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Sophie von La Roche, aux débuts des lettres allemandes

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31 mai 2021

Sophie von La Roche, femme de lettres allemande de la seconde moitié du XVIIIe siècle, est une pionnière à bien des égards. Première écrivaine à vivre de sa plume dans l’espace germanophone, elle est aussi l'autrice du premier roman féminin allemand : les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim (Geschichte des Fräuleins von Sternheim).

 

Une enfance et une jeunesse bourgeoises en Souabe

Sophie Gutermann naît le 6 décembre 1730 à Kaufbeuren, en Souabe. Elle est l'aînée de neuf enfants. Son père, médecin, s’établit un peu plus tard à Augsbourg, ville libre d’empire, bourgeoise et protestante, où Sophie passe la majeure partie de sa jeunesse. Il est le type même du bourgeois cultivé, fier de devoir sa situation à sa formation académique et non à un héritage.
  
Sophie est une enfant éveillée et curieuse d’apprendre ; encouragée par son père, elle a la chance de recevoir une éducation soignée. Dès trois ans, elle sait lire et se souvient de ses premières visites dans la bibliothèque paternelle. Elle apprend le français, le dessin, le piano… Mais cette éducation demeure lacunaire : elle n’aura jamais de formation aux sciences naturelles ni aux langues anciennes, ce qui reste toute sa vie l’un de ses grands regrets. Il n’est pas question d’en faire une femme savante qui ferait fuir tous les prétendants. Elle est élevée selon les principes du piétisme, un mouvement de réforme du protestantisme axé sur l’intériorité; cette spiritualité la rend sensible à la psychologie humaine et nourrira son œuvre littéraire.
 
Cependant, la vie n'est pas simple : son père s’oppose à ses fiançailles avec un catholique et lorsque sa mère meurt, la fratrie est envoyée chez les grands-parents à Biberach. C'est là, à 19 ans, qu'elle fait une rencontre décisive en la personne de Christoph Martin Wieland, un  cousin éloigné, de deux ans son cadet. Un amour passionné, une correspondance romantique et de longues et hésitantes fiançailles s’ensuivent.
 

Les débuts littéraires

Wieland a du talent et compose des poèmes que sa promise admire ; il l'encourage à créer à son tour. Suivant la mode de l'époque, elle écrit ses premiers textes en français, langue qu’elle maîtrise à la perfection. Mais Wieland, pour qui le recours à la langue maternelle est incontournable pour exprimer des sentiments, la pousse à passer à l'allemand. Si le latin est à cette époque la langue des sciences et le français celle du monde élégant, l’allemand reste perçu comme une langue populaire. Des écrivains comme Wieland promeuvent l'allemand au rang de langue littéraire. Les textes des jeunes gens s'inscrivent dans le mouvement littéraire de l’Empfindsamkeit (littéralement sentimentalisme): l'amour, la compassion, l'amitié sont au centre des œuvres. Cette conception de la littérature restera sa vie durant celle de Sophie.
 
Wieland se réalise pleinement dans l’écriture, mais reporte toujours le mariage avec Sophie, qui à 23 ans prend la décision de rompre. Mais l'amitié qui les unit durera leur vie entière. Surtout, les échanges littéraires qui font la substance de leur liaison sont à l’origine de leurs destins d’écrivains : ainsi Wieland, cinquante ans plus tard, avoue à Sophie que sans leur rencontre en 1750, il ne serait jamais devenu écrivain. Il en va de même pour Sophie, qui doit beaucoup à ses débuts aux encouragements de Wieland.
 

Le mariage avec Georg Michael von La Roche et la vie de cour

En 1754, elle épouse Georg Michael Frank von La Roche, fils adoptif du comte Stadion, un ministre de l’archevêque de Mayence acquis aux idées des Lumières. Georg Michael est alors secrétaire du comte, administre ses terres et a déjà une solide expérience de la vie politique et de la diplomatie. C’est un mariage de raison : Sophie, réaliste après deux ruptures, accepte cet excellent parti qui lui procure aussi l’indépendance vis-à-vis de son père.
 
