Titre : L'Aurore : littéraire, artistique, sociale / dir. Ernest Vaughan ; réd. Georges Clemenceau
Éditeur : L'Aurore (Paris)
Date d'édition : 1898-01-13
Contributeur : Vaughan, Ernest (1841-1929). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32706846t
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 13 janvier 1898 13 janvier 1898
Description : 1898/01/13 (Numéro 87). 1898/01/13 (Numéro 87).
Description : Collection numérique : Grande collecte... Collection numérique : Grande collecte d'archives. Femmes au travail
Description : Collection numérique : La Grande Collecte Collection numérique : La Grande Collecte
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k701453s
Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 06/02/2011
D.eiixifme Année. -Numéro 87
Cinq Oon.-tixn.osr
JEDDI 13 JANVIER 1808
Directeur
ERNEST VAUGHAH
ABONNEMENTS
Six Tmfa
Un au mois ma»
PARIS 20 » 10 » 6 .
MPAKTRMENTS ET ALGÉRIE. 24 » 12 . 6 »
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Secrétaire de la Rédaction
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L'AURORE
Littéraire, Artistique, Sociale
Directeur
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LETTRE AU PRESIDENT DE U RÉPUBLIQUE
Par ÉMILE ZOLA
LETTRE
 M. FÉLIX FAURE
Président de la République
Monsieur le Président,
Me permettez-vous, dans ma grati-
tude pour le bienveillant accueil que
vous m'avez fait un jour, d'avoir le
souci de votre juste gloire et de vous
dire que votre étoile, si heureuse jus-
qu'ici, est menacée de la plus honteuse,
de ia plus ineffaçable des taches?
Vous êtes sorti sain et sauf des bas-
ses calomnies, vous avez conquis les
coeurs. Vous apparaissez rayonnant
dans l'apothéose de cette fête, patrio-
tique que l'alliance russe a été pour
la France, et vous vous préparez à pré-
sider au solennel triomphe de notre
Exposition universelle, qui couronnera
notre grand siècle de travail, de vérité
et de liberté. Mais quelle tache de boue
sur votre nom -j'allais dire sur votre
rogne - que cette abominable affaire
Dreyfus! Un conseil de guerre vient,
par ordre, d'oser acquitter un Ester-
hazy, soufflet suprême à toute vérité,
à toute justice. Et c'est fini, la France
a sur la joue cette souillure, l'histoire
écrira que c'est sous votre présidence
qu'un tel crime social a pu être commis.
Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi,
moi. La vérité, je la dirai, car j'ai pro-
mis delà dire, si la justice, régulière-
ment saisie, ne la faisait pas, pleine
et,entière. Mon devoir est de parler, je
jie veux pas être complice. Mes nuits
seraient hantées par le spectre de l'in-
nocent qui expie là-bas, dans la plus
affreuse des tortures, un crime qu'il
n'a pas commis.
Et c'est à vous, monsieur le Prési-
dent, que je la crierai, cotte vérité, de
toute la force de ma révolte d'hon-
nête homme. Pour votre honneur, je
suis convaincu que vous l'ignorez. Et
;i qui donc dénoncerai-je la tourbe
malfaisante des vrais coupables, si ce
n'est à vous, le premier magistrat du
pays ?
La vérité d'abord sur le procès et
sur la condamnation do Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a
tout fait, c'est le colonel du Paty
de Clam, alors simple commandant.- 4
Il est l'affaire Dreyfus tout entière,
on no la connaîtra que lorsqu'une
enquête loyale aura établi nettement
ses actes et ses responsabilités. Il ap-
paraît comme l'esprit le plus fumeux,
le plus compliqué, hanté d'intrigues
romanesques, se complaisant aux
moyens des romans-feuilletons, les
papiers volés, les lettres anonymes,
les rendez-vous dans les endroits dé-
serts, les femmes mystérieuses qui
colportent, de nuit, des preuves acca-
blantes. C'est lui qui imagina de
dicter le bordereau à Dreyfus ; c'est
lui qui rêva de l'étudier dans une
pièce entièrement revêtue de glaces ;
c'est lui que le commandant Forzinetti
nous représente armé d'une lanterne
sourde, voulant se faire introduire
près de l'accusé endormi, pour pro-
jeter sur. son visage un brusque Ilot
Je lumière et surprendre ainsi sou
crime, dans l'émoi du réveil. Et je
n'ai pas à tout dire, qn'on cherche,
on trouvera. Je déclare simplement
:juc le commandant du Paty do Clam,
chargé d'instruire l'affaire Dreyfus,
comme officier judiciaire, est, dans
l'ordre des dates et des responsabi-
lités, le premier coupable de l'ef-
froyable erreur judiciaire qui a été
commise.
Le bordereau était depuis quelque
temps déjà entre les mains du colonel
Sandherr, directeur du bureau des
renseignements, mort depuis de para-
lysie générale. Des « fuites i> avaient
lieu , des papiers disparaissaient,
comme il en disparait aujourd'hui en-
core; et l'auteur du bordereau était !
recherché, lorsqu'un a priori se fit
peu à peu que cet auteur ne pouvait
i.tre qu'un officier de l'état-major, et
un officier d'artillerie : double er-
reur manifeste, qui montre avec quel
esprit superficiel on avait étudié ce
bordereau, car un examen raisonné
démontre qu'il ne pouvait s'agir que
d'un officier de troupe. On cherchait
donc dans la maison, on examinait
les écritures, c'était comme une affaire
de famille, un traître à surprendre
dans les bureaux mêmes, pour l'en
expulser. Et, sans que je veuille re-
faire ici une histoire connue en partie,
le commandant du Paty de Clam entre
en scène, dès qu'un premier soupçon
tombe sur Dreyfus. A partir de ce mo-
ment, c'est lui qui a inventé Dreyfus,
l'affaire devient son affaire, il se fait
fort de confondre le traître, de l'ame-
ner à des aveux complets. Il y a bien
le ministre de la guerre, le général
Mercier, dont l'intelligence semble
médiocre ; il y a bien le chef de l'état-
major, le général de Boisdeffre, qui
parait avoir eédé à sa passion cléri-
cale, et le sous-chef de l'état-major, le
général Gonse, dont la conscience a pu
s'accommoder de beaucoup de choses.
