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Daniel Lesueur alias Jeanne Loiseau (1854-1921)

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13 mars 2019

Daniel Lesueur, de son nom de jeune fille Jeanne Loiseau, s’est fait connaître de ses contemporains par sa poésie. Par la suite, elle est devenue une romancière à succès, une féministe, et surtout une feuilletoniste redoutable. Elle affirmait par-dessus tout une certaine vision de l’amour comme sentiment énergique donnant tout son sens à l’existence.

Dans sa préface à son roman Passion slave (1892), Daniel Lesueur écrit : « Le rôle du romancier consiste à transposer les découvertes de la raison et de la science dans le domaine du sentiment ». Et c’est bien ce qui caractérise cette écrivaine, de son vrai nom Jeanne Loiseau, ou Lapauze, son nom d’épouse, pour qui l’Amour est le moteur principal de la vie, ce qui ne l’empêche pas non plus de revendiquer « pour la femme […] la liberté intégrale, comme aussi l'éducation intégrale » (L’évolution féminine, 1900). Car cet auteur de littérature sentimentale est aussi une féministe convaincue. Elle a connu toutes les distinctions, de la Légion d’Honneur (la première femme de lettres à l’obtenir) en 1900, suivi 13 ans plus tard du titre d’officier, à la médaille d’honneur de la Société des Gens de Lettres en 1919. L’Académie Française lui remet six prix dans le courant de sa carrière ; sans compter son activité dans différents jurys littéraires. C’est donc un auteur confirmé et reconnu par ses pairs.
 
Jeanne Victoire Loiseau est née le 6 mars 1854 aux Batignolles (commune intégrée à Paris six ans plus tard), d’un père lyonnais et d’une mère d’origine irlandaise, descendante du patriote irlandais Daniel O’Connell. Elle est la troisième d'une fratrie de cinq enfants. Ses parents ont des revers de fortune, et adolescente elle doit s’adapter à sa nouvelle situation. Elle devient alors jeune fille au pair à Londres peu après la guerre de 1870. Puis, cinq ans plus tard, revenue en France, elle donne des cours particuliers et occupe la fonction de lectrice chez un académicien. Elle va ainsi connaître nombre de gloires littéraires du temps, de Leconte de Lisle à Sully Prudhomme et François Coppée, mais aussi Marguerite Durand et Séverine, deux des plus célèbres féministes de son époque.
 


 
Elle écrit également ; d’abord de la poésie. C’est Alphonse Lemerre, l’éditeur des Parnassiens, qui publie son premier recueil, Fleurs d'avril. Calmann-Lévy, qui imprime son premier roman Le Mariage de Gabrielle, lui fait prendre un pseudonyme. Elle a raconté en 1912 l’anecdote dans le Gil Blas : « Pourquoi j'ai pris un pseudonyme ? Parce que mon premier éditeur me l'a conseillé et m'en a priée. Sur-le-champ, et sans chercher plus d'une minute, j'ai pris « Lesueur », nom de jeune fille de ma mère, auquel j'ai joint « Daniel », prénom de mon grand-oncle Daniel O'Connell, le « grand agitateur » irlandais. […] Aujourd'hui j'ajoute un trait d'union, pour décourager les gens de m'appeler « Mme Lesueur », ce qui est laid et inexact. Car je suis Mme Lapauze, et en littérature Daniel-Lesueur, mais jamais Mme Lesueur ! ». Car Jeanne Loiseau s’est mariée le 18 janvier 1904 avec Charles Lapause, qui devient l’année suivant conservateur du Musée des Beaux-Arts et de la ville de Paris (Petit-Palais), et publie sous le pseudonyme d’Henry Lapauze des essais et plusieurs revues sur l’art, notamment La Renaissance politique, littéraire et artistique.
 
Plusieurs recueils de poésie grandissent sa renommée, notamment Rêves et Visions qui reçoit lui aussi un prix. Elle se lance également au théâtre, notamment avec deux pièces féministes, Fiancée en 1894 et Hors du mariage créée le 26 juin 1892 au Théâtre féministe International et considérée par une critique comme « très hardie, très vibrante, d'une franche révolte contre les mensonges conventionnels » (Maria Szeliga, en 1901). Une troisième pièce est créée en 1905, plus classique, d’après son propre roman, Le Masque d'Amour, et qui s’attirera un succès important. Elle est également une traductrice habile, publiant en 1891 les deux premiers volumes des œuvres de Lord Byron, qui elles aussi auront un prix littéraire (le dernier sera édité en 1905). Elle a du mal à être acceptée à la Société de Gens de Lettres, malgré sa notoriété et ses récompenses, car elle est femme et doit s’y prendre à deux fois avant d’en être membre.
 

