Peints, gravés ou sculptés, les portraits des chanteurs et danseurs de l’Opéra de Paris se multiplient tout au long du XVIIIe siècle. Ce phénomène, qui renforce la visibilité des artistes dans l’espace public, constitue un indicateur de notoriété : le grand artiste n’est pas seulement celui dont on connaît le nom, mais celui dont on peut aussi identifier le visage. Comment étaient alors représentés les artistes de la scène lyrique et chorégraphique au XVIIIe siècle et comment retrouver leur trace dans les collections de la Bibliothèque-musée de l’Opéra (BMO) ?
Les maquettes et costumes : vrais ou faux portraits ?
La BMO conserve quelque huit-cents maquettes de costumes de Louis-René Boquet, « dessinateur des habits de l’Opéra » du milieu des années 1750 jusqu’en 1790. Aucun des rôles traditionnels n’échappa à sa plume ou à son pinceau : rois, princesses, démons, magiciennes, faunes, bacchantes, bergers, chasseresses, matelots, etc., tous ces personnages sont croqués dans leur somptueux costume de scène.
Louis-René Boquet, Thésé M. Geliot [Maquette de costume pour le rôle-titre de Thésée de Lully], 1754
Ces maquettes ne sauraient toutefois se confondre avec des portraits d’acteurs du chant et de la danse, quand bien même le dessinateur prend parfois la peine de reporter le nom de l’interprète au bas du dessin. En effet, si les patronymes de Pierre Jélyotte, Gaetano Vestris ou Louise-Madeleine Lany, sont mentionnés sur bon nombre de documents, force est de constater que les visages, assez peu individualisés, présentent souvent le même air de famille et que les modèles apparaissent toujours de façon assez stéréotypée : en pied, de face ou de profil, les bras tendus. L’objectif de Boquet est d’abord de mettre en valeur le costume, sa structure, son volume et ses couleurs, non l’intensité de l’expression, encore moins la psychologie du personnage.
Louis-René Boquet, Mr Vestris Plaisir [Maquette de costume pour un Plaisir], vers 1760
Souvent, lorsque l’effigie d’un artiste manque, il est parfois tentant de regarder ces maquettes comme des portraits d’acteurs, faute de mieux. Pourtant, deux autres raisons doivent nous en empêcher. Dans la plupart des cas, le portrait est le résultat d’un accord passé entre un peintre et son commanditaire : les deux parties s’entendent sur la pose à adopter, le type de représentation (portrait mythologique, portrait privé, portrait dans un rôle déterminé), le format et le support le plus adapté (toile, papier verger ou parchemin), puis conviennent d’un tarif. Ce n’est pas le cas des maquettes de costumes qui ne répondent à aucune transaction marchande entre le peintre et son modèle. Préparant le spectacle annoncé, elles sont soumises uniquement à l’appréciation du directeur de l’Opéra qui les rejette ou en accepte l’exécution. Par ailleurs, si le dessinateur des costumes de l’Opéra est bien recruté par l’institution en sa qualité de peintre, il n’est absolument pas reconnu comme un portraitiste de métier et ne bénéficie donc pas de la même estime de la part du public.
Louis-René Boquet, Pantomime de Mlle Lany [Maquette de costume pour un spectacle non identifié], vers 1760
Enfin, il convient de rappeler que les portraits peints sont généralement destinés au lieu d’habitation où vit le modèle, qu’il s’agisse d’un appartement, d’un hôtel particulier ou d’une maison de campagne. Il trouve sa place dans un salon ou une chambre. Et pour le préserver, il lui faut un cadre, voire une « glace » s’il s’agit d’un pastel. Les maquettes de costumes répondent à un tout autre usage : simples feuilles volantes, elles sont confiées au maître-tailleur et copiées pour être exécutées dans les ateliers de couture. Le spectacle achevé, elles retournent ensuite dans un magasin de l’Opéra et personne d’autre que l’institution n’en est propriétaire.
Aux marges du portrait, et plus fiables que les maquettes, qui ne sont que des esquisses de costumes précédant le spectacle, les scènes théâtrales, croquées sur le vif, pendant ou à l’issue d’une représentation, nous permettent alors de mieux appréhender les artistes de la scène. Celui de Nilson montrant la soprano Anna Tonelli et la basse Pietro Manelli dans la Serva padrona, juste avant l’arrivée à Paris des Italiens et le déclenchement de la Querelle des Bouffons en 1752, en est une bonne illustration.
Nilson, Serpina et Uberto dans
La Serva padrona, 1752
Les « scènes estampes »
Parmi les documents représentant les artistes de l’Opéra, une place doit être faite aux « scènes estampes » de la BMO. Sous ce terme (qui est aussi une cote), on désigne l’ensemble des scènes théâtrales gravées représentant des acteurs du chant et de la danse, saisis en pleine action dramatique.
