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Histoire des fraises Sarah Bernhardt

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27 octobre 2021

A l’occasion du 175e anniversaire d’Auguste Escoffier, un repas exceptionnel se déroulera demain soir dans plus de 30 pays, réunis autour d’une même tradition, celle des « dîners d’Epicure » inaugurée de son vivant par le célèbre chef. Au menu du premier de ces banquets, qui, en 1912, réunit simultanément plus de 4 000 convives dans 37 villes d’Europe, figurait un mets très attendu : les fraises Sarah Bernhardt.

Ill. de gauche : Le Règne végétal, Jean-Augustin Barral et Aristide Dupuis, 1864-1869
Ill. de droite : Sarah Bernhardt dans Phèdre, W. & D. Downey, 1893

Des Carnets d’Epicure aux dîners des gourmands

Lorsque, en 1912, se tient le premier dîner d’Epicure, Auguste Escoffier est chef du Carlton de Londres. Avec quelques acolytes, il a fondé, un an auparavant, les Carnets d’Epicure, dont le but est de faire connaître la cuisine et la culture françaises à l’étranger – et dont, d’après l’Echo d’Alger, « la lecture suffit pour donner la fringale ». Escoffier y traite de cuisine, de vins et liqueurs, mais aussi des arts de la table – argenterie, verrerie, porcelaines, nappes et serviettes, éclairages, fleurs, etc. Il vient également de participer à la fondation de la « Ligue des gourmands », dont les statuts sont publiés dans les Carnets et fixent l’organisation régulière de dîners planétaires : ceux-ci devront se dérouler le même jour, en différents lieux, autour d’un même menu – dans la mesure de ce que permet l’approvisionnement. Les menus seront tenus secrets jusqu’au moment du dîner, communiqués aux différents chefs sous plis confidentiels. Dans chaque ville, un convive devra faire, en vers ou en prose, l’éloge de la cuisine ou des vins français. Enfin, et c’est un fait nouveau dans un club de gourmets : les femmes seront admises à table !

« Dans les grands restaurants », Émile Goudeau et Pierre Vidal, Paris qui consomme, 1893

Le secret de Sarah Bernhardt

C’est aussi à une femme – et non des moindres, puisqu’il s’agit de l’artiste Sarah Bernhardt – que la première édition de « la plus belle et la plus grandiose manifestation en l’honneur de la cuisine française » rend hommage, comme le relate Escoffier dans ses Souvenirs culinaires. Sarah Bernhardt est une amie de longue date : Escoffier l’a rencontrée en 1874, lorsqu’il était chef de cuisine au Petit Moulin rouge, restaurant mondain situé au rond-point des Champs-Élysées. Pour les besoins d’une pièce de théâtre, la célèbre comédienne prend alors des cours de modelage auprès de Gustave Doré, qui fait livrer chez lui, à l’issue des leçons, les meilleurs plats concoctés par le maître. L’amitié entre ces deux personnages se scelle autour d’une spécialité dont Sarah Bernhardt est friande : la timbale de ris-de-veau aux nouilles fraîches, liées par une purée de foie gras agrémentée de lamelles de truffes. Les deux célébrités, toutes deux d’envergure internationale, se recroisent ensuite souvent à l’étranger, en particulier à New York, où, en 1910, Escoffier est missionné pour installer les cuisines et recruter la brigade du Ritz-Carlton Hôtel. Au cours de l’un de leurs déjeuners, Sarah Bernhardt lui confie le secret de son énergie légendaire : la dégustation, à chaque repas, d’une demi-bouteille de champagne Moët & Chandon.

Moët & Chandon : Grand Crémant Impérial, affiche d’Alphonse Mucha, 1899

Une recette dédiée à « la plus gourmande des comédiennes »

Sarah Bernhardt n’est pas seulement la marraine de la manifestation planétaire qu’organise Auguste Escoffier en 1912. Une recette est entièrement dédiée à « la plus gourmande des comédiennes ». Des « fraises à la Sarah Bernhardt », nouvelle création du maître, seront en effet servies au dessert. La presse s’interroge : la recette sera-t-elle digne de celle de la fameuse pêche Melba, « actuellement recordwoman des merveilles de l’Art culinaire », créée par Escoffier en 1894 ? Elle est, quoi qu’il en soit, tenue secrète jusqu’au dîner d’Epicure : les chefs de la Ligue des gourmands ont juré solennellement de ne rien révéler des instructions qu’ils ont reçues sous pli recommandé du Créateur.

A l’issue du dîner, la recette de l’entremets est communiquée dans la presse. Elle diffère légèrement de celle donnée par Escoffier dans ses Souvenirs culinaires : de belles fraises macérées à la liqueur, de la pulpe d’ananas,  de la glace à la vanille et de la crème Chantilly, dont le dressage dans une coupe en cristal « donnera l’illusion d’un beau coucher de soleil ».

