Titre : La Lanterne : journal politique quotidien
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1889-12-29
Contributeur : Flachon, Victor. Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 29 décembre 1889 29 décembre 1889
Description : 1889/12/29 (N344). 1889/12/29 (N344).
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Description : Collection numérique : BIPFPIG33 Collection numérique : BIPFPIG33
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7519151b
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-54
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 23/07/2012
N°344
ABONNEMENTS AU SUPPLÉMEnT
PARIS ET DÉPARTEMENTS
Trois mois. le Cr..
Six mois. 3 ua
Un an 6 -
5 cent le NI
LE Lanterne
SUPPLÉMENT LITTÉRAIRE
PARAISSANT DEUX FOIS PAR SEMAINE
29 Décembre 1889
IBOIHEmEITS AU SUPPLÉIEIT
ÉTRANGER (UNION POSTALE UNIVERSELLIt
Trois mois 3 [r. *
Six mois. 6 *
Un an 10 »
le N" cent. 5
Lire à la troisième page la prime
offerte aux Abonnés et Lecteurs du
Supplément Illustré.
SOMMAIRE
CATULLE f¡.IEN J).i:s : Le Lis qui ne fteurit plus.
Armand Sii/vestre :Pêchc Miraculeuse.
DUBUl" DE LAFOREST: FiLe de Lesbos.
François Villon : Ballade de bonne doctrine.
Maxihxge Mon I EGUI: Appartement à louer.
Edouard I'aiu.iiroïï La Neige.
Plum: Cruelle Enigme.
Primes à nos abonnés et lecteurs.
Petite Chronique des Lettres et des Arts.
Petite Correspondance.
Problèmes et Jeux d'Esprit.
ERNEST FEVDEAU : Fanny (feuilleton).
MAURICE DRACK : La Belle Gantière (feuilleton).
Edmond GONDINET : Le Homard (feuilleton).
PASSERAT: Le Premier Jour de mai (musique).
ttsap~am~tjetMcasEBaiKsmM~~ l'~
LE LIS QUI NE FLEURIT PLUS
Lecteur, ta maîtresse te trompe.
Remarque que je n'ai point dit: « Ta
lemme te trompe ! » d'abord parce que,
même en ces pages frivoles, j'aime à de-
meurer respectueux de l'honneur conju-
gal, et, aussi, parce que je ne veux pas
te supposer assez dénué de sens commun
ni assez abandonné des dieux pour avoir
commis l'imbécile crime de te faire oc-
troyer par la loi ce qui n'est précieux que
si l'amour le donne : il n'est baiser que de
libres lèvres ; celui qui se marie éveille
l'idée d'un homme qui irait demander à
LE LIS QUI NE FLEURIT PLUS
M. le maire la permission de cueillir une
rose.
Donc, ta maîtresse te trompe.
Tu te récries ! tu affirmes que je mon-
tre une étrange impertinence ! « Et pour-
quoi mon amie me serait-elle infidèle ?
Ne suis-je pas jeune, beau, élégant, spi-
rituel et riche ? N'a-t-elle point chaque
jour, quand elle passe à mon bras, le dé-
lice d'entendre le murmure envieux des
lice
autres femmes? Hier soir encore, après
beaucoup de délicates rhétoriques, je lui
ai prouvé à diverses reprises que le souci
des phrases littéraires ne me détournait
point de devoirs plus sérieux ; et n'avait-
elle pas au cou, ce matin, un collier de
perles et de saphirs dont je lui fis don
pour la remercier d'avoir les dents si
blanches et les yeux si bleus ? »
Lecteur, tu n'avais pas besoin de me
dire ces choses. Je n'ai jamais eu la
pensée de révoquer en doute les mérites
qui te parent. Tu es, à toi seul, Hylas,
Hercule, Alcibiade et Gorgias, avec un
peu plus de modernité. Et de quel droit
lirais-tu ce journal, où écrivent les bons
rimeurs ? De quel droit t'enivrerais-iu
d'ambroisie, si tu n'étais pas une espèce
de jeune dieu ? J'ajouterai que moi-même,
pour médiocre que je me connaisse, j'au-
rais dédaigné de t'offrir tant de contes,
où je m'efforçai d'imiter Amarou, Apulée
et Théodore de Banville, si je no te ju-
geais digne de l'amour de toutes les fem-
mes.
Mais ta maîtresse te trompe.
Elle t'adore, puisque tu vaux d'être
adoré; j'accorde également, — tant je
suis porté aux concessions, — qu'elle est
de sa nature aussi vertueuse qu'amou-
reuse. et qu'elle éprouve d'intolérables
remords lorsqu'elle baise avec les plus
passionnés balbutiements une lèvre qui
n'est pas la tienne ; ah ! mon Dieu ! oui,
la pauvre, elle souffre de t'être parjure !
Tu ne saurais te faire une idée des affres
dont s'accompagne chez elle la trahison.
surtout lorsqu'elle ne peut s'y empêcher
d'y prendre plaisir ! Plus son crime lui
est agréable, plus il lui est épouvantable 1
Une martyre Voilà ce qu'elle est, quand
elle défaille d'ivresse. Mais, enfin, elle te
trompe, elle te trompe, elle te trompe !
A vrai dire, tu ne peux point en déso-
ler outre mesure, puisqu'un mal est
moindre à chacun quand il est commun
à tous. Ton infortune, lecteur, est la nô-
tre. Tu es trompé comme nous le som-
mes. Et toutes les maîtresses, sur ce
point, sont pareilles à la tienne.
Mais gardons-nous de leur en vouloir.
Si elles sont infidèles, — ah! qu'il leur
en coûte ! — ce n'est pas de leur faute.
Non. Là faute en est à la sultane Ama-
laïde, qui se promenait un jour, il y a
un peu moins de vingt mille ans, dans le
jardin de l'enchanteur Jeschadour.
La sultane, tout en respirant l'air frais,
dit à l'enchanteur:
— Il est certain que je me sens portée à
ne pas vous être désormais aussi cruelle
que vous avez l.e-droit-de me le reprocher
de vous l'avoir été jusqu'à présent. Outre
que vous voue rendîtes, grâce à votre art
magique, aussi beau que le plus beau
des jeunes hommes qui ressemblerait à
la plus belle des jeunes femmes — votre
barbe, délicieusement touffue et blonde,
a ceci de troublant qu'à votre menton
elle ne paraît pas à sa place, — outre que
vous savez tenir des propos qui feraient
battre un cœur d'airain dans une poitrine
de marbre, voua ja&'avez. octroyé des
dons qui ne me laissèrent pas indiffé-
rente. C'est à vous que je dois de possé-
der une perle qui, lorsque je souffle des-
sus, devient, selon mon désir, une étoile
que je puis me mettre dans les cheveux
ou une chaise à porteurs soulevée par
des cygnes qui s'envolent vers la voie
lactée, Vous avez créé pour moi un ros-
signol invisible qui, avec des mots plus
mélodieux que tous les ramages, chante
éternellement les louanges de la rose
pâle qui fleurit à l'orteil de mon pied
gauche ! Et, une fois qu'en traversant un
champ de marguerites, j'avais, lasse de
tant de blancheurs monotones, manifesté
le désir de voir une autre couleur, un
peu de rouge, par exemple, vous avez eu
la complaisance de faire décapiter devant
moi. en une seule matinée, un million de
jeunes pages et de filles servantes, de
sorte que toute la terre, jusqu'à l'horizon,
fut écarlate comme un champ de pivoi-
nes. De telles courtoisies sont bien fai-
tes pour toucheivune âme délicate. Et je
vous avoue qu'enfin vous n'êtes pes éloi-
gné du suprëme bonheur que votre pas-
sion sollicite. Je pense même que le jour
ne s'achèvera pas sans que vous ayez
beaucoup de remerciements à m'adresser,
— si je peux satisfaire, grâce à vout-, un
caprice encore qui m'est venu.
