Femmes Hercule aux temps des Rois de la force

Dans Les Rois de la force publié en 1911, Edmond Desbonnet évoque pour la première fois une femme vivant de sa force au XVIIIe siècle, alors qu’il débute à l’Antiquité l’histoire d’hommes forts. Venant bien après leurs homologues masculins, les femmes fortes sont en outre plus nombreuses à la fin du XIXe siècle, après le succès de Miss Athléta.

En 1931, dans Le Petit Parisien, Henry Thétard exprime sa fascination pour l’adresse et le corps de la trapéziste allemande Luisita Leers. Il la qualifie de "sculpturale amazone" dont la musculature "pourrait faire envie à la plupart des gymnastes du sexe fort". En 1935, dans La Culture physique, il la désigne comme "femme hercule" à la "musculature extraordinaire". C’est l’histoire de ces femmes fortes que raconte cette série de billets. 

« Comment une trapéziste acceptant simplement la fatalité… et une chute possible de 30 mètres divertit dangereusement le public » en titre, puis trois photos de la trapéziste dans des positions différentes, les deux premières sur fond noir et la troisième sur fond blanc, suivi de « Trois attitudes de force et de "dislocation" de Luisita Leers au trapèze »
« Luisita Leers, la plus jeune et la plus forte trapéziste du monde en représentation à Médrano », Excelsior, samedi 9 mars 1935, p. 4.

Remontons tout d’abord dans le temps. Dans Les Rois de la force publié en 1911, le père de la culture physique en France, Edmond Desbonnet, raconte l’"histoire" mythique des hommes forts. Partant de l’image d’Épinal qu’au "début de l’humanité, la force primait l’intelligence", il débute sa généalogie de "la force physique" à l’Antiquité. Si, selon Desbonnet, la musculature des hommes préhistoriques n’est plus nécessaire au début du XXe siècle, "le vague sentiment atavique" qu’elle "n’est pas une arme à dédaigner" demeure. Le goût du public pour les exercices de force s’expliquerait en outre par l’"amour" du "surnaturel" et du "miraculeux". 

Présentés dans les foires et les cirques, les spectacles de force sont courants en ce tournant de siècle. Et, fait nouveau en ce XIXe scientiste qui évalue tout ce qui lui passe sous la main (et notamment le vivant), les performances des hommes forts sont codifiées et enregistrées, notamment par le club athlétique fondé par Desbonnet à Lille dans la deuxième moitié des années 1880

Portrait du professeur Dubonnet en pied, en slip, les bras levés et pliés pour montrer ses muscles, la tête tourné vers la droite, portant la moustache.
« Le Pr Desbonnet à quarante ans » dans Georges Dubois, Comment on devient champion de la force, d’après les documents de Pierre Bonnes, champion du monde de force (1903-1904-1905), vainqueur du challenge Dubonnet, Berger-Levrault, Paris / Nancy, 1909,p. 97.

Dans Les Rois de la force, puis dans La Culture physique du 1er mars 1913, est reproduite une gravure de 1783 montrant une jeune femme en train d’exécuter de spectaculaires tours de force, à la foire de Leipzig. Comme les athlètes masculins, cette femme Hercule supporte le poids de quatre soldats en étant allongée entre deux chaises écartées ; et, de plus, elle soulève un cheval accroché à ses cheveux. Présentes au moins depuis le XVIIIe siècle, les femmes fortes sont plus nombreuses à la fin du XIXe. Dans le Comœdia du 9 septembre 1926, Gustave Fréjaville date du succès de Miss Athléta (à la fin du siècle) la multiplication des femmes athlètes, dans les cirques et les music-halls. 

Une femme athlète en 1783, plusieurs images dans des carrés représentant une femme forte dans différentes situations
 La Culture physique, n°196, 1er mars 1913, p. 19 

Selon Pierre Samuel, le retour à la mode des exercices athlétiques influencés par l’Antiquité fait naître sur les champs de foire, vers 1890, de nombreuses baraques de lutte. Avant d’offrir des assauts aux amateurs, les hommes y proposent des exercices de force. Des caricatures aux récits, le lutteur peuple la culture populaire, incarnant une virilité moderne. Des femmes se trouvent par ailleurs souvent dans ces troupes foraines : elles "faisaient les poids ou tiraient l’extenseur pendant la parade" et défiaient également les spectateurs. 

Dessin en noir et blanc représentant deux femmes en train de lutter dans une arène. Elles se tiennent par le haut du corps. En arrière plan, on voit du public applaudissant.
 Cham, « Actualités. Les lutteuses de Rouen. Serait-ce des femmes de lettres… ? », Le Charivari, lundi 14 décembre 1868, n. p. 

Du côté du cirque, Jan Todd note que la multiplication de femmes gagnant leur vie par leur force et leurs muscles s’inscrit plus généralement dans la diversification des numéros qui se libèrent progressivement de leur héritage équestre. Au cours des deux derniers siècles, l’historienne dénombre une centaine de femmes fortes professionnelles. 

Pour aller plus loin : 

  • Colosses. Lutteurs, culturistes et costauds dans les arts, cat. exp., Musée Courbet / Snoeck, 2024. 
  • Jan Todd, "Bring on the Amazons : an evolutionary history", in Picturing the Modern Amazon, cat exp., New museum books : Rizzoli, New York, 1999, pp. 48-61. 
  • Nathalie Coutelet, "Femmes herculéennes au music-hall : déconstruction d’un cliché", Horizons/ Théâtre, n°10-11 : "Genre et arts vivants", 2017, pp. 260-279. 
  • Edmond Desbonnet, Les Rois de la force. Histoire de tous les hommes forts depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, avec 733 photographies et dessins, Berger-Levrault / Librairie athlétique, Paris, 1911.
  • Pierre Samuel, "Les lutteuses de foire. Historique", Athéna 2. Femmes musclées, n°1, février 1996, p. 9 et articles dans les numéros suivants.