À 24 ans, elle découvre un monde élégant et fait l’expérience d’une vie de cour brillante, influencée par la France, entre absolutisme, esprit des Lumières et esthétique rococo. Sa vie a désormais pour cadre la cour de Mayence et le château de Warthausen. Le changement est grand pour elle : fille de la bourgeoisie, elle doit s’adapter à la vie de l’aristocratie et à l'omniprésence de la politique. Sa culture, sa curiosité et sa conversation lui permettent de se faire une place dans la suite du comte. Sa maîtrise de la langue française lui vaut d’être chargée de la correspondance avec un ecclésiastique parisien qui informe Mayence sur la vie culturelle française. Mais le ton libre sur lequel son mari et le comte Stadion parlent de religion la choque, elle qui reste sa vie durant attachée à son éducation piétiste. Elle admire l’engagement social du comte et la gestion éclairée de ses domaines, et le temps passé à son service restera dans sa mémoire l’un des plus heureux de sa vie.

La vie intellectuelle de la cour est très active et elle se cultive, lit beaucoup, perfectionne son allemand encore marqué de régionalismes souabes. Elle apprend l'anglais et découvre grâce à son mari, féru de culture anglaise, les romanciers de l'époque (Samuel Richardson, Henry Fielding...). Christoph Martin Wieland, qui vit non loin de Warthausen, traduit Shakespeare et fait monter ses pièces, alimentant ainsi l’anglomanie qui se répand alors en Allemagne.
 
Lorsque Stadion meurt en 1768, Georg Michael von La Roche doit trouver un nouvel emploi afin de subvenir aux besoins de sa famille et part en voyage. Sa femme, qui a eu neuf enfants au cours des années passées, en est séparée : ils sont élevés loin du foyer familial, comme il est d’usage à l’époque dans l’aristocratie. Elle souffre de solitude en ces années incertaines et les correspondances avec Wieland et quelques autres la protègent de la dépression. Mais cette solitude et ce calme sont propices au retour sur soi, au déploiement de l'écriture et à la créativité. Sophie se met à la rédaction de son propre roman épistolaire.
 

Les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim

Lorsque paraissent les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim (Geschichte des Fräuleins von Sternheim), en 1771, Sophie von La Roche a quarante ans. Ce roman épistolaire, premier roman féminin allemand, raconte l’histoire de Sophie von Sternheim. La jeune fille, à la mort de ses parents, se voit confiée à la garde de son oncle et de sa tante, un couple comtal. Ceux-ci doivent habituer une jeune fille discrète à la vie de cour, mais en profitent aussi pour la manipuler, se proposant d'utiliser sa beauté afin d’en faire la maîtresse du prince. Sophie von Sternheim oppose à l’opulence et à la dépravation de la vie de cour ses qualités d’honnêteté, de simplicité, de piété et de sensibilité. Cette enfant de la petite noblesse de campagne incarne en fait des vertus proprement bourgeoises.

Sophie von La Roche, qui partage son prénom avec sa « fille de papier », intègre au roman nombre d’impressions et d’expériences personnelles : la difficulté de ne pouvoir, en tant que femme, décider de son propre destin ; la perte de repères au passage du monde bourgeois à celui de l’aristocratie. Les deux Sophie sont des amoureuses des livres, conscientes dès l'enfance que l’accès au savoir n’est permis que jusqu’à un certain point aux femmes de leur temps. Lorsque son oncle et sa tante lui confisquent sa bibliothèque, Sophie von Sternheim réagit ainsi : 

