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Famille Fenouillard ou la satire du tourisme fin de siècle.

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4 juin 2020

Le tourisme, qui s’est répandu  au cours du XIXe siècle avec le développement des transports touche à la fin du XIXe siècle un public de plus en plus large. Christophe se moque de cette famille de la petite bourgeoisie (bonnetiers de père en fils), en particulier de son goût pour les voyages. Agénor, Léocadie, Artémise et Cunégonde apparaissent comme les Bouvard et Pécuchet du tourisme : mais autant les personnages de Flaubert sont ancrés dans leur maison, autant la famille Fenouillard est en perpétuel mouvement. Au-delà de la farce, quel portrait en creux peut-on dessiner du touriste fin de siècle ?

Christophe, de son vrai nom Georges Colomb (appréciez le jeu de mots) est considéré comme le premier véritable auteur de bandes dessinées français, prenant la suite du suisse Rodolphe Töpffer, qu’il cite en exergue de la famille Fenouillard. Il s’inscrit également dans la lignée des caricaturistes de presse par sa veine satirique. De formation universitaire, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure et professeur de sciences naturelles, il a rédigé des livres scientifiques  comme ce manuel destiné aux élèves de l’école normale : Cours complet d'enseignement pour le certificat d'études des sciences physiques, chimiques et naturelles. , Dissections et manipulations de botanique (1897), ce qui ne l’empêche pas de publier parallèlement des dessins dans la presse de jeunesse : Mon Journal et le Journal de la Jeunesse. Pédagogue, il privilégie l’illustration et les méthodes critiques comme méthode d’apprentissage. Il a été le professeur particulier des enfants de Dreyfus au moment de l’affaire. Il enseigne au lycée Condorcet  (Proust aurait compté parmi ses élèves) puis à Lille qui l’a inspiré pour les décors de Saint-Rémy-sur-Deule où vit la famille Fenouillard. Sa culture scientifique et humaniste nourrit l’ironie savante de ses récits drolatiques comme  l’Idée fixe duSavant Cosinus ou les Facéties du Sapeur Camember. D’abord parue dans le Petit Français illustré entre 1889 et 1893, la Famille Fenouillard raconte les aventures rocambolesques d’une famille de commerçants de la Somme Inférieure (dixit) qui décide de se lancer dans le tourisme.

L’introduction ironique de l’édition Armand Colin (qui a un peu remanié les planches imprimées dans la revue) présente la bande dessinée comme un ouvrage d’édification pour la jeunesse : « Ouvrage destiné à donner à la jeunesse française le goût des voyages. »
On peut diviser les aventures de la famille Fenouillard en deux parties : la première se déroule en France et raconte leurs mésaventures à Paris et sur la côte ; la seconde fait le récit de leur tour du monde invraisemblable. La première est une satire assez réaliste des obstacles que peut rencontrer un touriste en France à la fin du XIXe siècle ; la seconde tient davantage du récit d’aventure, sorte d’extrapolation délirante du Grand Tour.

Le tourisme en France : les incontournables.

Les motivations de la famille Fenouillard sont paradoxales : LéocadieFenouillard, épouse d’Agénor et heureuse mère d’Artémise et Cunégonde, lance le mouvement : « C’est pas tout ça ! mais nous devenons de vrais mollusques ! J’entends que, dès demain, nous partions en voyage ! », ce qui ravit ces demoiselles. Ce qui compte ne semble pas être la destination mais le départ, le voyage en soi. La décision est catégorique, marque de l’incessante lutte de pouvoir entre Monsieur et Madame. Et pourtant, cette nécessité de mouvement semble contradictoire avec le nom de leur magasin de Saint-Rémy-Sur-Deule : « Autant ici qu’ailleurs ». La famille par la suite aura plutôt comme devise « autant ailleurs qu’ici ». Bref, Léocadie ressent le besoin de partir et la petite famille décide de se rendre à Anvers pour visiter son musée. On remarque d’emblée la « bonne volonté culturelle » dont fait preuve à tout moment la famille.
Ce premier voyage ne dépassera pas la gare parce que les panneaux d’affichage des horaires des trains sont mal placés et les agents du chemin de fer peu aidants. Ce premier épisode burlesque ne décourage pas notre famille qui décide de partir visiter Paris. Cette fois, l’idée vient d’Agénor Fenouillard qui veut prouver à son ami Follichon qu’il est capable de réussir un voyage. On peut imaginer que le voyage lui permet de réaffirmer son statut social. Le récit qui en est fait est aussi important que le voyage lui-même. Ce n’est en tous les cas pas un vain plaisir que de partir : « M. Fenouillard, exaspéré par les compliments ironiques et les allusions fines de son ami Follichon, prend la résolution et l’engagement de faire à Paris un voyage sérieux. »