— Eh! madame, dit Jeschadour, de
quoi ne serais-je point capable pour ob-
tenir les délices qui ruisselleraient de
v,.tre robe ouverte, comme le miel s'é-
coule d'une ruche brisée ? Dites votre
désir, sultane, et, quel qu'il soit, il sera,
je le pense, obéi,
Amalalde, après un silence, soupira :
— 11 est certain que les fleurs de ce
jardin où nous prenons le frais sont fort
belles et délicieusement odorantes. Mais,
hélas 1 ce sont des jasmins, des tulipes,
des jacinthes ; il s'épanouit de pareils
calices dans presque tous les parterres;
si je cueille cette rose, une autre femme,
venant après moi, pourra cueillir une
rose aussi. Je voudrais que vous fissiez
éclore des fleurs qu'aucune autre main
que la mienne ne pourrait détacher de
la tige, et qui, une fois, cueillies ne
refleuriraient ornais plus; des fleurs qui
ne vivraient qL'un temps, le temps de
charmer mon regard et de parfumer ma
lèvre. -
Jeschadour répondit : *
- Voilà, madame, un vœu qu'il est
bien facile d'exaucer ; je m'attendais, en
ma gratitude déjà de la récompense qui
m'est promise, à une plus terrible exi-
gence. Veuillez me suivre derrière ce
buisson plus haut qu'une muraille; vous
verrez trois admirables fleurs, que FœiJ
humain a bien rarement contemplées;
vous choisirez l'une d'elles ; et celle que
vous aurez cueillie jamais plus ne refleu-
rira sur la terre.
— Quoi ! des trois n'en pourrai-je
cueillir qu'une?
- Hélas 1 ma puissance a des bornes.
— Je saurai donc limiter mon désir,
mais hâtez-vous de me conduire vers ces
floraisons merveilleuses.
Quand elle fut en présence des trois
fleurs, la sultane Amalaïde ne put s'em-
pêcher de s'avouer éblouie, tant ce qu'elle
voyait était rayonnant et superbe !
Hors d'un remuement de feuilles qui
semblaient des éméraudes vivantes, l'un
des calices, vaste, fier, auguste, s'ouvrait
comme une éclosion d'aurore qui ressem-
blerait à une énorme rose faite d'or et de
neige. -
— Oh! comment nomme-t-oïl cette
fleur? demanda la sultane.
Jeschadour répondit :
— Madame, on la nomme Beauté.
Un autre caiice, un coquelicot palpi-
tant et remuant comme s'il eût été secoué
par l'orage, avait la rougeur des four-
naises du soleil à l'horizon qui s'embrase;
et il charmait, et il effrayait, et, à se
tenir près de lui, on éprouvait partout le
délice horrible d'une brûlure.
— Oh! comment nomme-t-on cette
fleur ? demanda la sultane.
Jeschadour répondit :
— Madame, on la nomme Amour.'
Le troisième calice était sévère et pâle
comme une jeune fille vêtue d'une robe
Planche. Il avait l'air si pur, un peu mé-
lancolique, d'un lis qui serait fait de can-
deur et de vertu.
- Oh 1 comment nomme-t-on cette
fleur ? demanda la sultane.
Jeschadour répondit :
— Madame, on la nomme Fidélité !
Alors Amalaïde songea; puis, rêveuse
encore :
— Ainsi, je puis choisir entre les trois
fleurâ ?
- Oui, sultane, dit le mage.
— Et si je cueille la rose d'or et de
neige?.
— Jamais plus elle ne fleurira !
— Vous voulez dire qu'il n'y aura plus
de beauté sur la terre?
- Ii n'y en aura plus en effet.
- Quoi, moi-même serai-je laide ?
- Vous-même le serez ! mais je ne vous
en aimerai pas moins. ,
— C'est une expérience que je ne veux
point faire; je laisserai donc cette fleur
sur satire.
Elle s'approcha du second calice:
— Et si je cueille ce coquelicot? de-
manda t-elie.
— Vous voulez dire qu'il n'y aura plus
d'amour en ce monde.
— Moi-même je ne vous aimerai plus 1
mais vous ne cesserez pas d'être belle.
— Bon ! Quel plaisir aurait-on à être
jolie pour des yeux qui ne sauraient
s'éprendre? Voilà une fleur à laquelle je
me garderai bien de toucher.
Elle se pencha vers le troisième calice.
- Et si je cueille ce lis ? demanda-t-
elle.
— Jamais plus il ne fleurira !
- Vous voulez dire qu'il n'y aura plus
de fidélité en ce monde, qu'aucune dame
désormais n'aimera avec constance son
amant ou son époux.
— Vous-même vous trahirez les ser-
ments jurés 1 Mais vous n'en serez pas
moins belle ni moins adorée.
Après réflexion, la sultane, Amalaïde
dit en un petis rire :
- Eh! eh! c je pense qu'entre divers
maux il faut choisir le moindre ; et puis-
que mon caprice me pousse à cueillir
l'une de ces trois fleurs.
Elle cueillit le lis si pur un peu mélan-
colique, le lis qui était fait de candeur
et de vertu! Jeschadour, d'abord, ap-
prouva le choix, car le sultan, dès le soir
même, fut trompé autant qu'il est possi-
ble de l'être; mais l'enchanteur montra
moins de satisfaction lorsque, à trois
jours de là, Amalaïde, toujours belle et
toujours adorée, quitta ses palais et ses
jardins et le mage aussi, pour suivre sur
les grandes routes unjeunemendiant,ha-
billé de haillons et de soleil, qui lui avait
envoyé, en passant, du bout des lèvres,
un baiser.
Catulle Mendés.
pWBBDJJMftJJMMMill llll ■WmSCTI
PECHE MIRACULEUSE
I
La fraîcheur du matin, sous le frémis-
sement argenté des saulaies ; sur l'eau
qui glisse entre les joncs dressés comme
des flèches, sous les larges feuilles des
nénuphars serrées comme les boucliers
de la macédonienne phalange, suivre les
imperceptibles sursauts d'un bout de
plume marcher dans l'herbe haute et
mouillée, un vol eflaré de libellules aux
ailes transparentes vous passant au vi-
sage ; suspendre son souffle pour n'en pas
faire trembler une feuille ; s'isoler ainsi
dans le rayonnement de l'aurore tamisé
par les feuillages et faisant courir des
gouttes d'or clair sur le gazon, voilà certes
un bel et noble emploi des premières
heures du jour et tel que je n'en sais
qu'un autre meilleur, lequel je vous dirai
bientôt aussi.
Je n'ai jamais souffert qu'on plaisantât
devant moi, les pêcheurs à la ligne. Tan-
dis que les chasseurs sont les mauvais
génies des campagnes, les pêcheurs sont
les véritables moralisateurs des eaux. Ils
enseignent au poisson la sobriété en lui
montrant les inconvénients de la gour-
mandise. Ce sont les Lycurgues des fleu-
ves et des étangs. Leur plaisir silencieux
ne trouble personne : ils n'emplissent pas
des claquements de la poudre l'air d'où
toute sérénité s'enfuit à leur approche.