Mais, au fond, il n'y a d'abord que le
commandant du Paty de Clam, qui les
mène tous, qui les hypnotise, car il
s'occupe aussi de spiritisme, d'occul-
tisme, il converse avec les esprits. On
ne croira jamais les expériences aux-
quelles il a soumis le malheureux
Dreyfus, les pièges dans lesquels il a
voulu le faire tomber, les enquêtes
folies, les imaginations monstrueuses,
toute une démence torturante.
Ah! cette première affaire, elle est
un cauchemar, pour qui la connaît
dans ses détails vrais ! Le commandant
du Paty de Clam arrête Dreyfus, lo met
au secret. Il court chez madame'Drey-
fus, la terrorise, lui dit que, si elle
parie, son mari est perdu. Pendant ce
temps, le malheureux s'arrachait la
chair, hurlait son innocence. Et l'ins-
truction a été faite ainsi, comme dans
une chronique du quinzième siècle, au
milieu du mystère, .avec une compli-
cation d'expédients farouches, tout cela
basé sur une seule charge enfantine,
ce bordereau imbécile, qui n'était pas
seulement une trahison vulgaire, qui
était aussi la plus impudente des es-
croqueries, car les fameux secrets li-
vrés se trouvaient presque tous sans
valeur. Si j'insiste, c'est que l'oeuf est
ici, d'où va sortir plus tard le vrai
crime, l'épouvantable déni de justice
dont la France est malade. Je voudrais
faire toucher du doigt comment l'er-
reur judiciaire a pu être possible, com-
ment elle est née des machinations du
commandant du Paty de Clam, com-
ment le général Mercier, les généraux
de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y lais-
ser prendre, engager peu à peu leur
responsabilité dans cette erreur, qu'ils
ont cru devoir, plus tard, imposer
comme la vérité sainte, une vérité qui
ne se discute même pas. Au début, il
n'y a donc de leur part que de l'incurie
et de l'inintelligence. Tout au plus, les
sent-on céder aux passions religieuses
du milieu et aux préjugés de l'esprit
de corps. Ils ont laissé faire la sottise.
Mais voici Dreyfus devant le con-
seil de guerre. Le huis clos le plus
absolu est exigé. Un traître aurait ou-
vert la frontière à l'ennemi, pour con-
duire l'empereur allemand jusqu'à
Notre-Dame, qu'on ne prendrait pas
des mesures de silence et de mystère
plus étroites. La nation est frappée de
stupeur, on chuchote des faits ter-
ribles, de ces trahisons monstrueu-
ses qiji indignent l'Histoire, et natu-
rellement la nation s'incline. Il n'y a
pas de châtiment assez sévère, elle ap-
plaudira à la dégradation publique, elle
voudra que le coupable reste sur son ro-
cher d'infamie, dévoré par le remords.
Est-ce donc vrai, les choses indicibles,
les choses dangereuses, capables de
mettre l'Europe en flammes, qu'on a
dû enterrer soigneusement derrière ce
Irais clos? Non! if n'y a eu, derrière,
que les imaginations romanesques et
démentes du commandant du Paty- t'a
Clam. Tout cela n'a été fait que pour
cacher le plus saugrenu des romans-
feuilletons. Et il suffit, pour s'en assu-
rer, d'étudier attentivement l'acte d'ac-
cusation lu devant le conseil de guerre.
Ah! le néant de cet acte d'accusa-
tion t Qu'un homme ait pu être con-
damné sur cet acte, c'est un prodige
d'iniquité. Je défie les honnêtes gens
.de le lire, sans que leur coeur bondisse
d'indignation et cric leur révolte, en
pensant à l'expiation démesurée, là-
bas, à Pile du Diable. Dreyfus sait
plusieurs langues,.crime ; on n'a trouvé
chez lui aucun papier compromettant,
crime ; il va parfois dans son pays d'o-
rigine, crime; il est laborieux, il aie
souci de tout savoir, crime ; il ne se
trouble pas, crime; il se trouble,
crime. Et les naïvetés de rédaction,
les formelles assertions dans le vide !
On nous avait parlé de quatorze chefs
d'accusation : nous n'en trouvons
qu'une seule en fin de compte, celle
du bordereau ; et nous apprenons
même que les experts n'étaient pas
d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a
été bousculé militairement, parce qu'il
se permettait de ne pas conclure dans
le sens désiré. On parlait aussi de
vingt-trois officiers qui étaient venus
accabler Dreyfus de leurs témoignages.
Nous ignorons encore leurs inter-
rogatoires, mais il est certain que
tous ne l'avaient pas chargé ; et il
est à remarquer, en outre, que tous
appartenaient aux bureaux de la
guerre. C'est un procès de famille,
on est là entre soi, et il faut s'en sou-
venir : l'état-major a voulu le procès,
l'a jugé, et il vient de le juger une
seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau,
sur lequel les experts ne s'étaient pas
entendus. On raconte que, dans la
chambre du conseil, les juges allaient
naturellement acquitter. Et, dès lors,
comme l'on comprend l'obstination
désespérée avec laquelle, pour justifier
la condamnation, on affirme aujour-
d'hui l'existence d'une pièce secrète,
accablante, la pièce qu'on no peut
montrer, qui légitime tout, devant lit
quelle nous devons nous incliner, le
bon dieu invisible et inconnaissable.
