En 1910, l’entreprise Pathé frères fait venir à Paris deux chanteurs bretons renommés : François Jaffrennou (1879-1956) et Loeiz Herrieu (1879-1953). Les deux "bardes bretons" enregistrent vingt chansons, issues principalement du répertoire traditionnel breton. En décembre de la même année paraissent dans le catalogue Pathé, fleuron français de l’industrie du phonographe, les tout premiers disques commerciaux d’airs chantés en langue bretonne.
François Jaffrennou, un éminent barde breton
Le disque que vous propose Gallica est l’un de ces dix disques enregistrés au début du siècle dernier, disque conservé dans les collections sonores de la Bibliothèque nationale de France. On peut y entendre le barde breton François Jaffrennou, dont le nom bardique "Taldir" signifie "Front d’acier", interpréter deux des classiques de
son répertoire de chansons. Sur la face A figure
Rolland hag Izabell [Rolland et Isabelle], chanson épique sur le départ à l’armée, la mort et la fidélité en amour. Sur la face B,
Kanaouen ar martolod [La chanson du marin] est un dialogue avec un marin breton confiant ses pensées mélancoliques lors des longues traversées l’emmenant loin de la Basse-Bretagne, de sa famille, de sa promise.
Ces deux chansons ont été harmonisées par
Théophile Hirlemann, surnommé le "petit Mozart alsacien". Ce dernier travailla ponctuellement pour des compagnies phonographiques, mais Hirlemann était surtout un des grands chefs d’orchestre de l’entre deux guerre qui voit émerger et se structurer l’accompagnement musical de l’industrie cinématographique naissante.
Sur ce disque sont donc gravés de rares enregistrements de la voix de François Jaffrenou, acteur du mouvement culturel breton du tout début du XXème siècle : en 1910, François Jaffrennou était au carrefour de nombreuses organisations régionalistes et bretonnes et était à la tête de Moullerez ar Bobl, une imprimerie éditant des journaux et autres matériaux de colportages.
Breizis 1810-1910... [Publié par Mme Paul Lemonnier.]. Éditeur : Moullerez "ar Bobl" (Keraez)
Le barde François Jaffrennou, originaire de Carnoët (commune du centre de la Bretagne), se réjouit d’ailleurs de ces enregistrements dans les revues qu’il dirige et qu’il ne manque pas de mettre à profit pour faire publicité de ses disques. Il édita également des feuilles volantes où figurent les paroles des dix chansons présents sur les disques Pathé (les différentes éditions de ces feuilles volantes peuvent être consultées sur le site
kan.bzh).
L’enregistrement de l’été 1910
D’après les archives de la presse et la correspondance des deux bardes, il semblerait que ce soit Loeiz Herrieu qui ait réussi à convaincre l’entreprise Pathé de l’intérêt de ces disques. L’écrivain vannetais a également servi d’intermédiaire entre la compagnie parisienne et François Jaffrennou, son camarade de la
Gorsedd, la confrérie bretonne des bardes. Les deux chanteurs bretons avaient convenu d’une rémunération de "vingt francs par morceau", plus une indemnité de trente francs pour le séjour parisien de deux jours.
Ceux qui possèdent des phonographes pourront bientôt les faire chanter en breton
François Jaffrennou se rendit autour du 19 juillet à Paris, en compagnie de sa femme, pour enregistrer ses dix chansons. Outre les deux titres proposés à l’écoute sur Gallica, Taldir enregistra également son populaire « Bro Goz ma Zadou », l’hymne breton, qui est une traduction en breton de l’hymne gallois Hen Wlad fy Nhadau.
Dans le numéro du 9 juillet 1910 d’Ar Bobl, une des revues dirigées par François Jaffrennou, on lit ainsi : "La ‘‘Compagnie Générale des Phonographes et Cinématographes Pathé’’ de Paris, vient, devant l’extension croissante du mouvement provincialiste et particulièrement de la renommée des chansons celtiques, de décider d’enregistrer sur ses disques universels les chansons de quelques-uns de nos auteurs les plus connus, qui seront appelés à chanter leurs œuvres à Paris devant l’appareil enregistreur. Les Bardes Taldir et Herrieu ouvriront la ‘‘série bretonne’’. La Maison Pathé a l’intention de reproduire ces chansons spécialement pour les populations de l’Ouest. Tout en ouvrant de cette manière pratique de nouveaux débouchés à sa vente, elle rendra aussi des services incontestables à l’art breton et à la bonne chanson nationale et terrienne, que les refrains idiots de cafés et de chambrées ont quelque peu étouffée chez les Bretons. Nous donnerons sous peu le prix d’un Phonographe Pathé avec disques en breton" (« Le progrès de la langue bretonne - Innovation sans précédent », Ar Bobl, n° 289, 9 juillet 1910).
