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Benedict-Auguste Morel, théoricien de la dégénérescence

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17 janvier 2023

Il y a 150 ans, en 1873,  Benedict-Auguste Morel meurt des complications d'un diabète. Peu connu de nos jours, il est pourtant le théoricien d’une hypothèse qui va marquer les médecins mais aussi les écrivains pendant toute la seconde moitié du  XIXe siècle.

Benedict Augustin Morel (Collections de la BIU Santé)

Les asiles d'aliénés

Benedict-Auguste Morel est né en 1809 à Vienne (Autriche). Devenu orphelin, il arrive en France où il entame des études médicales à Paris. En 1839, il soutient sa  thèse Questions sur les diverses branches des sciences médicales dans laquelle il s'intéresse aux sources du délire. L’aliéniste Jean-Pierre Falret (1794-1870) l’encourage à suivre cette voie.
D’abord nommé médecin-en-chef à l’Asile de Maréville (près de Nancy) en 1848,  il découvre un établissement comme il en existe encore beaucoup en province : 25 à 30 aliénés très agités dans des camisoles de contention. Le nouveau-venu ne manque pas d’idées pour améliorer le quotidien de ses patients. Il souhaite la destruction des loges cadenassées mais se heurte à l’opposition du directeur en place. Ce sera chose faite avec le suivant : il le convainc que l’isolement est néfaste aux aliénés et que, regroupés dans un dortoir, ils sont plus calmes. Morel cherche des alternatives au système asilaire : placements familiaux, fermes, patronages (c'est à dire des petites résidences extra-hospitalières avec ateliers) et milite en faveur du recrutement d’un personnel infirmier plus instruit et mieux rétribué. Cependant, malgré ces quelques avancées, les asiles résistent aux tentatives de réformes plus radicales et pour la majorité d'entre eux sont des lieux d’enfermement où l’on a recours à la seule hydrothérapie : douches froides ou baignoires avec couvercles dans lesquelles les malades sont immobilisés pendant des heures. Il semble que les médecins aient abandonné le traitement moral préconisé par leur confrère Philippe Pinel (1745-1826). Ce renoncement des aliénistes au progrès thérapeutique prend sa source dans la grande théorie qui va parcourir toute la seconde moitié du XIXe siècle.

Nosographie

Depuis la loi de 1838 qui accorde tout pouvoir aux aliénistes dans les décisions d’internement, ils sont régulièrement pris à partie et font l’objet d’une mauvaise presse dans l’opinion publique. Ils cherchent donc à justifier leur spécialité médicale en affinant un savoir jusqu’alors très approximatif puisqu’on ne faisait pas vraiment de distinction entre les différents cas de folie.Jusqu'alors, l'aliénation mentale était considérée comme une maladie unique avec quatre formes différentes : manie, mélancolie, démence et idiotisme. Quelques-uns de ces médecins élaborent une classification des nouvelles pathologies avec une description des symptômes beaucoup plus précise. Ces folies partielles sont d’abord désignées sous le nom de  monomanie pour désigner un délire dominé par une idée fixe ou de manie quand il s’agit d’un délire furieux. Après 1850, ces termes tombent en désuétude et les psychiatres parleront désormais de psychoses et névroses. Le docteur Morel participe à cette entreprise de nosographie avec son Traité des maladies mentales paru en 1860. Muté à l’Asile de Saint-Yon (près de Rouen) en 1856, il se penche sur un nouveau concept.

La dégénérescence

En 1844, Morel accompagne un malade à l’étranger, voyage au cours duquel il observe le traitement des pathologies mentales en Europe. C'est ainsi qu'en Suisse, il visite un établissement spécialisé dans l'accueil des crétins. Plus tard, lors de son premier poste dans la région de Nancy, la proximité d’un centre à Rosières-aux-Salines où crétinisme et goître sont endémiques, l’amène à se réintéresser à ce sujet. En 1855, il entretient une correspondance avec l’archevêque de Chambéry au sujet de l’Influence de la constitution géologique du sol sur la production du crétinisme. Dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine.... (1857), il adhère à la vision des naturalistes Buffon et Lamarck qui les définissent comme « une déviation naturelle de l’espèce ». Mais il en fait une déviation maladive qui se produit sur le système nerveux. L’hérédité tient un rôle central dans sa théorie car elle est à l’origine de nombreuses pathologies mentales : les mauvaises conditions de vie physiques et morales des ancêtres génèreraient chez leurs descendants des troubles d’abord légers, puis des tares, voire la folie au fil des générations successives. Morel classe les folies héréditaires en quatre groupes d’importance croissante, de l’exagération du tempérament nerveux jusqu’à la catégorie des déments précoces, idiots ou crétins généralement stériles. Avant les symptômes psychiques, on trouve chez ces individus des stigmates physiques précurseurs : pied-bot, strabisme, doigt supplémentaire, bec-de-lièvre. Cependant le théoricien ne pousse jamais son raisonnement jusqu’à l’eugénisme. Mais il en ressort que, désormais convaincus de l’incurabilité des dégénérés, les aliénistes s’écartent du traitement moral prôné par Philippe Pinel et sont persuadés du bien-fondé de l’internement qui protège à la fois l’aliéné et la société.

Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine
planche IV / B.A. Morel, 1857

Une influence déterminante de cette théorie

D’autres aliénistes se pencheront sur ce sujet comme Prosper Lucas (1808-1885) qui constate une aggravation des pathologies mentales au fil du temps, comme par exemple l’hystérie. Dans les années 1870, Valentin Magnan (1835-1916) reprend la thèse de Morel mais en l’affinant : la dégénérescence n’est plus applicable à toutes les pathologies, mais seulement à certains troubles mentaux. Valentin Magnan rédige en 1871 une Étude expérimentale et clinique sur l'alcoolisme : alcool et absinthe, épilepsie absinthique et invente alors la notion d’hérédo-alcoolisme. Sans oublier le père de l’anthropologie criminelle, Cesare Lombroso (1835-1909) avec sa théorie morphologique et génétique du criminel-né. Or, à partir des années 1880, cette théorie de l’hérédité des traits acquis est sérieusement remise en question par August Weismann (1834-1914) dans ses Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle. Il en ressort que l’alcoolisme, la criminalité et la folie ne sont pas transmissibles.

 Emile Zola

Cela signifie une remise en question dramatique pour Emile Zola qui est en train d’achever le cycle des Rougon-Macquart écrit de 1871 à 1893, mais dont il a élaboré le fil conducteur dès 1868. Il a voulu inventer un roman expérimental à l’instar de la méthode expérimentale du physiologiste Claude Bernard (1813-1878), comme il l'explique dans sa préface

Physiologiquement, ils [les Rougon-Macquart] sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiment, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices.

En effet, l’écrivain se veut très à l’écoute des débats scientifiques de son époque comme en témoignent ses dossiers préparatoires : on y trouve des notes manuscrites faisant référence aux travaux de Benedict Auguste Morel et de Prosper Lucas. Et, de fait, la théorie de la transmission des caractères acquis traverse toute la série des Rougon-Macquart. L'aïeule Adélaïque Fouque est folle et finit dans un asile tandis que son amant Macquart est éthylique et criminel ; dans les trois générations suivantes, on retrouve systématiquement un(e) alcoolodépendant(e). Le destin des personnages est marqué par le déterminisme, c'est à dire la pression de l’hérédité, du milieu et des circonstances, mais il s’agit ici d'hérédité morbide et de déchéance :

Les détracteurs de Zola 

En 1893, Guillaume Ferrero, collaborateur de Lombroso, s’interroge dans un article intitulé : « Sommes-nous malades ? » :

Maladie, dégénérescence, névrose, voilà la trinité qui, dans toutes les œuvres d’art, est désormais venue de mode. Les Rougons-Macquards, cette création cyclopéenne de M. Zola, n’est qu’un monument élevé à la dégénérescence. Dostojewsky, le Shakespeare du roman russe, nous a donné la plus puissante épopée de la folie; il n’a décrit que fous, criminels, épileptiques, prostituées, suicides, imbéciles : le monde, tel qu’il le dépeint, paraît une maison de fous, dirigée par l’écrivain qui n’est pas plus sage que ses personnages.

Ce thème récurrent finit par se retourner contre les écrivains eux-mêmes. L’aliéniste Edouard Toulouse (1865-1947) demande à Zola de s'allonger sur son divan puis rédige en 1896 une Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathieréalisée avec l'assentiment de l'écrivain, mais dont on ignore s’il en avait accepté la parution car il s'y retrouve classé dans la catégorie des dégénérés supérieurs !

Enfin, la publication du roman zolien Lourdes suscite la colère des catholiques, en particulier celle de Léon Bloy :

Le cerveau du père des Rougon-Macquart, quel que soit son tonnage, ne contient pas une grande variété de marchandises. Quand on a lu cent lignes de ce négociant littéraire, on a tout lu, et l'écrasante masse de son dernier avorton n'ajoute absolument rien aux c... qui ont précédé. C'est toujours, invariablement l’expérimentalisme grossier d'un Bacon de table d'hôte, l'horreur du mystère, la science, l'évolution, le travail, le saint coït, l'éternelle resucée de l'atavisme, de l'hérédité, de la dégénérescence, etc. 

M. Emile Zola par Gill, extr. de l'Eclipse,16 avr. 1876

Bien que rejetée par les psychiatres au début du XXe siècle, la théorie de la dégénérescence reste prégnante dans l’opinion publique, avec la croyance en l’incurabilité et la transmission héréditaire des maladies mentales. En 1900, la redécouverte des lois de Gregor Mendel (1822-1884) mettront définitivement fin à ce débat.

 
 

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