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La crise de l'horlogerie à Besançon dans les années 30

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22 octobre 2021

Les années 30 sont marquées par une crise économique mondiale. Quelles sont ses traces dans Gallica sur un territoire, en l’occurrence Besançon et son activité horlogère ? Découvrons des réalités différentes de notre époque mais aussi de nombreuses résonances.

Horloger examinant un mouvement à la loupe,
photo: Sam Levin dans L'Amour de l'art, 1948

Une implantation ancienne

L’activité horlogère est installée à Besançon depuis l’arrivée d’horlogers suisses, notamment Laurent Mégevand, à la fin du XVIIIe siècle. Elle se développe surtout autour de la montre dont Besançon devient la capitale française : en 1880, âge d’or, 90% des montres sont produites dans la ville (et environ 40% dans les années 1930). La pendulerie est plutôt installée près de la frontière suisse.

La fin du XIXe siècle est difficile pour l’industrie horlogère frappée par la crise, tout comme l’agriculture. La production française subit la concurrence suisse mais aussi des Etats-Unis qui arrivent sur ce marché. L’Exposition de Philadelphie (1876), relatée notamment par l’Association française pour l’avancement des sciences, révèle au monde l’importance des progrès techniques réalisés dans ce pays et pousse la Suisse, acteur incontournable de l’horlogerie, à accélérer sa modernisation. Besançon organise aussi de grandes expositions : celle de 1860 la consacre comme capitale française de l’horlogerie, celle prévue en 1893 intervient dans un contexte de crise.

L’activité horlogère reprend au début du XXe siècle avant la crise des années 1930 qui va bouleverser les Bisontins.

 

 Publicité Uti et Georges Meyer dans La Revue de l'horlogerie-bijouterie... (10/02/1932)

 L’arrivée progressive de la crise à Besançon

Le krach de 1929 précipite les Etats-Unis dans la crise. Elle s’étend à d’autres pays comme, dès début 1930, la Suisse, partenaire déterminant de l’horlogerie bisontine. En 1932, le Bulletin de presse étrangère de certains ministères français décrit la Suisse gravement touchée par la crise : baisse du commerce, de la production, une « industrie de l’horlogerie arrêtée complètement » et des « hôtels presque ruinés ». A l’échelle locale, la situation suisse est aussi difficile comme le relate la Voix du Peuple (CGT) au sujet de la Chaux-de-Fond, haut-lieu de l’horlogerie suisse.

Les autorités suisses édictent des mesures drastiques pour assainir la situation : dévaluation du franc suisse, baisse des droits de douane, encadrement de la production, interdiction d’augmenter les prix sans autorisation.
La Suisse sort plus rapidement de la crise que la France mais elle y est très sévère.

Publicité Lip (1912)
dans
 Lip, des heures à conter de Marie-Pia Auschitzky Coustans (2000)

La crise helvétique influe sur l’économie de Besançon car les horlogers bisontins achètent leurs fournitures dans ce pays. De plus, déjà à l’époque, des Francs-Comtois travaillent en Suisse. Poussés par l’explosion du chômage, ceux-ci reviennent en nombre à Besançon sur un marché du travail peu dynamique. La crise arrive en effet dans un contexte de fragilité de la montre. Elle devient un objet plus courant. Les consommateurs préfèrent des montres bon marché.

        

Publicités Lip dans Le Petit Parisien (09/04/1930) et Trib dans L'Indépendant des Basses-Pyrénées (11/06/1939)

Les décors sophistiqués ne sont plus autant demandés, d’autant plus qu’avec l’essor de la montre-bracelet, une des faces n’est plus visible. Le métier de décorateur-guillocheur a donc tendance à disparaître alors que c’était l’élite de la profession. Toutes les entreprises produisant des boîtes en or ou en argent pour montres sont aussi en difficulté. Dès l’été 1930, la Société générale des Monteurs de boîtes d’or impose une demi-journée de chômage partiel. A l’époque, on pense que cela est dû à la saisonnalité de l’activité horlogère qui connaît traditionnellement des creux l’été et après les fêtes de Noël. Les employés de l’horlogerie sont habitués à ces fluctuations de l’activité.