Paisibles et patients, ils sont l'image du
citoyen docile et que le premier imbécile
du monde suffirait à gouverner, ce qui
est la première condition pour le bonheur
des peuples. Leur immobilité profession-
nelle pourrait être ingénieusement utili-
sée dans bien des emplois, celui des po-
teaux indicateurs, par exemple. La régu-
larité de leurs habitudes les pourrait
substituer aux chronomètres. Enfin je ne
connais pas de gens plus utiles à la bonne
gestion d'un Etat dont les maîtres ne de-
mandent qu'à tripatouiller tranquillement,
ce qui est l'idéal de tous les gouverne-
ments pacifiques.
LA PÊCHE MIRACULEUSE
OU cette ouverture annuelle de la
pêche, quel souvenir! Je n'en dormais
pas, autrefois, d'une huitaine, au temps
où la fantaisie entrait pour quelque chose
dans l'usage monotone de mon temps.
Maintenant encore je m'associe aux im-
patiences des autres et je partage leurs
fièvres. Et ma pensée les suit jusqu'au
bord de la rivière, qui ne semble plus
qu'une large epee sous les lances afcaisr
sées de chevaliers prêtant quelque so-
lennel serment.
Je dois dire cependant qu'aucun homme
ne ressentait les impressions g-randiosea
au même point que le notaire Pécoustat,
pour qui cette semaine d'attente, cetté*. «
longue veillée des armes avant le grand
jour prenait les dimensions d'une mala.
die. Ses dossiers ! C'est inouï ce qu il S'OB
fichait pendant cette période d énerve-
ment délicieux. Il montait, montait de»
lignes; attachait, attacli ait des hameçons;
préparait, préparait des amorces, inca-
pable de toute autre chose, inhabile à.
rédiger le moindre contrat. Il avait l'es-
prit si fort empli do noms de poisson.
qu'il en farcissait te* actes, appelant la*
marié : M. Gardon, quand il se nommait
Al. Thomas, et la fiancée : Mlle Brtttna.
quand elle était demoiselle Capoulot !,
Plusieurs mariages furent déclarés nu
de ce fait, ce qui lui nuisit 71llÜnilUo' ni
dans la région. Ses rêves étaient diA na
inconvenance troublante.Toujours lalis ne
en main et il se réveillait ep appelant sa
femme : mon ablette adoréf; 1
Eh bien, il y avait une personne pl«s
heureuse encore que lu) de l'ouverture
de la pèche : Mme Pécoustat; et un gar*
çon plus content qu'eux deux à la fois:
son clerc Landry.
Mais ceci mérite une explication.
II
J'ai dit qu'il est un emploi plus noble
encore, des heures radieuses du matin,
que la poursuite des goujons sur l'or
FEUILLETON DU 29 DÉCEMBRE 1889
<3j
FA N N Y
PAR
ERNEST FEYDEAU
(Suite)
Jamais je n'avais soupçonné tant de
séductions dans une créature humaine,
tant de délicatesse dans un cœur, tant
de grâce dans la réserve, tant de pu-
deur dans l'abandon.
Un mélange d'enthousiasme et de
rêverie, d'illusions et de décourage-
ment de mélancolie et d'enfantillage,
m'avait suffi pour obtenir son amour.
Cependant elle me paraissait blasée
sur les soins et les prévenances. Elle
avait été, sans doute, tant aimée ! Belle
encore, plus belle qu'elle ne le croyait
peut-être, elle augmentait chacune de
ses grâces par le "timide effort qu'elle
faisait pour éviter l'apathie que, de
loin, avec les années nouvelles, elle
sentait venir. Il y avait surtout de cer-
tains jours où son regard se laissait
plus humainement pénétrer, où ses lè-
vres s'unissaient avec une expression
de méditation plus affectueuse, où ses
cheveux, flottant par molles boucles sur
* ses tempes doucement amincies, les
enveloppaient avec une sorte de pitié
suave. Alors je regardais ses mains
potelées et si blanches, et je pensais
qu'elles s'étaient comme doublées afin
que leurs dernières caresses fussent
plus amples, plus maternelles; j'écou-
iais avec inquiétude les soupirs qui
s'exhalaient de sa poitrine oppressée.
Ils me semblaient la jprotestation as-
sourdie de son cœur, qui résistait en-
core à l'indinérence tout en souhaitant
peut-être l'indifférence comme un re-
pos, et jetait sa plus belle flamme avant
de se contracter sur lui-même pour
cesser de battre.
XI
J'étais heureux ! Mais j'allais bien-
tôt ne plus l'être. Jusqu'alors, avec la
délicatessse la plus touchante, Fanny
avait évité de faire devant moi la moin-
dre allusion à son mari. Avec un peu
de bonne volonté, j'aurais donc pu me
figurer qu'elle était libre et ne se par-
tageait pas. Elle s'était donnée d'une
façon si pudique ! comme une reine,
sans rien marchander de ce qui ne
pouvait pas être vendu. Mais un jour,
— je ne sais comment cela fit! — le
nom de l'un de ses enfants vint réson-
ner sur ses lèvres, et, depuis, elle ne
put se retenir de me parler d'eux..
Elle les adorait d'un amour si fu-
rieux, que je crois qu'elle m'eût quitté
si je n'avais pris plaisir à l'entendre
me raconter mille choses puériles qui
les concernaient. Pour moi, je feignais
toujours d'attacher un très grand in-
térêt à ces récits qu'elle débitait avec
une abondance de cœur extraordinaire;
mais j'écoutais bien plus la musique
de ses paroles que le sens qui s'en dé-
gageait. J'adorais sa voix douce et mé-
lodieuse. Et puis j'étais un peu jaloux
de tout ce qu'elle aimait.
Elle me parlait donc de ses enfants.
Le plus jeune ayant été atteint par
une épidémie passagère, je crus que
j'allais prendre en haine ces pauvres
petits êtres, qui n'avaient d'autre tort
que de se blottir frileusement avec moi
dans le nid d'amour du même cœur.
Elle fit alors une chose qui me força à
réfléchir bien amèrement sur la som-
me d'affection qu'une mère peut don-
ner à un homme. Elle resta six semai*
nés sans me voir. Elle ne bougea pas
du pied de ce berceau sur lequel se dé-
battait le doux trésor vivant formé du
propre sang de son cœur. A peine m'é-
crivaiUeVs quatre lignes pour me som-
mer de souffrir et de m' affliger avec
elle- "-'-"--"
— Homme orgueilleux qui prétends
régner seul sur le cœur d'une femme,
me disais-je, aux moindres plaintes
d'un enfant, vois quelle leçon te donne
la nature !
A force de songer à cet enfant, je
me surpris à penser au mari. Et bien-
tôt, malgré moi, je ne pensai 'plus qu'à
lui seul. Je ne l'avais jamais - vu- Que
m'importait autrefois de regarder
l'homme qui lui donnait le bras pour
entrer au bal et se perdait discrète-
ment dans la foule dès qu'un cercle
d'admirateurs s'était refermé sur elle,
pour l'isoler de lui? Je n aimais, je ne
voyais qu'elle. Je ne vivais que pour
elle. Que m'importait son mari ?