La proximité de certains peintres avec l’univers théâtral les prédisposait à peindre les acteurs avec lesquels ils avaient des contacts. Si Antoine Watteau, le célèbre peintre des fêtes galantes, se plaisait à représenter les comédiens italiens et les comédiens français dans des scènes de genre, ses tableaux étaient bien souvent des reconstructions imaginaires à partir de types comiques (tels Pierrot, Crispin, Mezzetin), sans aucune référence à une œuvre dramatique précise. Proche de ce dernier, Nicolas Lancret fait évoluer le portrait individuel vers la représentation figurée de la scène théâtrale, en intégrant tous les éléments de la fête champêtre, comme les parcs et jardins, bordés de bosquets, ornés de fontaines ou de statues allégoriques. Ses portraits rencontrent un vif succès, grâce à l’estampe, qui assure une large diffusion de son œuvre. En 1730, il peint la Camargo, célèbre danseuse de l’Opéra. Le tableau est gravé l’année suivante par Laurent Cars sur une grande feuille au format équivalent aux dimensions réelles de l’œuvre. On y remarque la danseuse, au centre de la composition, qui se meut non sur une scène théâtrale, mais dans un bois aux délicates frondaisons, pendant que de jeunes enfants, assis sur l’herbe comme des spectateurs, l’accompagnent en jouant du basson, du violon, de la flûte et du tambourin. Si le décor environnant, largement imaginaire, rend difficile tout rapprochement avec un ballet précis du répertoire, c’est bel et bien un portrait de la danseuse.
À la même époque, Nicolas de Larmessin grave un autre portrait de Lancret, celui de Marie Sallé, rivale de la Camargo. On la distingue, au milieu d’un parc, esquissant un pas de danse, devant un groupe de trois danseuses, pendant que plusieurs jeunes musiciens, sur les marches d’une tholos antique, jouent de la flûte et du hautbois. La fascination de Lancret pour les danseuses de l’Opéra doit être mise en relation avec sa formation précoce dans l’atelier de son maître Claude Gillot, qui était lui-même dessinateur des habits à l’Académie royale de musique.
Nicolas de Larmassin, d’après Nicolas Lancret, M.lle Sallé, vers 1732.
Parmi les nombreuses « scènes estampes » conservées à la BMO, une dernière doit retenir notre attention. C’est celle de Jean-Baptiste Tilliard, exécutée d’après un dessin de Carmontelle, représentant Marie Allard et son partenaire Dauberval dans le pas de deux de Sylvie, ballet héroïque en trois actes de Trial et Berton, créé en 1766. Si Carmontelle est bien connu pour avoir peint toute la société de son temps et réalisé le portrait de près d’un millier d’hommes et de femmes de toutes conditions, le dessin conservé au Museum of Fine Arts de Boston se distingue de l’ensemble de sa production : les deux modèles ne sont pas représentés de façon statique, figés dans un intérieur domestique, mais en pleine action chorégraphique. De ce portrait en mouvement, se dégage une merveilleuse impression de vie. Par ailleurs, les critiques visant Carmontelle disaient qu’il s’attachait parfois plus au vêtement qu’à la ressemblance du modèle. On ne saurait ici leur donner tort, tant le dessin et la gravure reproduisent jusqu’au plus insigne détail les motifs du costume de scène imaginé par Boquet en 1766.
Jean-Baptiste Tilliard, d’après Carmontelle, [Dauberval et Marie Allard dans le pas de deux de Sylvie], après 1766.
Les portraits gravés
Au XVIIIe siècle, la circulation des images n’est assurée que par la gravure. Le portrait gravé garantit au modèle une publicité bien plus grande qu’un simple tableau exposé dans un lieu public, tel le Salon carré du Louvre. L’estampe circule dans toute l’Europe, favorisant la diffusion de l’image du modèle, grâce à la lettre, qui permet son identification. Il arrive aussi que certains portraits venant à disparaître, seule l’estampe en conserve le souvenir. C’est le cas, par exemple, de celui de Guillaume-Louis Pécour, maître de ballet à l’Opéra : son portrait par Tournières, exposé au Salon de 1704, n’est aujourd’hui connu que par l’estampe de François Chéreau.
François Chéreau, d’après Robert Tournières, Louis Pécour, pensionnaire du Roy, compositeur des balets de l’Academie Royalle de musique…, après 1729.
On observe par ailleurs une grande diversité dans les modalités de représentation des artistes. Pécour apparaît en buste de trois quarts, regardant fixement le spectateur, derrière un parapet, selon la tradition du portrait italien de la Renaissance. La composition n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du portrait de Baldassare Castiglione par Raphaël, seul l’index montrant une partition chorégraphique souligne l’identité professionnelle du modèle. À l’inverse, Pierre Jélyotte, interprète fétiche des opéras de Rameau (il a créé, entre autres, les rôles de Dardanus, Platée, Zaïs, etc.), est représenté au sommet de sa gloire comme un nouvel Apollon, avec une lyre entre ses mains, les yeux levés au ciel, cherchant l’inspiration, selon les codes iconographiques issus de la mythologie, réactivés par la mode des portraits allégoriques.