Je la nie, cette pièce, je la nie de toute
ma puissance ! Une pièce ridicule,
oui, peut-être la pièce où il est ques-
tion de petites femmes, et où il est
parlé d'un certain D... qui devient
trop exigeant, quelque mari sans doute
trouvant qu'on ne lui payait pas sa
femme assez cher. Mais une pièce in-
téressant la défense nationale, qu'on
ne saurait produire sans que la guerre
fût déclarée demain, non, non ! C'est
un mensonge ; et cela est d'autant
plus odieux et cynique qu'ils mentent
impunément sans qu'on puisse les en
convaincre. Ils ameutent la France, ils
se cachent derrière sa légitime émo-
tion, Ils ferment les bouches en trou-
blant les coeurs, en pervertissant les
esprits. Je ne connais pas de plus
grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président,
les faits qui expliquent comment une
erreur judiciaire a pu être commise;
et les preuves morales, la situation de
fortune de Dreyfus, l'absence de mo-
tifs, son continuel cri d'innocence,
achèvent de ie montrer comme une
victime des extraordinaires imagina-
tions du commandant du Paty de
Clam, du milieu clérical où il se trou-
vait, de la chasse aux « sales juifs »,
qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à L'affaire Ester-
hazy. Trois ans se sont passés, beau-
coup de consciences restent troublées
profondément, s'inquiètent, cherchent,
finissent par se convaincre de l'inno-
cence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l'historique des dou-
tes,. puis de la conviction de M. Scheu-
rer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouil-
lait de son coté, il se passait des faits
graves à l'état-major même. Le co-
lonel Sandherr était mort, et le
lieutenant-colonel Picquart Jni avait
succédé comme chef du bureau (tes
renseignements. Et c'est â co titre,
dans l'exercice de ses fonctions, que ce
dernier eut un jour entre les mains
une lettre-télégramme, , adressée au
commandant Esterhazy, par un agent
d'une puissance étrangère. Son devoir
strict était d'ouvrir une enquête. La
certitude est qu'il n'a jamais agi en
dehors de la volonté de ses supérieurs.
II soumit donc ses soupçons à ses su-
périeurs hiérarchiques, le général
Gonse, puis le général de Boisdeffre,
puis le général Billot, qui avait suc-
cédé au général Mercier comme minis-
tre de la guerre. Le fameux dossier
Picquart, dont il a été tant parié, n'a
jamais été que le dossier Billot, j'en-
tends le dossier fait par un subordonné
pour son ministre, le dossier qui doit
exister encore au ministère de la
guerre. Les recherches durèrent de mai
à septembre 1896, et ce qu'il faut affir-
mer bien haut, c'est que le général
Gonse était convaincu de la culpabilité
d'Esterhazy, c'est que le général de
Boisdeffre et le général Billot ne met-
taient pas en doute que le fameux
bordereau fût de l'écriture d'Esterhazy.
L'enquête du lieutenant-colonel Pic-
quart avait abouti à cette constatation
certaine. Mais l'émoi était grand, car
la condamnation d'Esterhazy entraî-
nait inévitablement la révision du pro-
cès Dreyfus; et c'était ce que l'état-
major ne voulait à aucun prix.
11 dut y avoir là une minute psycho-
logique pleine d'angoisse. Remarquez
que le général Billot n'était compromis
dans rien, il arrivait tout frais, il pou-
vait faire la vérité. Il n'osa pas, dans
la terreur sans doute de l'opinion pu-
blique, certainement aussi dans la
crainte de livrer tout l'état-major, le
général de Boisdeffre, le général Gonse,
sans compter les sous-ordres. Puis, ce
no fut lii qu'une minute de combat en-
tre sa conscience et ce qu'il croyait
être l'intérêt militaire. Quand cette
minute fut passée, il était déjà trop
tard. Il s'était engagé, il était compro-
mis. Et, depuis lors, sa responsabilité
n'a fait que grandir, il a pris à sa
charge le crime des autres, il est aussi
coupable que les autres, il est plus
coupable qu'eux, car il a été le maître
de faire justice, et il n'a rien fait.
Comprenez-vous cela ! voici un an que
le général Billot, que les généraux de
Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus
est innocent, et ils ont gardé pour eux
cette effroyable chose. Et ces gens-là
donnent, et ils ont des femmes et des
enfants qu'ils aiment!
Le colonel Picquart avait rempli
son devoir d'honnête homme. 11 insis-
tait auprès de ses supérieurs, au nom
de la justice. Il les suppliait même, il
leur disait combien leurs délais étaient
impolitiques devant ie terrible orage
qui s'amoncelait, qui devait éclater,
lorsque la vérité serait connue. Ce fut,
plus tard, le langage que M. Scheurer-
Kestner tint également au général
Billot, l'adjurant par patriotisme de
prendre en main l'affaire, de ne pas
la laisser s'aggraver, au point de deve-
nir un désastre public. Non! le crime
était commis, l'état-major ne pouvait
plus avouer spn^ crime/ Et le lieute-
nant-colonel Picquart fut envoyé en
mission, on l'éloigna t}* plus loin en
plus loin, jusqu'en Tunisie, où l'on
voulut même un jour honorer sa bra-
voure, en le chargeant d'une mission
qui l'aurait fait sûrement massacrer,
dans les parages où le marquis de Mo-
res a trouvé la mort. Il n'était pas en
! disgrâce, le général Gonse entretenait
avec lui une correspondance amicale.
Seulement, il est des secrets qu'il ne
fait pas bon d'avoir surpris.
A Paris, la vérité marchait, irrésis-
tible, et l'on sait de quelle façon l'o-
rage attendu éclata. M. Mathieu Drey-
fus dénonça le commandant Esterhazy
comme le véritable auteur du borde-
reau, au moment où M. Scheurer-
Kestner allait déposer, entre les mains
du garde des sceaux, une demande en
revision (fu procès. Et c'est ici que le
commandant Esterhazy paraît Des
témoignages le montrent d'abord af-
folé, prêt au suicide ou à la fuite.
