"Accouche ! " : tu enfanteras dans la douleur ?
Dans son film "Accouche !" (1977) la vidéaste féministe Ioana Wieder, compagne de route de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, questionne les méthodes d’accompagnement médicales autour de la figure manquante de la femme.
©Micha DellPrane. Avec l’aimable autorisation du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir
Accouche ! est réalisé à une période-clé des années 1970. Alors que la société française favorise la maternité et pousse les femmes à l’incarner, la loi Neuwirth (1967) puis la dépénalisation de l’IVG (1975) jalonnent politiquement le refus de beaucoup d’autres à assimiler ce modèle. Des groupes femmes traduisent ces débats en formant des collectifs militants. Ioana Wieder s’inscrit dans ce mouvement, aux côtés de Monique Duriez, Claude Lefèvre-Jourde, Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos.
Née en 1932 à Bucarest, Ioana Wieder quitte la Roumanie et vit en Palestine puis au Liban, avant de s’installer en France. Elle part aux Etats-Unis et s’engage dans les mouvements féministes là-bas. De retour en France en 1968, elle traduit Vaginal politics d’Ellen Frankfort, livre controversé consacré au contrôle de l’Etat exercé sur les corps des femmes, et qui sera édité à Paris en 1974.
Elle prolonge son engagement en ouvrant la possibilité d’une mémoire féministe aux côtés de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, ses complices du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, qu’elles créent toutes les trois en 1982 à Paris. La coopération de longue date entre le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir et la Bibliothèque nationale de France permet de restituer aujourd’hui cette œuvre au grand public.
Photogramme tiré de la vidéo Accouche!
L’accouchement sans douleur, vraiment ?
Le nouvel humanisme médical, né à la fin du 19ème siècle prend un relief nouveau dans les années d’après-guerre. Dans le domaine de l’obstétrique, Fernand Lamaze introduit en 1952 les techniques d’accouchement sans douleur dans une société française qui pousse à la maternité. Vingt-cinq ans après, Ioana Wieder interviewe six femmes. Elles racontent leur accouchement et leur échec à appliquer ces techniques. Etait-ce une révolution manquée ?
La théorie de cette méthode repose sur une relation mécaniciste de la douleur, de sorte qu’il devient possible d'éliminer le psychique : "les contractions de l’utérus étaient perçues non plus comme des douleurs mais en réalité comme une stimulation au niveau du cerveau" . Il suffit donc de connaître le fonctionnement de son corps pour maîtriser les douleurs. La parturiente bénéficie d’un enseignement sommaire sur son anatomie ainsi que d’une préparation physique. La femme prenait ainsi une part active dans le contrôle de son propre corps. La méthode reçoit l’adhésion de la société française qui y voit une théorie et une pratique particulièrement prometteuses pour promouvoir les projets d’émancipation. Prendre le contrôle ne signifiait pas seulement supprimer la passivité entendue de la femme mais pouvoir accéder à une égalité par l’acquisition de son corps.
Or si la technique de l’accouchement sans douleur initiée par Fernand Lamaze marque un jalon dans l’histoire de l’obstétrique, il n’en est pas moins vrai que pour la majorité des femmes qui accouchent, elle est vécue comme un dogme et véritablement comme un échec. Néanmoins la société choisit de montrer les succès de cette méthode car la trinité de l’enfant, de la maternité et de la famille porte une part symbolique rédemptrice, éliminant la douleur la plus archaïque. On peut entendre la théorie de la méthode dans l'enregistrement sonore suivant :
Le déplacement du corps féminin
En donnant la parole directement aux femmes, Accouche ! met à mal la nouvelle conception de l'accouchement. Cette méthode a modifié l’espace clinique et son organisation. La parturiente pénètre dans une salle de maternité silencieuse, accueillie par l’équipe médicale et bénéficie entre autre de la présence nouvelle du mari. Son accouchement est à présent organisé.
La mise en scène rappelle les rites initiatiques où le sujet accède à un lieu symbolique, où la parole et le corps sont guidés et l’angoisse canalisée par la présence d’un ordonnateur devant une communauté.
Singulièrement il y a le déplacement du corps féminin dans un processus qui rappelle les rites des sociétés traditionnelles. Le rite initiatique accorde l’acceptation du sujet par le groupe, lui enlevant les pulsions qui construisaient son identité, dans une sorte de désidentification, pour lui offrir l’assurance d’une place.
Il demeure intéressant de se demander si ce parallélisme n’est pas la trace d’une forme relationnelle archaïque toujours présente. Ainsi, on peut voir dans la mise en scène symbolique des méthodes d’accompagnement le prolongement d’une purification contre la monstruosité de l’accouchement qui semble perdurer dans la représentation collective. Le moment du cri est vécu comme une béance. La femme offre le sang et la chair.
La figure manquante
À cet instant, la femme sait qu’elle abandonne ses pulsions, l’identité d’un être de désir, que ce désir a du sens. Rien ne la prépare psychologiquement à ce passage initiatique.
Cet instant, "c’est la durée avant la parole", qui est insaisissable pour celui qui ne l’a pas vécu. Ce sont ces mots de Marguerite Duras qu'égrène Ioana Wieder à la fin du film.
En tant que vidéaste, elle nomme l’insuffisance des images dans l'entretien qui a précédé la restauration de son film : C’est difficile, on ne peut pas en image … filmer…" ce moment tragique qui renvoie la femme à son histoire et qui la projette soudainement dans la maternité.
Pourtant Ioana Wieder parvient talentueusement à dire cet instant psychologique de l’accouchement, ce "moment du cri" où tout se précipite chez la femme, où se ferme son identité pour devenir mère. L’impératif brusque de la maternité.
Restauration image : Gérald Robin
Restauration sonore : Cédric Bergeat
Voir le film dans son intégralité dans Gallica :
Pour aller plus loin
- Site du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Toutes les vidéos sont également consultables au Centre.
- Le risque de naître, France 3, 11 juin 1976
- Frederick Leboyer, Pour une naissance sans violence, Paris, Seuil, 1974, 153 p. (2008 réédition augmentée)
- Claude Revault d’Allonnes, Le mal joli, Paris, Union générale d'éditions, 1976, 442 p. (1991 seconde édition)
- Louise Mondoux, Alerte à la procréatique, Québec, vidéo, 56 min., coul., cop. Conseil du statut de la femme, Ministère du Québec, 1988.
- Ellen Frankfort, Vaginal politics, Montréal, la Presse ; Paris, Hachette, 1974, 245 p.
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