Titre : Le Rappel / directeur gérant Albert Barbieux
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1891-07-26
Contributeur : Barbieux, Albert. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328479063
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 26 juillet 1891 26 juillet 1891
Description : 1891/07/26 (N7807). 1891/07/26 (N7807).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7544379c
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-43
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 17/12/2012
lq" 7807 - Dimanche 26 Juillet 1801
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CINQ centimes le numéro
3 Thermidor au 99 -- N* 7807
RÉDACTION
18, BUE DB VALiS, 18
S'ADRESSER AU SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
De 4 à 6 heures du soir
Et de 9 heures du soir à minuit
wwvw
'.ES MANUSCRITS NON INSÉRÉS NE SERONT PIS RENDUS
ADMINISTRATION
ls,, nus DE TA-Wis, 18
': .!" Adresser lettres et aindats
A I,'ADMINrSTRATEUGÉllANT
ANNONCES ?
MM. Ch. LAGRANGE, CERF et Ce
6, place de la Bourse, 6
ABONNEMENTS
PARIS
CKMOtS. 2 FR.
TROIS MOIS. 5-
SIX MOIS. 9 FR.
1JN AN t8 - y
Rédacteur en chef : AUGUSTE VACQUERIE
ABONNEMENTS
DÉPARTEMENTS
UN MOIS 2 FR.
TROIS MOIS. 8-
SIX MOIS 11 FR.
UN AN. 20 —
FÊTE DE NUIT
Il y a, depuis quatre jours, à Paris,
une jolie fête de nuit. Elle a lieu place
de la Roquette. On y joue à la guillo-
tine.
C'est à l'occasion de l'assassinat de
Courbevoie. Condamnation à mort. Le
président de la République, ayant suc-
cédé à un président qui commuait tou-
jours, ne commue jamais. Il va donc y
avoir exécution. Quand? Chaque soir,
on se dit dans les cabarets et dans les
restaurants : C'est pour cette nuit ! Et
on se dépêche pour être aux premières
places.
Ça se voit à toutes les exécutions.
Mais cette fois l'exécution est triple.
Trois têtes dans le même panier! Et
une tête de femme ! Il vous en vient le
sang à la bouche.
Donc, on arrive de bonne heure. On
attend. Mais les heures passent sans
que M. de Paris et ses aides viennent
planter les bois de justice. On se distrait
comme on peut. Par exemple, on fait
la « répétition » du spectacle. Un jeune
souteneur - fait le jeune Berland, un
autre le jeune Doré, une fille publique
la mère Berland; des amateurs qui ont
déjà vu la chose font le simulacre de
les coucher sur la bascule et de leur
couper le èou. Et la foule applaudit,
éclate de rire et chante des refrains
obscènes. !
Mais la nuit passe, et le bourreau ne
parait pas. On s'impatiente, la mau-
vaise humeur produit des querelles qui
en viennent vite aux coups ; la police
a dû s'en mêler. Le jour se lève ; on se
retire, avec le désappointement d'uri
public qui se casse le nez à la remise
d'une première représentation. Mais,
oah ! on reviendra le lendemain.
J'aurais cru que les partisans de la
peine de mort allaient plaindre le nez
de ce brave public de la Roquette que
quatre nuits de vaine attente ne décou-
ragent pas. Au contraire, ils lui tom-
bent dessus, traitent durement les dis-
tractions de cette aimable foule qui tue
le temps comme elle peut en atten-
dant qu'on lui tue deux hommes et une
femme, et lui reprochent de leur gâter
la guillotine.
Puisque c'est comme cela que les
souteneurs et les filles publiques se
comportent envers la guillotine, puis-
qu'ils lui manquent de respect, eh bien,
on les en privera!
On fera les exécutions dans l'intérieur
de la prison.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que le
scandale des exécutions en fait deman-
der le huis-clos. Le Sénat a même voté
une proposition de M. Bardoux qui en
restreignait la publicité à une vingtaine
de personnes, dont des journalistes. La
proposition est à la Chambre ; un rap-
porteur a été nommé ; le rapport a été
distribué le 10 mai 1890 ; et puis, il a
été question d'autre chose. Le rapport
concluait au rejet de la proposition.
Il est de fait que c'est une chose bien
drôle, de la part des fidèles de la guil-
lotine, de vouloir qu'on la dissimule.
Jusqu'à présent, un de leurs grands
arguments avait été « l'exemple ». La
peine de mort avait pour principale
utilité d'arrêter les criminels et de raré-
fier les meurtres par la terreur qu'elle
inspirait.
Dans ce système, ce dont on pouvait
en vouloir à la peine de mort, c'é-
tait de ne plus être aussi terrible qu'elle
l'avait été, d'avoir renoncé à ses férocités
passées, au plomb fondu, à l'huile bouil-
lante, au poing coupé, à l'écartèlement,
au bûcher, etc. Au moins, il n'y a pas
bien des années encore, l'écliafaud se
dressait en plein Paris et en plein jour.
Maintenant, c'est là-bas, à l'extrémité de
la ville, la nuit, sans prévenir, qu'elle
opère, à la façon des assassins.
Et ce n'est pas assez ; voilà mainte-
nant qu'il est question pour elle de s'en-
fermer entre quatre murs, de se barri-
cader et de prendre bien garde que
personne ne la voie faire son coup !
Tant mieux ! car c'est la preuve que
la peine de mort en est à rougir d'elle-
même et que l'heure est venue de voter
ce que depuis le commencement du
siècle réclament tous les grands esprits ;
son abolitioli.
AUGUSTE VACQUERIE.
—————————————
COULISSES DES CHAMBRES
U RÉFORME DE LA FLOTTE
Dans sa séance de l'après-midi, la com-
mission du budget a statué sur les propo-
sitions de M. Brisson, relatives au budget
de la marine.
On se rappelle que le rapporteur propo-
sait une série de mesures ayant pour ob-
jet, d'après lui, d'accroître nos forces na-
vales de première et de deuxième ligne.
Le ministre, tout en reconnaissant que
quelques-unes de ces mesures étaient réa-
lisables, avait déclaré que les plus impor-
tantes étaient inacceptables parce qu'elles
auraient de sérieux inconvénients au mo?
ment de la mobilisation. En outre, le mi-
nistre estimait à 15 ou 20 millions le sup-
plément de dépenses qui en résulterait
pour le budget d'une manière perma-
nente.
Après une longue discussion qui a occupé
toute l'après-midi d'hier, la commission a
été appelée à se prononcer en principe
sur le plan de réformes de M. Brisson, à
propos du chapitre 2 du budget de la ma-
rine qui comporte, d'après le rapporteur,
une augmentatiou de 1,800,000 francs
comme conséquence des nouveaux arme-
ments.
M. Brisson, avec l'appui de M. Camille
Pelletan, a défendu son système en disant
qu'il fallait réagir contre la défectueuse
direction du ministère de la marine et
prendre les mesures que l'administration
n'avait pas su prendre.
MM. Félix Faure, Cavaignac, Antonin
Proust et Reinach ont combattu vivement
le système de M. Brisson. Ils ont fait ob-
server que, si l'on voulait critiquer l'admi-
nistration de la marine et la réformer, —
ce qui, dans une certaine mesure, est né-
cessaire, — on pouvait le faire au sujet
des crédits de l'administration centrale.
La commission n'a, en cette matière,
suivant ces membres, ni compétence, ni
pouvoir. Elle ne peut résoudre des ques-
tions de répartition des escadres, de mo-
bilisation de la flotte et assumer une res-
ponsabilité qui appartient exclusivement
au ministère et à ses conseils techniques.
Ces membres ont ajouté que les plans
de mobilisation de l'armée de terre n'é-
taient pas soumis à la commission du
budget et que dès lors on ne concevrait
pas qu'elle empiétât sur le pouvoir exé-
cutif et s'attribuât le droit de trancher les
questions analogues pour ia marine.
La commission ne peut pas, par un
simple vote budgétaire, décider la créa-
tion d'un nouveau corps d'armée et elle
pourrait, par le vote d'un simple chapitre
du budget, décider de toute la réorganisa-
tion de nos forces navales?