Son compère Loeiz Herrieu ne put se rendre à Paris pour ses enregistrements que fin septembre 1910 car la réalisation des harmonisations nécessaires à l’orchestre Pathé pour accompagner ses chants n’avait pas été finalisée à temps.
A l’automne 1910, Loeiz Herrieu, dans son périodique en langue bretonne Dihunamb !, s’enthousiasme alors à son tour de l’enregistrement de ces disques en breton et met l’accent sur ses propres chansons : "Er ré en des fonografeu e hellou bremen ou lakat de gannal é brehoneg. Gellet en des Loeiz Herrieu lakat ur guerhour fonografeu a Bariz, en E. Pathé, de gemér soñnenneu brehonek. Dek en de kañnet : Er hi ér hoèuen, Rozen Kaudan, Er Chistr neùé, Pardon Kelùen, Kousk, Sonñen Elen, Men Dous, Kapitén Sant Maleu, Graesemat Pier, Soñnen èl labourér doar. Dek aral e zou bet goulennet get er barh Taldir, én ou mesk er Bro Goz ma Zadou. Koérpladenneu [disques] er soñnenneu-sé e vé kavet de brenein én tiér e huerh fonografeu » (Loeiz Herrieu, « Dramsel ar er miz treménet [Regard sur le mois passé]", Dihunamb !, n°65, novembre 1910).
[Traduction : "Ceux qui possèdent des phonographes pourront bientôt les faire chanter en breton. Loeiz Herrieu a pu convaincre un vendeur de phonographes, M. Pathé, d’accepter des chansons en breton. Il a pu en chanter dix : Er hi ér hoèuen, Rozen Kaudan, Er Chistr neùé, Pardon Kelùen, Kousk, Sonñen Elen, Men Dous, Kapitén Sant Maleu, Graesemat Pier, Soñnen èl labourér doar. Dix autres ont été demandés au barde Taldir, parmi elles le Bro Goz ma Zadou. Les disques de cire de ces chansons sont à retrouver dans les magasins qui vendent des phonographes."]
De la commercialisation au retrait du catalogue
Les dix disques de chansons en langue bretonne sont proposés à la vente à partir de décembre 1910, dans un tout nouveau répertoire de "Dialectes & Patois". Ces disques sont notamment reconnaissables à la gravure directe du nom des titres dans la pâte, à la gravure verticale et à la lecture par pointe saphir allant du centre vers l’extérieur.
Cependant, les technologies phonographiques évoluant, ces formats de disques deviennent obsolètes et leur commercialisation s’arrête après 1916. Quelques années plus tard, à l'initiative de Camille Le Mercier d’Erm, un autre barde et militant breton, l’entreprise Pathé entreprend néanmoins de rééditer ces disques selon les nouveaux formats. La lecture s’effectue alors depuis l’extérieur vers le centre, une étiquette en papier est collée sur le disque et la vitesse de lecture est standardisée à 80t/mn.
La réédition des disques est réalisée au dernier trimestre de 1924 mais les disques ne réapparaissent au catalogue général de vente qu’en 1926. Leur présence ne sera qu’éphémère car ils apparaissent pour la dernière fois dans le le catalogue de 1927. Ils sont ensuite définitivement retirés de la vente, et ce pour plusieurs raisons : pour leur ancienneté déjà, une purge du catalogue; mais aussi pour des raisons techniques, et économiques. En effet, à cette époque, l'enregistrement électrique a succédé à l'enregistrement acoustique, et la reproduction d'anciens disques par de nouveaux procédés de productions devient alors très coûteuse.
Alors que les premiers disques commerciaux de langue bretonne disparaissent pour de bon des répertoires de vente, au même moment, une nouvelle génération d’artistes bretons, portée par le
barde Emile Cueff, commence à percer dans l’industrie musicale.
Pour aller plus loin
Ressources bibliographiques
• Henri Chamoux. La diffusion de l’enregistrement sonore en France à la Belle Epoque (1893-1914). Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2015.
• Tudi Crequer, « The first commercial disc in breton langage ». Proceedings of the 42nd Harvard Celtic Colloquium, 2023 (à paraître)
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