Cependant lorsque son enfant fut
guéri, le premier jour où elle me re-
vint, — plus affectueuse et plus belle,
— elle ne s'aperçut pas qu'il y avait
en moi un nouvel homme ; mais elle
devina qu'une préocupaiton secrète me
tenait en éveil, pendant que, sans mot
dire, je promenais ma main sur son
bras nu. Alors, se jetant soudain sur
le soupçon le plus cruel, elle me re-
poussa, se leva et, avec un grand éclat
de voix, elle affirma que je l'avais
trahie.
Je souris doucement à cette accusa-
tion folle, et, lui prenant la main pour
l'inviter à se rasseoir, je lui dis sim-
plement que j'hésitais à lui demander
nne faveur nouvelle, par crainte de me
mentrer indiscret.
— Qu'est-ce donc? fit elle en me te-
nant encore à distance et levant sur
moi ses yeux surpris.
Je répondis que ces six semaines de
solitude m'avaient fait tristement ré-
fléchir sur notre imprévoyance. Ne
soupçonnant même pas qu'aucun inci-
dent pût nous séparer, nous ne nous
étions ménagé nulle occasion de rap-
prochement. Enfin, avec un embarras
dont je n'étais pas maître, je balbu-
tiai :
- Pourquoi ne suis-je pas admis
dans ta maison ?
Elle ne se doutait pas que je dégui-
sais ma pensée en parlant ainsi ;*car
aussitôt elle resplendit de sourires,
et, me jetant avec effusion les deux
bras au cou, elle m'avoua, en rougis-
sant, que, depuis le premier jour, elle
n'avait jamais cessé de souhaiter me
voir chez elle.
—Pourquoi donc n'en parlais-tu pas?
lui dis-je en la caressant.
Elle me répondit en faisant la moue
malicieuse des gens qui veulent être
devinés; et soudain les projets ravis-
sants d'existence commune de jaillir à
flots sur ses lèvres : « Je verrais ses
enfants! je les aimerais ! » Elle se fai-
sait fête de disposer plus élégamment
que jamais, pour me recevoir, le sa-
lon intime dans lequel n'étaient reçus
que ses amis. Quel bonheur de pou,
voir réunir, presque chaque jour
autour d'elle, tous les objets de son
affection la plus vive! Sa pensée dé-
sormais ne serait plus obligée d'aban-
donner ses enfants présents pour aller
chercher mon image à travers l'es-
pace, la ramener patfmi eux et la faire
doucement rayonner dans ce délicieux
réduit décoré par elle seule, selon son
goût. Enfin j'occuperais désormais une
place plus grande — non pas dans son
cœur, ce n'était pas possible, — mais
dans sa vie, et je prendrais immédia-
tement ma part de toutes ses ioies,
comme de toutes ses peines. C'était
un rêve charmant !
XII
Nous convînmes que j'accepterais
enfin les invitations de l'une de ses
amies qui donnait à dîner toutes les
semaines.
—Il n'y a jamais beaucoup de monde,
dit-elle ; tu pourras aisément te lier
avec nous.
« Nous!. » C'était la première fois
que, dans un mot, elle associait inno-
cemment son mari avec elle, sans se
douter de l'angoisse que cette associa-
tion me causait. Chère Fanny ! je sen-
tais une oppression vague me faire pâ-
lir, pendant qu'elle rougissait de bon-
heur. Elle se leva sur ce mot, terrible
pour moi et .sans importance pour elle.
Les deux heures étaient écoulées. Nous
nous quittâmes. En s'en allant, elle
emportait avec elle autant de confiance
qu'elle me laissait d'horrible espoir.
XIII
Oui, d'horrible espoir! car je ne puis
pas exprimer ce qui se remuait en moi
d'incertitudes, de souhaits et d'amer-
tumes, en songeant que j'allais enfin la
voir sous les yeux de celui qui gou-
vernait sa vie. Je mêlais tout cela dans
mon cœur comme des poisons et des
contre-poisons, et, de ce mélange abo-
minable, il se dégageait des vapeurs
d'une âcreté telle, que je sentais mon
cerveau vaciller dans ma tête, et que
mes genoux pliaient sous moi.
Mais ce n'était rien auprès de ce
que je devais éprouver à cette table
trop étroite où, sous les nappes de
clarté qui s'échappaient des globes des
lampes, nul convive ne pouvait dé-
rober à personne les pensées qui plis-
saient son front. Je ne vis rien d'abord
et répondis au hasard aux questions
que l'on m'adressait. Je mangeais ma-
chinalement, du bout des lèvres, m'ef-
forçant d'être (attentif et poli, mais
plus hagard qu'un assassin qui se sent
sur le point d'être découvert. Effaré
par le grincement des verres, par le
cliquetis de l'argenterie, par le frotte-
ment des porcelaines ; ébloui par la
réverbération des touches de lumière
sur les cloches qui couvraient les plats;
ahuri par le va-et-vient des valets em-
pressés qui servaient chacun, sans
mot tdire, glissant sans bruit sur les
tapis, comme des ombres noires gan-
tées de blanc; suffoqué parla chaude
atmosphère de la salle imprégnée de
fumets pénétrants, auxquels se mê-
laient l'odeur des vins et le goût des
fleurs, je ne regardais pas Fanny, je ne
l'écoutais même pas parler.Sa présence
à mon côté, m'était devenue insuppor-
table ; c'était comme un poids qui m'é-
touffait. Et je ne le regardais pas non
plus, LUI, que j'étais venu chercher
de si loin, avec le désir et la terreur
de le connaître. Aveuglé par des vi-
sions funèbres, je ne pouvais pas le
voir, quoiqu'il fût assis en face de moi.
Tout à coup, je ressaisis ma lucidité
en sentant un pied de femme se glisser
sur le mien et le presser d'une molle
étreinte. C était elle qui me prévenait
de ma préoccupation trop visible. Ja
lui adressais un regard pour la remer-
cier, et, me renversant alors sur le
dossier de ma chaise, je contemplai
longuement celui qui ne se doutait pas
de l intérêt puissant qu'allait faire nale
tre en moi l'étude de sa personne.
XIV
C'était une sorte de taureau à face
humaine. De taille moyenne, il avan-
vaiten mangeant ses robustes épaules,
et son siège gémissait sous la lourde
flexion de ses reins carrés. Je voyais
de ma place se dresser sur son front
les arcs sévères de ses sourcils héris-
sés de poils rudes, et son œil gris et
ciair rayonnait au-dessous avec l'éclat
métallique qui luit dans la prunelle im-
passible des carnassiers.
Il mangeait, réunissant devant lui
ses mains courtes et velues, et levant
les coudes pour mieux peser sur son
couteau brillant et sur le manche de sa
fourchette. Entre chaque assiétée, ii
respirait largement, s'essuyait la bou-
che et buvait à longs traits de grands
coups de vin pur.
Il n'avait ni méchant ni vulgaire ; il
avait l'air fort. Toute sa personne ré-
vélait une puissance de muscles extra-
ordinaire. La surface de ses joues et
de son menton bien rasée offrait la ri-
gidité du marbre, et son front net, ou-
vert, entouré de cheveux noirs déjà
grisonnants, décelait un esprit de vo-
lonté plein de droiture et de persis-
tance.