Puis, tout d'un coup, il paye d'audace,
il étonne Paris par la violence de son
attitude. C'est que du secours lui était
venu, il avait reçu une lettre anonyme
l'avertissant des menées de ses enne-
mis, une dame mystérieuse s'était
même dérangée de nuit pour lui re-
mettre une pièce volée à l'état-major,
qui devait le sauver. Et je ne puis
m'empêcher de retrouver là le lieute-
nant-colonel du Paty de Clam, en re-
connaissant les expédients de son ima-
gination fertile. Son oeuvre, la culpa-
bilité de Dreyfus, était en péril, et il
a voulu sûrement défendre son oeu-
vre. La revision du procès, mais
c'était l'écroulement du roman-feuil-
leton si extravagant, si tragique,
dont le dénouement abominable a
lieu à l'île dtt Diable ! Cest ce
qu'il ne pouvait permettre. Dès lors,
le duel va avoir lieu entre le lieute-
nant-colonel Picquart et le lieutenant-
colonel dn Paty de Clam, l'an le vi-
sage découvert, l'autre masqué. On
les retrouvera prochainement tous
deux devant la justice civile. Au fond,
c'est toujours l'état-major qui se dé-
fend, qui ne veut pas avouer son
crime, dont l'abomination grandit
d'heure en heure.
On s'est demandé avec stupeur quels
étaient les protecteurs du comman-
dant Esterhazy. C'est d'abord, dans
l'ombre, le lieutenant-colonel du Paty
de Clam qui a tout machiné, qui a
tout conduit. Sa main se trahit aux
moyens saugrenus. Puis, c'est le gé-
néral de Boisdeffre, c'est le général
Gonse, c'est le général Billot lui-
même, qui sont bien obligés de faire
acquitter le commandant, puisqu'ils
ne peuvent laisser reconnaître l'inno-
cence de Dreyfus, saus que les bureaux
de la guerre croulent sous le mépris
public. Et le beau résultat de cette si-
tuation prodigieuse, c'est quel'honnête
homme là-dedans, In lieutenant-colo-
nel Picquart, qui seul a fait son de-
voir, va être la victime, celui qu'on
bafouera et qu'on punira. 0 justice,
quelle affreuse désespérance serre le
coeur ! On va jusqu'à dire que c'est
lui le faussaire, qu'il a fabriqué la
carte-télégramme pour perdre Ester-
hazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ?
dans quel but ? Donnez un motif.
Est-ce que celui-là aussi est payé par
les juifs ? Le joli do l'histoire est qu'il
était justement antisémite. Oui! nous
assistons à ce spectacle infâme, des
hommes perdus de dettes et de crimes
dont on proclame l'innocence, tandis
qu'on frappe l'honneur même, un
homme à la vie sans tache ! Quand
une société en est là, elle tombe en
décomposition.
Voilà-donc, monsieur le Président,
l'affaire Esterhazy : un coupable qu'il
s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt
deux mois, nous pouvons suivre heure
par heure la belle besogne. J'abrège,
car ce n'est ici, en gros, que le résumé
de l'histoire dont les brûlantes pages
seront un jour écrites tout au long.
Et nous ayons donc vu la. général
de Pellieux, puis le commandant Ra-
vary, conduire une enquête scélérate
d'où les coquins sortent transfigurés
elles honnêtes gens salis. Puis, on a
convoqué le conseil' de guerre.
***
Comment a-t-on pu espérer qu'un
conseil de guerre déferait ce qu'un cou*
seil de guerre avait fait?
Je ne parle même pas du choix ton*
jours possible des juges. L'idée supé-
rieure de discipline, qui est dans la
sang de ces soldats, ne suffit-elle à in-
firmer leur pouvoir même d'équité?
Qui dit discipline dit obéissance.
Lorsque le ministère de la guerre,
le grand chef, a établi publiquement,
aux acclamations de la représentation
nationale, l'autorité absolue de la chose
jugée, vous voulez qu'un conseil de
guerre lui donne un formel démentiî
Hiérarchiquement, cela est impossible.
Le général Billot a suggestionné les
juges par sa déclaration, et ils ont jugé
comme ils doivent aller au feu, sans
raisonner. L'opinion prétançue qu'ils
ont apportée sur leur siège est r! ri dém-
inent celle-ci : «Dreyfus a été coff-
damné pour crime de trahison par un
conseil de guerre; il est donc coupable,
et nous, conseil de guerre, nous ne
pouvons le déclarer innocent ; or nous
savons que reconnaître la culpabilité
d'Esterhazy, ce serait proclamer l'in-
nocence de Dreyfus. » Rien ne pouvait
les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique qoî
à jamais pèsera sur nos conseils de
guerre, qui entachera désormais de
suspicion tous leurs arrêts. Le premier
conseil de guerre a pu être inintelli-
gent, le second est forcément criminel.
Son excuse, je le répète, est que le chef
suprême avait parié, déclarant la chose
jugée inattaquable, sainte et, supé-
rieure aux hommes, de sorte que (les
inférieurs ne pouvaient dire le con-
traire. On nous parle de l'honneur de
l'armée, on veut que nous l'aimions,
que nous la respections. Ah! certes,
oui, l'armée qui se lèverait à la pre-
mière menace, qui défendrait la terre
française, elle est tout le peuple et-
nous n'avons pour elle que tendresse
et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle,
dont nous voulons justement la di-
gnité, dans notre besoin de justice. Il
s'agit du sabre, le maître qu'on nous
donnera demain peut-être. Et baiser
dévotement la poignée du sabre, le
dieu, non !
Je l'ai démontré d'autre part : l'af-
faire Dreyfus était l'affaire des bureaux
de la guerre, un officier de l'état-major,
dénoncé par ses camarades de l'état-
major, condamné sous la pression des
chefs de l'état-major. Encore une fois,
il ne peut revenir innocent, sans que
tout l'état-major soit coupable. Aussi
les bureaux, par tous les moyens ima-
ginables, par des campagnes de presse,
par des communications, par des in-
fluences, n'ont-ils couvert Esterhazy
que pour perdre une seconde fois
Dreyfus. Ah! quel coup de balai ïe
gouvernement républicain devrait don-
ner dans cette jésuitière, ainsi que les
appelle le général Billot lui-même! Où
est-il, le ministère vraiment fort et
d'un patriotisme sage, qui osera tout
y refondre et tout y renouveler? Que
de gens je connais qui, devant une
guerre possible, tremblent d'angoisse,
en sachant dans quelles mains est 1a
défense nationale! et quel nid de
basses intrigues, de commérages et do
dilapidations, est devenu cet asile
sacré, où se décide le sort de la patrie !