Poser la question c'est la résoudre.
Malgré ces arguments développés avec
force la commission, par 9 voix contre 8
sur i7 votants, c'est-à-dire à une seule
voix de majorité, a donné gain de cause à
M. Brisson dont elle a adopté en principe
le système en adoptant la majoration de
crédit qu'il proposait sur le chapitre 2.
Les 9 membres qui ont voté pour sont :
MM. Merlou, Leydet, Cabart-Danneville,
Peytral, Barthou, Arène, Hervieu, Pelletan
et Brisson.
Les 8 membres qui ont voté contre sont:
MM. Burdcau, Cavaignac, Félix Faure,
Reinach, Proust, Dupuy, Cochery et Clau-
sel de Coussergues.
Il importe de remarquer que la com-
mission compte 33 membres et que 16
étaient absents. C'est la moitié seulement
de la commission qui s'est prononcée.
L'ESCADRE FRANÇAISE A CRONSTkDT
L'aecueil fait à notre escadre à son arri-
vée à Cronstadt est sans précédent. Il ne
peut toutefois surprendre personne. Voilà
longtemps, en effet, que les deux peuples
russe et français, inquiets des tendances
de la triple alliance et ayant deviné instinc-
tivement qu'ils avaient des intérêts com-
muns, se prodiguent mutuellement des
marques de sympathie. Ce mouvement
irrésistible, les gouvernements, qui au
fond ne demandaient pas mieux, n'ont pu
faire autrement que de le suivre.
Encore une fois, il n'y a pas d'alliance
stipulée par un traité en bonne et due
forme, mais il y a une entente cordiale
basée sur une identité de cause, si l'on
peut s'exprimer ainsi. La cause de la
France et celle delà Russie sont les mêmes.
L'une et l'autre nation ne sauraient, sans
être atteintes gravement, laisser grandir
l'Allemagne et la triplice.
Ce qui prouve bien que la Russie pense
de cette manière, c'est moins l'enthou-
siasme indescriptible qu'ont rencontré nos
officiers et nos marins à.Cronstadt que la
part directe que prennent l'empereur et là
famille impériale aux fêtes données en
l'honneur de l'escadre française. C'est en-
core le langage unanime de la presse
russe, qui est pour nous des plus élo-
gieux. Or la presse russe, en matière de
politique extérieure, ne dit jamais que ce
qu'on veut, en haut lieu, qu'elle dise.
De la réception chaleureuse reçue par
nos marins, il résulte que la Russie n'est
point fâchée de montrer que certain
voyage à Londres ne l'émeut point, et
qu'elle peut y répondre par quelque chose
de mieux. Il faut espérer qu'on aura com-
pris la leçon à Berlin, à Vienne et à Rome.
CHARLES BOS.
(Par dépêche)
Cronstadt, 2* juillet.
Voici quelques détails sur la réception de
l'escadre française. L'approche de 1 escadre
était observée du haut d un ballon captif, dis-
posé à KrasnaiaGorka, et télégraphiée à Crons-
tadt. Le vapeur Onéga partit aussitôt à sa ren-
contre jusqu'à trois inities de distance.
Après la rencontre, les capitaines Skridlow
et Voilot, descendant de l'Onéga, visitèrent le
Marengo où le capitaine Skridlow souhaita la
bienvenue à l'amiral Gervais au nom du grand-
duc Alexis, amiral général.
L'équipage de l'Onéga acclama l'escadre par
des hourrahs enthousiastes. L'équipage du
Marengo monta dans les haubans et répondit
par des cris chaleureux, ensuite l'escadre se
dirigea sur Cronstadt, rencontrant sur son par-
cours nombre de vapeurs privés, décorés et
pavoisés, amenant les passagers venus de
Saint-Pélersbourg; de, Péterhof et d'Ornien-
baum. "-
En approchant de Cronstadt, l'escadre salua
l'escadre pratique russe qui rendit les saluts.
L'escadre entra en rade de Cronstadt ; elle y
fut rejointe à trois heures par le Marengo dont
l'arrivée avait été retardée par les eaux basses.
Après l'échange des salutations, l'amiral
Gervais fit ses visites à l'amiral Kasnakoff,
au vice-amiral Schwarz et aux autres digni-
taires.
L'accueil qui lui fut fait avait un caractère
extrêmement cordial et enthousiaste. Des cris
joyeux se succédaient sans interruption. La
musique jouait l'hymne russe et la Marseil-
laise.
Vers six heures, l'amiral Gervais partit sur
le torpilleur 28, allant à Saint-Pétersbourg
prendre part au dîner qui avait lieu chez l'am-
bassadeur de France.
Les commandants des bâtiments français,
beaucoup d'amiraux russes étaient conviés à
ce dîner.
Pendant que l'amiral Gervais était à bord du
Marengo, une députation de représentants de
la presse et d'artistes lui offrit le pain et le seL
A Cronstadt, des petites filles jetaient des
fleurs sur son passage.
Eydtkuhen, 24 juillet.
La célébration des fêtes données à l'occa-
sion de l'arrivée de l'escadre française a pro-
voqué une dissidence dans le Yacht Club de
Saint-Pétersbourg.
Plusieurs membres, qui sont Allemands,
ont refusé de prendre part à ces fêtes. Les
Russes ont passé outre et pour augmenter le
nombre des manifestants, ils ont ouvert une
souscription publique destinée à couvrir les
frais d'un banquet, d'une excursion et d'une
soirée organisés en l'honneur des marins
français.
La souscription se couvre de signatures,
malgré l'hostilité et les intrigues des Alle-
mands.
Cronstadt, 23 juillet.
Le maire de Cronstadt a invité les proprié-
taires des maisons et les habitants à pavoiser,
à illuminer les maisons le jour du banquet
offert par la municipalité aux officiers de l'es-
cadre française.
Le Journal de Cronstadt termine son article
de bienvenue par cette phrase : « Les habitants
de Cronstadt comprennent que des jours his-
toriques pour leur ville natale sont survenus.
que les regards non seulement de toute la
Hussie, mais de toute l'Europe sont dirigés sur
Cronstadt. »
Saint-Pétersbourg, 2i juillet.
L'ambassadeur de France, M. de Laboulaye,
a donné hier un dîner de quarante-quatre cou-
verts, auquel ont assisté le grand-duc Alexis,
les ministres, les amiraux russes et les com-
mandants des navires français.
M. de Laboulaye, après avoir porté un toast
à l'empereur et à l'impératrice, a dit :
« Puisqu'il m'est donné d'inaugurer en votre
présence cet hôtel de l'ambassade, où j'ai
l'honneur et le plaisir de vous recevoir et qui
est dû à la libéralité des Chambres françaises,
secondée par la générosité russe, je suis heu-
reux que les premières paroles dont ces murs
auront à garder le souvenir, contiennent
l'hommage du très profond respect que la na-
tion française tout entière ressent pour sa
majesté l'empereur Alexandre III.
» Je m'applaudis de la bonne fortune qui me
donne comme témoins et garants du senti-
ment que j'exprime, nos marins de la division
cuirassée du Nord. Monseigneur le grand ami-
ral ne me contredira certainement pas si je dis
que le concours des marins est toujours une
bonne chose.
» Permettez-moi, monseigneur, de complé-
ter ma pensée en vous remerciant du grand
grand honneur que vous m'avez fait et en
portant la santé de votre altesse impériale :
» A son altesse impériale le grand-duc
Alexis, dont la présence à cette table attesto
l'estime mutuelle dans laquelle se tiennent les
marins français et russes! »
Le grand-duc Alexis a répondu en portant un
toast au président de la République et à la ma-
rine française.
M. de Laboulaye rendra aujourd'hui visite à
l'amiral Gervais.
Saint-Pétersbourg, 24 juillet.
Au dîner qui a eu lieu hier soir à l'ambas-
sade de France, on remarquait parmi les con-
vives, en dehors du grand-duc Alexis et de
l'amiral Gervais, le gérant du ministère de la
marine, les ministres de l'intérieur, des finan-
ces, des voies et communications, l'adjoint du
ministre des affaires étrangères, etc.