Jeanne Lapauze (Mme. Daniel Lesueur), Femina. 15 octobre 1905

Son rôle féministe est indéniable : elle participe à l'aventure de La Fronde, journal féministe de Marguerite Durand, durant les six ans d’existence de ce journal (1897-1903), où elle publie deux à trois fois par mois une chronique régulière très appréciée des lecteurs. Elle y réclame entre autres l'égalité des salaires, un revenu pour les filles-mères, les veuves, les femmes seules et les divorcées, et prône une réforme du mariage. Elle collabore également aux Droits de la femme en 1900, ainsi que plus tard à Fémina. Elle plaide aussi pour la création d’une Académie littéraire des femmes et dénonce les inégalités qui les touchent dans la profession. Elle fait partie du jury du prix de La Vie heureuse, ancêtre du prix Femina, dès sa création en 1904 ; elle en est d'ailleurs la présidente en 1906. Elle présente enfin lors de l’Exposition Universelle de 1900 une contribution au Congrès International du commerce et de l'industrie, exposé qui sera repris dans son essai de 1905 L’Évolution féminine, ses résultats économiques. Elle est également la fondatrice en 1913 d'une œuvre d'assistance aux veuves d'écrivains dénuées de ressources, le « Denier des Veuves de la Société des Gens de lettres », qu’elle préside jusqu'à sa mort.
 
La guerre arrivant, elle abandonne la littérature pour défendre la mémoire des victimes militaires françaises et attaquer l’occupant allemand. Elle fonde une autre grande œuvre philanthropique d’importance, « l'Aide aux Femmes de Combattants », et d’autres associations venant en aide aux soldats. Mais cela la fatigue énormément, et cet épuisement n’est peut-être pas étranger à sa mort subite, le 3 janvier 1921 : elle venait d’avoir 66 ans.

L’Auberge des Saules (Lemerre, 1890)

Daniel Lesueur a beaucoup écrit : théâtre, poésie, essais, traduction également. Elle fut également journaliste et critique littéraire à L'Indépendance belge, au Temps, au Figaro et Le Gaulois. Mais l’essentiel de sa production reste le roman. Près de trente-cinq titres. Ses thèmes sont la volonté de vivre sa vie quelles qu’en soient les difficultés, l’énergie que les individus mettent à surmonter leurs problèmes, l’inégalité des sexes, et surtout l’amour, l’amour, l’amour. Qu’on voit le nombre de titres comprenant ce mot : À force d’aimer, Amour d’aujourd’hui, Au-delà de l’amour, Haine d’amour, Le Masque d’amour, Un mystérieux amour. Sans compter le Fils de l’amant, Invincible charme ou Le cœur chemine. Mais ce n’est pas un amour mièvre et compassé : ce sentiment est une véritable affirmation de foi. « Il faut aimer pour vivre ! Les romans de Daniel Lesueur auraient pu prendre le mot pour épigraphe » affirmait déjà une critique littéraire en 1903 (Revue illustrée).

 
Si la thématique de ses récits est assez ordinaire (maris trompés, jeunes filles séduites, femmes abandonnées), le traitement est original, avec ses héros déterminés et pleins de vitalité, et aussi (et surtout) une très bonne technique du mélodrame : suspense au cordeau, construction habile, coups de théâtre bien amenés, et souvent (mais pas toujours) happy end, même si parfois cette fin heureuse semble un peu forcée.
 