On s'épouvante devant le jour terrible
que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus,
ce sacrifice humain d'un malheureux,
d'un « sale juif »! Ah! tout ce qui s'est
agité là de démence et de sottise, des
imaginatiens folles, des pratiques d«
basse police, des moeurs d'inquisition
et de tyrannie, le bon plaisir de quel-
ques galonnés mettant leurs bottes sur
la nation, lui rentrant dans la gorge
son cri de vérité et de justice, sous le
prétexte menteur et sacrilège de la
raison d'Etat 1
Et c'est un crime encore que de s'ê-
tre appuyé sur la presse immonde, que
de s'être laissé défendre par tonte la
fripouille de Paris, de sorte que voilà
la fripouille qui triomphe insolemment
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Par ÉMILE ZOLA
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vous m'avez fait un jour, d'avoir le
souci de votre juste gloire et de vous
dire que votre étoile, si heureuse jus-
qu'ici, est menacée de la plus honteuse,
de ia plus ineffaçable des taches?
Vous êtes sorti sain et sauf des bas-
ses calomnies, vous avez conquis les
coeurs. Vous apparaissez rayonnant
dans l'apothéose de cette fête, patrio-
tique que l'alliance russe a été pour
la France, et vous vous préparez à pré-
sider au solennel triomphe de notre
Exposition universelle, qui couronnera
notre grand siècle de travail, de vérité
et de liberté. Mais quelle tache de boue
sur votre nom -j'allais dire sur votre
rogne - que cette abominable affaire
Dreyfus! Un conseil de guerre vient,
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qu'un tel crime social a pu être commis.
Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi,
moi. La vérité, je la dirai, car j'ai pro-
mis delà dire, si la justice, régulière-
ment saisie, ne la faisait pas, pleine
et,entière. Mon devoir est de parler, je
jie veux pas être complice. Mes nuits
seraient hantées par le spectre de l'in-
nocent qui expie là-bas, dans la plus
affreuse des tortures, un crime qu'il
n'a pas commis.
Et c'est à vous, monsieur le Prési-
dent, que je la crierai, cotte vérité, de
toute la force de ma révolte d'hon-
nête homme. Pour votre honneur, je
suis convaincu que vous l'ignorez. Et
;i qui donc dénoncerai-je la tourbe
malfaisante des vrais coupables, si ce
n'est à vous, le premier magistrat du
pays ?
La vérité d'abord sur le procès et
sur la condamnation do Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a
tout fait, c'est le colonel du Paty
de Clam, alors simple commandant.- 4
Il est l'affaire Dreyfus tout entière,
on no la connaîtra que lorsqu'une
enquête loyale aura établi nettement
ses actes et ses responsabilités. Il ap-
paraît comme l'esprit le plus fumeux,
le plus compliqué, hanté d'intrigues
romanesques, se complaisant aux
moyens des romans-feuilletons, les
papiers volés, les lettres anonymes,
les rendez-vous dans les endroits dé-
serts, les femmes mystérieuses qui
colportent, de nuit, des preuves acca-
blantes. C'est lui qui imagina de
dicter le bordereau à Dreyfus ; c'est
lui qui rêva de l'étudier dans une
pièce entièrement revêtue de glaces ;
c'est lui que le commandant Forzinetti
nous représente armé d'une lanterne
sourde, voulant se faire introduire
près de l'accusé endormi, pour pro-
jeter sur. son visage un brusque Ilot
Je lumière et surprendre ainsi sou
crime, dans l'émoi du réveil. Et je
n'ai pas à tout dire, qn'on cherche,
on trouvera. Je déclare simplement
:juc le commandant du Paty do Clam,
chargé d'instruire l'affaire Dreyfus,
comme officier judiciaire, est, dans
l'ordre des dates et des responsabi-
lités, le premier coupable de l'ef-
froyable erreur judiciaire qui a été
commise.
Le bordereau était depuis quelque
temps déjà entre les mains du colonel
Sandherr, directeur du bureau des
renseignements, mort depuis de para-
lysie générale. Des « fuites i> avaient
lieu , des papiers disparaissaient,
comme il en disparait aujourd'hui en-
core; et l'auteur du bordereau était !
recherché, lorsqu'un a priori se fit
peu à peu que cet auteur ne pouvait
i.tre qu'un officier de l'état-major, et
un officier d'artillerie : double er-
reur manifeste, qui montre avec quel
esprit superficiel on avait étudié ce
bordereau, car un examen raisonné
démontre qu'il ne pouvait s'agir que
d'un officier de troupe. On cherchait
donc dans la maison, on examinait
les écritures, c'était comme une affaire
de famille, un traître à surprendre
dans les bureaux mêmes, pour l'en
expulser. Et, sans que je veuille re-
faire ici une histoire connue en partie,
le commandant du Paty de Clam entre
en scène, dès qu'un premier soupçon
tombe sur Dreyfus. A partir de ce mo-
ment, c'est lui qui a inventé Dreyfus,
l'affaire devient son affaire, il se fait
fort de confondre le traître, de l'ame-
ner à des aveux complets. Il y a bien
le ministre de la guerre, le général
Mercier, dont l'intelligence semble
médiocre ; il y a bien le chef de l'état-
major, le général de Boisdeffre, qui
parait avoir eédé à sa passion cléri-
cale, et le sous-chef de l'état-major, le
général Gonse, dont la conscience a pu
s'accommoder de beaucoup de choses.
Mais, au fond, il n'y a d'abord que le
commandant du Paty de Clam, qui les
mène tous, qui les hypnotise, car il
s'occupe aussi de spiritisme, d'occul-
tisme, il converse avec les esprits. On
ne croira jamais les expériences aux-
quelles il a soumis le malheureux
Dreyfus, les pièges dans lesquels il a
voulu le faire tomber, les enquêtes
folies, les imaginations monstrueuses,
toute une démence torturante.