M. de Laboulayc et les membres de l'ambas-
sade française, qui rendront aujourd'hui visite
à l'amiral Gervais, déjeuneront à bord du Mil-
rengo.
M. LAVY
Nous recevons la lettre suivante :
Paris, le 23 juillet 1891.
Monsieur le directeur,
J'ai été très touché de la note si aimable que
vous avez publiée à mon sujet.
Oui, je souffre bien d'une maladie de l'esto-
mac ; oui, ma tête est encore solide et n'a ja-
mais éprouvé aucune des fêlures que nous
avons pu constater, aux heures de réaction
boulangiste, chez ceux qui me diffament au-
jourd'hui.
C'est en luttant pour la République que j'ai
contracté le mal dont je souffre. J'espère
prouver avant peu qu'il me reste encore des
forces à dépenser au service de mes convic-
tions républicaines et socialistes.
Merci encore une fois, monsieur, et croyez
à mes sentiments bien distingués.
A. LAVY.
Je suis rentré à Paris depuis hier.
CHRONIQUE DU JOUR
- t
LES GARDES PARTICULIERS
La première chambre de la cour d'appel
a condamné à cent francs d'amende et à
la confiscation de son fusil, un chasseur
qui avait chassé en temps prohibé. Voilà
une procédure bien solennelle et une au-
dience fort ma;estueuse. Quoi 1 la cour
d'appel dérangée pour un délit de chasse !
C'est que le délinquant n'était pas ordi-
naire : un fonctionnaire d'un ordre tout
spécial, assermenté, ayant le pouvoir de
faire condamner les gens à l'amende et à
les envoyer en prison, parfois même s'ar-
rogeant le droit de vie et de mort sur les
citoyens, un magistrat vraiment , plus
puissant qu'un président de tribunal, ce
chasseur délinquant: un garde particulier.
C'était donc un garde, chargé de proté-
ger le gibier, qui le détruisait et c'était
l'homme qui devait verbaliser contre les
délinquants qui commettait le délit! Voilà
un étrange protecteur du lapin, et les bois
à lui confiés étaient bien gardés 1
Au. fond ce garde n'était peut-être pas
dur au pauvre monde et, braconnier lui-
même, peut-être avait-il des indulgences
et des façons bonhomme de fermer les
yeux. C'était un garde avec qui l'on devait
s'entendre.Un de ceux qui ne molestent pas
les populations. Une terrible institution
que celle des gardes et dont nous n'avons
nulle idée dans nos villesl Mais à la cam-
pagne quel tyran redouté, quel ennemi
dangereux, quel instrument de terreur et
de réaction que le garde particulier!
Comment se fait-il que l'on n'ait pa!;!
encore bâclé la loi en travail sur cette/
dangereuse institution? II y a urgence â"
armer du droit de révocation immédiate
des gardes particuliers, les sous-préfets et
j'ajouterai les juges de paix. La Répu-
blique, dans les campagnes, est tenue en
échec par ces hommes armés, dont beaux
coup sont compromis dans les dernières
aventures boulangistes et qui conspirent,
le fusil en bandoulière, contre nos insti.¿
tutions. Ils représentent dans notre démo-
cratie la féodalité dans ce qu'elle a de plu&
vexatoire. Plus réactionnaires générale*
ment que leurs patrons, les hautains châ-
telains, certains gardes ont la haine du,
citoyen utile et cherchent à lui nuire &
toute occasion. De plus, le garde, investi
par le tribunal du droit d'infliger deï
procès-verbaux, domine par la crainte leal
malheureux placés sous sa coupe.
On en vient à se demander comment,,
pour conserver quelques lapins, la démo^
cratie permet à des hommes aux gages
d'un particulier d'exercer un pouvoir plus
redoutable que celui de n'importe quel
magistrat. Un citoyen peut braver impu-
nément toutes les autorités jusqu'au pré-
fet, sans risquer grand'chose, s'il s'est
attiré l'animosité d'un garde particulier,
malheur à lui ! Les procès-verbaux, les
amendes, peut-être même les coups de
fusil pleuvront sur lui. Un garde particu-
lier a droit de haute et basse justice sur
tous les croquants d'alentour. Il règne, il
trône, il distribue faveurs et punilions. En
temps ordinaire, il daigne s'humaniser et
volontiers consent à boire bouteille avec
sès vassaux, mais vienne la période élec-
torale, si son maître ou quelqu'un de ses
amis est candidat, la féodaiité reparait et
l'homme d'armes du château opprime et
menace Jacques Bonhomme.
Il n'est pas toujours facile, quoiqu'on en
dise, de tromper la tromperie électorale.
Le secret du vote n'est pas absolu, sut tout
dans les élections locales ou cantonales.
Le paysan vote à bulletin fermé, sans
doute, mais ce bulletin peut avoir des ca.-
ractères qui le font reconnaître, par
exemple il est manuscrit, sur papier blanc
ordinaire, lorsque le concurrent du châ-
teau a des bulletins imprimés. Mille autres
subterfuges sont usités par les truqueurs
électoraux, et le garde-particulier est
chargé d'exécuter les vengeances du hobe-
reau qui ne trouve pas son compte de
bulletins.
La réforme de l'institution aristocratique
et dangereuse deslgardps particuliers s'im-
pose. Il ne faut pas que cette magistrature
armée continue de faire la loi dans les
campagnes. Que les gardes protègent les
lapins, soit, mais il faut que leur révoca-
tion puisse être prononcée par l'autorité
civile à la moindre plainte. Cette armée
prétorienne des châteaux, si rude au
pauvre monde, doit, être sinon licenciée,
du moins surveillée et contenue. L'utilité
de ces gardes devrait se borner aux ser-
vices ordinaires d'un concierge ou d'un
jardinier sans empiéter sur les attribu-
tions de la magistrature. Les lapins n'ont
pas besoin d'être défendus par des per-
sonnages ayant les prérogatives de la gen-
darmerie. Ajoutons que ces gendarmes-
là font quelquefois tout le contraire de
leur gendarmerie, comme il est survenu à
ce propriétaire de Seine-el-Mame, dont le
garde, en temps prohibé, détruisait "6
gibier qu'il était chargé de conserver.
GUW.
———— » ————
Feuilleton du RAPPEL
DU 26 JUILLET
28
LE
BOULIN lUX CORBEAUX
PREMIÈRE PARTIE
LA BRUTE
XXIV
La chanson d'un passant
- Suite -
! Colette achevait dans la cour son énorme
bouquet de fleurs des champs.
Tout à coup, avec une exclamation
joyeuse, elle laissa retomber sur la table
sa gerbe de fleurs.
-M. Morel, fit-elle.M. Claude Morel, ici !
Le portail à peine franchi, Claude vit Co-
lette et s'empressa d'aller la rejoindre sous
les arbres.
— Mon Dieu, oui, répondit-il gaiement,
moi ici. Je suis invité par le comte, qui
doit aujourd'hui même me faire visiter son
grenier d'abondance, puisque c'est ce nom
qu'il donne à son moulin. ;
— La bonne idée qu'il a eue et la char-
mante surprise que vous me faites 1.
- Etes-vous gentille de me parler ainsi!
Tenez 1 asseyez-vous là". mon bou-
quet n'est pas encore complètement ter-
miné ; vous allez m'aider à le finir.
Claude alla s'asseoir sur le banc, près
de la table, à la place que Colette lui dé-
signait delà main.
Reproduction interdite.
Voir ie Rappel du 29 juin au £ 5 juUlçt, j
»
Quand ils furent l'un près de l'autre, le
jeune homme passant à la jeune fille les
fleurs qu'elle assemblait, ils restèrent quel-
ques instants silencieux.
A la fin, Claude voulut rompre le si-
lence.
Comme il ne savait par où commencer,
il dit seulement:
— Etes-vous assez adroite ! Est-ce assez
délicatement fait, ce que vous faites là !