Sophie von Sternheim fait preuve de force de caractère : elle se remet sans cesse en question, agit, résiste aux pressions de la cour. Même lorsqu'elle est séduite par lord Derby et perd son rang social, elle n'abandonne pas. Attentive au sort des plus pauvres, elle se consacre à l’éducation de jeunes filles. Cette préoccupation éducative est aussi celle de Sophie von La Roche, frustrée de n’avoir pu élever ses propres enfants. Sophie von Sternheim, sans être une activiste de l’émancipation féminine, ne doit l'issue heureuse de ses aventures qu'à elle-même, à ses qualités et à sa capacité à apprécier les choses simples :  

Sophie von La Roche hésite à publier son roman, consciente de sa position fragile en tant que femme, mais Wieland la convainc. La publication a lieu de façon anonyme en 1771. Les lecteurs sont enthousiastes et le roman connaît trois impressions dès la première année. Il est traduit dans de nombreuses langues : c’est un succès européen. Sophie, qui ne peut  longtemps préserver son anonymat, devient une personnalité littéraire. La traduction française de 1775 montre que Wieland, éditeur du roman, passe encore parfois pour son auteur :

Les Mémoires de Mademoiselle de Sternheim marquent une étape littéraire décisive en ce qu’elles sont un portrait de femme par une femme : elles prennent le contrepied du regard masculin qui prédomine alors en littérature. Du point de vue formel, Sophie von La Roche innove et donne au roman épistolaire une nouvelle dimension, posant les bases du roman moderne : on pense en particulier à la multiplicité des perspectives narratives et au travail très fin sur la psychologie des personnages. Le roman renouvelle la littérature allemande, inspirant la jeune génération des écrivains du Sturm und Drang : ainsi le jeune Johann Wolfgang Goethe, lecteur enthousiaste, écrit un peu plus tard Les souffrances du jeune Werther.

 

Une vie consacrée à l’écriture : les salons et les correspondances, la revue Pomona et les récits de voyage

Georg Michael, qui tolère la carrière de sa femme, a obtenu en 1771 un poste de ministre à la cour de l’archevêque de Trêves et est anobli. La famille, à nouveau réunie à la grande joie de Sophie, s'installe dans une grande maison à Ehrenbreitstein, en face de Coblence. C’est le temps dont se souvient Goethe lorsqu’il dresse le portrait de Sophie von La Roche dans son autobiographie Poésie et vérité (Dichtung und Wahrheit) :
 

« Madame de Laroche était la plus étonnante des femmes, et je ne saurais la comparer à aucune autre. D'une taille svelte et mince, plutôt grande que petite, elle avait conservé jusqu'à un âge avancé une certaine élégance dans le corps comme dans les manières, qui avait quelque chose à la fois de la tenue d'une grande dame et de celle d'une respectable bourgeoise. [...] Elle s'exprimait bien, et donnait toujours un cachet de sentiment à ses paroles. Ses manières étaient les mêmes pour tous. Mais tout cela ne la caractérise point encore; tant son portrait est difficile! Elle paraissait prendre part à toute chose, mais au fond elle n'était émue de rien. Elle était constamment douce et supportait tout aisément [...] et son humeur était toujours égale. »

 

Une vie culturelle active se met en effet en place à Ehrenbreitstein. Sophie tient salon et reçoit des écrivains venus de différentes régions d'Allemagne : à côté de Goethe, la jeune génération lui exprime son admiration, avec Friedrich Schiller et Jakob Michael Reinhold Lenz. Elle reçoit aussi les frères Jacobi, Lavater et Wieland, l'ami de toujours, auteur d'Agathon. Dans l’esprit de l’Empfindsamkeit, on lit les correspondances à haute voix jusqu’à s'émouvoir aux larmes.

Lorsqu’en 1780 Georg Michael von La Roche perd son poste de ministre, le couple part pour Spire avec ses plus jeunes enfants. Sophie s’adapte vite à cette petite ville où l’écriture remplace peu à peu les joies de la vie en société. Elle entretient de nombreuses correspondances et noue de nouvelles amitiés avec certaines de ses lectrices, heureuse de trouver dans la haute société des femmes partageant ses idéaux.