Ah! cette première affaire, elle est
un cauchemar, pour qui la connaît
dans ses détails vrais ! Le commandant
du Paty de Clam arrête Dreyfus, lo met
au secret. Il court chez madame'Drey-
fus, la terrorise, lui dit que, si elle
parie, son mari est perdu. Pendant ce
temps, le malheureux s'arrachait la
chair, hurlait son innocence. Et l'ins-
truction a été faite ainsi, comme dans
une chronique du quinzième siècle, au
milieu du mystère, .avec une compli-
cation d'expédients farouches, tout cela
basé sur une seule charge enfantine,
ce bordereau imbécile, qui n'était pas
seulement une trahison vulgaire, qui
était aussi la plus impudente des es-
croqueries, car les fameux secrets li-
vrés se trouvaient presque tous sans
valeur. Si j'insiste, c'est que l'oeuf est
ici, d'où va sortir plus tard le vrai
crime, l'épouvantable déni de justice
dont la France est malade. Je voudrais
faire toucher du doigt comment l'er-
reur judiciaire a pu être possible, com-
ment elle est née des machinations du
commandant du Paty de Clam, com-
ment le général Mercier, les généraux
de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y lais-
ser prendre, engager peu à peu leur
responsabilité dans cette erreur, qu'ils
ont cru devoir, plus tard, imposer
comme la vérité sainte, une vérité qui
ne se discute même pas. Au début, il
n'y a donc de leur part que de l'incurie
et de l'inintelligence. Tout au plus, les
sent-on céder aux passions religieuses
du milieu et aux préjugés de l'esprit
de corps. Ils ont laissé faire la sottise.
Mais voici Dreyfus devant le con-
seil de guerre. Le huis clos le plus
absolu est exigé. Un traître aurait ou-
vert la frontière à l'ennemi, pour con-
duire l'empereur allemand jusqu'à
Notre-Dame, qu'on ne prendrait pas
des mesures de silence et de mystère
plus étroites. La nation est frappée de
stupeur, on chuchote des faits ter-
ribles, de ces trahisons monstrueu-
ses qiji indignent l'Histoire, et natu-
rellement la nation s'incline. Il n'y a
pas de châtiment assez sévère, elle ap-
plaudira à la dégradation publique, elle
voudra que le coupable reste sur son ro-
cher d'infamie, dévoré par le remords.
Est-ce donc vrai, les choses indicibles,
les choses dangereuses, capables de
mettre l'Europe en flammes, qu'on a
dû enterrer soigneusement derrière ce
Irais clos? Non! if n'y a eu, derrière,
que les imaginations romanesques et
démentes du commandant du Paty- t'a
Clam. Tout cela n'a été fait que pour
cacher le plus saugrenu des romans-
feuilletons. Et il suffit, pour s'en assu-
rer, d'étudier attentivement l'acte d'ac-
cusation lu devant le conseil de guerre.
Ah! le néant de cet acte d'accusa-
tion t Qu'un homme ait pu être con-
damné sur cet acte, c'est un prodige
d'iniquité. Je défie les honnêtes gens
.de le lire, sans que leur coeur bondisse
d'indignation et cric leur révolte, en
pensant à l'expiation démesurée, là-
bas, à Pile du Diable. Dreyfus sait
plusieurs langues,.crime ; on n'a trouvé
chez lui aucun papier compromettant,
crime ; il va parfois dans son pays d'o-
rigine, crime; il est laborieux, il aie
souci de tout savoir, crime ; il ne se
trouble pas, crime; il se trouble,
crime. Et les naïvetés de rédaction,
les formelles assertions dans le vide !
On nous avait parlé de quatorze chefs
d'accusation : nous n'en trouvons
qu'une seule en fin de compte, celle
du bordereau ; et nous apprenons
même que les experts n'étaient pas
d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a
été bousculé militairement, parce qu'il
se permettait de ne pas conclure dans
le sens désiré. On parlait aussi de
vingt-trois officiers qui étaient venus
accabler Dreyfus de leurs témoignages.
Nous ignorons encore leurs inter-
rogatoires, mais il est certain que
tous ne l'avaient pas chargé ; et il
est à remarquer, en outre, que tous
appartenaient aux bureaux de la
guerre. C'est un procès de famille,
on est là entre soi, et il faut s'en sou-
venir : l'état-major a voulu le procès,
l'a jugé, et il vient de le juger une
seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau,
sur lequel les experts ne s'étaient pas
entendus. On raconte que, dans la
chambre du conseil, les juges allaient
naturellement acquitter. Et, dès lors,
comme l'on comprend l'obstination
désespérée avec laquelle, pour justifier
la condamnation, on affirme aujour-
d'hui l'existence d'une pièce secrète,
accablante, la pièce qu'on no peut
montrer, qui légitime tout, devant lit
quelle nous devons nous incliner, le
bon dieu invisible et inconnaissable.
Je la nie, cette pièce, je la nie de toute
ma puissance ! Une pièce ridicule,
oui, peut-être la pièce où il est ques-
tion de petites femmes, et où il est
parlé d'un certain D... qui devient
trop exigeant, quelque mari sans doute
trouvant qu'on ne lui payait pas sa
femme assez cher. Mais une pièce in-
téressant la défense nationale, qu'on
ne saurait produire sans que la guerre
fût déclarée demain, non, non ! C'est
un mensonge ; et cela est d'autant
plus odieux et cynique qu'ils mentent
impunément sans qu'on puisse les en
convaincre. Ils ameutent la France, ils
se cachent derrière sa légitime émo-
tion, Ils ferment les bouches en trou-
blant les coeurs, en pervertissant les
esprits. Je ne connais pas de plus
grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président,
les faits qui expliquent comment une
erreur judiciaire a pu être commise;
et les preuves morales, la situation de
fortune de Dreyfus, l'absence de mo-
tifs, son continuel cri d'innocence,
achèvent de ie montrer comme une
victime des extraordinaires imagina-
tions du commandant du Paty de
Clam, du milieu clérical où il se trou-
vait, de la chasse aux « sales juifs »,
qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à L'affaire Ester-
hazy. Trois ans se sont passés, beau-
coup de consciences restent troublées
profondément, s'inquiètent, cherchent,
finissent par se convaincre de l'inno-
cence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l'historique des dou-
tes,. puis de la conviction de M. Scheu-
rer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouil-
lait de son coté, il se passait des faits
graves à l'état-major même. Le co-
lonel Sandherr était mort, et le
lieutenant-colonel Picquart Jni avait
succédé comme chef du bureau (tes
renseignements. Et c'est â co titre,
dans l'exercice de ses fonctions, que ce
dernier eut un jour entre les mains
une lettre-télégramme, , adressée au
commandant Esterhazy, par un agent
d'une puissance étrangère. Son devoir
strict était d'ouvrir une enquête. La
certitude est qu'il n'a jamais agi en
dehors de la volonté de ses supérieurs.
