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Comment Montaigne écrivait ses Essais : l’Exemplaire de Bordeaux

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6 juillet 2016

Les manuscrits de la main de Montaigne ne sont pas très nombreux. C’est pourquoi l’existence d’une édition des Essais abondamment annotée par son auteur revêt un caractère si exceptionnel. À la fois imprimé et manuscrit, désigné sous le nom d’Exemplaire de Bordeaux (EB), ce document est la seule trace qui nous reste de l’activité d’élaboration de l’œuvre de Montaigne.

Conservé à la Bibliothèque de Bordeaux depuis la fin du XVIIIe siècle, numérisé au printemps 2016 dans le cadre d’un partenariat entre la Bibliothèque nationale de France et la Ville de Bordeaux, il est désormais disponible en ligne sur les bibliothèques numériques des deux institutions, Gallica et Séléné.

En contrepoint de cette opération, la BnF remettra prochainement à la Ville de Bordeaux une copie numérique des cinq volumes du manuscrit de L’Esprit des lois, de Montesquieu, autre personnalité emblématique de la Ville. Présent dans les collections de la BnF depuis 1939, le manuscrit rejoindra ainsi sous sa forme dématérialisée le fonds Montesquieu de Bordeaux.

La naissance de l’Exemplaire de Bordeaux

Entre 1588 et 1592, année de sa mort, Montaigne travaille à une nouvelle édition de ses Essais. Pour ce faire, il utilise un exemplaire non relié de la dernière édition en date, celle de 1588, et commence à y apporter corrections et additions.

À l’origine, il destine ce document à l’imprimeur mais, peu à peu, au fur et à mesure que les notes s’accumulent, l’ouvrage se transforme en une copie de travail en constante évolution. Montaigne compare d’ailleurs son œuvre à un enfant qui grandit, en empruntant un demi-vers à Virgile, « viresque acquirit eundo » (qui prend des forces en avançant), et en l’inscrivant lui-même sur la page de titre de son manuscrit.

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Michel de Montaigne, Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588, page de titre (NP)

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Michel de Montaigne, Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588, détail de la page de titre (NP)

Les modifications les plus caractéristiques qu’apporte Montaigne à son livre sont ce qu’il appelle les « allongeails », de conséquents développements de certaines parties du texte. Il accroît ainsi son œuvre d’un tiers en ajoutant notamment un grand nombre de nouvelles citations. Le plus célèbre ajout est celui qui se trouve au verso du feuillet 71. Il concerne La Boétie. Montaigne complète la phrase imprimée ainsi : « si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

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Michel de Montaigne, Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588, f. 71 v

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Michel de Montaigne, Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588, détail du f. 71 v

En 1592, Montaigne meurt avant d’avoir pu faire imprimer cette nouvelle mouture. C’est Marie de Gournay, une jeune admiratrice qu’il rencontre en 1588, qui se charge de mener à bien ce travail et publie en 1595 une nouvelle édition qui fait aussitôt date.

Les tribulations d’EB

Que devient EB ? À sa mort, Montaigne est inhumé en l’église du couvent des Feuillants de Bordeaux. EB est alors offert par la veuve de l’écrivain aux religieux de cette congrégation, comme en témoigne l’ex-libris manuscrit de la communauté sur la page de titre. Il y demeure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La bibliothèque des Feuillants étant confisquée sous la Révolution, EB intègre alors les collections de la bibliothèque de la Ville.

Entre temps, quelques érudits bordelais en découvrent l’existence : les académiciens Jean Barbot et François de Lamontaigne en particulier. Mais c’est surtout François de Neufchâteau qui, lors d’un séjour à Bordeaux, en perçoit tout l’intérêt et souhaite le comparer avec l’édition de Marie de Gournay. Au vu des différences qu’il constate, la nécessité de restituer le Montaigne des Essais lui paraît alors évidente. Il fait venir le précieux manuscrit à Paris et Jacques-André Naigeon publie en 1802 une nouvelle édition des Essais, la première à s’appuyer sur EB. L'ouvrage aurait pu dès lors rester à Paris, mais Jean-Baptiste Monbalon, bibliothécaire de la Ville de Bordeaux 1796 à 1830, obtient son retour en 1807. Il est depuis conservé au sein des collections de la Bibliothèque municipale dont il constitue l’un des trésors les plus prestigieux.

Le relieur et son couteau

Une autre des caractéristiques d’EB est d’avoir subi une malencontreuse dégradation au cours de son existence. Au XVIIIe siècle, les Feuillants, croyant bien faire, décident de le faire relier. Malheureusement peu inspiré, le relieur fait rogner les pages plus que de raison, au détriment d’une partie des annotations présentes dans les marges.

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Michel de Montaigne, Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588, détail du f. 35 v

Cette reliure est celle que l’on peut encore observer aujourd’hui. Il s’agit d’une reliure de maroquin noir, aux dos, plats et chasses ornés.

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Michel de Montaigne, Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588, reliure

EB et le manuscrit fantôme

Depuis 1802 et l’édition Naigeon, le recours à EB pour l’édition des Essais a toujours fait l’objet de controverses. Les uns le considèrent comme le seul état authentique du texte. Les autres lui opposent souvent la plus grande fiabilité de l’édition de 1595 établie par Marie de Gournay.

Néanmoins, la légitimité de l’édition de 1595 tend à s’imposer aujourd’hui. Notamment parce que les différences constatées entre les deux états du texte laissent supposer qu’il y a eu en réalité un autre manuscrit du vivant de Montaigne, aujourd’hui disparu. Montaigne a probablement repris ses corrections et ajouts sur une autre copie en vue d’une mise au net pour l’imprimeur. C’est ce manuscrit que Marie de Gournay aurait utilisé pour son édition de 1595. Dans ce cas, EB ne serait qu’un état intermédiaire, non publiable tel quel.

EB exposé

Conservé dans un coffre appelé la « chambre forte », EB n’a pas été montré au grand public depuis 1991. Il le sera à nouveau pendant trois mois, entre le 20 septembre et le 17 décembre 2016, à l’occasion de la manifestation « Montaigne Superstar » organisée par la Bibliothèque de Bordeaux. Ne manquez pas ce moment unique !

Pour plus d’informations, consultez la page Facebook animée par Montaigne lui-même : https://www.facebook.com/montaignesuperstar et retrouvez, sur la chaîne YouTube de la BnF, la  vidéo  présentant l’Exemplaire de Bordeaux et sa numérisation.

Nicolas Barbey (Responsable du Département du Patrimoine, Direction des bibliothèques, de la lecture publique et des médias culturels de la Ville de Bordeaux)

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Notice du document :
Michel de Montaigne (1533-1592), Les Essais, Exemplaire de Bordeaux (EB), 1588
Essais de Michel seigneur de Montaigne. Cinquiesme edition, augmentée d'un troisiesme livre et de six cens additions aux deux premiers.
A Paris, Chez Abel L'Angelier, au premier pillier de la grand Salle du Palais. Avec privilege du Roy. 1588
[4]-496 [i.e. 504]-[1] p. : ill. gr.s.c. (titre front.) ; in-4
Bibliothèque municipale de Bordeaux, S 1238 Rés. C

Commentaires

Soumis par Ferré Lina le 28/02/2018

Superbe ! Simplement superbe !
Quel voyage dans le temps pour cet "EB" !
De 1588 à 2018. Wouaouh !
Apprenons ! Apprenons !

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