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Nicolas Gogol et Prosper Mérimée

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7 octobre 2024

Prosper Mérimée (1803-1870) porta à la connaissance du public français l'œuvre de fiction de Nicolas Gogol (1809-1852). Ce dernier lui ouvrit sans le savoir la perspective illimitée de la steppe ukrainienne et de ses gardiens ataviques, l'Hetmanat cosaque. Nous vous invitons à découvrir comment ces deux hommes ont influencé mutuellement leurs destinées littéraires, à leur insu.

Portrait de Nicolas Gogol in Études de littérature russe. Tome second, Nicolas Gogol, Ivan Tourguenief... / Prosper Mérimée ; texte établi et annoté par Henri Mongault 1932

L'Ukraine jusqu'à la révolution russe de 1917 et l'acquisition de son indépendance était considérée comme une entité géographique que l'on dénommait volontiers la "Petite-Russie" pour en distinguer la spécificité historique et culturelle. Nicolas Vassilievitch Gogol-Ianovsky vit le jour le 20 mars 1809 à Sorotchintsy dans le district de Poltava, en plein coeur de la Petite-Russie. Son grand-père Opanas Demianovytch Yanovsky avait adjoint à son nom celui de Gogol dont il était descendant, colonel de l'armée cosaque et dignitaire sous les hetmans Bogdan Khmelnitski et Dorochenko. Son enfance fut bercée par cette culture petite-russienne : son père faisait jouer des pièces de théâtre qu'il écrivait en petit-russien, sa mère l'abreuvait de contes populaires de tradition orale, sa grand-mère le berçait de chansons ukrainiennes traditionnelles. Ce sont les couleurs, les bruits et les saveurs de ses souvenirs d'enfance que Nicolas Gogol transposera en langue russe dans ses premiers écrits publiés à Saint-Pétersbourg.

Petite Russie [et parties du duché de Lituanie, du palatinat de Bratzlav, des hordes de Bielgorod et de la Grande Russie] 1724-1729
 

C'est en 1831 que parurent les premières nouvelles de Nicolas Gogol sous le titre des "Veillées du hameau près de Dikanka", parfois abrégées sous le titre "Veillées d'Ukraine", qui assurèrent sa renommée d'auteur petit-russien, bien qu'écrites en langue russe. Le romantisme européen qui s'était répandu jusqu'à Saint-Péterbourg fit faire bon accueil à ses nouvelles qui illustraient les légendes nationales et traditionnelles par leur authenticité pittoresque. C'est à cette époque que Nicolas Gogol fut adoubé par Pouchkine, qui le loua d'introduire ainsi la vie du peuple dans ses écrits:

"Je viens de lire Les Soirées à la Ferme. Elles m'ont transporté. Voilà la vraie gaité, la gaité franche, sans affectation...Et par endroits, quelle poésie, quelle sensibilité!
Tout cela est si extraordinaire dans notre littérature que je n'en suis pas encore revenu. Je félicite le public de ce livre vraiment joyeux et je souhaite à l'auteur d'autres succès.

C'est dans ces termes que s'exclamait Pouchkine dans les colonnes du supplément littéraire de l'Invalide russe du 3 octobre 1831.

 

Louis Viardot, époux de Pauline Garcia, cantatrice qui rencontra au cours de sa tournée un certain succès à Saint-Pétersbourg, fut le premier en France à publier une version française des Nouvelles Russes de Nicolas Gogol en 1845, dont Sainte-Beuve fera une large recension dans la Revue des deux mondes, plus particulièrement de Tarass Boulba, mentionnant d'ailleurs, selon lui, une parenté littéraire avec Mérimée quant au ton. Il conclura son article ainsi : "En somme, le nom de Mr Gogol va devoir à cette publication de M.Viardot d'être connu en France comme celui d'un homme d'un vrai talent, observateur sagace et inexorable de la nature humaine."


Dans la préface du recueil de nouvelles, Louis Viardot précise sa méthodologie, ayant la particularité de ne pas maîtriser la langue russe et de s'être appuyé sur une traduction littérale d'Ivan Tourgueniev :

Fait à Saint-Pétersbourg, ce travail m'appartient moins qu'à deux amis, MM.I.T., jeune écrivain déjà renommé comme poète et critique, et S.G., qui prépare, parmi des travaux plus légers, une Histoire des races slaves. Ils ont bien voulu me dicter en français le texte original. Je n'ai rien fait de plus que des retouches sur les mots et les phrases; et, si le style est à moi en partie, le sens est à eux seuls.

