L'utopie
Inventé en 1516 par Thomas More dans son ouvrage Utopia, littéralement « en aucun lieu », le concept trouve ses racines chez Aristote, Platon, Saint-Augustin. Son sens politique lié à un gouvernement imaginaire apparaît au XVIIIe siècle, évoluant au siècle suivant vers la notion de conception politique ou sociale ne tenant pas compte de la réalité : l'utopie devient un projet irréalisable, parfois irréaliste. Les définitions des dictionnaires soulignent cette tonalité puisque les termes de chimère, illusion, mirage, rêve, rêverie se trouvent bien souvent associés au concept.
Au XVIIIe siècle, la présence de l’utopie dans la littérature est remarquable, en France et en Europe : l’idée se retrouve à la fois chez les écrivains, les philosophes et même les juristes, proposant aussi bien une critique acérée de la société telle qu’elle se construit au fil du siècle que des solutions pour l’améliorer. Au cœur de la réflexion se tient la question du bonheur, à chercher ou à inventer, avec en toile de fond l’idée du progrès idéalement associée à une justice sociale et à une vertu morale. Dans Candide de Voltaire par exemple, l’utopie apparaît avec l’Eldorado : pays d’abondance et d’équilibre où l’argent est sans valeur, où les habitants vivent heureux dans le respect de lois qu’ils ont tous acceptées. Le héros pense avoir enfin découvert « le meilleur des mondes possible » mais il quitte le pays doré car cette utopie n’est pas la sienne : la cité n’est idéale que pour ceux qui y sont nés et qui l’ont choisie, Candide repart pour ne pas s’abandonner à l’idéal d’autrui, tant le bonheur imposé peut devenir cauchemar. Il est au milieu de son voyage et c’est par le jardin qu’il mettra en œuvre sa conception de l’existence, appuyée sur le travail.
L’utopie présentée par Voltaire, comme Thomas More ou Rabelais l’ont fait avant lui, n’est pas portée par une providence divine qui apporte l’abondance : elle se distingue en cela de l’Âge d’or, du paradis terrestre ou des prédictions millénaristes. Elle prône au contraire une démarche humaniste appuyée sur des moyens humains. Elle rejoint en cela la notion de « perfectibilité humaine » qui se développe au siècle des Lumières : « l’autre monde est dans le monde », c’est tout le sens du voyage de Candide vers le jardin final.
Découverte - Images de nulle part
Utopia, mot latin inventé par Thomas More au XVIe siècle, est construit à partir du grec ou, « non, ne … pas », et de topos, « région, lieu » : le nom d'une île située « en aucun lieu ». Est-ce parce que cette île, dont le gouvernement idéal règne sur un peuple heureux, est imaginaire ou impossible ? Pourtant, Thomas More la situe géographiquement dans le Nouveau Monde. Comment comprendre cette localisation – Voltaire lui-même y situe l’Eldorado –, alors que les Européens n’ont de cesse de vouloir explorer et occidentaliser ces terres ?
Dans cette représentation du monde de 1582, quelle forme est retenue ? Où se situe l’Amérique ? Pourquoi ?
La cité idéale apparaît d’abord comme un lieu isolé du monde extérieur pour la protéger et permettre la libre construction de son système. De la « Cité des dames » imaginée par Christine de Pisan (1405) à « Utopia » de Thomas More (1516), en passant par Boccace (traduit en 1414), quels sont les moyens déployés pour ménager cette protection ?
L’utopie est souvent indissociable de la quête et un long voyage est nécessaire pour l’atteindre : le voyage de Saint-Brandan (XIVe siècle) et des quatorze moines qui l’accompagnent dure sept ans, au cours desquels ils traversent l’enfer.
Au fil des siècles, les utopies sont toujours présentes et les architectures en traduisent les projets : Étienne-Louis Boullée, architecte visionnaire du XVIIIe siècle, réalise un « Projet d’un palais pour un souverain à Saint-Germain-en-Laye » ; le phalanstère imaginé par Fourier à la fin du XIXe siècle conçoit un « palais social » pour loger l’homme et pas seulement « quelques hommes ». Quelles sont les formes géométriques qui se distinguent, se retrouvent-elles dans des villes réelles ?
Exploration - La vie de la cité, une démarche politique
Au-delà du lieu, l’utopie est aussi la recherche politique et idéologique d’un modèle social : l’ouvrage de Thomas More, haut dignitaire de la cour d’Angleterre, a pour sous-titre Traité sur la meilleure forme de république et sur une île nouvelle. L’auteur par ce biais fonde un genre nouveau empruntant à la littérature, à la politique et à la philosophie. Comme le feront au siècle suivant Bacon et Campanella, il s’inspire de Platon, d’Aristote, de Saint-Augustin pour proposer une réflexion politique. Dans cet extrait de La République (IVe s. av. J.-C.), Platon pose la communauté comme l’assise fondamentale de la cohésion de la cité : quels sont les arguments et les exemples qu’il développe ?