- Prenez garde! fit Colette, si vous
devenez flatteur, je n'aurai plus confiance
en vous.
- Je ne vous flatte pas, je dis la vérité.
- Alors, je ne vous semble pas gauche?
- Pouvez-vous même employer ce mot!
— En ce moment, peut-être, vous me
voyez ainsi, parce que je suis seule à vos
côtés et que vous ne pouvez pas me com-
parer à une autre.
— Vous êtes toujours seule à mes cô-
tés, répondit Claude d'une voix trem-
blante ; même étant loin de vous et ayant
devant moi d'autres jeunes filles, c'est en-
core vous que je vois, que j'entends, que
j'approche et que j'écoute. Quand vous
n'êtes pas visible à mon regard, vous
l'êtes à ma pensée; quand nous nous sé-
parons, je n'ai qu'à. prêter l'oreille aux
caresses du vent, aux mille bruits de la
nature pour m'imaginer que c'est vous
qui parlez.
Colette pencha doucement la tête, de-
vint immobile et laissa tomber ces mots
d'une voix lente, légère comme un
souffle :
— C'est élrangeJ. Ce que vous pré-
tendez éprouver à propos de moi, c'est
ce qu'il m'arrive de ressentir à propos de
vous.
- C'est bien simple, murmura Claude,
c'est que tous les deux..v
Il n'osa pas achever.
A ce moment, un vieil air très doux et
très mélancolique s'éleva au loin dans la
campagne : c'était sans doute un jeune
laboureur qui se reposait de son travail
en chantant.
Les paroles de sa chanson se distin-
guaient à peine.
Claude et Colette se regardèrent émus
et troublés, pendant que la voix disait :
Les blés sont beaux, les blés sont grands,
Et leurs épis, sainte couronne,
Font l'orgneil de nos vieux parents.
Allons dans les blés, ma mignonne !
- Entendez-vous? demanda Claude
très bas.
— Oui, répondit Colette, une chanson
passe dans l'air.
La voix continua :
Les blés sont grands, les blés sont beaux :
C'est du bon pain que Dieu nous donne ;
Allons pieds nus, car nos sabots
Ecraseraient les blés, mignonne!
Claude se rapprocha un peu de Colette
et prit ses mains dans les siennes, sans
que la jeune fille essayât de les retirer.
Ils ne se rendaient compte, ni l'un n
l'autre, de ce mouvement instinctif. Ils
écoutaient comme grisés.
La voix reprit :
Les blés sont beaux, les blés sont grands,
Et près d'eux notre cœur frissonne
Au souffle des baisers errants.
Cachons-nous dans les blés, mignonne!
- Que veut dire cette chanson? inter-
rogea Colette.
— Qu'il faut aimer, dit Claude dont tout
l'être frissonna en prononçant ces mots
d'une voix éteinte.
— Aimer ! le joli mot. répéta la jeune
fille avec un ineffable sourire.
- Aimer ! n'est-ce pas le cri de toute la
nature?
Ils entendirent cette dernière strophe,
qui monta dans le soleil radieux de cette
belle journée de juin :
Les blés sont grands, les blés sont beaux;
Sans jamais rien dire à personne,
Ils font un nid aux jouvenceaux.
Allons dans les blés, ma mignonne!..
Il y eut un silence.
— La voix s'éteint, dit Claude.
— Plus rien, soupira Colette.
— Du moins, reprit-il, cette naïve chan-
son nous a révélé que l'amour était permis
quand on a notre jeunesse. Je crois à la
chanson de ce laboureur ; je vous aime,
Colette; voulez-vous être ma femme?
Colette leva vers lui ses grands yeux
noirs, clairs et profonds.
— Moi aussi, Claude, dit-elle, je vous
aime, et je veux bien être votre femme.
— Vous m'autorisez à demander votre
main à M. de Lansac?
— Je vous y autorise de tout mon
cœur.
— Et si votre mère me la refuse ?
— Le comte de Lansac intercédera pour
nous.
— C'est vrai. Il nous observe depuis
longtemps. Je m'en suis aperçu; il a dû
deviner notre secret.
- Comment aurait-il pu ne rien voir?
J'ai bien lu dans vos yeux, moi.
— Et moi dans les vôtres.
Ils se levèrent.
Claude, suivi dc'Coletle, qui emportait
son bouquet, se dirigea lentement vers la
grande salle a manger du moulin en sou-
riant à la jeune fille, que le bonheur parait
d'un éclat nouveau.
XXV
Gr;!CIl.. de ftoàesice
Claude et Colette se croisèrent en en-
trant dans le moulin avec Alexis et Ma-
rianne «'-j, ,ïJr;-'" les avoir salués rcspec-
tueusement, sortirent pour aller voir sur
la route s'ils n'apercevaient pas la voiture
de M. de Lansac.
Alexis riait en dessous.
— Qué que t'as, mon vieux"? lui de-
manda la mère Marianne, qui le guignait
de l'œil en souriant aussi.
— Je pense aux parents de M. le comte.
— Comme moi, alors.
— As-tu vu sa belle-sœur, Mme Césarine
de Lansac ; en voilà une qui me tape sur
les nerfs.
- Tiens ! elle rage. la vieille pincée,
la vieille envieuse, la vieille avare!.. Elle
voudrait mordre à la brioche. Mais j'es-
père bien que M. le comte ne se laissera
pas apitoyer par ces sangsues-là ; qu'il
gardera pour lui seul des millions qui, du
reste, n'ont été légués qu'à lui. Et il fera
bien! Si j'en juge par l'échantillon que
nous venons de voir, à part Mlle Colette,
sa famille ne vaut pas cher !
— Ont-ils fait tous assez de plaisanteries
à propos de l'affiche fixée là, à la porte du
moulin, et provenant les pauvres que M.
le comte les 'recevrait ce soir, à quatre
heures?
— Et il en rendra une ribanbelle, je t'en
réponds.
— Ça sera bientôt ici comme c'est à
l'usine de Saint-Ouen. Là-bas on adore
M. de Lansac et c'est naturel : il est la
providence des ouvriers.
— Veux-Lu que je te dise ? Eh bien ! cet
homme-là, c'est un envoyé du bon Dieul
— Pour sûr l Et c'est peut-être à cause
de cela qu'on le traite de fou.
Tout en causant, ils s'étaient rappro-
chés de la porte charretière et allaient en
franchir le seuil, lorsque Rivalon et Rosa,
qui venaient de se restaurer à Gravelle,
pénétrèrent. dans la cour et s'approchèrent
d'eux.
— Le Moulin aux Corbeaux ? demanda
Rosa, dont l'œil était émerillonné par les
copieuses libations du déjeuner.
— C'est ici, répondit Marianne ?
— Que désirez-vous? reprit Alexis, en
regardant avec méfiance nos deux gredins.
Qui êtes-vous?
- Faut se présenter? fit Rivalon d'un
ton goguenard. Eh Lien! voilà: Antoine
Rivalon, rentier à ses moments perdus.
-Et bookmaker aux autres,,,ijouta Rosa.
Le drôle reprit en désignant sa mai-
tresse :
— Mademoiselle Rosa-Rébé, professeur
de chorégraphie fin de siècle à l'Elysée-
Montmartre!. La reine du grand écart!.
- Mais cela ne nous explique pas?.
interrogea Marianne.
— Ce que nous voulons? dit Rosa ; par-
ler à M. le comte de Lansac.
— Ça vous épate peut-être? ajouta Ri-
valon.
— Vous connaissez M. de Lansac ? de-
manda Gauthier.
— A tel point, qu'il m'a déjà fait flan..
quer à la porte de chez lui.
— Et c'est avec cette recommandatiod.
— Que nous nous présentons, acheva
Rosa, mon Dieu oui.
— Il peut se faire que M. de Lansac
vienne, dit Marianne voulant se débarras-
ser du couple, mais nous n'en savons rien.
— Nous ne sommes pas pressés, répon-
dit Rivalon. Nous attendrons.
- Pas dans le moulin, toujours.
- T'es pas poli, mon vieux! goguenarda
Antoine.
— Est-ce que je vous connais ?