II soumit donc ses soupçons à ses su-
périeurs hiérarchiques, le général
Gonse, puis le général de Boisdeffre,
puis le général Billot, qui avait suc-
cédé au général Mercier comme minis-
tre de la guerre. Le fameux dossier
Picquart, dont il a été tant parié, n'a
jamais été que le dossier Billot, j'en-
tends le dossier fait par un subordonné
pour son ministre, le dossier qui doit
exister encore au ministère de la
guerre. Les recherches durèrent de mai
à septembre 1896, et ce qu'il faut affir-
mer bien haut, c'est que le général
Gonse était convaincu de la culpabilité
d'Esterhazy, c'est que le général de
Boisdeffre et le général Billot ne met-
taient pas en doute que le fameux
bordereau fût de l'écriture d'Esterhazy.
L'enquête du lieutenant-colonel Pic-
quart avait abouti à cette constatation
certaine. Mais l'émoi était grand, car
la condamnation d'Esterhazy entraî-
nait inévitablement la révision du pro-
cès Dreyfus; et c'était ce que l'état-
major ne voulait à aucun prix.
11 dut y avoir là une minute psycho-
logique pleine d'angoisse. Remarquez
que le général Billot n'était compromis
dans rien, il arrivait tout frais, il pou-
vait faire la vérité. Il n'osa pas, dans
la terreur sans doute de l'opinion pu-
blique, certainement aussi dans la
crainte de livrer tout l'état-major, le
général de Boisdeffre, le général Gonse,
sans compter les sous-ordres. Puis, ce
no fut lii qu'une minute de combat en-
tre sa conscience et ce qu'il croyait
être l'intérêt militaire. Quand cette
minute fut passée, il était déjà trop
tard. Il s'était engagé, il était compro-
mis. Et, depuis lors, sa responsabilité
n'a fait que grandir, il a pris à sa
charge le crime des autres, il est aussi
coupable que les autres, il est plus
coupable qu'eux, car il a été le maître
de faire justice, et il n'a rien fait.
Comprenez-vous cela ! voici un an que
le général Billot, que les généraux de
Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus
est innocent, et ils ont gardé pour eux
cette effroyable chose. Et ces gens-là
donnent, et ils ont des femmes et des
enfants qu'ils aiment!
Le colonel Picquart avait rempli
son devoir d'honnête homme. 11 insis-
tait auprès de ses supérieurs, au nom
de la justice. Il les suppliait même, il
leur disait combien leurs délais étaient
impolitiques devant ie terrible orage
qui s'amoncelait, qui devait éclater,
lorsque la vérité serait connue. Ce fut,
plus tard, le langage que M. Scheurer-
Kestner tint également au général
Billot, l'adjurant par patriotisme de
prendre en main l'affaire, de ne pas
la laisser s'aggraver, au point de deve-
nir un désastre public. Non! le crime
était commis, l'état-major ne pouvait
plus avouer spn^ crime/ Et le lieute-
nant-colonel Picquart fut envoyé en
mission, on l'éloigna t}* plus loin en
plus loin, jusqu'en Tunisie, où l'on
voulut même un jour honorer sa bra-
voure, en le chargeant d'une mission
qui l'aurait fait sûrement massacrer,
dans les parages où le marquis de Mo-
res a trouvé la mort. Il n'était pas en
! disgrâce, le général Gonse entretenait
avec lui une correspondance amicale.
Seulement, il est des secrets qu'il ne
fait pas bon d'avoir surpris.
A Paris, la vérité marchait, irrésis-
tible, et l'on sait de quelle façon l'o-
rage attendu éclata. M. Mathieu Drey-
fus dénonça le commandant Esterhazy
comme le véritable auteur du borde-
reau, au moment où M. Scheurer-
Kestner allait déposer, entre les mains
du garde des sceaux, une demande en
revision (fu procès. Et c'est ici que le
commandant Esterhazy paraît Des
témoignages le montrent d'abord af-
folé, prêt au suicide ou à la fuite.
Puis, tout d'un coup, il paye d'audace,
il étonne Paris par la violence de son
attitude. C'est que du secours lui était
venu, il avait reçu une lettre anonyme
l'avertissant des menées de ses enne-
mis, une dame mystérieuse s'était
même dérangée de nuit pour lui re-
mettre une pièce volée à l'état-major,
qui devait le sauver. Et je ne puis
m'empêcher de retrouver là le lieute-
nant-colonel du Paty de Clam, en re-
connaissant les expédients de son ima-
gination fertile. Son oeuvre, la culpa-
bilité de Dreyfus, était en péril, et il
a voulu sûrement défendre son oeu-
vre. La revision du procès, mais
c'était l'écroulement du roman-feuil-
leton si extravagant, si tragique,
dont le dénouement abominable a
lieu à l'île dtt Diable ! Cest ce
qu'il ne pouvait permettre. Dès lors,
le duel va avoir lieu entre le lieute-
nant-colonel Picquart et le lieutenant-
colonel dn Paty de Clam, l'an le vi-
sage découvert, l'autre masqué. On
les retrouvera prochainement tous
deux devant la justice civile. Au fond,
c'est toujours l'état-major qui se dé-
fend, qui ne veut pas avouer son
crime, dont l'abomination grandit
d'heure en heure.