Le lecteur gourmand et curieux trouvera dans Gallica le menu complet de ce banquet international :

L’Echo de Jarnac, 26 mai 1912

Un dîner entre tradition et modernité

Outre le savoureux dessert aux fraises, Escoffier a préparé une autre surprise de taille à ses invités : la « dodine de canard au Chambertin », hommage rendu à l’histoire de sa discipline. La dodine est une terrine dans laquelle  on faisait cuire les aliments, au four ou sous la cendre. C’est dans le plus célèbre livre de cuisine française du Moyen Âge, le Viandier de Taillevent – maître-queux du roi de France Charles V au XIVe siècle –, qu’on en trouve la première mention. Escoffier a souhaité réactualiser et « faire revivre ce nom plaisant » en le remettant à l’honneur dans son menu. Mais s’il s’inscrit dans une tradition culinaire, le festin d’Escoffier s’appuie aussi sur des techniques modernes, qui n’ont pas seulement cours en cuisine : appels téléphoniques et télégrammes rythment ainsi la soirée, permettant aux convives d’échanger leurs impressions en dépit des distances. Le premier télégramme est celui de Sarah Bernhardt :

Je suis là, parmi vous. Je prends part à cette jolie fête française. Mes deux mains se tendent vers mon cher ami Escoffier ; vers vous, Gringoire, qui chantez si joliment les fruits et les fleurs ; vers vous tous enfin, amis de la poésie, et délicats gourmets des réalités. »

Une victoire française remportée à la pointe de la fourchette

Avec enthousiasme – mis à part un échange un peu vif rapporté par l’Excelsior –, plusieurs titres de la presse française couvrent l’événement, « à la fois grandiose et familial », qui a donné à voir au monde entier le raffinement de la gastronomie française. Si, pour rendre compte de ce succès, Le Matin a recours aux comparaisons religieuses (« Ce soir, comme un encens, les hommages du monde entier montent vers l’autel où pontifient les grands-prêtres de la grande cuisine française »), La Presse cède aux métaphores guerrières : « Les gourmets du monde entier se sont délectés et leurs papilles gustatives ont frémi à la lecture des bulletins de victoire qui, des premières capitales du monde toutes ensemble, annonçaient le triomphe de la "dodine" et du dîner d’Epicure. Et nous, Français, je ne sais pourquoi nous n’avons pas sorti en cette circonstance nos drapeaux et nos lampions, puisqu’il s’agissait d’une victoire française, vaillamment remportée à la pointe de la fourchette ». Plus loin, dans le même article, se lit, en toile de fond, la montée des tensions : « A Londres, l’entente cordiale se fortifie d’une entente gastronomique. Nos ennemis s’inclinent : Guillaume prépare ses canons, mais abaisse son orgueil devant nos casseroles ».

« Les souvenirs de Monsieur Escoffier, l’ambassadeur de la cuisine française », Excelsior, 5 mars 1928

Qu’on ne s’y trompe pas : Auguste Escoffier nourrit quant à lui des aspirations pacifistes et perçoit la manière dont la gastronomie peut servir la diplomatie. En 1913, alors qu’il organise le service des cuisines à bord du paquebot L’Imperator, il plaide, auprès du Kaiser en personne, un rapprochement entre la France et l’Allemagne.

Hélas, les ambitions universalistes des dîners internationaux de la Ligue des gourmands sont de faible poids face à la montée des nationalismes. La Première Guerre mondiale, au cours de laquelle Escoffier perd son fils Daniel, interrompt bientôt la parution des Carnets d’Epicure, mettant aussi un terme aux dîners des gourmands qui se sont déroulés tous les deux mois, deux années durant.

Depuis 1996, la fondation Escoffier et les disciples d’Escoffier redonnent vie aux dîners d’Epicure. Ce jeudi 28 octobre 2021, à l’occasion du 175e anniversaire de sa naissance, les épicuriens du monde entier rendront hommage au grand maître de la gastronomie française en se réunissant autour d’un même menu, orchestré par Nicolas Sale, sous le parrainage de Guillaume Gomez, ambassadeur de France de la Gastronomie.

Isabelle Degrange, chargée de collections en Gastronomie à la BnF

Cet automne, la BnF accompagne le 175e anniversaire de la naissance d’Escoffier : la numérisation, en partenariat avec la Fondation Escoffier, de manuscrits précieux et d’ouvrages annotés ou dédicacés par le maître, vous permettra bientôt de consulter l’œuvre complète du célèbre chef dans Gallica. La publication d’une série de billets de blog accompagne ces mises en ligne. Prochain épisode : « Histoire de la pêche Melba ».

Pour aller plus loin :

- « Le remarquable Livre des menus d’Auguste Escoffier », billet de blog Gallica 
- Auguste Escoffier, Souvenirs culinaires, édition présentée et annotée par Pascal Ory, Mercure de France, 2014
- Bénédict Beaugé, « Les dîners d’Epicure ou la convivialité planétaire », dans Papilles, n° 53, 2020

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