- Patience î t'apprendras à me con-
naître. A tout à l'heure, mon gros, a
tout à l'heure.
JULES DQRNAY.
y wx'vv& V. , :
1 ..::.. - :' ; ;• : •
CINQ centimes le numéro
3 Thermidor au 99 -- N* 7807
RÉDACTION
18, BUE DB VALiS, 18
S'ADRESSER AU SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION
De 4 à 6 heures du soir
Et de 9 heures du soir à minuit
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'.ES MANUSCRITS NON INSÉRÉS NE SERONT PIS RENDUS
ADMINISTRATION
ls,, nus DE TA-Wis, 18
': .!" Adresser lettres et aindats
A I,'ADMINrSTRATEUGÉllANT
ANNONCES ?
MM. Ch. LAGRANGE, CERF et Ce
6, place de la Bourse, 6
ABONNEMENTS
PARIS
CKMOtS. 2 FR.
TROIS MOIS. 5-
SIX MOIS. 9 FR.
1JN AN t8 - y
Rédacteur en chef : AUGUSTE VACQUERIE
ABONNEMENTS
DÉPARTEMENTS
UN MOIS 2 FR.
TROIS MOIS. 8-
SIX MOIS 11 FR.
UN AN. 20 —
FÊTE DE NUIT
Il y a, depuis quatre jours, à Paris,
une jolie fête de nuit. Elle a lieu place
de la Roquette. On y joue à la guillo-
tine.
C'est à l'occasion de l'assassinat de
Courbevoie. Condamnation à mort. Le
président de la République, ayant suc-
cédé à un président qui commuait tou-
jours, ne commue jamais. Il va donc y
avoir exécution. Quand? Chaque soir,
on se dit dans les cabarets et dans les
restaurants : C'est pour cette nuit ! Et
on se dépêche pour être aux premières
places.
Ça se voit à toutes les exécutions.
Mais cette fois l'exécution est triple.
Trois têtes dans le même panier! Et
une tête de femme ! Il vous en vient le
sang à la bouche.
Donc, on arrive de bonne heure. On
attend. Mais les heures passent sans
que M. de Paris et ses aides viennent
planter les bois de justice. On se distrait
comme on peut. Par exemple, on fait
la « répétition » du spectacle. Un jeune
souteneur - fait le jeune Berland, un
autre le jeune Doré, une fille publique
la mère Berland; des amateurs qui ont
déjà vu la chose font le simulacre de
les coucher sur la bascule et de leur
couper le èou. Et la foule applaudit,
éclate de rire et chante des refrains
obscènes. !
Mais la nuit passe, et le bourreau ne
parait pas. On s'impatiente, la mau-
vaise humeur produit des querelles qui
en viennent vite aux coups ; la police
a dû s'en mêler. Le jour se lève ; on se
retire, avec le désappointement d'uri
public qui se casse le nez à la remise
d'une première représentation. Mais,
oah ! on reviendra le lendemain.
J'aurais cru que les partisans de la
peine de mort allaient plaindre le nez
de ce brave public de la Roquette que
quatre nuits de vaine attente ne décou-
ragent pas. Au contraire, ils lui tom-
bent dessus, traitent durement les dis-
tractions de cette aimable foule qui tue
le temps comme elle peut en atten-
dant qu'on lui tue deux hommes et une
femme, et lui reprochent de leur gâter
la guillotine.
Puisque c'est comme cela que les
souteneurs et les filles publiques se
comportent envers la guillotine, puis-
qu'ils lui manquent de respect, eh bien,
on les en privera!
On fera les exécutions dans l'intérieur
de la prison.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que le
scandale des exécutions en fait deman-
der le huis-clos. Le Sénat a même voté
une proposition de M. Bardoux qui en
restreignait la publicité à une vingtaine
de personnes, dont des journalistes. La
proposition est à la Chambre ; un rap-
porteur a été nommé ; le rapport a été
distribué le 10 mai 1890 ; et puis, il a
été question d'autre chose. Le rapport
concluait au rejet de la proposition.
Il est de fait que c'est une chose bien
drôle, de la part des fidèles de la guil-
lotine, de vouloir qu'on la dissimule.
Jusqu'à présent, un de leurs grands
arguments avait été « l'exemple ». La
peine de mort avait pour principale
utilité d'arrêter les criminels et de raré-
fier les meurtres par la terreur qu'elle
inspirait.
Dans ce système, ce dont on pouvait
en vouloir à la peine de mort, c'é-
tait de ne plus être aussi terrible qu'elle
l'avait été, d'avoir renoncé à ses férocités
passées, au plomb fondu, à l'huile bouil-
lante, au poing coupé, à l'écartèlement,
au bûcher, etc. Au moins, il n'y a pas
bien des années encore, l'écliafaud se
dressait en plein Paris et en plein jour.
Maintenant, c'est là-bas, à l'extrémité de
la ville, la nuit, sans prévenir, qu'elle
opère, à la façon des assassins.
Et ce n'est pas assez ; voilà mainte-
nant qu'il est question pour elle de s'en-
fermer entre quatre murs, de se barri-
cader et de prendre bien garde que
personne ne la voie faire son coup !
Tant mieux ! car c'est la preuve que
la peine de mort en est à rougir d'elle-
même et que l'heure est venue de voter
ce que depuis le commencement du
siècle réclament tous les grands esprits ;
son abolitioli.
AUGUSTE VACQUERIE.
—————————————
COULISSES DES CHAMBRES
U RÉFORME DE LA FLOTTE
Dans sa séance de l'après-midi, la com-
mission du budget a statué sur les propo-
sitions de M. Brisson, relatives au budget
de la marine.
On se rappelle que le rapporteur propo-
sait une série de mesures ayant pour ob-
jet, d'après lui, d'accroître nos forces na-
vales de première et de deuxième ligne.
Le ministre, tout en reconnaissant que
quelques-unes de ces mesures étaient réa-
lisables, avait déclaré que les plus impor-
tantes étaient inacceptables parce qu'elles
auraient de sérieux inconvénients au mo?
ment de la mobilisation. En outre, le mi-
nistre estimait à 15 ou 20 millions le sup-
plément de dépenses qui en résulterait
pour le budget d'une manière perma-
nente.
Après une longue discussion qui a occupé
toute l'après-midi d'hier, la commission a
été appelée à se prononcer en principe
sur le plan de réformes de M. Brisson, à
propos du chapitre 2 du budget de la ma-
rine qui comporte, d'après le rapporteur,
une augmentatiou de 1,800,000 francs
comme conséquence des nouveaux arme-
ments.
M. Brisson, avec l'appui de M. Camille
Pelletan, a défendu son système en disant
qu'il fallait réagir contre la défectueuse
direction du ministère de la marine et
prendre les mesures que l'administration
n'avait pas su prendre.
MM. Félix Faure, Cavaignac, Antonin
Proust et Reinach ont combattu vivement
le système de M. Brisson. Ils ont fait ob-
server que, si l'on voulait critiquer l'admi-
nistration de la marine et la réformer, —
ce qui, dans une certaine mesure, est né-
cessaire, — on pouvait le faire au sujet
des crédits de l'administration centrale.
La commission n'a, en cette matière,
suivant ces membres, ni compétence, ni
pouvoir. Elle ne peut résoudre des ques-
tions de répartition des escadres, de mo-
bilisation de la flotte et assumer une res-
ponsabilité qui appartient exclusivement
au ministère et à ses conseils techniques.
Ces membres ont ajouté que les plans
de mobilisation de l'armée de terre n'é-
taient pas soumis à la commission du
budget et que dès lors on ne concevrait
pas qu'elle empiétât sur le pouvoir exé-
cutif et s'attribuât le droit de trancher les
questions analogues pour ia marine.
La commission ne peut pas, par un
simple vote budgétaire, décider la créa-
tion d'un nouveau corps d'armée et elle
pourrait, par le vote d'un simple chapitre
du budget, décider de toute la réorganisa-
tion de nos forces navales?
Poser la question c'est la résoudre.
