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Le cas clinique de Maupassant : la chute du météore des Lettres.

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13 juillet 2023

Le 4 janvier 1892, le célèbre romancier et nouvelliste Guy de Maupassant (1850 -1893) attente par deux fois à sa vie, sans succès. Pourquoi cette double tentative de suicide ?

Mors syphilitica : [estampe] / Félicien Rops, 1885

Les derniers mois de son existence

Ce jour-là, le domestique de Maupassant, François Tassart et son matelot Bernard l’empêchent de se tuer avec un pistolet – dont les balles ont été retirées par anticipation - puis avec un rasoir,  mais il se blesse gravement à la gorge pendant cette crise de démence. Les médecins décident de l’interner. Entravé par une camisole de force, il est ramené de Cannes à Paris et interné à  la célèbre clinique du Docteur Emile Blanche : nous en avons conservé un témoignage précis. Mais il n’existe pas encore de traitement miracle et l’évolution de la maladie est irréversible. Guy de Maupassant meurt de paralysie générale en 1893 à l’âge de 43 ans, après plusieurs semaines d’inconscience presque totale. Comment expliquer cette fin tragique ?

Les débuts prometteurs d’un hyperactif

Tout semblait pourtant réussir à ce brillant sujet. Quittant sa région natale - la Normandie - il s’installe à Paris et afin de subvenir à ses besoins, accepte sans grand enthousiasme un poste de fonctionnaire dans un ministère. Il s’y ennuie ferme ! Sous la férule de son mentor Gustave Flaubert, il commence à écrire, devient journaliste, puis le météore des Lettres dont le talent est immédiatement salué  par ses pairs et le grand public. Il peut désormais vivre de sa plume et grâce à des émoluments conséquents, il achète même un voilier, le Bel-Ami. Entre 1880 et 1890, sa production littéraire est impressionnante : grâce à un travail méthodique et quotidien, il rédige chaque année de quatre à cinq livres. Cela a pu contribuer en partie à un certain surmenage, car il ne se contente pas d’écrire.
Très sportif, cet hyperactif d’une vitalité peu commune s’adonne au canotage, à la natation, à la pêche, à la chasse, à l’escrime. Cela ne l’empêche pas, à partir de 1872, de s’étourdir dans les plaisirs qu’offrait  Paris au XIXe siècle. En effet, cet homme au physique avantageux, auréolé de ses succès littéraires, plaît beaucoup aux femmes du monde dont les salons lui sont désormais grand ouverts. Mais il fréquente aussi assidûment les demi-mondaines, cocottes et prostituées des maisons closes. Ses compagnons relatent sa sexualité débridée lors de bacchanales ou orgies. A cet égard, on pourrait parler d’une véritable addiction au sexe, lui permettant de s’étourdir dans les plaisirs de la chair, car sa vie n’est pas si idyllique qu’elle n’y paraît.

de Maupassant : photographie / Atelier Nadar

L’aide trompeuse des paradis artificiels

En effet, Guy de Maupassant est parfois terrassé par des migraines dont les crises de plus en plus fréquentes - jusqu’à plusieurs fois par semaine - vont aller en s’amplifiant. A l'instar de Baudelaire, Rimbaud et  Verlainetout naturellement, Maupassant va se tourner vers la morphine, parfois le haschich, la cocaïne ou l’opium. Il a surtout recours à l’éther qui présente un double avantage à ses yeux : c’est un anesthésique qui atténue la souffrance endurée pendant ses migraines  mais aussi lui apporte l’inspiration nécessaire à son œuvre littéraire. Ainsi, le romancier qui connaît les affres de la page blanche, aurait écrit Pierre et Jean sous l’effet de ses effluves. En effet, ce produit aurait un effet excitant sur l’appareil nerveux, en particulier le cerveau : l’éthéromane éprouve une sensation de légèreté corporelle et de lucidité psychique. Exportée d’Angleterre à la fin du XIXe siècle, l’éthéromanie devient un véritable phénomène de mode dans un certain milieu parisien. L’abus de ces substances provoque une première crise d’aphasie chez Maupassant : il reste muet pendant un mois mais, une fois sevré, retombe aussitôt dans sa dépendance. Il est aussi la proie d'hallucinations dont certaines provoquent chez lui un phénomène d'autoscopie : il croit voir son double. Une telle accumulation d'excès va contribuer à déclencher la maladie, même si d’autres facteurs peuvent être incriminés.