Petite presse dans les ateliers d'horlogerie (La Machine moderne, 1937)

Autre coup de semonce : la faillite de la banque Mairot fin 1930. Elle est annoncée par divers journaux nationaux dont l’Excelsior. Comme de nombreux établissements bancaires dans les années 1920, cette banque, incontournable dans l’économie bisontine, prête beaucoup (c’est un des facteurs de la crise) aux entreprises locales et se retrouve en difficulté.
 
La crise économique ne commence pas brutalement à Besançon.
Ainsi la grève de 1930 dans l’usine Lip (Lipmann) de la Mouillère n’a rien à voir avec la crise. Lip est la grande usine de la montre à Besançon, dans un contexte de travailleurs à domicile et d’activité morcelée entre de nombreuses petites entreprises. Les frères Lipmann développent le travail à la chaîne, comme aux Etats-Unis ou en Suisse, mais le découpage poussé des tâches pousse 200 ouvriers à faire grève. Un bras de fer commence avec la direction qui veut revenir sur l’octroi de congés payés (nous sommes avant 1936 et leur obligation), sur fond de rivalité entre syndicats
 
En revanche, en 1932, dans la Société générale des monteurs de boîtes d’or citée précédemment, une grève éclate suite au renvoi de 15 personnes, à une diminution des salaires et des heures travaillées. D’autres personnes sont licenciées mais la grève dure 3 mois.
 

Conception des montres (années 1930)
(La Machine moderne, 1937)

Quelle est l’ampleur de la crise ?  

L’article de Louis Trincano sur l’horlogerie en 1935 ne mentionne aucune crise ni difficulté. Il est pourtant bien au fait de l’activité horlogère en Franche-Comté. Ancien combattant bien introduit dans les milieux politiques et économiques, détenteur de la Légion d’honneur, Louis Trincano dirige l’Ecole nationale d’horlogerie et recueille diverses données sur le secteur. Ainsi, il demande en 1934 à toutes les entreprises horlogères de fournir leur chiffre d’affaires. En effet, à l’époque, les chiffres collectés sur le monde économique sont moins nombreux  qu’aujourd’hui.
 
Pour connaître le chômage à Besançon, les principales sources sont les rapports du commissaire de police, les informations sur les caisses de chômage, d’abord la caisse municipale, puis les caisses départementales qui se multiplient sous impulsion de l’Etat dans les années 1930. Cette caisse du Doubs a aussi une influence sur les Bisontins : les chômeurs ayant perdu leur travail dans la ville ne sont aidés que s’ils sont originaires de Besançon.

Une de L'Excelsior, journal illustré (05/04/1932)

La presse, particulièrement politique et syndicale, se fait aussi l’écho des difficultés économiques. Des débats surgissent sur la nécessité d’occuper les sans-emploi qui perçoivent un soutien. Certaines villes proposent une aide en nature. A Besançon, des voisins dénoncent les chômeurs inscrits à la caisse municipale qui continuent de travailler à domicile dans l’horlogerie. Selon La Voix du peuple, la ville radie les chômeurs en été car ils sont censés pouvoir trouver un travail à cette saison, notamment dans les champs.
Des fêtes populaires avec concerts sont organisées, notamment à la Maison du peuple, pour récolter des fonds à destination des sans-emploi.

Fraiseuse de haute précision (années 1930)
dans La machine (01/01/1937)

La crise semble plus difficile à supporter pour les entreprises et les ouvriers dans les années 1933 à 1935 car leurs économies ont disparu. Les faillites d’entreprises horlogères se multiplient. Pire, la presse rapporte une mystérieuse « épidémie » de suicides en 1935. Elle n’évoque pas de liens avec la crise, mais au moins une personne se tue, faute de retrouver du travail
 
La crise ne semble pas empêcher la profession de rester attractive. Mon avenir, revue de la Jeunesse ouvrière catholique, présente en 1935 un « métier solide », « rémunérateur » et vante le passage par l’école plutôt que l’apprentissage.

Mon Avenir, journal mensuel pour la préparation à la vie de travail (janvier 1935)

Des réponses à la crise ?