Malgré ces arguments développés avec
force la commission, par 9 voix contre 8
sur i7 votants, c'est-à-dire à une seule
voix de majorité, a donné gain de cause à
M. Brisson dont elle a adopté en principe
le système en adoptant la majoration de
crédit qu'il proposait sur le chapitre 2.
Les 9 membres qui ont voté pour sont :
MM. Merlou, Leydet, Cabart-Danneville,
Peytral, Barthou, Arène, Hervieu, Pelletan
et Brisson.
Les 8 membres qui ont voté contre sont:
MM. Burdcau, Cavaignac, Félix Faure,
Reinach, Proust, Dupuy, Cochery et Clau-
sel de Coussergues.
Il importe de remarquer que la com-
mission compte 33 membres et que 16
étaient absents. C'est la moitié seulement
de la commission qui s'est prononcée.
L'ESCADRE FRANÇAISE A CRONSTkDT
L'aecueil fait à notre escadre à son arri-
vée à Cronstadt est sans précédent. Il ne
peut toutefois surprendre personne. Voilà
longtemps, en effet, que les deux peuples
russe et français, inquiets des tendances
de la triple alliance et ayant deviné instinc-
tivement qu'ils avaient des intérêts com-
muns, se prodiguent mutuellement des
marques de sympathie. Ce mouvement
irrésistible, les gouvernements, qui au
fond ne demandaient pas mieux, n'ont pu
faire autrement que de le suivre.
Encore une fois, il n'y a pas d'alliance
stipulée par un traité en bonne et due
forme, mais il y a une entente cordiale
basée sur une identité de cause, si l'on
peut s'exprimer ainsi. La cause de la
France et celle delà Russie sont les mêmes.
L'une et l'autre nation ne sauraient, sans
être atteintes gravement, laisser grandir
l'Allemagne et la triplice.
Ce qui prouve bien que la Russie pense
de cette manière, c'est moins l'enthou-
siasme indescriptible qu'ont rencontré nos
officiers et nos marins à.Cronstadt que la
part directe que prennent l'empereur et là
famille impériale aux fêtes données en
l'honneur de l'escadre française. C'est en-
core le langage unanime de la presse
russe, qui est pour nous des plus élo-
gieux. Or la presse russe, en matière de
politique extérieure, ne dit jamais que ce
qu'on veut, en haut lieu, qu'elle dise.
De la réception chaleureuse reçue par
nos marins, il résulte que la Russie n'est
point fâchée de montrer que certain
voyage à Londres ne l'émeut point, et
qu'elle peut y répondre par quelque chose
de mieux. Il faut espérer qu'on aura com-
pris la leçon à Berlin, à Vienne et à Rome.
CHARLES BOS.
(Par dépêche)
Cronstadt, 2* juillet.
Voici quelques détails sur la réception de
l'escadre française. L'approche de 1 escadre
était observée du haut d un ballon captif, dis-
posé à KrasnaiaGorka, et télégraphiée à Crons-
tadt. Le vapeur Onéga partit aussitôt à sa ren-
contre jusqu'à trois inities de distance.
Après la rencontre, les capitaines Skridlow
et Voilot, descendant de l'Onéga, visitèrent le
Marengo où le capitaine Skridlow souhaita la
bienvenue à l'amiral Gervais au nom du grand-
duc Alexis, amiral général.
L'équipage de l'Onéga acclama l'escadre par
des hourrahs enthousiastes. L'équipage du
Marengo monta dans les haubans et répondit
par des cris chaleureux, ensuite l'escadre se
dirigea sur Cronstadt, rencontrant sur son par-
cours nombre de vapeurs privés, décorés et
pavoisés, amenant les passagers venus de
Saint-Pélersbourg; de, Péterhof et d'Ornien-
baum. "-
En approchant de Cronstadt, l'escadre salua
l'escadre pratique russe qui rendit les saluts.
L'escadre entra en rade de Cronstadt ; elle y
fut rejointe à trois heures par le Marengo dont
l'arrivée avait été retardée par les eaux basses.
Après l'échange des salutations, l'amiral
Gervais fit ses visites à l'amiral Kasnakoff,
au vice-amiral Schwarz et aux autres digni-
taires.
L'accueil qui lui fut fait avait un caractère
extrêmement cordial et enthousiaste. Des cris
joyeux se succédaient sans interruption. La
musique jouait l'hymne russe et la Marseil-
laise.
Vers six heures, l'amiral Gervais partit sur
le torpilleur 28, allant à Saint-Pétersbourg
prendre part au dîner qui avait lieu chez l'am-
bassadeur de France.
Les commandants des bâtiments français,
beaucoup d'amiraux russes étaient conviés à
ce dîner.
Pendant que l'amiral Gervais était à bord du
Marengo, une députation de représentants de
la presse et d'artistes lui offrit le pain et le seL
A Cronstadt, des petites filles jetaient des
fleurs sur son passage.
Eydtkuhen, 24 juillet.
La célébration des fêtes données à l'occa-
sion de l'arrivée de l'escadre française a pro-
voqué une dissidence dans le Yacht Club de
Saint-Pétersbourg.
Plusieurs membres, qui sont Allemands,
ont refusé de prendre part à ces fêtes. Les
Russes ont passé outre et pour augmenter le
nombre des manifestants, ils ont ouvert une
souscription publique destinée à couvrir les
frais d'un banquet, d'une excursion et d'une
soirée organisés en l'honneur des marins
français.
La souscription se couvre de signatures,
malgré l'hostilité et les intrigues des Alle-
mands.
Cronstadt, 23 juillet.
Le maire de Cronstadt a invité les proprié-
taires des maisons et les habitants à pavoiser,
à illuminer les maisons le jour du banquet
offert par la municipalité aux officiers de l'es-
cadre française.
Le Journal de Cronstadt termine son article
de bienvenue par cette phrase : « Les habitants
de Cronstadt comprennent que des jours his-
toriques pour leur ville natale sont survenus.
que les regards non seulement de toute la
Hussie, mais de toute l'Europe sont dirigés sur
Cronstadt. »
Saint-Pétersbourg, 2i juillet.
L'ambassadeur de France, M. de Laboulaye,
a donné hier un dîner de quarante-quatre cou-
verts, auquel ont assisté le grand-duc Alexis,
les ministres, les amiraux russes et les com-
mandants des navires français.
M. de Laboulaye, après avoir porté un toast
à l'empereur et à l'impératrice, a dit :
« Puisqu'il m'est donné d'inaugurer en votre
présence cet hôtel de l'ambassade, où j'ai
l'honneur et le plaisir de vous recevoir et qui
est dû à la libéralité des Chambres françaises,
secondée par la générosité russe, je suis heu-
reux que les premières paroles dont ces murs
auront à garder le souvenir, contiennent
l'hommage du très profond respect que la na-
tion française tout entière ressent pour sa
majesté l'empereur Alexandre III.
» Je m'applaudis de la bonne fortune qui me
donne comme témoins et garants du senti-
ment que j'exprime, nos marins de la division
cuirassée du Nord. Monseigneur le grand ami-
ral ne me contredira certainement pas si je dis
que le concours des marins est toujours une
bonne chose.
» Permettez-moi, monseigneur, de complé-
ter ma pensée en vous remerciant du grand
grand honneur que vous m'avez fait et en
portant la santé de votre altesse impériale :
» A son altesse impériale le grand-duc
Alexis, dont la présence à cette table attesto
l'estime mutuelle dans laquelle se tiennent les
marins français et russes! »
Le grand-duc Alexis a répondu en portant un
toast au président de la République et à la ma-
rine française.
M. de Laboulaye rendra aujourd'hui visite à
l'amiral Gervais.
Saint-Pétersbourg, 24 juillet.
Au dîner qui a eu lieu hier soir à l'ambas-
sade de France, on remarquait parmi les con-
vives, en dehors du grand-duc Alexis et de
l'amiral Gervais, le gérant du ministère de la
marine, les ministres de l'intérieur, des finan-
ces, des voies et communications, l'adjoint du
ministre des affaires étrangères, etc.
