L’horreur du BienfaiteurEugène Zamiatine, Nous autres, 1920

 

« Je descendis et assistai à un délire général. Les soleils de cristal taillé éclairaient un quai bourré de têtes devant un train vide et engourdi.
Je ne la voyais pas, mais je la reconnus à sa voix souple et flexible comme une cravache. Ses sourcils relevés vers les tempes devaient être quelque part…
– Laissez-moi passer. Il me faut…
Des pinces me saisirent aux bras et aux épaules, je fus immobilisé :
– Non, remontez. On vous guérira, on vous remplira de bonheur jusqu’aux bords. Quand vous serez rassasié vous rêvasserez tranquillement, en mesure, et vous ronflerez. Vous n’entendez pas ce grand ronflement symphonique ? Vous êtes difficile : on veut vous débarrasser de ces points d’interrogation qui se tordent en vous comme des vers et vous torturent ! Courez subir la Grande Opération !
– Qu’est-ce que cela peut vous faire si je ne consens pas à ce que d’autres veulent à ma place, si je veux vouloir moi-même, si je veux l’impossible…
Une voix lourde et lente lui répondit :
– Ah, ah ! L’impossible ! C’est à dire rêver à des chimères idiotes pour qu’elles s’agitent devant votre nez comme un appât. Non, nous coupons cet appât et…
– Et vous le mangez, et vous en aurez besoin d’un autre. Il paraît que les anciens avaient un animal appelé "âne". Pour le faire avancer, on lui attachait une carotte devant le nez de façon qu’il ne pût l’attraper. S’il l’attrapait, il la mangeait. »