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Quand les réseaux sociaux s’écrivaient dans les livres : les libri amicorum

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Les réseaux sociaux numériques permettent d’entretenir des amitiés au-delà des distances, de fédérer divers médias ou de susciter des rencontres inattendues. En ce sens, ils sont les lointains héritiers des libri amicorum, précieux albums dans lesquels les élites de l’époque moderne recueillaient les dédicaces et les armoiries de leurs relations. Gallica donne à voir plusieurs de ces émouvants manuscrits, compagnons de vies aujourd’hui oubliées.
 

 

Une tradition universitaire et humaniste
Les libri amicorum semblent être apparus au second tiers du XVIe siècle, dans le milieu protestant de l’université de Wittenberg, où enseignèrent Martin Luther et Philippe Mélanchthon. Il s’agissait alors d’éditions imprimées que leurs propriétaires enrichissaient des contributions autographes de condisciples, professeurs ou confrères. Les titres les plus prisés pour cet usage furent les textes des réformateurs, les anthologies d’auteurs antiques, et, surtout, les recueils de portraits, d’allégories bibliques ou d’emblèmes, comme les Icones sive imagines vivae de Nikolaus von Reusner ou les Emblemata d’Alciat.
 

Ainsi personnalisé, le livre gardait la trace du parcours universitaire de son possesseur et pouvait attester des enseignements suivis au cours de ses pérégrinations académiques. Les souscripteurs accompagnaient généralement leur signature de sentences ou de citations classiques, bibliques ou théologiques, exprimées en latin ou, plus rarement, en grec. Exaltant les valeurs humanistes et la culture savante partagées par la communauté universitaire, les extraits choisis encourageaient le dédicataire à la rigueur morale et intellectuelle.

L’engouement que suscita cette nouvelle pratique sociale offrit, dès le XVIe siècle, de nouveaux débouchés aux artisans du livre. Les relieurs furent sollicités pour ajouter des cahiers vierges à la fin des livres et les libraires proposèrent des éditions interfoliées de pages blanches destinées à recueillir les précieux autographes. Puis on vit apparaître sur le marché des carnets spécialement conçus, simplement ornés d’encadrements gravés , d’images allégoriques ou d’écus vides préimprimés, où l’on pouvait faire peindre les armoiries des signataires. Dès le dernier tiers du XVIe siècle, les pages des albums se remplirent également d’enluminures commandées à des professionnels, souvent demeurés anonymes. Qu’elles fussent offertes par l’ « ami » ou achetées par le propriétaire de l’album, ces peintures s’inspiraient généralement de modèles imprimés publiés en recueils, tels que les Emblemata nobilitati et vulgo scitu digna de Jean Théodore de Bry.

Les miroirs des élites
La mode des libri amicorum resta relativement circonscrite aux pays du nord et de l’est de l’Europe. En revanche, elle se diffusa rapidement au-delà du milieu universitaire, pour gagner la noblesse, la bourgeoisie et le monde marchand. Les albums furent pour un temps l’apanage des hommes, les premiers exemplaires féminins n’étant attestés qu’à la fin du XVIe siècle.

À la différence de nos réseaux sociaux actuels, ces carnets n’étaient pas destinés à recueillir des opinions subjectives ni des sentiments liés à l’instant. Ils véhiculaient plutôt les valeurs immuables et les coutumes partagées par le groupe social auquel appartenait leur propriétaire, qu’il fût noble de sang ou d’esprit. La composition-même des albums tendit à se normaliser. À la fin du XVIe et au XVIIe siècle, les dédicaces étaient généralement inscrites non par ordre chronologique des rencontres mais en suivant la hiérarchie sociale, les premiers feuillets du volume étant réservés aux personnages les plus prestigieux. La mise en page accordait désormais la place centrale aux armoiries du contributeur – signe de son rang – couronnées d’une sentence et suivies de sa signature. Les textes et citations qui les accompagnaient reflétaient souvent la morale patricienne et l’idéal de civilité, parfois la culture littéraire ou galante des élites.

La professionnalisation de l’illustration et le recours aux recueils de modèles favorisa par ailleurs la récurrence de quelques thèmes iconographiques édifiants, comme la Fortune ou l’allégorie de la jeunesse. Les représentations de villes, en particulier les scènes vénitiennes, étaient également prisées en tant qu’icônes d’une société urbaine et raffinée.

Si elle épousait l’ordre social établi, la pratique des libri amicorum, en invitant des contributeurs étrangers les uns aux autres à se lire et à partager un espace commun d’écriture, encouragea néanmoins une sociabilité nouvelle, qui culmina au Siècle des Lumières. Le statut de la personne s’y définissait non seulement par sa place dans une hiérarchie bien définie mais aussi par son intégration à un réseau singulier dépassant le cercle familial ou professionnel, fondé sur une communauté d’esprit.

Des objets de prestige
Véritable mémorial de papier, le livre d’amitié conservait le souvenir des voyages réalisés et des liens tissés par son propriétaire, mais surtout il témoignait de son prestige en affichant les dédicaces, parfois très convoitées, de nobles voire d’illustres personnages. Du vivant du dédicataire, il attestait de sa réputation et faisait office de lettre de recommandation. À sa mort, il avait vocation à devenir l’épitaphe, le monument privé de son existence destiné à une hypothétique postérité.
 
L’importance que revêtaient ces albums s’exprime à travers le soin apporté à leur confection et la qualité des matériaux employés. Les exemplaires les plus élégants s’ornent ainsi de feuillets de papier turc – coloré, marbré, moucheté ou silhouetté – et de précieuses reliures brodées.

D’autres spécimens, en particulier parmi les plus tardifs, s’éloignent des compositions usuelles et offrent d’audacieux jeux de formes et de matières, avec des illustrations en trompe-l’œil ou des pages enrichies de broderies, de passementerie et autres canivets. Un raffinement particulier s’observe dans les albums féminins du XIXe siècle, qui constituent un témoignage méconnu des arts domestiques alors pratiqués par les femmes de la bourgeoisie.

Enfin, tels des musées personnels, certains livres d’amitié ayant appartenu à des artistes ou à des amateurs éclairés cachent sous leur reliure d’impressionnantes collections de gravures, dessins de maîtres et textes originaux de grands auteurs. Ainsi en est-il de l’album amicorum de la baronne Maria de Marches, qui recèle des vers d’Alfred de Vigny et de Victor Hugo ou encore un dessin d’Eugène Isabey.

La valeur artistique et historique de ces ouvrages intimes explique qu’ils échappèrent à la sphère privée pour devenir, à partir du XVIIIe siècle, des objets de collection à part entière pour les bibliophiles et les amateurs d’autographes. C’est d’ailleurs grâce aux dons ou aux legs de quelques-uns de ces grands collectionneurs – François-Roger de Gaignières , James et Henri de Rothschild  ou encore Auguste Lesouëf  – qu’entrèrent à la Bibliothèque nationale de France la plupart des libri amicorum qui y sont aujourd’hui conservés.

 
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