Sophie von La Roche, aux débuts des lettres allemandes
Sophie von La Roche, femme de lettres allemande de la seconde moitié du XVIIIe siècle, est une pionnière à bien des égards. Première écrivaine à vivre de sa plume dans l’espace germanophone, elle est aussi l'autrice du premier roman féminin allemand : les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim (Geschichte des Fräuleins von Sternheim).
Une enfance et une jeunesse bourgeoises en Souabe
Sophie est une enfant éveillée et curieuse d’apprendre ; encouragée par son père, elle a la chance de recevoir une éducation soignée. Dès trois ans, elle sait lire et se souvient de ses premières visites dans la bibliothèque paternelle. Elle apprend le français, le dessin, le piano… Mais cette éducation demeure lacunaire : elle n’aura jamais de formation aux sciences naturelles ni aux langues anciennes, ce qui reste toute sa vie l’un de ses grands regrets. Il n’est pas question d’en faire une femme savante qui ferait fuir tous les prétendants. Elle est élevée selon les principes du piétisme, un mouvement de réforme du protestantisme axé sur l’intériorité; cette spiritualité la rend sensible à la psychologie humaine et nourrira son œuvre littéraire.
Les débuts littéraires
Le mariage avec Georg Michael von La Roche et la vie de cour
En 1754, elle épouse Georg Michael Frank von La Roche, fils adoptif du comte Stadion, un ministre de l’archevêque de Mayence acquis aux idées des Lumières. Georg Michael est alors secrétaire du comte, administre ses terres et a déjà une solide expérience de la vie politique et de la diplomatie. C’est un mariage de raison : Sophie, réaliste après deux ruptures, accepte cet excellent parti qui lui procure aussi l’indépendance vis-à-vis de son père.
À 24 ans, elle découvre un monde élégant et fait l’expérience d’une vie de cour brillante, influencée par la France, entre absolutisme, esprit des Lumières et esthétique rococo. Sa vie a désormais pour cadre la cour de Mayence et le château de Warthausen. Le changement est grand pour elle : fille de la bourgeoisie, elle doit s’adapter à la vie de l’aristocratie et à l'omniprésence de la politique. Sa culture, sa curiosité et sa conversation lui permettent de se faire une place dans la suite du comte. Sa maîtrise de la langue française lui vaut d’être chargée de la correspondance avec un ecclésiastique parisien qui informe Mayence sur la vie culturelle française. Mais le ton libre sur lequel son mari et le comte Stadion parlent de religion la choque, elle qui reste sa vie durant attachée à son éducation piétiste. Elle admire l’engagement social du comte et la gestion éclairée de ses domaines, et le temps passé à son service restera dans sa mémoire l’un des plus heureux de sa vie.
Lorsque Stadion meurt en 1768, Georg Michael von La Roche doit trouver un nouvel emploi afin de subvenir aux besoins de sa famille et part en voyage. Sa femme, qui a eu neuf enfants au cours des années passées, en est séparée : ils sont élevés loin du foyer familial, comme il est d’usage à l’époque dans l’aristocratie. Elle souffre de solitude en ces années incertaines et les correspondances avec Wieland et quelques autres la protègent de la dépression. Mais cette solitude et ce calme sont propices au retour sur soi, au déploiement de l'écriture et à la créativité. Sophie se met à la rédaction de son propre roman épistolaire.
Les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim
Sophie von La Roche, qui partage son prénom avec sa « fille de papier », intègre au roman nombre d’impressions et d’expériences personnelles : la difficulté de ne pouvoir, en tant que femme, décider de son propre destin ; la perte de repères au passage du monde bourgeois à celui de l’aristocratie. Les deux Sophie sont des amoureuses des livres, conscientes dès l'enfance que l’accès au savoir n’est permis que jusqu’à un certain point aux femmes de leur temps. Lorsque son oncle et sa tante lui confisquent sa bibliothèque, Sophie von Sternheim réagit ainsi :
Sophie von Sternheim fait preuve de force de caractère : elle se remet sans cesse en question, agit, résiste aux pressions de la cour. Même lorsqu'elle est séduite par lord Derby et perd son rang social, elle n'abandonne pas. Attentive au sort des plus pauvres, elle se consacre à l’éducation de jeunes filles. Cette préoccupation éducative est aussi celle de Sophie von La Roche, frustrée de n’avoir pu élever ses propres enfants. Sophie von Sternheim, sans être une activiste de l’émancipation féminine, ne doit l'issue heureuse de ses aventures qu'à elle-même, à ses qualités et à sa capacité à apprécier les choses simples :
Sophie von La Roche hésite à publier son roman, consciente de sa position fragile en tant que femme, mais Wieland la convainc. La publication a lieu de façon anonyme en 1771. Les lecteurs sont enthousiastes et le roman connaît trois impressions dès la première année. Il est traduit dans de nombreuses langues : c’est un succès européen. Sophie, qui ne peut longtemps préserver son anonymat, devient une personnalité littéraire. La traduction française de 1775 montre que Wieland, éditeur du roman, passe encore parfois pour son auteur :
Les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim marquent une étape littéraire décisive en ce qu’elles sont un portrait de femme par une femme : elles prennent le contrepied du regard masculin qui prédomine alors en littérature. Du point de vue formel, Sophie von La Roche innove et donne au roman épistolaire une nouvelle dimension, posant les bases du roman moderne : on pense en particulier à la multiplicité des perspectives narratives et au travail très fin sur la psychologie des personnages. Le roman renouvelle la littérature allemande, inspirant la jeune génération des écrivains du Sturm und Drang : ainsi le jeune Johann Wolfgang Goethe, lecteur enthousiaste, écrit un peu plus tard Les souffrances du jeune Werther.