Certains critiques distinguent deux phases dans l’œuvre de Daniel Lesueur : une première partie de récits à thèse, posés et réfléchis, plus dans le ton des romans bourgeois de l’époque, qui traitent d’un problème simple (par exemple Névrosée ou Nietzschéenne). Puis des textes plus populaires, qui n’hésitent pas à utiliser toutes les astuces et les procédés du feuilleton, comme dans les deux romans (Le marquis de Valcor et Madame de Fermeuse) qui composent Le Masque d’amour : « Elle se sert de tous les moyens dont usaient ses prédécesseurs : vols, rapts, enlèvements, cambriolages nocturnes, assassinats; elle puise au même magasin d'accessoires: tiroirs mystérieux, cachettes dans la muraille, escaliers dérobés, fausses barbes, stylets empoisonnés, lettres apocryphes, bagues perdues et « croix de ma mère ». [Mais] elle écrit une langue plus châtiée, plus pure, et moins redondante », écrivait en 1904 Adolphe Brisson. Elle intègre également dans certaines histoires la lutte des classes (Lointaine revanche), la satire de l’auteur de best-sellers (Au tournant des jours), la condition de la femme (la Main sanglante), ou l’importance de la violence : « La violence n'est pas malsaine par elle-même, mais par l'usage qu'on en fait. La violence aux mains des justes, c'est la sécurité des femmes, des enfants, du foyer » (Le Droit à la force). Et toujours les variations du cœur : dans Le Cœur qui chemine, le lecteur assiste un peu médusé aux atermoiements d’une femme qui se refuse à l’homme qu’elle aime pour retourner à son mari qu’elle méprise. Car curieusement, cette féministe reprend certains poncifs misogynes du feuilleton.
 
Le tout dans un style recherché, assez loin du gratte-papier habituel. L’écriture est facile d’accès, mais ni bâclée ni pleine de poncifs. Elle est précise, voire rigoureuse, presque romantique : « c'est ce lyrisme que le roman avait désappris depuis René et Oberman » affirme même Maxime Fromont dans Le Journal de 1895. Un autre critique ajoute en 1903 : « Sa forme a l'éclat d'un métal précieux : elle est riche, elle est nombreuse, elle est vibrante enfin d'un lyrisme qui s'atténue et tantôt s'avive à miracle ».
 

Vingt-cinq ans de littérature française : tableau de la vie littéraire de 1897 à 1920 (1925)

 

Plusieurs de ses romans sont traduits à l’étranger, notamment en Angleterre, en Allemagne ou en Espagne. D’autres sont adaptés au cinéma dans ses débuts. Mais rien n’y fait, et très vite après sa mort Daniel Lesueur est oubliée : sa dernière réédition date de 1931. Et pourtant cette écrivaine a largement été commentée dans la presse de l’époque, ce dont auraient rêvé les auteurs de romans feuilletons concurrents. De très nombreux périodiques lui ont rendu hommage à sa mort. Dans son cas aussi on peut se poser la question de savoir si elle faisait de la littérature populaire. Et pourtant elle-même n’en n’avait pas honte, elle le revendiquait presque. Comme dans cet entretien publié par Maurice Verne dans L’Intransigeant du 9 juin 1912 :

« Écrire un feuilleton, c’est passionnant, mais le commencer... Non ! l’effroi de la page blanche où j’allais tracer la première ligne, la première des trente mille !!! […] Mais le miracle alors opérait, le feuilleton était enfin en train, et voilà qu’autour de moi la nichée de mes personnages grandissait... Et je me sentais pousser des ailes de couveuse... Il y a toujours tant de tendresse inutilisée chez nous, les femmes »

Pour en savoir plus :

- Jeanne Loiseau alias Daniel Lesueur à la BnF
- le site Site de l'Association des Amis de Daniel-Lesueur.

Pour aller plus loin, découvrez une sélection de documents sur les romanciers populaires du XIXe siècle et sur les femmes écrivains dans les "Gallica vous conseille" qui leur sont consacrés.

Commentaires

Soumis par Alain JANICOT le 21/03/2019

Merci pour cette présentation d'une femme de lettres de talent, d'une grande philanthrope et grande patriote.
Permettez-moi de rajouter un 6° prix de l'Académie : on ne peut oublier le Grand Prix Vitet de 1905, qui lui est décerné, sans partage, par l'Académie française. Or ce prix avait été décerné à une dizaine de membres siégeant alors à l'Académie ! Le Temps dira que c'était l'anneau de fiançailles avec l'Académie.
Quinze langues étrangères (y compris l'esperanto) ont été utilisées pour traduire un ou plusieurs romans.
Dix romans ont été réédités depuis 1929, dont plusieurs depuis 1945, jusqu'à la réédition de Nietzschéenne en 2006 par la revue Le Frisson Esthétique.
Quelques poésies ont été mises en musique, et puis..., et puis...
Merci encore.
www.amis.daniel-Lesueur.com

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