M. de Laboulayc et les membres de l'ambas-
sade française, qui rendront aujourd'hui visite
à l'amiral Gervais, déjeuneront à bord du Mil-
rengo.
M. LAVY
Nous recevons la lettre suivante :
Paris, le 23 juillet 1891.
Monsieur le directeur,
J'ai été très touché de la note si aimable que
vous avez publiée à mon sujet.
Oui, je souffre bien d'une maladie de l'esto-
mac ; oui, ma tête est encore solide et n'a ja-
mais éprouvé aucune des fêlures que nous
avons pu constater, aux heures de réaction
boulangiste, chez ceux qui me diffament au-
jourd'hui.
C'est en luttant pour la République que j'ai
contracté le mal dont je souffre. J'espère
prouver avant peu qu'il me reste encore des
forces à dépenser au service de mes convic-
tions républicaines et socialistes.
Merci encore une fois, monsieur, et croyez
à mes sentiments bien distingués.
A. LAVY.
Je suis rentré à Paris depuis hier.
CHRONIQUE DU JOUR
- t
LES GARDES PARTICULIERS
La première chambre de la cour d'appel
a condamné à cent francs d'amende et à
la confiscation de son fusil, un chasseur
qui avait chassé en temps prohibé. Voilà
une procédure bien solennelle et une au-
dience fort ma;estueuse. Quoi 1 la cour
d'appel dérangée pour un délit de chasse !
C'est que le délinquant n'était pas ordi-
naire : un fonctionnaire d'un ordre tout
spécial, assermenté, ayant le pouvoir de
faire condamner les gens à l'amende et à
les envoyer en prison, parfois même s'ar-
rogeant le droit de vie et de mort sur les
citoyens, un magistrat vraiment , plus
puissant qu'un président de tribunal, ce
chasseur délinquant: un garde particulier.
C'était donc un garde, chargé de proté-
ger le gibier, qui le détruisait et c'était
l'homme qui devait verbaliser contre les
délinquants qui commettait le délit! Voilà
un étrange protecteur du lapin, et les bois
à lui confiés étaient bien gardés 1
Au. fond ce garde n'était peut-être pas
dur au pauvre monde et, braconnier lui-
même, peut-être avait-il des indulgences
et des façons bonhomme de fermer les
yeux. C'était un garde avec qui l'on devait
s'entendre.Un de ceux qui ne molestent pas
les populations. Une terrible institution
que celle des gardes et dont nous n'avons
nulle idée dans nos villesl Mais à la cam-
pagne quel tyran redouté, quel ennemi
dangereux, quel instrument de terreur et
de réaction que le garde particulier!
Comment se fait-il que l'on n'ait pa!;!
encore bâclé la loi en travail sur cette/
dangereuse institution? II y a urgence â"
armer du droit de révocation immédiate
des gardes particuliers, les sous-préfets et
j'ajouterai les juges de paix. La Répu-
blique, dans les campagnes, est tenue en
échec par ces hommes armés, dont beaux
coup sont compromis dans les dernières
aventures boulangistes et qui conspirent,
le fusil en bandoulière, contre nos insti.¿
tutions. Ils représentent dans notre démo-
cratie la féodalité dans ce qu'elle a de plu&
vexatoire. Plus réactionnaires générale*
ment que leurs patrons, les hautains châ-
telains, certains gardes ont la haine du,
citoyen utile et cherchent à lui nuire &
toute occasion. De plus, le garde, investi
par le tribunal du droit d'infliger deï
procès-verbaux, domine par la crainte leal
malheureux placés sous sa coupe.
On en vient à se demander comment,,
pour conserver quelques lapins, la démo^
cratie permet à des hommes aux gages
d'un particulier d'exercer un pouvoir plus
redoutable que celui de n'importe quel
magistrat. Un citoyen peut braver impu-
nément toutes les autorités jusqu'au pré-
fet, sans risquer grand'chose, s'il s'est
attiré l'animosité d'un garde particulier,
malheur à lui ! Les procès-verbaux, les
amendes, peut-être même les coups de
fusil pleuvront sur lui. Un garde particu-
lier a droit de haute et basse justice sur
tous les croquants d'alentour. Il règne, il
trône, il distribue faveurs et punilions. En
temps ordinaire, il daigne s'humaniser et
volontiers consent à boire bouteille avec
sès vassaux, mais vienne la période élec-
torale, si son maître ou quelqu'un de ses
amis est candidat, la féodaiité reparait et
l'homme d'armes du château opprime et
menace Jacques Bonhomme.
Il n'est pas toujours facile, quoiqu'on en
dise, de tromper la tromperie électorale.
Le secret du vote n'est pas absolu, sut tout
dans les élections locales ou cantonales.
Le paysan vote à bulletin fermé, sans
doute, mais ce bulletin peut avoir des ca.-
ractères qui le font reconnaître, par
exemple il est manuscrit, sur papier blanc
ordinaire, lorsque le concurrent du châ-
teau a des bulletins imprimés. Mille autres
subterfuges sont usités par les truqueurs
électoraux, et le garde-particulier est
chargé d'exécuter les vengeances du hobe-
reau qui ne trouve pas son compte de
bulletins.
La réforme de l'institution aristocratique
et dangereuse deslgardps particuliers s'im-
pose. Il ne faut pas que cette magistrature
armée continue de faire la loi dans les
campagnes. Que les gardes protègent les
lapins, soit, mais il faut que leur révoca-
tion puisse être prononcée par l'autorité
civile à la moindre plainte. Cette armée
prétorienne des châteaux, si rude au
pauvre monde, doit, être sinon licenciée,
du moins surveillée et contenue. L'utilité
de ces gardes devrait se borner aux ser-
vices ordinaires d'un concierge ou d'un
jardinier sans empiéter sur les attribu-
tions de la magistrature. Les lapins n'ont
pas besoin d'être défendus par des per-
sonnages ayant les prérogatives de la gen-
darmerie. Ajoutons que ces gendarmes-
là font quelquefois tout le contraire de
leur gendarmerie, comme il est survenu à
ce propriétaire de Seine-el-Mame, dont le
garde, en temps prohibé, détruisait "6
gibier qu'il était chargé de conserver.
GUW.
———— » ————
Feuilleton du RAPPEL
DU 26 JUILLET
28
LE
BOULIN lUX CORBEAUX
PREMIÈRE PARTIE
LA BRUTE
XXIV
La chanson d'un passant
- Suite -
! Colette achevait dans la cour son énorme
bouquet de fleurs des champs.
Tout à coup, avec une exclamation
joyeuse, elle laissa retomber sur la table
sa gerbe de fleurs.
-M. Morel, fit-elle.M. Claude Morel, ici !
Le portail à peine franchi, Claude vit Co-
lette et s'empressa d'aller la rejoindre sous
les arbres.
— Mon Dieu, oui, répondit-il gaiement,
moi ici. Je suis invité par le comte, qui
doit aujourd'hui même me faire visiter son
grenier d'abondance, puisque c'est ce nom
qu'il donne à son moulin. ;
— La bonne idée qu'il a eue et la char-
mante surprise que vous me faites 1.
- Etes-vous gentille de me parler ainsi!
Tenez 1 asseyez-vous là". mon bou-
quet n'est pas encore complètement ter-
miné ; vous allez m'aider à le finir.
Claude alla s'asseoir sur le banc, près
de la table, à la place que Colette lui dé-
signait delà main.
Reproduction interdite.
Voir ie Rappel du 29 juin au £ 5 juUlçt, j
»
Quand ils furent l'un près de l'autre, le
jeune homme passant à la jeune fille les
fleurs qu'elle assemblait, ils restèrent quel-
ques instants silencieux.
A la fin, Claude voulut rompre le si-
lence.
Comme il ne savait par où commencer,
il dit seulement:
— Etes-vous assez adroite ! Est-ce assez
délicatement fait, ce que vous faites là !
- Prenez garde! fit Colette, si vous
devenez flatteur, je n'aurai plus confiance
en vous.
- Je ne vous flatte pas, je dis la vérité.
- Alors, je ne vous semble pas gauche?