Une vie consacrée à l’écriture : les salons et les correspondances, la revue Pomona et les récits de voyage
« Madame de Laroche était la plus étonnante des femmes, et je ne saurais la comparer à aucune autre. D'une taille svelte et mince, plutôt grande que petite, elle avait conservé jusqu'à un âge avancé une certaine élégance dans le corps comme dans les manières, qui avait quelque chose à la fois de la tenue d'une grande dame et de celle d'une respectable bourgeoise. [...] Elle s'exprimait bien, et donnait toujours un cachet de sentiment à ses paroles. Ses manières étaient les mêmes pour tous. Mais tout cela ne la caractérise point encore; tant son portrait est difficile! Elle paraissait prendre part à toute chose, mais au fond elle n'était émue de rien. Elle était constamment douce et supportait tout aisément [...] et son humeur était toujours égale. »
Une vie culturelle active se met en effet en place à Ehrenbreitstein. Sophie tient salon et reçoit des écrivains venus de différentes régions d'Allemagne : à côté de Goethe, la jeune génération lui exprime son admiration, avec Friedrich Schiller et Jakob Michael Reinhold Lenz. Elle reçoit aussi les frères Jacobi, Lavater et Wieland, l'ami de toujours, auteur d'Agathon. Dans l’esprit de l’Empfindsamkeit, on lit les correspondances à haute voix jusqu’à s'émouvoir aux larmes.
De janvier 1783 à décembre 1784, Sophie publie sa propre revue mensuelle, Pomona für Teutschlands Töchter. Ce projet, dans le sillage de ses réflexions sur l’éducation, fait d’elle l’« éducatrice des filles de l’Allemagne ». Il s'agit de la première revue de langue allemande publiée par une femme pour des femmes. Elle rencontre l'intérêt du public : les femmes de la bourgeoisie cultivée apprécient le périodique qui mêle sérieux et divertissement, littérature et sciences, conseils domestiques et art, histoire et actualité. La plus célèbre des abonnées de la revue, qui en compte 700, n’est autre que Catherine II de Russie. Ce succès montre le renforcement de la place de la femme dans la société bourgeoise. Certes, cette femme des Lumières a peu en commun avec celle des courants émancipateurs plus tardifs, mais elle fait advenir une image moderne, loin de la maîtresse entretenue des cours princières. Plus personnellement, la revue Pomona marque le moment où Sophie, la première dans l’espace germanophone, peut enfin vivre de sa plume.
Sophie von La Roche a gardé la curiosité et la soif de connaissance de sa jeunesse. Dans les années 1780, elle entreprend plusieurs voyages, et ce malgré l’avis mitigé de son mari. Ils la mènent en Suisse (1784), en France (1785), en Angleterre et en Hollande (1786) et à Weimar (1787), où elle rend visite à son vieil ami Wieland. Elle se saisit de l’occasion pour écrire des récits de voyage, destinés d’abord à ses filles puis à la publication. Non contente de s'intéresser aux salons étrangers, à la littérature et aux arts, elle se consacre aussi aux sociétés et aux innovations de son temps. Les beautés de la nature, merveilles de la création, la marquent profondément. À plus de 50 ans, une expédition la mène sur la Mer de Glace malgré la tempête : c’est une expérience mystique. Un an plus tard au Havre, elle s'extasie devant la mer qu'elle voit pour la première fois.
La grand-mère des romantiques allemands
En 1786, les La Roche s’installent à Offenbach, près de Francfort-sur-le-Main. Lorsque Georg Michael tombe malade, en 1788, c’est depuis longtemps Sophie qui fait vivre la famille grâce à l’écriture. Elle a encore publié plusieurs romans : ainsi, Miss Lony a été traduit en français. Elle continue d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, tout en s’attachant à sa petite maison et à son jardin d’Offenbach. Elle y accueille les enfants de sa fille Maximiliane, nés de l’union de celle-ci avec le marchand de Francfort Peter Anton Brentano, lorsque celle-ci décède.
Pour aller plus loin
- Armin Strohmeyr. "Sie war die wunderbarste Frau …": Das Leben der Sophie von La Roche. Konstanz : Südverlag, 2019.
- Helga Meise (dir.). Sophie von La Roche & le savoir de son temps. Reims : Université de Reims Champagne-Ardennes, 2013.
Commentaires
Commentaire sur l'oeuvre de "Helga Meise "
Bonjour,
Je suis plutôt fan de cet auteur, j'ai lu ces écrits depuis des années.
J'ai une question à vous poser à ce sujet si possible
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