> La République, Platon
Thomas More dans Utopia (livre second, 1518) reprend cette logique en décrivant les villes et l’organisation du travail. L’auteur insiste sur les bienfaits, quels sont-ils ? Quels inconvénients y voyez-vous ? Que devient la liberté de chacun ? Connaissez-vous, dans l’histoire du XXe siècle, des États qui auraient pu s’inspirer de ces principes ? Avec quelles conséquences ?
> Utopie, Thomas More
Tommaso Campanella dans La Cité du soleil ou idée d’une république philosophique
(1623) décrit avec précision l’architecture de la cité et les sept cercles qui la constituent. Un paragraphe est consacré à un temple, dont la construction s’inspire du cosmos : quels sont les termes qui le font comprendre ? Quelle est la signification de ce modèle pour les habitants de cette « Cité du soleil » ? Quel est le rôle de la girouette ? Qui semble détenir le pouvoir ?
> La Cité du soleil ou idée d’une république philosophique
, Tommaso Campanella
La Crècherie développée par Émile Zola dans Travail (1901), deuxième des Quatre Evangiles après Fécondité, suit une autre logique : c’est un modèle créé par l’homme qui organise l’existence des ouvriers puisque le phalanstère de Fourier devient la matière narrative de ce roman. Comment s’organise la Crècherie ? Quels sont ses trois composants fondamentaux ?
> Travail, Émile Zola
Dans le contexte du XVIIIe siècle, l’utopie est pour certains auteurs l’occasion de mettre en question la structure sociale, et mondiale, pour repenser la place de l’homme en relation directe avec les débats qui animent la Révolution de 1789. Diderot dans Supplément au voyage de Bougainville (1772) imagine le dialogue entre un Européen et un Tahitien qui conteste avec force le droit de l’envahisseur et défend son organisation sociale appuyée sur l’absence de propriété : quels sont les arguments développés ? Comment font-ils écho aux préoccupations d’un siècle aux prises avec la colonisation et l’esclavage ?
> Supplément au voyage de Bougainville, Diderot
Condorcet va plus loin dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
(Dixième époque, « Des progrès futurs de l’Esprit humain », 1795) : à travers les questions posées, quels sont les espoirs portés par la Révolution ?
> Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
, Condorcet
Que dit cette gravure, montrant une femme lisant les « Droits de l’homme et du citoyen » à un enfant, des attentes de cette période ?
Réflexion - Utopie et bonheur
Parfois l’utopie tourne mal : l’idéologie systématisée peut conduire au cauchemar d’un bonheur imposé qui signe la négation de l’homme dans son être et dans ses rêves. Eugène Zamiatine, dans Nous autres (1920), évoque l’horreur du bienfaiteur. En quoi consiste « la grande opération » ? Pourquoi le héros la refuse-t-elle ?
> Nous autres, Eugène Zamiatine
Georges Perec, dans W ou le souvenir d'enfance (1975), inscrit le règne de l’arbitraire dans ce pays imaginaire : que devient l’homme dans ces conditions ? Pourquoi Georges Perec est-il particulièrement sensible à ce sujet ?
> W ou le souvenir d'enfance, Georges Perec
À la lumière de ces différents exemples, l’utopie vous paraît-elle est-elle forcément positive ? Documentez-vous sur des systèmes politiques ou des communautés qui ont tenté, particulièrement au XXe siècle, de mettre en place une organisation sociale ayant des similitudes avec l’utopie. Pourquoi est-elle si précieuse ? Dans quelles mesures peut-elle devenir dangereuse ?
Invention - Visions du siècle à venir
Au XIXe, le XXe siècle intriguait : Victor Hugo imagine Paris au XXe siècle, Albert Robida propose une série de gravures inspirées par le progrès, ainsi cette « Station centrale des aéronefs à Notre-Dame » en 1883 qui raille une possible aliénation de l’homme à la technique.
En 1910, des vignettes groupées en planches de douze saynètes se retrouvent sur des boites de produits alimentaires : dessinées par Villemard, elles proposent des « Visions de l’an 2000 » qui évoquent aussi bien des innovations ambitieuses que des améliorations de la vie quotidienne. Lesquelles retiennent votre attention ? Certaines ont-elles été réalisées ?
À vous de jouer : dans un siècle, quelles inventions imaginez-vous ? Croquis, dessins, textes, définitions, prototypes : tous les supports sont imaginables, n’oubliez pas d’observer et d’analyser avant de concevoir.