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Anne Lefèvre épouse Dacier. Pour l'amour d'Homère

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4 novembre 2020

Traductrice renommée du temps de Louis XIV, Anne Le Fèvre (1645-1720), est célèbre pour sa traduction de l’Iliade et l’Odyssée. Issue d’un milieu protestant érudit, elle se fit polémiste lors de débats sur la transmission des textes classiques dans le cadre de la « Querelle d’Homère ».

Anne Lefèvre grandit à Saumur dans un milieu protestant cultivé. Son père, Tanneguy Le Fèvre, récemment converti, fait paraître plusieurs ouvrages sur les auteurs classiques destinés à un plus large public, outre quelques traductions comme l'Assemblée des femmes d'Aristophane. Philologue connu dans cette région, il est une des figures de l’Académie protestante de Saumur qui attire des lettrés de la foi réformée de toute l’Europe. Il obtient une chaire au collège royal de la ville, et éduque ses fils et sa fille dans l’amour du grec ancien et des auteurs classiques tels Homère ou Térence.
Avant ses 30 ans, elle s’installe à Paris et se place sous la protection de Pierre-Daniel Huet, proche du Dauphin qui lui propose de participer à sa collection d’œuvres classiques destinée au futur roi : Ad usum Delphini.
 

P.-D. Huet, Mémoires, p. 183
 
Dans ce projet éditorial de grande ampleur, consistant en 70 volumes, elle fait partie des premiers contributeurs avec son Florus (1674) consacré à l’œuvre de l’historien latin. Suivront Dictys et Dares Phrygius (1680), un roman historique sur la guerre de Troie où elle étudie les rapports avec Homère, Aurelius Victor (1681) et Eutrope (1682) deux abréviateurs en histoire romaine. En parallèle, elle poursuit l'oeuvre de son père en complètant son édition des poèmes de Callimaque (1675) qu'il n'avait pu achever avant sa mort.
Aux côtés d’André Dacier, ancien élève de son père, et du Suisse Daniel Crespin, elle fait partie des rares protestants parmi ces « écrivains dauphins ». En 1683, elle épouse André Dacier tandis que l’étau se resserre autour des Huguenots. Réfugié dans le sud de la France, le couple se convertit au catholicisme peu de temps après, et, en 1685, l’année de la Révocation de l’Edit de Nantes, reçoit une pension royale, prix de leur abjuration.
Anne Dacier poursuit ses traductions en se tournant vers les auteurs lyriques et comiques avec Callimaque, Anacréon et Sapho (1681), Plaute (1682) et Aristophane (1683) et publie une traduction des comédies de Térence, avec le texte latin en regard (1688), sous le nom de Madame D.***, mais il reste aisé de l’identifier, sachant que sa réputation de traductrice est déjà faite. Elle collabore aussi avec son mari pour un Marc Antoine (1691) et une Vie des hommes illustres (1694). Les critiques louent ce couple à l'érudition modeste, loin des fastes de la cour, une image de collaboration intellectuelle sur fond d'harmonie domestique qui est soulignée par les contemporains et dans les notices biographiques posthumes.
 
Pour André Dacier, sa carrière est tout tracée : en 1695, il est élu à l’Académie française, puis devient en 1702 Garde des livres du cabinet du Roi. Quant à son épouse, elle est reçue en 1679 à l'« Accademia dei Ricovrati » de Padoue, une des premières académies à accepter les femmes, où elle est surnomée « La Savante ». À Paris, le couple noue des liens avec le satiriste Nicolas Boileau qu’il croise dans le salon littéraire de la Marquise de Lambert.
 
Toutefois, helléniste avant tout, c’est la réhabilitation d’Homère qui occupe une grande partie de travail. Or, en 1681, une mauvaise traduction de L’Iliade et de L’Odyssée par le Père La Valterie l’interpelle.

Anne Dacier, L’Odyssée, tome 1, éd. de 1717
BnF, département Littérature et art, YB-1067
 

En 1716, après des années de travail, paraît donc sa traduction de l’Odyssée en 3 volumes. Comme elle s’en explique dans sa longue préface de 118 pages, son souhait est de fournir une traduction fiable et de redonner ses lettres de noblesse au poète épique, considéré comme barbare, à l’image de ses dieux et héros aux comportements peu glorieux.

« La poésie d’Homère comme l’onde pure d’une claire fontaine, lavera et dissipera seule toutes ces ordures sans que je prenne davantage la peine de m’en mêler »

écrit Anne Dacier dans sa préface de L’Odyssée (1717, vol. 1, p. CXII). Elle achève son introduction avec une maxime inspirée d’un passage de Virgile (Eneide V, 485) : « Hic caestus artemque repono » : « je laisse ici mes cestes [gants de boxe dans l’Antiquité] et mon art » faisant ainsi allusion à son combat victorieux pour faire publier une traduction digne de ce (son ?) nom.