Son sourire était affectueux; son re-
gard sans malice, mais clair comme le
cristal. Il vous regardait en face, dans
les yeux, et de telle manière, qu'on
s'estimait heureux d'éviter ce miroir
d'acier gênant à force de franchise.
(La suite dans le numéro parai»-
sant mardi al décembre.)
i
ABONNEMENTS AU SUPPLÉMEnT
PARIS ET DÉPARTEMENTS
Trois mois. le Cr..
Six mois. 3 ua
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LE Lanterne
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29 Décembre 1889
IBOIHEmEITS AU SUPPLÉIEIT
ÉTRANGER (UNION POSTALE UNIVERSELLIt
Trois mois 3 [r. *
Six mois. 6 *
Un an 10 »
le N" cent. 5
Lire à la troisième page la prime
offerte aux Abonnés et Lecteurs du
Supplément Illustré.
SOMMAIRE
CATULLE f¡.IEN J).i:s : Le Lis qui ne fteurit plus.
Armand Sii/vestre :Pêchc Miraculeuse.
DUBUl" DE LAFOREST: FiLe de Lesbos.
François Villon : Ballade de bonne doctrine.
Maxihxge Mon I EGUI: Appartement à louer.
Edouard I'aiu.iiroïï La Neige.
Plum: Cruelle Enigme.
Primes à nos abonnés et lecteurs.
Petite Chronique des Lettres et des Arts.
Petite Correspondance.
Problèmes et Jeux d'Esprit.
ERNEST FEVDEAU : Fanny (feuilleton).
MAURICE DRACK : La Belle Gantière (feuilleton).
Edmond GONDINET : Le Homard (feuilleton).
PASSERAT: Le Premier Jour de mai (musique).
ttsap~am~tjetMcasEBaiKsmM~~ l'~
LE LIS QUI NE FLEURIT PLUS
Lecteur, ta maîtresse te trompe.
Remarque que je n'ai point dit: « Ta
lemme te trompe ! » d'abord parce que,
même en ces pages frivoles, j'aime à de-
meurer respectueux de l'honneur conju-
gal, et, aussi, parce que je ne veux pas
te supposer assez dénué de sens commun
ni assez abandonné des dieux pour avoir
commis l'imbécile crime de te faire oc-
troyer par la loi ce qui n'est précieux que
si l'amour le donne : il n'est baiser que de
libres lèvres ; celui qui se marie éveille
l'idée d'un homme qui irait demander à
LE LIS QUI NE FLEURIT PLUS
M. le maire la permission de cueillir une
rose.
Donc, ta maîtresse te trompe.
Tu te récries ! tu affirmes que je mon-
tre une étrange impertinence ! « Et pour-
quoi mon amie me serait-elle infidèle ?
Ne suis-je pas jeune, beau, élégant, spi-
rituel et riche ? N'a-t-elle point chaque
jour, quand elle passe à mon bras, le dé-
lice d'entendre le murmure envieux des
lice
autres femmes? Hier soir encore, après
beaucoup de délicates rhétoriques, je lui
ai prouvé à diverses reprises que le souci
des phrases littéraires ne me détournait
point de devoirs plus sérieux ; et n'avait-
elle pas au cou, ce matin, un collier de
perles et de saphirs dont je lui fis don
pour la remercier d'avoir les dents si
blanches et les yeux si bleus ? »
Lecteur, tu n'avais pas besoin de me
dire ces choses. Je n'ai jamais eu la
pensée de révoquer en doute les mérites
qui te parent. Tu es, à toi seul, Hylas,
Hercule, Alcibiade et Gorgias, avec un
peu plus de modernité. Et de quel droit
lirais-tu ce journal, où écrivent les bons
rimeurs ? De quel droit t'enivrerais-iu
d'ambroisie, si tu n'étais pas une espèce
de jeune dieu ? J'ajouterai que moi-même,
pour médiocre que je me connaisse, j'au-
rais dédaigné de t'offrir tant de contes,
où je m'efforçai d'imiter Amarou, Apulée
et Théodore de Banville, si je no te ju-
geais digne de l'amour de toutes les fem-
mes.
Mais ta maîtresse te trompe.
Elle t'adore, puisque tu vaux d'être
adoré; j'accorde également, — tant je
suis porté aux concessions, — qu'elle est
de sa nature aussi vertueuse qu'amou-
reuse. et qu'elle éprouve d'intolérables
remords lorsqu'elle baise avec les plus
passionnés balbutiements une lèvre qui
n'est pas la tienne ; ah ! mon Dieu ! oui,
la pauvre, elle souffre de t'être parjure !
Tu ne saurais te faire une idée des affres
dont s'accompagne chez elle la trahison.
surtout lorsqu'elle ne peut s'y empêcher
d'y prendre plaisir ! Plus son crime lui
est agréable, plus il lui est épouvantable 1
Une martyre Voilà ce qu'elle est, quand
elle défaille d'ivresse. Mais, enfin, elle te
trompe, elle te trompe, elle te trompe !
A vrai dire, tu ne peux point en déso-
ler outre mesure, puisqu'un mal est
moindre à chacun quand il est commun
à tous. Ton infortune, lecteur, est la nô-
tre. Tu es trompé comme nous le som-
mes. Et toutes les maîtresses, sur ce
point, sont pareilles à la tienne.
Mais gardons-nous de leur en vouloir.
Si elles sont infidèles, — ah! qu'il leur
en coûte ! — ce n'est pas de leur faute.
Non. Là faute en est à la sultane Ama-
laïde, qui se promenait un jour, il y a
un peu moins de vingt mille ans, dans le
jardin de l'enchanteur Jeschadour.
La sultane, tout en respirant l'air frais,
dit à l'enchanteur:
— Il est certain que je me sens portée à
ne pas vous être désormais aussi cruelle
que vous avez l.e-droit-de me le reprocher
de vous l'avoir été jusqu'à présent. Outre
que vous voue rendîtes, grâce à votre art
magique, aussi beau que le plus beau
des jeunes hommes qui ressemblerait à
la plus belle des jeunes femmes — votre
barbe, délicieusement touffue et blonde,
a ceci de troublant qu'à votre menton
elle ne paraît pas à sa place, — outre que
vous savez tenir des propos qui feraient
battre un cœur d'airain dans une poitrine
de marbre, voua ja&'avez. octroyé des
dons qui ne me laissèrent pas indiffé-
rente. C'est à vous que je dois de possé-
der une perle qui, lorsque je souffle des-
sus, devient, selon mon désir, une étoile
que je puis me mettre dans les cheveux
ou une chaise à porteurs soulevée par
des cygnes qui s'envolent vers la voie
lactée, Vous avez créé pour moi un ros-
signol invisible qui, avec des mots plus
mélodieux que tous les ramages, chante
éternellement les louanges de la rose
pâle qui fleurit à l'orteil de mon pied
gauche ! Et, une fois qu'en traversant un
champ de marguerites, j'avais, lasse de
tant de blancheurs monotones, manifesté
le désir de voir une autre couleur, un
peu de rouge, par exemple, vous avez eu
la complaisance de faire décapiter devant
moi. en une seule matinée, un million de
jeunes pages et de filles servantes, de
sorte que toute la terre, jusqu'à l'horizon,
fut écarlate comme un champ de pivoi-
nes. De telles courtoisies sont bien fai-
tes pour toucheivune âme délicate. Et je
vous avoue qu'enfin vous n'êtes pes éloi-
gné du suprëme bonheur que votre pas-
sion sollicite. Je pense même que le jour
ne s'achèvera pas sans que vous ayez
beaucoup de remerciements à m'adresser,
— si je peux satisfaire, grâce à vout-, un
caprice encore qui m'est venu.
