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Aux racines du manga

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10 mars 2020

La bande dessinée japonaise, un ensemble d'œuvres variées et pour le moins hétéroclites regroupé sous le terme générique de manga, semble avoir définitivement acquis ses lettres de noblesse en France ces dernières années. Mais connaissez-vous les différentes influences qui ont présidé à la naissance de la bande dessinée japonaise ?

Emakimono : Iôgashima, Ibuki, Kiyoshige / Peintures de l'atelier de Kaihô

Les plus anciennes traces de narration illustrée qui rappellent la narration moderne du manga semblent se trouver dans l’art des rouleaux emaki, ou emakimono, perfectionnés à partir du 8e siècle, dit époque de Nara. Sous l’influence de l’art chinois, les Japonais, alors en plein essor culturel, multiplient ces illustrations déroulantes sous-titrées destinées à transmettre des histoires au plus grand nombre. D’abord cantonnés à des sujets religieux copiant quasiment trait pour trait les emaki chinois, les rouleaux multiplient les genres à partir du 11e siècle, donnant naissance au style yamato-e, et se mettent à raconter des légendes locales et à peindre des tableaux de la vie quotidienne, des caricatures animalières… Ils servent aussi de supports illustrés à des œuvres déjà existantes, comme le Dit du Genji, chef d’œuvre de la littérature médiévale japonaise.

Zuzôshô zankanS.l. : début du 16e siècle (fin de l'époque de Kamakura)

Les emakimono connaissent un déclin à partir du 15e siècle, et s’éteignent presque complètement à la fin du 16e siècle, supplantés par d’autres formes d’art, mais ils constituent la base de l’art narratif japonais et un des nombreux ancêtres de la bande dessinée. Certain des codes graphiques de l’époque se retrouvent au 20e siècle dans les caricatures présentes dans les mangas de Shigeru Misuki, Rumiko Takahashi ou dans le très récent Demon Slayer de Koyoharu Gotōge.

Hotei sôshi : jô (manque ge) / copié par Mizuno Shimane (Mizuno Shigetake)

A partir du 17e siècle, la technique de la gravure sur bois se répand partout au Japon et donne lieu à la naissance des kusazoshi ("livres à regarder") et des estampes sans texte, les ukiyo-e, genres que les occidentaux qualifieront de manière générique et indiscernée "d’estampes japonaises". Ces techniques d’impression et de reproduction des documents permettent de diffuser plus rapidement les images que les emaki.

Sanshi Kyō-machi Ebiya-kamuro Ise / Utamaro-hitsu

Les kusazoshi affirment des techniques de narration plus dynamiques et plus variées que les emakimono en se libérant de la contrainte du rouleau à dérouler de manière linéaire. Le perfectionnement des techniques d’impression va permettre l'émergence de véritables maîtres en la matière et la création d'un art national qui fascinera les rares occidentaux à y avoir été exposé. C’est d’ailleurs à cette époque qu’est forgé le néologisme de manga ("image grotesque") par le dessinateur Hokusai, qui qualifie ainsi les caricatures de la vie quotidienne de ses carnets de croquis.

Après une longue période de fermeture à l’occident, et presque huit siècles en dehors des influences artistiques extérieures, le Japon s’y ouvre sous les coups de la menace américaine et de la Révolution de Meiji (1854-1868). Les premiers visiteurs étrangers parcourent le Japon, et rapidement, les premiers artistes japonais étudient l’art occidental en Europe ou aux Etats-Unis, avec une forte influence dans les illustrations japonaises de l’Art Nouveau puis du Symbolisme (Odilon Redon a ainsi eu une influence déterminante sur l’expression graphique du mangaka Shigeru Mizuki pour la série Kitaro le Repoussant).

Outre l’influence académique de ces mouvements artistiques, cette période s’assortit au Japon d’un (bref) mouvement de libéralisation politique et d’assouplissement de la liberté d’expression, avant le retour à un art de propagande lors des années 30. Durant la restauration de Meiji et jusqu’à la fin de la Démocratie de Taisho (1926), une presse satirique illustrée mordante, ainsi que des premiers essais de bande dessinée moderne, sont publiés au Japon. Eux-aussi auront une influence déterminante sur la naissance du manga moderne après la guerre.

Parmi les nombreux titres de l'époque ayant développé la culture de la caricature puis de la bande dessinée et qui sont encore considérés comme des origines directes du manga, on peut citer le Tobaé de Georges Ferdinand Bigot, français exilé au Japon. Il est encore étudié par les écoliers locaux comme une des influences déterminantes de l’art nippon de la caricature. Ce bouillonnement artistique s’interrompt dans les années 20 avec la mise en place d’une censure féroce à partir de 1925, pendant laquelle le manga, qui commence à ressembler à ses formes contemporaines, se contente d’histoires morales et policées pour jeunes filles et ménagères ou d’histoires de guerre marquées par une propagande forcenée (Boken Dankichi, Speed Taro…).

Shocking au Japon : de l'évolution de l'art dans l'Empire du Soleil-levant / Fernand Ganesco ; dessins de Georges Bigot (1895)

Après la Guerre, une nouvelle génération de dessinateurs traumatisée par les combats et marquée par une idéologie pacifiste voit arriver une quatrième influence : celle de l’animation américaine, qui arrive dans les bagages de l’envahisseur. Les jeunes mangakas (Fujiko Fujio, Osamu Tezuka) découvrent les techniques du storyboard et des albums de bande dessinée occidentaux, ainsi que les styles ronds et expressifs des dessins animés de Walt Disney, et créent de nouvelles vagues d’œuvres qui conquerront d'abord le Japon puis le monde : Tetsuwan Atom, Sazae-San, Doraemon et autres Osomatsu-Kun envahissent la vie des jeunes Japonais. Dans les années 60 et 70, ces histoires se déclinent en version adulte et, bien vite, les influences du manga s’étendent vers le polar, la BD historique, les récits violents ou érotiques.
Il faudra encore quelques temps pour que les mangas soient publiés en Europe et aux Etats-Unis : après quelques tentatives dans les années 70 (Le Cri qui Tue, éphémère magazine disparu au bout de six numéros), c’est à partir du début des années 90 que la Success-Story Akira, bientôt suivie de Sailor Moon et Dragon Ball (20 millions d’exemplaires vendus en France) imposera le manga dans les librairies françaises. Avec ses centaines de séries publiées dans tous les genres possibles et pour toutes les tranches d’âge, la bande dessinée japonaise a représenté en 2018 plus d’un tiers des volumes de bande dessinée écoulés en France, second marché du manga derrière le Japon.

 "L'oeil, comme un ballon se dirige vers l'INFINI", estampe d'Odilon Redon : les gravures d’Odilon redon sont une des influences de la manière de représenter le bestiaire des Yokai de Shiregu Mizuki.

Samuel Lévêque, Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, mars 2020.
 

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