Tourisme culturel

Les premiers voyages des Fenouillard rentrent dans la catégorie des voyages culturels : voyage avorté à Anvers, voyage à Paris et voyage au Mont-Saint-Michel. Ces deux dernières destinations font encore aujourd’hui partie des incontournables du tourisme. Le voyage culturel est l’une des premières formes de tourisme, inspiré du grand Tour des jeunes aristocrates anglais, véritable étape initiatique avant l’entrée dans la vie mondaine. « Les voyages forment la jeunesse » pourrait dire M. Fenouillard adepte de la sagesse des nations et de citations d’auteurs illustres. La première fonction du voyage semble de s’instruire et de revenir auprès de ses relations riche d’une nouvelle expérience.
On remarquera à ce propos l’omniprésence des Anglais dans ces aventures. Les Anglais, inventeurs du tourisme, sont les plus nombreux à visiter Paris. Ne trouvant ni fiacre, ni omnibus de libre, la famille Fenouillard monte dans une voiture de touristes, ancêtre de nos cars touristiques, remplie de touristes anglais. La petite famille française se retrouve donc à suivre un guide en anglais qui leur fait découvrir le Louvre. La rencontre avec les Anglais suscite des réactions très vives de la part de la famille Fenouillard et va jusqu’à l’affrontement lors de leur séjour au Havre. En une formule mémorable, LéocadieFenouillard réunit toutes les raisons de détester l’Angleterre quand on est français : « je ne veux rien avoir de commun avec la perfide Albion qui… dont … qui a brûlé Jeanne d’Arc sur le rocher de Sainte-Hélène ». Le tourisme s’accommode très bien de cette xénophobie de bon aloi.

Monuments et points de vue remarquables

La représentation de Paris se réduit à quelques monuments, non exempts de modernité, et à de fabuleux points de vue sur la capitale.
Le guide du voyageur promeneur, baigneur, touriste en France et à l'étranger : indicateur-Bracke présente un parcours touristique à Paris assez proche de celui que parcourt  la famille Fenouillard, en moins aérien tout de même :

L’évocation de la Tour Eiffel est pompeuse comme un discours de foire agricole chez Flaubert : « ce monument qui, selon la belle expression de M. Fenouillard, est une couronne de gloire plantée comme un défi à la face des nations. » L’image difficile à représenter laisse la place au regard benêt de la petite famille par la fenêtre du train.
En admirant la vue depuis l’Arc de triomphe, M. Fenouillard se fait attraper par l’ancre d’une montgolfière. Toute la famille s’accroche à lui et profite d’un burlesque voyage aérien au-dessus de Paris qui se termine en haut de la colonne de Juillet.

 
 
La Famille Fenouillard (5e éd.) / Christophe
On peut remarquer que les hauts lieux du tourisme français ont peu changé : Paris : Louvre, Tour Eiffel, Arc de triomphe, colonne de Juillet (plus original), Saint-Malo pour les bains de Mer, le Mont-Saint-Michel avec l’omelette de la Mère Poulard, Le Havre (devenu moins touristique après les destructions de la seconde guerre mondiale).
 

Artémise et Cunégonde sont les caricatures des touristes qui font des visites culturelles tout en restant ignares. Elles se trompent complètement sur la géographie du Mont-Saint-Michel : « Ces demoiselles explorent les environs, cherchent Cancale du côté d’Avranches et prennent l’embouchure du Couesnon pour l’estuaire de la Seine. » On se demande ce qu’elles peuvent retenir de leurs différentes visites.