— Eh! madame, dit Jeschadour, de
quoi ne serais-je point capable pour ob-
tenir les délices qui ruisselleraient de
v,.tre robe ouverte, comme le miel s'é-
coule d'une ruche brisée ? Dites votre
désir, sultane, et, quel qu'il soit, il sera,
je le pense, obéi,
Amalalde, après un silence, soupira :
— 11 est certain que les fleurs de ce
jardin où nous prenons le frais sont fort
belles et délicieusement odorantes. Mais,
hélas 1 ce sont des jasmins, des tulipes,
des jacinthes ; il s'épanouit de pareils
calices dans presque tous les parterres;
si je cueille cette rose, une autre femme,
venant après moi, pourra cueillir une
rose aussi. Je voudrais que vous fissiez
éclore des fleurs qu'aucune autre main
que la mienne ne pourrait détacher de
la tige, et qui, une fois, cueillies ne
refleuriraient ornais plus; des fleurs qui
ne vivraient qL'un temps, le temps de
charmer mon regard et de parfumer ma
lèvre. -
Jeschadour répondit : *
- Voilà, madame, un vœu qu'il est
bien facile d'exaucer ; je m'attendais, en
ma gratitude déjà de la récompense qui
m'est promise, à une plus terrible exi-
gence. Veuillez me suivre derrière ce
buisson plus haut qu'une muraille; vous
verrez trois admirables fleurs, que FœiJ
humain a bien rarement contemplées;
vous choisirez l'une d'elles ; et celle que
vous aurez cueillie jamais plus ne refleu-
rira sur la terre.
— Quoi ! des trois n'en pourrai-je
cueillir qu'une?
- Hélas 1 ma puissance a des bornes.
— Je saurai donc limiter mon désir,
mais hâtez-vous de me conduire vers ces
floraisons merveilleuses.
Quand elle fut en présence des trois
fleurs, la sultane Amalaïde ne put s'em-
pêcher de s'avouer éblouie, tant ce qu'elle
voyait était rayonnant et superbe !
Hors d'un remuement de feuilles qui
semblaient des éméraudes vivantes, l'un
des calices, vaste, fier, auguste, s'ouvrait
comme une éclosion d'aurore qui ressem-
blerait à une énorme rose faite d'or et de
neige. -
— Oh! comment nomme-t-oïl cette
fleur? demanda la sultane.
Jeschadour répondit :
— Madame, on la nomme Beauté.
Un autre caiice, un coquelicot palpi-
tant et remuant comme s'il eût été secoué
par l'orage, avait la rougeur des four-
naises du soleil à l'horizon qui s'embrase;
et il charmait, et il effrayait, et, à se
tenir près de lui, on éprouvait partout le
délice horrible d'une brûlure.
— Oh! comment nomme-t-on cette
fleur ? demanda la sultane.
Jeschadour répondit :
— Madame, on la nomme Amour.'
Le troisième calice était sévère et pâle
comme une jeune fille vêtue d'une robe
Planche. Il avait l'air si pur, un peu mé-
lancolique, d'un lis qui serait fait de can-
deur et de vertu.
- Oh 1 comment nomme-t-on cette
fleur ? demanda la sultane.
Jeschadour répondit :
— Madame, on la nomme Fidélité !
Alors Amalaïde songea; puis, rêveuse
encore :
— Ainsi, je puis choisir entre les trois
fleurâ ?
- Oui, sultane, dit le mage.
— Et si je cueille la rose d'or et de
neige?.
— Jamais plus elle ne fleurira !
— Vous voulez dire qu'il n'y aura plus
de beauté sur la terre?
- Ii n'y en aura plus en effet.
- Quoi, moi-même serai-je laide ?
- Vous-même le serez ! mais je ne vous
en aimerai pas moins. ,
— C'est une expérience que je ne veux
point faire; je laisserai donc cette fleur
sur satire.
Elle s'approcha du second calice:
— Et si je cueille ce coquelicot? de-
manda t-elie.
— Vous voulez dire qu'il n'y aura plus
d'amour en ce monde.
— Moi-même je ne vous aimerai plus 1
mais vous ne cesserez pas d'être belle.
— Bon ! Quel plaisir aurait-on à être
jolie pour des yeux qui ne sauraient
s'éprendre? Voilà une fleur à laquelle je
me garderai bien de toucher.
Elle se pencha vers le troisième calice.
- Et si je cueille ce lis ? demanda-t-
elle.
— Jamais plus il ne fleurira !
- Vous voulez dire qu'il n'y aura plus
de fidélité en ce monde, qu'aucune dame
désormais n'aimera avec constance son
amant ou son époux.
— Vous-même vous trahirez les ser-
ments jurés 1 Mais vous n'en serez pas
moins belle ni moins adorée.
Après réflexion, la sultane, Amalaïde
dit en un petis rire :
- Eh! eh! c je pense qu'entre divers
maux il faut choisir le moindre ; et puis-
que mon caprice me pousse à cueillir
l'une de ces trois fleurs.
Elle cueillit le lis si pur un peu mélan-
colique, le lis qui était fait de candeur
et de vertu! Jeschadour, d'abord, ap-
prouva le choix, car le sultan, dès le soir
même, fut trompé autant qu'il est possi-
ble de l'être; mais l'enchanteur montra
moins de satisfaction lorsque, à trois
jours de là, Amalaïde, toujours belle et
toujours adorée, quitta ses palais et ses
jardins et le mage aussi, pour suivre sur
les grandes routes unjeunemendiant,ha-
billé de haillons et de soleil, qui lui avait
envoyé, en passant, du bout des lèvres,
un baiser.
Catulle Mendés.
pWBBDJJMftJJMMMill llll ■WmSCTI
PECHE MIRACULEUSE
I
La fraîcheur du matin, sous le frémis-
sement argenté des saulaies ; sur l'eau
qui glisse entre les joncs dressés comme
des flèches, sous les larges feuilles des
nénuphars serrées comme les boucliers
de la macédonienne phalange, suivre les
imperceptibles sursauts d'un bout de
plume marcher dans l'herbe haute et
mouillée, un vol eflaré de libellules aux
ailes transparentes vous passant au vi-
sage ; suspendre son souffle pour n'en pas
faire trembler une feuille ; s'isoler ainsi
dans le rayonnement de l'aurore tamisé
par les feuillages et faisant courir des
gouttes d'or clair sur le gazon, voilà certes
un bel et noble emploi des premières
heures du jour et tel que je n'en sais
qu'un autre meilleur, lequel je vous dirai
bientôt aussi.
Je n'ai jamais souffert qu'on plaisantât
devant moi, les pêcheurs à la ligne. Tan-
dis que les chasseurs sont les mauvais
génies des campagnes, les pêcheurs sont
les véritables moralisateurs des eaux. Ils
enseignent au poisson la sobriété en lui
montrant les inconvénients de la gour-
mandise. Ce sont les Lycurgues des fleu-
ves et des étangs. Leur plaisir silencieux
ne trouble personne : ils n'emplissent pas
des claquements de la poudre l'air d'où
toute sérénité s'enfuit à leur approche.