 

 

 

Si les écrits de Nicolas Gogol font une première percée en France en 1845, c'est véritablement en 1851 que sa renommée s'établira par le truchement de Mérimée qui s'en fera le chantre, notamment dans un article de la Revue des deux mondes de 1851, intitulé "La littérature en Russie". Il y présente ses Nouvelles, ainsi que les Âmes mortes, et le Revizor, en traduisant de larges extraits de ces œuvres. Cet essai sera repris dans d'autres éditions de Mérimée, parmi ses propres nouvelles ou encore des traductions d'œuvres de Pouchkine, telles que la Dame de pique ou Les Bohémiens.

 

Là aussi, il est fait un sort particulier à la nouvelle Tarass Boulba, et Mérimée nous livre une clé pour comprendre la sympathie presque naturelle qu'il éprouve à l'endroit des cosaques Zaporogues et de leurs Atamans :

 

 

 
Pour faire suite à cet article qui fit date, Mérimée offrit une traduction du Revizor renommé L'Inspecteur général, d'abord publié en 1853 chez Michel Lévy Frères, précédé de la pièce de théâtre Les deux Héritages :

 

 

 

A l'origine de ce tropisme pour la littérature russe qui fit entreprendre à Mérimée l'apprentissage de la langue russe en 1848 pour proposer des traductions dès 1849, on peut envisager un certain attrait exotique pour ce territoire inconnu que représentait la Russie en fait de littérature. Un vague cousin, Henri Mérimée fut l'un des premiers à explorer ces contrées lointaines et à en décrire les us et coutumes dans une correspondance au long cours avec Saint-Marc Girardin, critique littéraire français, publiée dans Une année en Russie.

Dans un article intitulé "Mérimée et l'histoire russe" paru dans le Monde slave du 1er juillet 1932, Henri Mongault souligne à juste titre les liens singuliers que Mérimée noue entre ses travaux historiques et ses créations littéraires :

 

Alors que Prosper Mérimée est nommé sénateur par décret impérial du 23 juin 1853, la Guerre de Crimée éclate en octobre de la même année, opposant une coalition française, britannique et ottomane contre l'expansionnisme de la Russie. Un intérêt accru certainement en lien avec les intérêts géopolitiques du moment porte Mérimée à approfondir ses recherches sur l'Ukraine. De la même façon que Napoléon Ier avait commandé à Charles Lesur une enquête monographique sur l'Ukraine, l'Histoire des Kosaques, en 1814, avec la finalité éventuelle de libérer l'Ukraine de l'emprise de ses voisins, Mérimée reprend le fil de cette historiographie cosaque avec la publication de trois articles, peut-être en vue d'éclairer les entreprises guerrières de Napoléon III.

Tout d'abord, il s'agit de la parution dans le Moniteur universel des 21, 22 et 23 juin 1854 des "Cosaques de l'Ukraine et leurs derniers atamans".

 

 

C'est très certainement par l'intermédiaire de son mentor russe Sergueï Alexandrovitch Sobolevski que Mérimée fit connaissance des travaux de l'historien russo-ukrainien Nikolaï Kostomarov, qui militait pour la reconnaissance d'une identité proprement ukrainienne.

Il traduisit alors deux essais de Kostamarov qui lui permirent d'approfondir l'historiographie de l'Hetmanat cosaque avec deux de ses grandes figures : un article paru dans le Journal des savants de juillet 1861, intitulé "la révolte de Stenka Razine" , puis en janvier 1863, toujours dans le même journal, un article consacré au grand hetman cosaque "Bogdan Chmielnicki".

Ainsi, bien qu'ils ne se soient certainement jamais rencontrés, Nicolas Gogol et Prosper Mérimée auront infléchi mutuellement leurs parcours littéraires : l'un pour la réception française de l'autre, ce dernier pour la découverte de la cosaquerie zaporogue propre à l'Ukraine comme pays de frontière.

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