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L'économie selon Jean-Jacques Rousseau

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L’idée d’un Rousseau économiste sonne étrangement et surprendra le lecteur de La Nouvelle Héloïse ou du Contrat social. Il est pourtant l’auteur de l’article « Economie » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

Les Charmettes. Habitation de Jean-Jacques Rousseau. Dessin et aquarelle. 1800

Rousseau économiste?

Comment donc Rousseau, animé, on le sait, par d’intransigeantes exigences morales,  le premier aussi, en Europe, à donner voix à une sensibilité romantique, a-t-il bien pu se pencher sur les questions prosaïques de l’économie ? Quoi qu'il en soit, pour Jean-Baptiste Say (1767-1832), comme, cent cinquante ans plus tard, pour Joseph Schumpeter (1883-1950), la cause est entendue : « On ne saurait, selon les termes de ce dernier, l’appeler un économiste. Son article sur l’économie politique […]  ne renferme à peu près pas un mot d’économie ». Cette exclusion de Rousseau du champ de la discipline est-elle pourtant pleinement justifiée ?  Certains semblent penser, aujourd'hui, que le regard porté par l'auteur sur l'économie, autre certes que celui des Physiocrates et d'Adam Smith, ses contemporains, retrouve une certaine actualité.

C’est son ami Diderot qui s’adressa à Rousseau pour rédiger l’article « Economie » de l’Encyclopédie. Le citoyen de Genève qui n’était encore que l’auteur du premier Discours, avait déjà contribué à l’entreprise collective par des articles touchant à la musique. Il travaillait alors à son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) et menait, avec Diderot, des discussions sur des sujets politiques. Il est vrai, aussi, que l'article de Rousseau ne satisfera pas Diderot et que celui-ci en commandera un autre qu'il insérera à la lettre O en jouant sur une autre orthographe du mot, « Œconomie ».

Économie : le sens d'un mot

Pour Rousseau, comme pour les dictionnaires de l’époque, le sens courant du terme est le suivant : « L'ordre, la règle qu'on apporte dans la conduite d'un ménage, dans la dépense d'une maison » (Dictionnaire de l'Académie, 1740, vol. 1, A-K, p. 547). L'économie est encore, principalement, une vertu, comme l'illustre la gravure ci-dessous :

La vertu récompensée... (Antoine Borel, 1781). "L'Economie ordonne à la muse de l'histoire d'effacer de nos fastes le mot Impôt"

Le dictionnaire indique, toutefois, un autre usage : « Se dit figurément, de l'ordre par lequel un corps politique subsiste principalement » (ibid.). Apparaît ainsi une distinction entre l'économie domestique, son sens étymologique en grec, et l'économie politique. En revanche, on ne trouve pas, à cette date, mention de l'économie au sens d'une réalité spécifique faisant l'objet d'une connaissance scientifique. Rousseau traite donc de l'économie selon les deux sens du dictionnaire alternativement, mais ne se propose jamais, pour autant, de contribuer à la science économique naissante. Non qu'il ignore les idées économiques qui se font jour en son temps, mais il adopte à leur égard une distance critique. En témoigne, dès ses premiers écrits, des propos touchant à des sujets économiques. Ainsi, dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) : « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. » et dans le Discours sur l'origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) où il s'en prend à l'accoutumance au luxe : « Ces commodités ayant par l’habitude perdu tout leur agrément […], la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce. »

Dans La Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau donne à voir, à travers la description du domaine de Clarens, le modèle d'une économie rustique "simple et bien réglée". Véritable "idylle rurale", Clarens, réduisant les échanges avec l'extérieur au minimum, fonctionne en quasi autarcie. La maxime qui préside à sa bonne gestion est de « tirer de la culture tout ce qu’elle peut donner, non pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d’hommes. » Modèle d’économie circulaire avant la lettre, le domaine allie en toute chose l'utile à l'agréable. Les considérations économiques ne sont pas non plus absentes d'Emile (1762), le grand ouvrage de Rousseau sur l'éducation. Il y donne, par exemple, une définition précise de la monnaie: « [elle] n’est qu’un terme de comparaison pour la valeur des choses de différentes espèces ; et en ce sens, la monnaie est le vrai lien de la société… », assortie de ces mises en garde : « les signes font négliger les choses […], de la monnaie sont nées toutes les chimères de l’opinion [...], les pays riches d’argent doivent être pauvres de tout. » Signe substitué aux choses, dénué de valeur en soi, l'argent contient, selon Rousseau, la menace de s'autonomiser et perdre le lien avec la valeur réelle des denrées et objets produits. De là, cette typologie des échanges : « La société des arts consiste en échanges d’industrie, celle du commerce en échange de choses, celles des banques en échanges d’argent ». Dans le même ouvrage, le citoyen de Genève analyse les effets de la division du travail sur la société, qui fait passer d'une économie de subsistance à une économie d'abondance. Ce progrès est, à ses yeux, ambivalent, car cette division fait que, désormais, certains peuvent accumuler des richesses et faire travailler les autres pour s'abandonner à l'oisiveté et se livrer à la consommation ostentatoire de choses superflues. Ainsi, Rousseau, se demande comment Emile, invité à un festin dans une maison opulente, pourrait bien réagir à un tel spectacle :

Oeuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, tome quatrième, comprenant les IV premiers Livres de l'Emile, 1782, p. 320

Il est remarquable que Rousseau ne se soit pas contenté, en matière de politique et d'économie, de fixer des principes et d'énoncer des maximes. Il s'est, en effet, également préoccupé, à deux occasions, de les appliquer à des situations réelles. Ainsi, a-t-il rédigé, en 1765, un Projet de constitution pour la Corse, puis, en 1771, des Considérations sur le gouvernement de Pologne. Si l'on retrouve, dans ces écrits, les principales idées de l'auteur, elles y sont modulées pour prendre en compte les traits particuliers caractéristiques de ces deux pays. Rousseau s'y fait l'avocat de l’indépendance économique fondée sur l’agriculture, préférée au développement des échanges qui risquerait d’inféoder la République corse de Pascal Paoli aux puissances continentales. On y retrouve aussi l’idée que le commerce détruit l’agriculture, y compris celui des denrées agricoles, et que les taxes contraignent, de manière dommageable, le paysan à vendre ses produits pour s'en acquitter. Enfin, le commerce et l’industrie conduisent à une accumulation qui favorise les investissements fonciers et divise la nation entre des propriétaires rentiers et des paysans privés du nécessaire.

Rousseau et les Physiocrates

L'histoire des idées attribue la fondation de la science économique aux Physiocrates, un cercle d'auteurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, exacts contemporains de Rousseau. François Quesnay (1694-1774), fondateur de cette école contribua, lui aussi, à l'Encyclopédie, rédigeant en particulier les deux entrées Fermiers (1756) et Grains (1757). Ces articles eurent, nous dit Eugène Daire (1798-1847), auteur d'une anthologie des Physiocrates, "un retentissement extraordinaire". Mais Quesnay est, plus encore, l'auteur du célèbre Tableau économique (1759) dans lequel, le premier, il donne une vue d'ensemble des activités économiques sous la forme d' "une table arithmétique destinée à rendre sensible à l'oeil la marche de la circulation annuelle des produits dans la société".

François Quesnay, Philosophie rurale, ou Economie générale et politique de l'agriculture, 1763

Daire, économiste lui-même, ne tarit pas d'éloges à son égard: "C'est à l'école de Quesnay que nous devons, soit directement, soit indirectement, par les travaux de ses successeurs, toutes les notions saines que les hommes d'Etat ont acquises sur les moyens de développer les richesses publiques." Et, en effet, Turgot (1727-1781), contrôleur général des Finances sous Louis XVI, bien que n'adhérant pas à toutes leurs idées, évoluait dans le cercle des Physiocrates. Les idées économiques de ces derniers, Rousseau ne les ignorait nullement. D'autant moins, que deux de leurs principaux représentants, le Marquis de Mirabeau (1715-1789) et Pierre-Paul Lemercier de la Rivière (1719-1801), admirateurs de l'écrivain, lui firent parvenir leurs ouvrages. Ils n'eurent cependant pas l'heur de retenir son attention. Certes, Rousseau s'accordait avec eux sur plusieurs points, à commencer par la primauté de l'agriculture, seule activité réellement productive à leurs yeux. Il divergeait, sinon, de leurs idées et préoccupations. Les Physiocrates accordaient, comme allaient le faire tous leurs successeurs, une autonomie à l'économie. C'était là la condition pour constituer les réalités économiques en objet d'une discipline indépendante. Or, Rousseau entendait, au contraire, enserrer étroitement l'économie dans les principes de la morale et la subordonner à la politique. Il ne l'envisageait, par conséquent, qu’à partir de la place qu’elle devait occuper et de la fonction qu’elle devait remplir dans le tout de la société. Dans sa perspective, l'économie ne devait pas être visée comme une fin en elle-même. Question typiquement administrative, elle relevait de la politique appliquée.

Victor de Riquety marquis de Mirabeau (par Antoine de Marceray de Ghuy, 1758)

Quelles étaient donc les idées économiques de Rousseau? Ont-elles encore une actualité? Pour l'apprendre, lisez la semaine prochaine, ici-même, la suite de cet article.

Voir aussi

Sélection Théorie économique du XVIIIe siècle, dans Les Essentiels de l'économie

 

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