 
De janvier 1783 à décembre 1784, Sophie publie sa propre revue mensuelle, Pomona für Teutschlands Töchter. Ce projet, dans le sillage de ses réflexions sur l’éducation, fait d’elle l’« éducatrice des filles de l’Allemagne ». Il s'agit de la première revue de langue allemande publiée par une femme pour des femmes. Elle rencontre l'intérêt du public : les femmes de la bourgeoisie cultivée apprécient le périodique qui mêle sérieux et divertissement, littérature et sciences, conseils domestiques et art, histoire et actualité. La plus célèbre des abonnées de la revue, qui en compte 700, n’est autre que Catherine II de Russie. Ce succès montre le renforcement de la place de la femme dans la société bourgeoise. Certes, cette femme des Lumières a peu en commun avec celle des courants émancipateurs plus tardifs, mais elle fait advenir une image moderne, loin de la maîtresse entretenue des cours princières. Plus personnellement, la revue Pomona marque le moment où Sophie, la première dans l’espace germanophone, peut enfin vivre de sa plume.
 
Sophie von La Roche a gardé la curiosité et la soif de connaissance de sa jeunesse. Dans les années 1780, elle entreprend plusieurs voyages, et ce malgré l’avis mitigé de son mari. Ils la mènent en Suisse (1784), en France (1785), en Angleterre et en Hollande (1786) et à Weimar (1787), où elle rend visite à son vieil ami Wieland. Elle se saisit de l’occasion pour écrire des récits de voyage, destinés d’abord à ses filles puis à la publication. Non contente de s'intéresser aux salons étrangers, à la littérature et aux arts, elle se consacre aussi aux sociétés et aux innovations de son temps. Les beautés de la nature, merveilles de la création, la marquent profondément. À plus de 50 ans, une expédition la mène sur la Mer de Glace malgré la tempête : c’est une expérience mystique. Un an plus tard au Havre, elle s'extasie devant la mer qu'elle voit pour la première fois.

 

La grand-mère des romantiques allemands

En 1786, les La Roche s’installent à Offenbach, près de Francfort-sur-le-Main. Lorsque Georg Michael tombe malade, en 1788, c’est depuis longtemps Sophie qui fait vivre la famille grâce à l’écriture. Elle a encore publié plusieurs romans : ainsi, Miss Lony a été traduit en français. Elle continue d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, tout en s’attachant à sa petite maison et à son jardin d’Offenbach. Elle y accueille les enfants de sa fille Maximiliane, nés de l’union de celle-ci avec le marchand de Francfort Peter Anton Brentano, lorsque celle-ci décède.

Mais le temps de Sophie est révolu. Les bouleversements sociaux de la fin du XVIIIe siècle, les  violences de la Révolution française, les guerres de coalition qui touchent directement son pays laissent un monde où sa sensibilité n’a plus sa place. Ses partis pris littéraires sont eux aussi démodés. Ainsi les pièces de Schiller (Les brigands, Cabale et amour), qu’elle voit à l’hiver 1784/85 à Mannheim, lui déplaisent par les passions qui s’y déchaînent. Si elle reconnaît leur force, leur caractère explosif lui est étranger et l’inquiète. L’avenir appartient désormais à ses petits-enfants, en particulier les futurs écrivains romantiques que sont Clemens Brentano et Bettina von Arnim. Sophie s’éteint en 1807 à Offenbach.
 
Bettina se souvient avec émotion de Sophie dans Clemens Brentano's Frühlingskranz. Jeune fille pleine d’énergie, elle n’est alors pas consciente que sa grand-mère, par son écriture et sa vie, a préparé le chemin de générations d’écrivaines de langue allemande. Mais elle admire le calme et l’intime satisfaction de sa grand-mère dans son jardin d’Offenbach, laissant à la postérité une très belle image de Sophie von La Roche.
 

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