Paisibles et patients, ils sont l'image du
citoyen docile et que le premier imbécile
du monde suffirait à gouverner, ce qui
est la première condition pour le bonheur
des peuples. Leur immobilité profession-
nelle pourrait être ingénieusement utili-
sée dans bien des emplois, celui des po-
teaux indicateurs, par exemple. La régu-
larité de leurs habitudes les pourrait
substituer aux chronomètres. Enfin je ne
connais pas de gens plus utiles à la bonne
gestion d'un Etat dont les maîtres ne de-
mandent qu'à tripatouiller tranquillement,
ce qui est l'idéal de tous les gouverne-
ments pacifiques.
LA PÊCHE MIRACULEUSE
OU cette ouverture annuelle de la
pêche, quel souvenir! Je n'en dormais
pas, autrefois, d'une huitaine, au temps
où la fantaisie entrait pour quelque chose
dans l'usage monotone de mon temps.
Maintenant encore je m'associe aux im-
patiences des autres et je partage leurs
fièvres. Et ma pensée les suit jusqu'au
bord de la rivière, qui ne semble plus
qu'une large epee sous les lances afcaisr
sées de chevaliers prêtant quelque so-
lennel serment.
Je dois dire cependant qu'aucun homme
ne ressentait les impressions g-randiosea
au même point que le notaire Pécoustat,
pour qui cette semaine d'attente, cetté*. «
longue veillée des armes avant le grand
jour prenait les dimensions d'une mala.
die. Ses dossiers ! C'est inouï ce qu il S'OB
fichait pendant cette période d énerve-
ment délicieux. Il montait, montait de»
lignes; attachait, attacli ait des hameçons;
préparait, préparait des amorces, inca-
pable de toute autre chose, inhabile à.
rédiger le moindre contrat. Il avait l'es-
prit si fort empli do noms de poisson.
qu'il en farcissait te* actes, appelant la*
marié : M. Gardon, quand il se nommait
Al. Thomas, et la fiancée : Mlle Brtttna.
quand elle était demoiselle Capoulot !,
Plusieurs mariages furent déclarés nu
de ce fait, ce qui lui nuisit 71llÜnilUo' ni
dans la région. Ses rêves étaient diA na
inconvenance troublante.Toujours lalis ne
en main et il se réveillait ep appelant sa
femme : mon ablette adoréf; 1
Eh bien, il y avait une personne pl«s
heureuse encore que lu) de l'ouverture
de la pèche : Mme Pécoustat; et un gar*
çon plus content qu'eux deux à la fois:
son clerc Landry.
Mais ceci mérite une explication.
II
J'ai dit qu'il est un emploi plus noble
encore, des heures radieuses du matin,
que la poursuite des goujons sur l'or
FEUILLETON DU 29 DÉCEMBRE 1889
<3j
FA N N Y
PAR
ERNEST FEYDEAU
(Suite)
Jamais je n'avais soupçonné tant de
séductions dans une créature humaine,
tant de délicatesse dans un cœur, tant
de grâce dans la réserve, tant de pu-
deur dans l'abandon.
Un mélange d'enthousiasme et de
rêverie, d'illusions et de décourage-
ment de mélancolie et d'enfantillage,
m'avait suffi pour obtenir son amour.
Cependant elle me paraissait blasée
sur les soins et les prévenances. Elle
avait été, sans doute, tant aimée ! Belle
encore, plus belle qu'elle ne le croyait
peut-être, elle augmentait chacune de
ses grâces par le "timide effort qu'elle
faisait pour éviter l'apathie que, de
loin, avec les années nouvelles, elle
sentait venir. Il y avait surtout de cer-
tains jours où son regard se laissait
plus humainement pénétrer, où ses lè-
vres s'unissaient avec une expression
de méditation plus affectueuse, où ses
cheveux, flottant par molles boucles sur
* ses tempes doucement amincies, les
enveloppaient avec une sorte de pitié
suave. Alors je regardais ses mains
potelées et si blanches, et je pensais
qu'elles s'étaient comme doublées afin
que leurs dernières caresses fussent
plus amples, plus maternelles; j'écou-
iais avec inquiétude les soupirs qui
s'exhalaient de sa poitrine oppressée.
Ils me semblaient la jprotestation as-
sourdie de son cœur, qui résistait en-
core à l'indinérence tout en souhaitant
peut-être l'indifférence comme un re-
pos, et jetait sa plus belle flamme avant
de se contracter sur lui-même pour
cesser de battre.
XI
J'étais heureux ! Mais j'allais bien-
tôt ne plus l'être. Jusqu'alors, avec la
délicatessse la plus touchante, Fanny
avait évité de faire devant moi la moin-
dre allusion à son mari. Avec un peu
de bonne volonté, j'aurais donc pu me
figurer qu'elle était libre et ne se par-
tageait pas. Elle s'était donnée d'une
façon si pudique ! comme une reine,
sans rien marchander de ce qui ne
pouvait pas être vendu. Mais un jour,
— je ne sais comment cela fit! — le
nom de l'un de ses enfants vint réson-
ner sur ses lèvres, et, depuis, elle ne
put se retenir de me parler d'eux..
Elle les adorait d'un amour si fu-
rieux, que je crois qu'elle m'eût quitté
si je n'avais pris plaisir à l'entendre
me raconter mille choses puériles qui
les concernaient. Pour moi, je feignais
toujours d'attacher un très grand in-
térêt à ces récits qu'elle débitait avec
une abondance de cœur extraordinaire;
mais j'écoutais bien plus la musique
de ses paroles que le sens qui s'en dé-
gageait. J'adorais sa voix douce et mé-
lodieuse. Et puis j'étais un peu jaloux
de tout ce qu'elle aimait.
Elle me parlait donc de ses enfants.
Le plus jeune ayant été atteint par
une épidémie passagère, je crus que
j'allais prendre en haine ces pauvres
petits êtres, qui n'avaient d'autre tort
que de se blottir frileusement avec moi
dans le nid d'amour du même cœur.
Elle fit alors une chose qui me força à
réfléchir bien amèrement sur la som-
me d'affection qu'une mère peut don-
ner à un homme. Elle resta six semai*
nés sans me voir. Elle ne bougea pas
du pied de ce berceau sur lequel se dé-
battait le doux trésor vivant formé du
propre sang de son cœur. A peine m'é-
crivaiUeVs quatre lignes pour me som-
mer de souffrir et de m' affliger avec
elle- "-'-"--"
— Homme orgueilleux qui prétends
régner seul sur le cœur d'une femme,
me disais-je, aux moindres plaintes
d'un enfant, vois quelle leçon te donne
la nature !
A force de songer à cet enfant, je
me surpris à penser au mari. Et bien-
tôt, malgré moi, je ne pensai 'plus qu'à
lui seul. Je ne l'avais jamais - vu- Que
m'importait autrefois de regarder
l'homme qui lui donnait le bras pour
entrer au bal et se perdait discrète-
ment dans la foule dès qu'un cercle
d'admirateurs s'était refermé sur elle,
pour l'isoler de lui? Je n aimais, je ne
voyais qu'elle. Je ne vivais que pour
elle. Que m'importait son mari ?