Son atout, contrairement aux traducteurs de son temps, est sa connaissance du grec ancien ; elle semble avoir utilisé les commentaires sur l’Iliade rédigés par Eustathe de Thessalonique et probablement aussi des versions latines de la légende troyenne. Autre particularité, elle ne fournit pas une traduction en vers ; en outre, elle abandonne le latin pour une traduction en français, afin de mieux faire connaître le poète. En revanche, elle reste très prude dans ses traductions, afin de ne pas déroger à la bienséance de son époque et de ne pas contrevenir à son statut de femme. À la fin de chaque chant, elle ajoute des remarques géographiques, mythologiques, philologiques. Si elle n’a pas la possibilité de mettre le texte grec, elle parvient à faire insérer des gravures de la main du prolifique Bernard Picard :
 

« Jupiter envoye Mercure à la nymphe Calypso », ill. pour L’Odyssée (détail), tome 1, éd. de 1717, p. 210

BnF, département Littérature et art, YB-1067

Début 1714, le célèbre dramaturge Antoine Houdar de la Motte publie une Iliade en alexandrins réduit à 12 chants, à partir de la traduction d’Anne Dacier, et ce dans un souhait de le rendre plus accessible aux lecteurs. La traductrice réplique dans Des causes de la corruption du goust, une somme de plus de 600 pages qu’elle fait publier la même année et où elle s’insurge dès les premières pages contre cet « ennemi d’Homère » :

« La douleur de voir ce poète si indignement traité, m’a fait résoudre à le défendre, quoique cette sorte d’ouvrage soit très opposé à mon humeur, car je suis très paresseuse & très pacifique, & le seul nom de guerre me fait peur »

 
Elle alterne remarques ironiques sur le style délicat défendu par La Motte et critiques philologiques qui soulignent son manque de connaissance du grec. Cette « Querelle d’Homère » s’inscrit dans la continuité de celle entre les Anciens et les Modernes. Elle illustre les débats sur la réception de la culture classique ainsi que sur les enjeux du travail de traducteur, entre fidélité au texte original et adaptation aux goûts et mœurs de son époque. Un autre ouvrage suivra : Homère défendu contre l'apologie du R. P. Hardouin, ou Suite des causes de la corruption du goust (1716), qui atteste de sa facette de polémiste et de sa volonté de ne pas être limitée à sa fonction de traductrice.
 

Buste d’Anne Dacier, anonyme, début XVIIIe s.
Musée des Beaux Arts, Angers © Musées d’Angers, P. David

 

En 1720, année de sa mort, paraît dans le Journal des savants un Eloge de Madame Dacier (fol. 163-170), hommage à la traductrice et à son parcours, où sont mentionnées notamment des lettres échangées avec la reine Christine de Suède à qui elle avait fait parvenir certains de ses ouvrages. La reine loue « le charme secret » qui lui a fait « accorder les Muses et les Graces ». Cette réputation à l'étranger est peut-être aussi à l'origine d'un portrait conservé au Musée de Stockholm. Elle y est coiffée d'une couronne de laurier, à la manière des poètes antiques, un détail présent dans d'autres gravures ou bustes (voir notamment celui du Musée d'Angers ci-dessus). Ce tableau fait partie d'un ensemble de portraits de 12 femmes savantes françaises qui ornait à l'origine la bibliothèque de la reine francophile Louisa Ulrika : y figurent Mlle de Scudéry, avec qui Anne Dacier entretenait des liens, la Marquise de Lambert ou encore Mme de Lafayette. Cette série, peinte au milieu du 18e s., a très certainement pour modèle des gravures contemporaines : les femmes savantes apparaissent souvent dans des médaillons accompagnés de vers louant leurs vertus, formant des sortes de tableaux très à la mode à l'époque :

Les illustres françois, avec Anne Dacier (en haut à gauche) portant une couronne de laurier
Estampe (détail), 1790, collections du Château de Versailles
 
Anne Dacier trouve donc sa place au milieu des femmes de lettres de son temps et les louanges sur son érudition et sa pugnacité perdurent : selon Voltaire, « Madame Dacier est l'un des prodiges du règne de Louis XIV ». Au 19e siècle, elle apparaît dans un dessin d’Ingres, « Homère déifié » , qui est une seconde version (1865) de « L'Apothése d'Homère » peint sur un des plafonds du Musée du Louvre (1827). L'artiste a doublé le nombre de personnages et l'a ajoutée entre Bossuet et l'Abbé Barthélemy, en s'inspirant d'un portrait gravé par Gaillard pour L'Europe illustre (1755-1765). Il souligne ainsi l'importance qu'elle eut dans la reconnaissance d'Homère ; cet ajout symbolique est un hommage à l'une des rares femmes philologues de l'Ancien régime qui a su prendre sa place au milieu de ses collègues hommes.

Ingres, Homère déifié, dessin 1865, 2e version
 

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