L’industrie horlogère va proposer diverses mesures pour revivifier le marché de la montre. Certaines émergent dès les années 1920 pour contrer les évolutions amorcées avant la crise.
 
Ainsi, la formation professionnelle se développe.
Dès les années 1920 un projet d’Ecole nationale de l’Horlogerie est confié à l’incontournable Louis Trincano. L’école sera inaugurée en 1933 par le président Lebrun, signe de son importance.
 
Au programme, des cours théoriques et pratiques, par des enseignants de l’Université et des artisans. L’entrée se fait sur concours et la scolarité se conclut par un examen après des stages en usine et à l’Observatoire de Besançon. Des jeunes viennent de toute la France, parfois grâce à des bourses attribuées par des conseils généraux (Haute-Marne, Indre-et-Loire, etc). Les élèves se retrouvent partout en France, jusqu’en Indochine et cela devient même un argument commercial.

La publicité va devenir importante pour se différencier des concurrents. Sarda choisit une cible : les employés de la Compagnie ferroviaire PLM. La réclame ci-dessous pour l’Alliance horlogère (1935) accumule les arguments de vente.

Publicité parue dans L'Oeuvre (23/02/1935)

 La crise de l’horlogerie va pousser à étendre la gamme des produits, particulièrement les frères Lipmann (Lip) qui ont les moyens d’innover. La firme développe un original « horototalisateur » qui permet de contrôler les appareils électriques. La Machine moderne présente à la fin des années 1930 le département industriel de Lip, dont certains techniciens publient des ouvrages techniques. Les Lipmann font part de leurs progrès dans la presse spécialisée ou grand public : alliages au beryllium, « plus petit moteur du monde » en 1935, record de précision en 1936. Des visites prestigieuses, relayées dans la presse, comme celle du sultan du Maroc, leur apportent de la notoriété.

Publicité Lip dans ​Le Populaire (4/12/1936)

 D’une crise à l’autre (années 1930-années 1970)

Il semblerait que de 1930 à 1936 (année où la situation s’améliore) une quarantaine d’entreprises horlogères fassent faillite. Les territoires horlogers près de la frontière suisse s’en sortent mieux (Charquemont, Russey). A Besançon, les entreprises les plus connues perdurent, comme Sarda qui traverse plutôt bien la crise, ou Dodane qui fait construire par Auguste Perret à partir de 1939 une usine aujourd’hui monument historique, Tribaudeau, Zenith ou Lipmann (Lip). Mais paradoxalement, à part Lip, les entreprises aujourd’hui importantes dans l’horlogerie liées à Besançon ont été fondées après les années 1930 (Maty, Yema).
 
Le paysage de l’horlogerie à Besançon est véritablement bouleversé à partir des années 1970 avec l’émergence des mouvements à quartz et d’une nouvelle concurrence asiatique. Chez Lip, Fred Lipmann est écarté par les actionnaires, puis la faillite et des licenciements massifs sont annoncés en 1973. C’est le début d’une grande mobilisation ouvrière, soutenue par beaucoup de Français, et une expérience emblématique d’autogestion dans l’après mai-68.

Montre Lip estampillée "vente sauvage", vendue par les ouvriers (1974)
dans Convergence : mensuel de la solidarité, janvier 1999

L’horlogerie aujourd’hui à Besançon

Aujourd’hui, la marque Lip existe toujours dans le paysage horloger de Besançon. Si les années 1970 marquent le déclin de l’industrie horlogère (davantage que les années 1930), environ 3000 emplois dépendent aujourd’hui de l’horlogerie à Besançon avec des marques internationales (Breitling, Seiko, Swatch) mais aussi des marques françaises (Maty, Yema, Utinam, Phenomen). Production courante dans les années 1930, la montre produite à Besançon est désormais plutôt tournée vers le luxe. La tradition horlogère pousse le territoire bisontin à se tourner aussi vers la mécanique de précision ou les nanotechnologies pour trouver un nouveau souffle.

Publicité LIP dans Nuit et jour : le grand hebdomadaire illustré, 20/12/1945

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