On s'est demandé avec stupeur quels
étaient les protecteurs du comman-
dant Esterhazy. C'est d'abord, dans
l'ombre, le lieutenant-colonel du Paty
de Clam qui a tout machiné, qui a
tout conduit. Sa main se trahit aux
moyens saugrenus. Puis, c'est le gé-
néral de Boisdeffre, c'est le général
Gonse, c'est le général Billot lui-
même, qui sont bien obligés de faire
acquitter le commandant, puisqu'ils
ne peuvent laisser reconnaître l'inno-
cence de Dreyfus, saus que les bureaux
de la guerre croulent sous le mépris
public. Et le beau résultat de cette si-
tuation prodigieuse, c'est quel'honnête
homme là-dedans, In lieutenant-colo-
nel Picquart, qui seul a fait son de-
voir, va être la victime, celui qu'on
bafouera et qu'on punira. 0 justice,
quelle affreuse désespérance serre le
coeur ! On va jusqu'à dire que c'est
lui le faussaire, qu'il a fabriqué la
carte-télégramme pour perdre Ester-
hazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ?
dans quel but ? Donnez un motif.
Est-ce que celui-là aussi est payé par
les juifs ? Le joli do l'histoire est qu'il
était justement antisémite. Oui! nous
assistons à ce spectacle infâme, des
hommes perdus de dettes et de crimes
dont on proclame l'innocence, tandis
qu'on frappe l'honneur même, un
homme à la vie sans tache ! Quand
une société en est là, elle tombe en
décomposition.
Voilà-donc, monsieur le Président,
l'affaire Esterhazy : un coupable qu'il
s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt
deux mois, nous pouvons suivre heure
par heure la belle besogne. J'abrège,
car ce n'est ici, en gros, que le résumé
de l'histoire dont les brûlantes pages
seront un jour écrites tout au long.
Et nous ayons donc vu la. général
de Pellieux, puis le commandant Ra-
vary, conduire une enquête scélérate
d'où les coquins sortent transfigurés
elles honnêtes gens salis. Puis, on a
convoqué le conseil' de guerre.
***
Comment a-t-on pu espérer qu'un
conseil de guerre déferait ce qu'un cou*
seil de guerre avait fait?
Je ne parle même pas du choix ton*
jours possible des juges. L'idée supé-
rieure de discipline, qui est dans la
sang de ces soldats, ne suffit-elle à in-
firmer leur pouvoir même d'équité?
Qui dit discipline dit obéissance.
Lorsque le ministère de la guerre,
le grand chef, a établi publiquement,
aux acclamations de la représentation
nationale, l'autorité absolue de la chose
jugée, vous voulez qu'un conseil de
guerre lui donne un formel démentiî
Hiérarchiquement, cela est impossible.
Le général Billot a suggestionné les
juges par sa déclaration, et ils ont jugé
comme ils doivent aller au feu, sans
raisonner. L'opinion prétançue qu'ils
ont apportée sur leur siège est r! ri dém-
inent celle-ci : «Dreyfus a été coff-
damné pour crime de trahison par un
conseil de guerre; il est donc coupable,
et nous, conseil de guerre, nous ne
pouvons le déclarer innocent ; or nous
savons que reconnaître la culpabilité
d'Esterhazy, ce serait proclamer l'in-
nocence de Dreyfus. » Rien ne pouvait
les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique qoî
à jamais pèsera sur nos conseils de
guerre, qui entachera désormais de
suspicion tous leurs arrêts. Le premier
conseil de guerre a pu être inintelli-
gent, le second est forcément criminel.
Son excuse, je le répète, est que le chef
suprême avait parié, déclarant la chose
jugée inattaquable, sainte et, supé-
rieure aux hommes, de sorte que (les
inférieurs ne pouvaient dire le con-
traire. On nous parle de l'honneur de
l'armée, on veut que nous l'aimions,
que nous la respections. Ah! certes,
oui, l'armée qui se lèverait à la pre-
mière menace, qui défendrait la terre
française, elle est tout le peuple et-
nous n'avons pour elle que tendresse
et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle,
dont nous voulons justement la di-
gnité, dans notre besoin de justice. Il
s'agit du sabre, le maître qu'on nous
donnera demain peut-être. Et baiser
dévotement la poignée du sabre, le
dieu, non !
Je l'ai démontré d'autre part : l'af-
faire Dreyfus était l'affaire des bureaux
de la guerre, un officier de l'état-major,
dénoncé par ses camarades de l'état-
major, condamné sous la pression des
chefs de l'état-major. Encore une fois,
il ne peut revenir innocent, sans que
tout l'état-major soit coupable. Aussi
les bureaux, par tous les moyens ima-
ginables, par des campagnes de presse,
par des communications, par des in-
fluences, n'ont-ils couvert Esterhazy
que pour perdre une seconde fois
Dreyfus. Ah! quel coup de balai ïe
gouvernement républicain devrait don-
ner dans cette jésuitière, ainsi que les
appelle le général Billot lui-même! Où
est-il, le ministère vraiment fort et
d'un patriotisme sage, qui osera tout
y refondre et tout y renouveler? Que
de gens je connais qui, devant une
guerre possible, tremblent d'angoisse,
en sachant dans quelles mains est 1a
défense nationale! et quel nid de
basses intrigues, de commérages et do
dilapidations, est devenu cet asile
sacré, où se décide le sort de la patrie !
On s'épouvante devant le jour terrible
que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus,
ce sacrifice humain d'un malheureux,
d'un « sale juif »! Ah! tout ce qui s'est
agité là de démence et de sottise, des
imaginatiens folles, des pratiques d«
basse police, des moeurs d'inquisition
et de tyrannie, le bon plaisir de quel-
ques galonnés mettant leurs bottes sur
la nation, lui rentrant dans la gorge
son cri de vérité et de justice, sous le
prétexte menteur et sacrilège de la
raison d'Etat 1
Et c'est un crime encore que de s'ê-
tre appuyé sur la presse immonde, que
de s'être laissé défendre par tonte la
fripouille de Paris, de sorte que voilà
la fripouille qui triomphe insolemment
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