Les bains de mer

Le tourisme de santé se développe parallèlement au tourisme culturel. Après la vogue des stations thermales, les bains de mer rencontrent un succès certain à la Belle époque. Les compagnies de chemin de fer présentent les agréments de ces baignades très codifiés sur leurs affiches publicitaires.

La famille Fenouillard choisit de se rendre à Saint-Malo, où ils connaissent, comme à leur habitude, diverses mésaventures. La famille découvre la mer qui inspire à Madame Fenouillard un commentaire profond : « l’immensité, c’est le commencement de l’infini. ». Toute la famille prend un bain de mer ce qui permet au lecteur d’admirer les costumes de bain de la belle époque. Mme Fenouillard s’empêtre dans l’une de ces pittoresques cabines de plage qui ont recouvert les côtes françaises, ce qui donne lieu à quelques gags visuels. Le comique de Christophe tient beaucoup au décalage entre le récit ironique sous les cases et le dessin.

 
La Famille Fenouillard (5e éd.) / Christophe
Le tour du monde

Lors de leur quatrième voyage, au Mont-Saint-Michel, épuisé, M. Fenouillard dort et rêve d’aventures. A partir de ce moment, Agénor sombre régulièrement dans un état de léthargie profond qui intéresse tout particulièrement le docteur Guy Mauve dont le destin croise régulièrement la famille Fenouillard. Le titre de l’une des planches « M. Fenouillard voyage dans l’idéal »suggère une antinomie entre la déception causée par les voyages réels et l’idéal des voyages rêvés. Jean-Michel Hoerner (Hoerner Jean-Michel, « La Famille Fenouillard: une œuvre prémonitoire ? », Hérodote, 2007/4 (n° 127), p. 190-198. DOI : 10.3917/her.127.0190. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2007-4-page-190.htm ) dans un long rêveentretenu par le mystérieux docteur Guy Mauve qui met à l’épreuve la pauvre famille pour compléter son mémoire sur les animaux hibernants. On peut comprendre face à tant d’infortunes que les personnages s’en prennent à leur auteur Georges Colomb, dit Christophe, alors qu’ils se trouvent embarqués sur un transatlantique pour l’Amérique : « Christophe Colomb, sois maudit ! »

Une parodie de roman d’aventures

Le tour du monde de la famille Fenouillard tient davantage d’un voyage au sein de références culturelles que dans des pays réels. Le récit accumule les clichés, contrairement aux voyages en France du début qui s’ancrent dans la réalité de l’époque. On observe une gradation dans le romanesque et l’invraisemblance.
Le tourisme  devient alors une parodie de récit d’aventures ou d’exploration : peu de repos dans ces voyages. L’aventure est au tournant du chemin. Le touriste se flatte d’être un explorateur, ce qui n’a rien d’original comme on peut le voir sur cette affiche publicitaire pour un magasin d’articles pour touristes :
 

Articles de voyage du touriste, 1880.

Le ton se veut volontiers épique : combat d’Agénor Fenouillard avec un Anglais ou un employé des chemins de fer, arrêt d’un train en marche… L’arme d’Agénor est le parapluie, comme il était le sceptre de Louis-Philippe, roi bourgeois, lui aussi aux prises avec un Anglais sur cette caricature :
 

Estampe, 1848. Rencontre de Louis-Philippe, son parapluie sur l'épaule, et d'un marin anglais

A peine délivré, M. Fenouillard ramasse quelques armes sur le champ de bataille, et suivi de sa famille, il se dérobe par une prompte fuite aux hasards des combats. Ils pénètrent dans la profondeur mystérieuse des grands bois où M. Fenouillard donne à ses filles des conseils pleins d’à propos : « Formez le carré, mes filles, dit-il, comme la phalange macédonienne à la bataille du… de la … du granite. 
Les métaphores guerrières abondent, comme lors de l’épisode peu glorieux de la fuite du campement Indien :
 

L’ensemble du voyage autour du monde est ainsi narré sur le ton héroïcomique. Les péripéties s’inspirent de tous les lieux communs des romans d’aventure : Western, trappeur canadien, autochtones menaçants, combats, conquête de nouvelles terres, rencontre avec des animaux sauvages, abandon sur une île inhospitalière comme des mutins (pour mauvaise cuisine), papous cannibales, chasse aux tigres en Inde, ascension de l’Himalaya, traversée de l’Asie centrale, découverte des coutumes religieuses variées du Moyen-Orient (le récit évoque fortement Zadig), recherches archéologiques en Egypte, fandango à Séville.