Une lourde hérédité

En effet, la famille de Maupassant présente une  charge héréditaire évidente. Son père, mari volage dont il tient sans doute une sensualité exigeante. Du côté maternel, son oncle Alfred Le Poitevin est mort à 31 ans neurasthénique et aliéné ; sa mère est dépressive, a les nerfs sensibles  et présente les symptômes caractéristiques de l'hystérie (paralysies, troubles du langage, amnésie, convulsions épileptiques). 
Enfin Hervé, son frère de six ans plus jeune, a souffert toute sa vie de troubles mentaux. En 1889, c'est à Maupassant qu'il incombe de le faire interner dans un asile d’aliénés où il meurt deux ans plus tard : 

Ah ! Guy ! misérable ! tu me fais enfermer ! c'est toi qui es fou, tu m'entends ! c'est toi le fou de la famille. 

Désormais l'écrivain est obsédé par cette prophétie : la même destinée tragique l’attend lui aussi, il le pressent.

Sans surprise, Emile Zola - auteur du cycle des Rougon-Macquart dont la pierre angulaire repose sur un atavisme fatal à ses protagonistes – voit dans la lourde hérédité de la famille de Maupassant la principale cause de sa folie.  

Premiers symptômes 

Dès 1877, Maupassant connaît ses premiers problèmes de santé. Le romancier russe Ivan Tourgueniev lui diagnostique une maladie vénérienne contagieuse : la syphilis. Au début, faisant preuve d’une belle inconscience, l'écrivain fanfaronne :

J'ai la vérole, enfin la vraie, pas la misérable chaude-pisse, non mais la grande vérole, celle dont est mort François 1er et j'en suis fier, malheur et je méprise par-dessus tout les bourgeois. Alléluia, j'ai la vérole par conséquent je n'ai plus peur de l'attraper.

A l’époque, les médecins prescrivaient de l'iode, du mercure ou du bromure. Depuis la Monarchie de Juillet, les cures thermales étaient à la mode. Le corps médical l’expédie à Aix-les-Bains, Bagnères-de-Luchon, Divonne-les-Bains, Champel-les-Bains, Châtel-Guyon. Maupassant relate d’ailleurs avec ironie ses expériences dans son roman Mont-Auriol. Cependant, même le traitement hydrothérapique du meilleur doucheur, le docteur Noël Pascal, s'avère inopérant. 

Le Horla, un récit autobiographique ?

A partir de 1885, l'aliénation est un thème récurrent dans ses contes comme : un fou ?, Lettre d'un fou, Fou. Le nouvelliste s’intéresse à l’hypnotisme, au magnétisme et à la suggestion employés pour traiter les maladies mentales. De 1884 à 1886, il suit les cours de Jean-Martin Charcot à l’hôpital de la Salpêtrière et l'influence de cet enseignement est prégnant dans le Horla écrit en 1887 où le narrateur assiste à une expérience d’hypnose  En se référant au cas clinique de sa mère, Maupassant reprochera  par la suite à Charcot d’avoir fabriqué des hystériques par suggestion.

Accès en plein écran

Dans le Horla, on trouve une allusion au double cerveau : cette théorie de la dualité cérébrale démontrée par l'hypnotisme est défendue par l’Ecole de la Salpêtrière. Il y est également fait mention de l'école de Nancy menée par le docteur Bernheim et rivale de la précédente.  
Certes, il est tentant de voir dans ce roman une preuve de la folie de son auteur comme le firent certains aliénistes et journalistes. Maupassant écrit-il sous l'influence de la leucoencéphalite, autrement dit d'un délire chronique généralisé progressif

En réalité, certains contemporains ont attesté que l’écrivain était encore en pleine possession de ses moyens. Mais il est indéniable que ce récit dans lequel le narrateur est hanté par une créature menaçante non identifiée résonne de façon prémonitoire comme un écho aux terribles paroles de son frère.  

