
Ce billet est co-écrit par Luc Menapace (Chargé de collections Sciences et Vie de la Terre, Dpt Sciences et Techniques) et Sébastien Goelzer, fondateur de Vergers Urbains , association dont l'activité a pour but de "rendre la ville comestible".