- Pouvez-vous même employer ce mot!
— En ce moment, peut-être, vous me
voyez ainsi, parce que je suis seule à vos
côtés et que vous ne pouvez pas me com-
parer à une autre.
— Vous êtes toujours seule à mes cô-
tés, répondit Claude d'une voix trem-
blante ; même étant loin de vous et ayant
devant moi d'autres jeunes filles, c'est en-
core vous que je vois, que j'entends, que
j'approche et que j'écoute. Quand vous
n'êtes pas visible à mon regard, vous
l'êtes à ma pensée; quand nous nous sé-
parons, je n'ai qu'à. prêter l'oreille aux
caresses du vent, aux mille bruits de la
nature pour m'imaginer que c'est vous
qui parlez.
Colette pencha doucement la tête, de-
vint immobile et laissa tomber ces mots
d'une voix lente, légère comme un
souffle :
— C'est élrangeJ. Ce que vous pré-
tendez éprouver à propos de moi, c'est
ce qu'il m'arrive de ressentir à propos de
vous.
- C'est bien simple, murmura Claude,
c'est que tous les deux..v
Il n'osa pas achever.
A ce moment, un vieil air très doux et
très mélancolique s'éleva au loin dans la
campagne : c'était sans doute un jeune
laboureur qui se reposait de son travail
en chantant.
Les paroles de sa chanson se distin-
guaient à peine.
Claude et Colette se regardèrent émus
et troublés, pendant que la voix disait :
Les blés sont beaux, les blés sont grands,
Et leurs épis, sainte couronne,
Font l'orgneil de nos vieux parents.
Allons dans les blés, ma mignonne !
- Entendez-vous? demanda Claude
très bas.
— Oui, répondit Colette, une chanson
passe dans l'air.
La voix continua :
Les blés sont grands, les blés sont beaux :
C'est du bon pain que Dieu nous donne ;
Allons pieds nus, car nos sabots
Ecraseraient les blés, mignonne!
Claude se rapprocha un peu de Colette
et prit ses mains dans les siennes, sans
que la jeune fille essayât de les retirer.
Ils ne se rendaient compte, ni l'un n
l'autre, de ce mouvement instinctif. Ils
écoutaient comme grisés.
La voix reprit :
Les blés sont beaux, les blés sont grands,
Et près d'eux notre cœur frissonne
Au souffle des baisers errants.
Cachons-nous dans les blés, mignonne!
- Que veut dire cette chanson? inter-
rogea Colette.
— Qu'il faut aimer, dit Claude dont tout
l'être frissonna en prononçant ces mots
d'une voix éteinte.
— Aimer ! le joli mot. répéta la jeune
fille avec un ineffable sourire.
- Aimer ! n'est-ce pas le cri de toute la
nature?
Ils entendirent cette dernière strophe,
qui monta dans le soleil radieux de cette
belle journée de juin :
Les blés sont grands, les blés sont beaux;
Sans jamais rien dire à personne,
Ils font un nid aux jouvenceaux.
Allons dans les blés, ma mignonne!..
Il y eut un silence.
— La voix s'éteint, dit Claude.
— Plus rien, soupira Colette.
— Du moins, reprit-il, cette naïve chan-
son nous a révélé que l'amour était permis
quand on a notre jeunesse. Je crois à la
chanson de ce laboureur ; je vous aime,
Colette; voulez-vous être ma femme?
Colette leva vers lui ses grands yeux
noirs, clairs et profonds.
— Moi aussi, Claude, dit-elle, je vous
aime, et je veux bien être votre femme.
— Vous m'autorisez à demander votre
main à M. de Lansac?
— Je vous y autorise de tout mon
cœur.
— Et si votre mère me la refuse ?
— Le comte de Lansac intercédera pour
nous.
— C'est vrai. Il nous observe depuis
longtemps. Je m'en suis aperçu; il a dû
deviner notre secret.
- Comment aurait-il pu ne rien voir?
J'ai bien lu dans vos yeux, moi.
— Et moi dans les vôtres.
Ils se levèrent.
Claude, suivi dc'Coletle, qui emportait
son bouquet, se dirigea lentement vers la
grande salle a manger du moulin en sou-
riant à la jeune fille, que le bonheur parait
d'un éclat nouveau.
XXV
Gr;!CIl.. de ftoàesice
Claude et Colette se croisèrent en en-
trant dans le moulin avec Alexis et Ma-
rianne «'-j, ,ïJr;-'" les avoir salués rcspec-
tueusement, sortirent pour aller voir sur
la route s'ils n'apercevaient pas la voiture
de M. de Lansac.
Alexis riait en dessous.
— Qué que t'as, mon vieux"? lui de-
manda la mère Marianne, qui le guignait
de l'œil en souriant aussi.
— Je pense aux parents de M. le comte.
— Comme moi, alors.
— As-tu vu sa belle-sœur, Mme Césarine
de Lansac ; en voilà une qui me tape sur
les nerfs.
- Tiens ! elle rage. la vieille pincée,
la vieille envieuse, la vieille avare!.. Elle
voudrait mordre à la brioche. Mais j'es-
père bien que M. le comte ne se laissera
pas apitoyer par ces sangsues-là ; qu'il
gardera pour lui seul des millions qui, du
reste, n'ont été légués qu'à lui. Et il fera
bien! Si j'en juge par l'échantillon que
nous venons de voir, à part Mlle Colette,
sa famille ne vaut pas cher !
— Ont-ils fait tous assez de plaisanteries
à propos de l'affiche fixée là, à la porte du
moulin, et provenant les pauvres que M.
le comte les 'recevrait ce soir, à quatre
heures?
— Et il en rendra une ribanbelle, je t'en
réponds.
— Ça sera bientôt ici comme c'est à
l'usine de Saint-Ouen. Là-bas on adore
M. de Lansac et c'est naturel : il est la
providence des ouvriers.
— Veux-Lu que je te dise ? Eh bien ! cet
homme-là, c'est un envoyé du bon Dieul
— Pour sûr l Et c'est peut-être à cause
de cela qu'on le traite de fou.
Tout en causant, ils s'étaient rappro-
chés de la porte charretière et allaient en
franchir le seuil, lorsque Rivalon et Rosa,
qui venaient de se restaurer à Gravelle,
pénétrèrent. dans la cour et s'approchèrent
d'eux.
— Le Moulin aux Corbeaux ? demanda
Rosa, dont l'œil était émerillonné par les
copieuses libations du déjeuner.
— C'est ici, répondit Marianne ?
— Que désirez-vous? reprit Alexis, en
regardant avec méfiance nos deux gredins.
Qui êtes-vous?
- Faut se présenter? fit Rivalon d'un
ton goguenard. Eh Lien! voilà: Antoine
Rivalon, rentier à ses moments perdus.
-Et bookmaker aux autres,,,ijouta Rosa.
Le drôle reprit en désignant sa mai-
tresse :
— Mademoiselle Rosa-Rébé, professeur
de chorégraphie fin de siècle à l'Elysée-
Montmartre!. La reine du grand écart!.
- Mais cela ne nous explique pas?.
interrogea Marianne.
— Ce que nous voulons? dit Rosa ; par-
ler à M. le comte de Lansac.
— Ça vous épate peut-être? ajouta Ri-
valon.
— Vous connaissez M. de Lansac ? de-
manda Gauthier.
— A tel point, qu'il m'a déjà fait flan..
quer à la porte de chez lui.
— Et c'est avec cette recommandatiod.
— Que nous nous présentons, acheva
Rosa, mon Dieu oui.
— Il peut se faire que M. de Lansac
vienne, dit Marianne voulant se débarras-
ser du couple, mais nous n'en savons rien.
— Nous ne sommes pas pressés, répon-
dit Rivalon. Nous attendrons.
- Pas dans le moulin, toujours.
- T'es pas poli, mon vieux! goguenarda
Antoine.
— Est-ce que je vous connais ?
- Patience î t'apprendras à me con-
naître. A tout à l'heure, mon gros, a
tout à l'heure.
JULES DQRNAY.
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