Dans le premier numéro, Gravelle résume dans l’article « La France à l’état naturel » les thèses des naturiens. Après une critique de la pauvreté, des maladies et de la laideur inhérentes à la civilisation moderne et industrielle, l’auteur livre une description idéalisée de l’état de nature. L’Homme s’est séparé de sa condition naturelle alors qu’elle lui permettrait son épanouissement et subviendrait à ses besoins. Le déboisement, l’urbanisation et l’agriculture moderne ont modifié ce que l’on appellerait aujourd’hui les écosystèmes (La notion d’écosystème apparaît en 1935 grâce aux travaux du botaniste britannique Arthur George Tansley) alors que, sans l’intervention humaine, la nature pourrait fournir les denrées nécessaires.
Cette théorie est étayée par des données présentées comme objectives et scientifiques. Gravelle va jusqu’à lister dans des tableaux les principaux végétaux et animaux présents naturellement sur le territoire.
Selon les calculs de l’auteur, « la production purement naturelle est suffisamment variée » pour subvenir aux besoins de la population française actuelle. Gravelle conclut en lançant cet appel :
« Ce paradis n’est pas lointain, il est là, nous pouvons en ouvrir les portes sur l’heure tout de suite. C’est la terre, c’est la nature, la nature que nous avons prétendu corriger, ô pygmées ! Nous avons traversé la phase de présomption, et la leçon a été dure, car c’est nous qui avons reçu la correction. »
En
page 3 de ce premier numéro, Honoré Bigot s’appuie, dans son article intitulé « Aveux scientifique », sur les travaux du
Docteur Péradon publiés dans
La Médecine nouvelle du 05/02/1898 pour déplorer les effets néfastes et les dérèglements causés par l’activité humaine sur l’atmosphère.
Dans le deuxième numéro, l’article « Corruption, décomposition » de ce même Honoré Bigot s’attaque aux scientifiques et religieux « propagateurs des institutions civilisatrices » qui « ont un but : celui d’éloigner l’homme du sens naturel, et, en l’incitant à réformer son origine, à perpétrer son esclavage et à l’augmenter constamment ».
Avec l’article « Vivons naturellement » publié dans le troisième numéro, Léon Saunier exprime explicitement la portée libertaire des théories des naturiens. La civilisation va à l’encontre des aspirations premières de l’homme que sont la liberté, le plaisir et le bonheur.
Dans le quatrième et dernier numéro, l'article de Gravelle intitulé « Révolution » relativise la portée des révolutions et des insurrections et remet en cause le bien-fondé des projets collectivistes et communistes :
« On pourra perpétuellement décapiter des rois, déposer des empereurs, éventrer des présidents de la République, la situation restera la même tant qu’il y aura des mines, des usines et des chantiers. Tant que l’artificiel établi pendant des siècles d’esclavage sera considéré comme base de système de vie, il y aura exploitation de l’homme par l’homme, il y aura spoliation, sans parler de la dégradation toujours continue et aggravée de la Nature. »
Le Naturien est la dernière publication émanant des premiers naturiens de Montmartre. Gravelle restera cependant actif dans le milieu anarchiste au début du XX
e siècle en donnant quelques conférences. On apprend par exemple dans
L’Anarchie du 7 janvier 1909 qu’une « causerie populaire » s’est tenue le 25 janvier sur le thème de « La Nature libératrice ». Gravelle poursuivra également sa carrière de dessinateur, travaillant notamment pour l’hebdomadaire satirique
Le Grelot et le journal antisémite
L’Antijuif de
Jules Guérin.
Dessin de Gravelle dans Le Grelot (21/08/1904)
De l’anarchisme au végétalisme
Les naturiens vont avoir une influence directe sur les mouvances anarchistes du début du XX
e siècle et le développement des milieux libres.
Henri Zisly, naturien de la première heure, va participer à la création de la Clairière de Vaux, la première communauté libertaire fondée dans l’Aisne en 1902 à laquelle participera également Henri Beylie. Il publie à partir de 1907 La Vie naturelle où il développe sa vision du mouvement naturien.
La Vie naturelle n°2, 07/1908 (détail)
Les « néo-naturiens » vont prolonger les théories « naturiennes » en se penchant davantage sur les modes de vie et l’alimentation. Nous pouvons notamment citer la revue
Le Néo-naturien (1922-1927) fondé par Henry Le Fèvre.
Le Néo-naturien n°3, 02/1922 (détail)
Dans
Le Néo-naturien,
Louis Rimbault prône le végétalisme. Il s’agit de proscrire de l’alimentation humaine toute consommation de nourriture d’origine animale. Pour Rimbault et les néo-naturiens, le végétalisme permet un mode de vie sain et la fin de l’exploitation animale, mais peut surtout libérer l’Homme du salariat. Rimbault ira jusqu’à concrétiser ses théories en créant en 1923 la colonie végétalienne « Terre libérée » près de Tours. Autres figures du végétalisme, des milieux libres et collaborateurs du
Néo-naturien,
Georges Butaud et
Sophie Zaïkowska lanceront
Le Végétalien (1924-1929).
Plus que sa vision idéalisée de la Nature et sa critique radicale de la civilisation, c’est la dénonciation de l’exploitation des ressources naturelles et des répercussions des activités humaines du Naturien qui interpelle aujourd’hui, plus de 120 ans après sa publication. Le mouvement néo-naturien a quant à lui prolongé les théories des naturiens originels en prônant une alimentation exclusivement végétale. Ces mouvements radicaux, qui s’inscrivent dans une perspective initialement libertaire, peuvent être considérés comme des précurseurs de la décroissance, du végétalisme et de l’écologie politique.
Références
- Jarrigue François, Gravelle, Zisly et les anarchistes naturiens contre la civilisation industrielle, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2016.
- Pour en savoir plus sur L’État naturel et la part du prolétaire dans la civilisation ainsi que les théories des naturiens libertaires, voir Baubérot Arnaud, « Les Naturiens libertaires ou le retour à l’anarchisme préhistorique », dans Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle n°31, p. 117-136, 2013.
- Pour en savoir plus sur Louis Rimbault et le développement du végétalisme, voir Baubérot Arnaud, « Aux sources de l'écologisme anarchiste : Louis Rimbault et les communautés végétaliennes en France dans la première moitié du XXe siècle », dans Le Mouvement social n°246, p. 63-74, 2014.
- Pour une étude approfondie des origines des théories de la décroissance, voir Latouche Serge, Les précurseurs de la décroissance : une anthologie, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2016.
Commentaires
Merci du partage et de l
Merci du partage et de l'exhumation de ce journal. Les débats y sont souvent proches de ceux qui existent sur des sujets similaires, à notre époque. Avec une exaltation certaine. Cordialement.
Références
On peut citer la réédition en fac-similé du Naturien (suivi de l'Ordre naturel) en 1992, avec une présentation de Tanguy L'Aminot ; nouvelle édition, Sandre, 2018.
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