Cependant lorsque son enfant fut
guéri, le premier jour où elle me re-
vint, — plus affectueuse et plus belle,
— elle ne s'aperçut pas qu'il y avait
en moi un nouvel homme ; mais elle
devina qu'une préocupaiton secrète me
tenait en éveil, pendant que, sans mot
dire, je promenais ma main sur son
bras nu. Alors, se jetant soudain sur
le soupçon le plus cruel, elle me re-
poussa, se leva et, avec un grand éclat
de voix, elle affirma que je l'avais
trahie.
Je souris doucement à cette accusa-
tion folle, et, lui prenant la main pour
l'inviter à se rasseoir, je lui dis sim-
plement que j'hésitais à lui demander
nne faveur nouvelle, par crainte de me
mentrer indiscret.
— Qu'est-ce donc? fit elle en me te-
nant encore à distance et levant sur
moi ses yeux surpris.
Je répondis que ces six semaines de
solitude m'avaient fait tristement ré-
fléchir sur notre imprévoyance. Ne
soupçonnant même pas qu'aucun inci-
dent pût nous séparer, nous ne nous
étions ménagé nulle occasion de rap-
prochement. Enfin, avec un embarras
dont je n'étais pas maître, je balbu-
tiai :
- Pourquoi ne suis-je pas admis
dans ta maison ?
Elle ne se doutait pas que je dégui-
sais ma pensée en parlant ainsi ;*car
aussitôt elle resplendit de sourires,
et, me jetant avec effusion les deux
bras au cou, elle m'avoua, en rougis-
sant, que, depuis le premier jour, elle
n'avait jamais cessé de souhaiter me
voir chez elle.
—Pourquoi donc n'en parlais-tu pas?
lui dis-je en la caressant.
Elle me répondit en faisant la moue
malicieuse des gens qui veulent être
devinés; et soudain les projets ravis-
sants d'existence commune de jaillir à
flots sur ses lèvres : « Je verrais ses
enfants! je les aimerais ! » Elle se fai-
sait fête de disposer plus élégamment
que jamais, pour me recevoir, le sa-
lon intime dans lequel n'étaient reçus
que ses amis. Quel bonheur de pou,
voir réunir, presque chaque jour
autour d'elle, tous les objets de son
affection la plus vive! Sa pensée dé-
sormais ne serait plus obligée d'aban-
donner ses enfants présents pour aller
chercher mon image à travers l'es-
pace, la ramener patfmi eux et la faire
doucement rayonner dans ce délicieux
réduit décoré par elle seule, selon son
goût. Enfin j'occuperais désormais une
place plus grande — non pas dans son
cœur, ce n'était pas possible, — mais
dans sa vie, et je prendrais immédia-
tement ma part de toutes ses ioies,
comme de toutes ses peines. C'était
un rêve charmant !
XII
Nous convînmes que j'accepterais
enfin les invitations de l'une de ses
amies qui donnait à dîner toutes les
semaines.
—Il n'y a jamais beaucoup de monde,
dit-elle ; tu pourras aisément te lier
avec nous.
« Nous!. » C'était la première fois
que, dans un mot, elle associait inno-
cemment son mari avec elle, sans se
douter de l'angoisse que cette associa-
tion me causait. Chère Fanny ! je sen-
tais une oppression vague me faire pâ-
lir, pendant qu'elle rougissait de bon-
heur. Elle se leva sur ce mot, terrible
pour moi et .sans importance pour elle.
Les deux heures étaient écoulées. Nous
nous quittâmes. En s'en allant, elle
emportait avec elle autant de confiance
qu'elle me laissait d'horrible espoir.
XIII
Oui, d'horrible espoir! car je ne puis
pas exprimer ce qui se remuait en moi
d'incertitudes, de souhaits et d'amer-
tumes, en songeant que j'allais enfin la
voir sous les yeux de celui qui gou-
vernait sa vie. Je mêlais tout cela dans
mon cœur comme des poisons et des
contre-poisons, et, de ce mélange abo-
minable, il se dégageait des vapeurs
d'une âcreté telle, que je sentais mon
cerveau vaciller dans ma tête, et que
mes genoux pliaient sous moi.
Mais ce n'était rien auprès de ce
que je devais éprouver à cette table
trop étroite où, sous les nappes de
clarté qui s'échappaient des globes des
lampes, nul convive ne pouvait dé-
rober à personne les pensées qui plis-
saient son front. Je ne vis rien d'abord
et répondis au hasard aux questions
que l'on m'adressait. Je mangeais ma-
chinalement, du bout des lèvres, m'ef-
forçant d'être (attentif et poli, mais
plus hagard qu'un assassin qui se sent
sur le point d'être découvert. Effaré
par le grincement des verres, par le
cliquetis de l'argenterie, par le frotte-
ment des porcelaines ; ébloui par la
réverbération des touches de lumière
sur les cloches qui couvraient les plats;
ahuri par le va-et-vient des valets em-
pressés qui servaient chacun, sans
mot tdire, glissant sans bruit sur les
tapis, comme des ombres noires gan-
tées de blanc; suffoqué parla chaude
atmosphère de la salle imprégnée de
fumets pénétrants, auxquels se mê-
laient l'odeur des vins et le goût des
fleurs, je ne regardais pas Fanny, je ne
l'écoutais même pas parler.Sa présence
à mon côté, m'était devenue insuppor-
table ; c'était comme un poids qui m'é-
touffait. Et je ne le regardais pas non
plus, LUI, que j'étais venu chercher
de si loin, avec le désir et la terreur
de le connaître. Aveuglé par des vi-
sions funèbres, je ne pouvais pas le
voir, quoiqu'il fût assis en face de moi.
Tout à coup, je ressaisis ma lucidité
en sentant un pied de femme se glisser
sur le mien et le presser d'une molle
étreinte. C était elle qui me prévenait
de ma préoccupation trop visible. Ja
lui adressais un regard pour la remer-
cier, et, me renversant alors sur le
dossier de ma chaise, je contemplai
longuement celui qui ne se doutait pas
de l intérêt puissant qu'allait faire nale
tre en moi l'étude de sa personne.
XIV
C'était une sorte de taureau à face
humaine. De taille moyenne, il avan-
vaiten mangeant ses robustes épaules,
et son siège gémissait sous la lourde
flexion de ses reins carrés. Je voyais
de ma place se dresser sur son front
les arcs sévères de ses sourcils héris-
sés de poils rudes, et son œil gris et
ciair rayonnait au-dessous avec l'éclat
métallique qui luit dans la prunelle im-
passible des carnassiers.
Il mangeait, réunissant devant lui
ses mains courtes et velues, et levant
les coudes pour mieux peser sur son
couteau brillant et sur le manche de sa
fourchette. Entre chaque assiétée, ii
respirait largement, s'essuyait la bou-
che et buvait à longs traits de grands
coups de vin pur.
Il n'avait ni méchant ni vulgaire ; il
avait l'air fort. Toute sa personne ré-
vélait une puissance de muscles extra-
ordinaire. La surface de ses joues et
de son menton bien rasée offrait la ri-
gidité du marbre, et son front net, ou-
vert, entouré de cheveux noirs déjà
grisonnants, décelait un esprit de vo-
lonté plein de droiture et de persis-
tance.
Son sourire était affectueux; son re-
gard sans malice, mais clair comme le
cristal. Il vous regardait en face, dans
les yeux, et de telle manière, qu'on
s'estimait heureux d'éviter ce miroir
d'acier gênant à force de franchise.
(La suite dans le numéro parai»-
sant mardi al décembre.)
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