Si les références à Jules Verne sont  évidentes, tant aux Cinq semaines en ballon qu’au Tour du monde en quatre-vingts  jours, bien d’autres publications de l’époque présentaient des voyages extraordinaires.

 

Des revues comme le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer publiaient régulièrement des récits à rebondissements qui ne se souciaient guère de vraisemblance.

 

La partie en Amérique fait penser au  célèbre roman d’aventures Le dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper, (1789-1851)ou à un roman de 1874 sur les trappeurs en Amérique : Le Secret du trappeur, par Louis Noir et Pierre Ferragut . Mais l’arrêt du train américain renvoie aussi à l’un des épisodes du Tour du Monde en quatre-vingts jours :

 

Les références sont nombreuses et contribuent à instaurer une complicité malicieuse entre l’auteur et le lecteur.
L’inspiration n’est pas que romanesque. Le grand dessinateur qu’est Christophe nous fait également voyager dans le japonisme, très à la mode à l’époque, comme on le voit sur cette affiche d’un spectacle des Folies bergères :

 

Le dessinateur trouve également son inspiration dans les estampes japonaises et les paravents.

 

Christophe s’est clairement inspiré des estampes japonaises pour composer un paysage marin avec des montagnes à l’horizon.

Le tour du monde des Fenouillard nous invite à effectuer un grand tour dans l’imaginaire des romans d’aventure et les représentations graphiques venues de pays lointain. Il n’a aucune prétention au réalisme, bien au contraire. Cependant à travers ces péripéties invraisemblables, on peut dégager quelques caractéristiques du tourisme de la fin du XIXe siècle, parfois encore valables aujourd’hui.

Les acteurs du tourisme

Toutes sortes de métiers apparaissent avec le développement du tourisme. Christophe n’en épargne aucun : les chauffeurs de fiacre ne sont pas plus coopératifs que les employés du chemin de fer, ni que les marins. Quand ils ne sont pas désagréables, ils cherchent à tirer profit du pauvre touriste. M. Fenouillard se fait toujours escroquer : costume au Havre, chapeau aux Etats-Unis. Le touriste apparaît déjà comme la victime privilégiée dont on  cherche à profiter. La plume ironique de Christophe se moque également de tous.

L’inventaire à la Prévert des moyens de transports

Voyager consiste pour l’essentiel à prendre différents moyens de transports : le chemin de fer, les fiacres, les omnibus, le ballon, le cheval, le transatlantique, le canoë, le traineau à attelage de chiens, le phoque,  l’iceberg, le chameau. 0n peut admirer à la fois la variété de ces montures et la maladresse burlesque de ces cavaliers improvisés.

 

Bande dessinée et tourisme

Les Fenouillard sont une caricature du touriste moyen fin de siècle : bonne volonté culturelle, victime de tous les métiers qui profitent du tourisme,dans les transports en particulier. Agénor montre une passion pour le déguisement : il profite de chaque étape pour endosser le costume local, manière pour lui de se dépayser complètement, comme le feront les Dupondt quelques décennies plus tard dans les aventures de Tintin. Tintin voyage à travers le monde et connaît de nombreuses aventures lui aussi. Mais il le fait en tant que reporter, statut bien plus noble que celui de touriste. Le tourisme dans la bande dessinée sera davantage  associé à la satire sociale qu’au récit d’aventure. La satire la plus drôle  est probablement celle de Binet, dans les Bidochon en voyage organisé : ce couple de  Français moyens participe au tourisme de masse qui connaîtra son essor au XXe siècle. Mais il s’agit d’un voyage en groupe bien plus tranquille que celui de la famille Fenouillard qui a l’audace de se lancer seule dans l’aventure.
 
Pour aller plus loin :



 
 

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