Le Horla, dessin de Julian-Damazy, William

Aggravation des symptômes

 Progressivement, on assiste à une altération de sa personnalité : l’ex-joyeux canotier devient aigri, pessimiste, casanier, misanthrope. Il fuit désormais toute conversation d’ordre littéraire et ne supporte même pas qu’on lui parle de ses livres !  Son état physique et mental ne cesse de se dégrader avec un dérèglement de ses perceptions sensorielles et il est  sujet à des hallucinations auditives et visuelles, des crises de démence, des dédoublements de personnalité.

 Le Horla, dessin de Julian-Damazy, William

Vers 1889, ses amis décrivent un homme au visage décharné, aux yeux fixes, aux propos incohérents. Insomniaque, il ingurgite toutes sortes de potions. A partir de 1891, des souffrances atroces, cécité partielle provisoire, migraines, pertes de mémoire et troubles neurologiques lui interdisent l’écriture. Désormais, le voici atteint du délire de la persécution, puis bientôt de mégalomanie - autrement dit un délire expansif marqué par la folie des grandeurs : rien ne lui est épargné !  On a raconté qu'à la fin, il marchait à quatre pattes et aboyait tel un chien enragé : 

Certains chiens qui hurlent expriment très bien cet état. C'est une plainte lamentable qui ne s'adresse  à rien, qui ne va nulle part, qui ne dit rien et  qui jette dans les nuits le cri d'angoisse enchaînée  que je voudrais pouvoir pousser. Si je pouvais  gémir comme eux, je m'en irais quelquefois, souvent, dans une grande plaine ou au fond d'un  bois, et je hurlerais ainsi durant des heures entières, dans les ténèbres. Il me semble que cela  me soulagerait.

Par instants, il recouvre momentanément la raison, mais il n'est pas encore parvenu au bout de son calvaire. 

Tableau clinique de la paralysie générale

En effet, le malheureux est atteint par la paralysie générale, pathologie décrite par l'aliéniste Antoine-Laurent Bayle dans sa thèse soutenue en 1822 : Recherches sur les maladies mentales. Au XXe siècle, on a établi qu’une syphilis non soignée, parvenue au stade tertiaire dix à vingt ans après le début de la maladie, pouvait dégénérer chez 8 à 10% des personnes atteintes vers une neurosyphilis, c'est-à-dire des troubles neurologiques irrémédiables. Un quart des patients pouvait développer une méningo-encéphalite aboutissant à la démence. Outre les symptômes susmentionnés, on a pu constater :

  •  augmentation de la libido
  •  hallucinations
  •  ataxie locomotrice avec des  douleurs fulgurantes
  • dysfonctionnements et  pertes de contrôle de la vessie et des intestins
  • troubles circulatoires
  • lésions osseuses
  • anomalie de la pupille et de sa réaction à la lumière.

C'est le tabès syphilitique par destruction progressive des racines postérieures ou dégénérescence des cordons postérieurs de la moelle épinière. Les malades se déplacent tels des pantins désarticulés :

Et, comme symptômes tabétiques, incoordination véritablement folle des membres inférieurs qui s'agitaient en tous sens, comme des jambes de pantin, lorsque le malade essayait de marcher.

Autres victimes célèbres de la syphilis : Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, Edouard Manet, Léon Daudet. A l'époque, cette pathologie fait l'objet de nombreux traités médicaux.
En 1887, l'Académie de médecine suggère des mesures prophylactiques afin d'éradiquer ce fléau. Quelques années plus tard, le psychiatre Julius Wagner-Jauregg réalise que la fièvre améliore l'état des patients souffrant de paralysie générale et leur inocule le paludisme, l'infection étant alors contrôlable par la quinine. Cette découverte de la malariathérapie lui vaut le prix Nobel de médecine en 1927. Puis ce traitement biologique est abandonné après l'invention des antibiotiques, seuls à même de stopper une évolution aussi dramatique de la syphilis s'ils sont prescrits dès le stade primaire.

Lorsqu’il tente de mettre fin à ses jours en 1892, Maupassant dans ces rares instants de lucidité est le spectateur horrifié de sa propre déchéance physique et mentale. Avec une telle accumulation de facteurs aggravants (hérédité, surmenage, abus de l’éther et autres drogues, syphilis) comment aurait-il pu échapper à un destin aussi tragique ? 

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