Louis-Jacques Cathelin, d’après Louis Tocqué, Pierre Jeliotte, vers 1755.
Certains portraits gravés sont comme des monuments élevés à la gloire des artistes. Se présentant avec des bordures ovales et une tablette, ils sont en effet déposés ou accrochés sur un fond imitant la pierre ou le marbre. Si la lettre de l’estampe permet d’identifier le modèle, il arrive parfois aussi qu’elle remplisse une fonction biographique en indiquant successivement, comme dans le cas de Rosalie Duplant, le nom du théâtre auquel la chanteuse est rattachée (l’Académie royale de musique), son entrée dans la troupe (1762) et un des rôles emblématiques incarné sur la scène (Thisbé). Selon Marie-Inès Aliverti, ce type de portrait relève de la catégorie du Rollenporträt : c’est à la fois le portrait d’une comédienne, en tant que professionnelle du spectacle, et le portrait d’une actrice dans un rôle déterminé.
François-Rolland Elluin, d’après Pierre-Thomas Le Clerc, Rosalie Duplant de l’Académie roiale de musique…, 1771
Les tableaux peints
Seuls les très grands artistes, bénéficiant d’une renommée dépassant le cercle de leur profession, pouvaient se payer le luxe de se faire représenter par les portraitistes les plus recherchés. Ce fut le cas de Marie Sallé et de Marie Fel, leurs portraits réalisés par Maurice Quentin Delatour furent respectivement présentés aux Salons de 1741 et 1757. Tout au long de sa brillante carrière, Jélyotte eut les honneurs d’Antoine Coypel, Louis Tocqué, Carle Vanloo ou Alexandre Roslin : ces portraits sont conservés au Louvre, à l’Ermitage et au musée de l’Opéra. Le chorégraphe Jean-Georges Noverre, quant à lui,
se fit portraiturer en 1764 par Jean-Baptiste Perronneau, de passage à Stuttgart. Au dos du pastel conservé à la BMO, on peut lire une inscription autographe qui révèle le « partage de notoriété » qui pouvait s’établir entre un peintre et son modèle : «
M.r Novert d’origine Suisse. restaurateur de la danse des anciens. Celebre pour ses balets. pein par J.B. Perronneau de lacademy Royalle de peinture. » Pour un artiste du chant ou de la danse, avoir son effigie peinte par quelqu’un d’aussi « célèbre » que lui dans son domaine était une forme de consécration qui pouvait servir le désir de reconnaissance sociale de l’artiste. Pour peu que le peintre fût académicien, il avait la possibilité d’exposer son portrait au Salon du Louvre, qui recueillait, selon les années, entre 10 000 et 30 000 visiteurs. Admiré ou rejeté, le portrait était alors transformé en objet de critique par les hommes de lettres – on pense aux
Salons de Diderot ou aux
Mémoires secrets de Bachaumont – et pouvait potentiellement fonctionner comme un instrument d’accélération de la carrière de l’artiste.
Portrait de Jean-Georges Noverre, par Jean-Baptiste Perronneau, pastel sur papier, 1764
Comme le résume Antoine Lilti, le XVIIIe siècle est ce moment clé où se négocie, pour bon nombre d’artistes, le passage de la réputation (acquise localement) à la célébrité (reconnue mondialement). Nul doute que le portrait d’artiste participe de cette dynamique.
Repères bibliographiques :
- Aliverti (Maria Inès), La Naissance de l’acteur moderne. L’acteur et son portrait au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998.
- Arnoult (Dominique d’), Jean-Baptiste Perronneau, ca 1715-1783. Un portraitiste dans l’Europe des Lumières, Paris, Arthéna, 2015.
- Ichou (Grégoire), Les Portraits des chanteuses des théâtres privilégiés parisiens dans le troisième quart du XVIIIe siècle, Mémoire de Master 1, Université de Paris I, 2016.
- Lallement (Nicole), « Iconographie d’un chanteur XVIIIe au siècle : Pierre Jélyotte (1713-1797) », Musique-Image-Instruments. Iconographie musicale : enjeux, méthodes et résultats, n°10, 2008, p. 108-119.
- Lilti (Antoine), Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014.
Commentaires
Beau, agréable, utile: bravo et merci !
Merci pour cette distinction très claire des types de documents conservés à la Bibliothèque de l'Opéra; mais dommage de ne pas avoir précisé les cotes des documents, certes très connus des chercheurs, mais pas forcément du public non spécialisé...
Cela fait plaisir de voir les artistes de l'Opéra (et en particulier les chorégraphes, danseurs et danseuses) mis en valeur sur le site de la BnF.
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