Titre : Notre rive : revue nord-africaine illustrée
Éditeur : [s.n.] (Alger)
Date d'édition : 1928-05-01
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32825385p
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 1324 Nombre total de vues : 1324
Description : 01 mai 1928 01 mai 1928
Description : 1928/05/01 (A2)-1928/05/31. 1928/05/01 (A2)-1928/05/31.
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k6238712m
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JO-62734
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 24/12/2012
la, & ., M 6'~,a à,&
7lû/teftUn
Lucienne Favre
Fleur de Paris
en terre d Alerte
par PAUL DESPIQUES
Je l'ai vue, je ne lui ai jamais adressé la parole. C'é-
tait au temps où, encore inconnue, non révélée au pu-
blic, elle jetait sur le papier les premières ligne de
Dimitri et la Mort. Elle allait, impassible, hiératique,
émergeant parmi la foule bariolée, dressant sa tête
fine et volontaire, au front mangé par les cheveux, le
nez nettement dessiné, les lèvres relevées d'un pli de
dédain, le regard fixe comme fatigué d'avoir trop vu
déjà, et lourd aussi comme acharné à de nouvelles
visions.
Elle passait, dis-je, énig-
matique, pour le promeneur
inconnu, celui à qui aucun
visage n'échappe, lointaine
pour la foule bruyante qu'el-
le semblait dédaigner, mais
qu'elle fouillait de son regard
implacable. Elle passait, face
muette, volontaire avec le re-
flet d'une énergie tendue.
Elle passait en proie à des
chefs-d'œuvre insoupçonnés,
et pour qui savait lire un vi-
sage de se demander: Quelle
est donc cette femme, si fem-
me par sa grâce hautaine.
plus qu'une femme par l'as-
surance de son regard domi-
nateur?
Cette question je me la
suis souvent posée dans la
blanche ville d'Alger, carre-
four de la Méditerranée, où
se coudoient tant de types
d'humanité, où chaque jour
surgissent de nouvelles figu-
res, imprévues, pleines de
mystère. Cette question je
me la suis souvent posée
sans en chercher la réponse,
par discrétion bien naturelle
sans doute, mais aussi par
instinctive sympathie pour une nature que je pressen-
tais pleine de réserve et de fierté, par respect peut-
être d'un talent qui s'enveloppait d'inconnu, mais s'é-
veillait à mes yeux surpris.
A cette question, j'ai trouvé la réponse, bien plus
tard, lorsqu'à la publication de Bab-el-Oued — loin
d'Alger que j'avais quitté, — j'ai entrevu à la vitrine
des librairies parisiennes, la photographie de Lucienne
Favre, auteur inaperçu de Dimitri et la Mort, déjà ap-
précié de Bab-el-Qp.ed, et triomphant enfin de VHom-
me derrière le mur.
Il me sembla revoir une amie évanouie dans un
passé lointain. C'était bien la même femme à face de
déesse qui s'était imposée à mon attention à travers les
rues troublées d'Alger-la-Blanche.
Et dans l'invincible regret d'avoir manqué le con-
tact d'un esprit si rare, surgit en moi le désir d'un
dialogue à travers l'espace. J'avais lu ses livres. J'avais
frissonné du même sortilège dont le pauvre Dimitri
était mort; j'avais croisé sur la Cantère et surpris au
passage les confidences exclamatives d'Ascension et de
ses compagnes et, là-haut, sur les pentes de Mustapha,
par les nuits endiamantées au ciel de velours, j'avais
longé les murs des propriétés, où je devinais des vies
secrètes pleines d'harmonies paradisiaques, d'épa-
nouissements surhumains, et aussi de drames mortels
ou de fièvres morbides. En pénétrant le secret du
sphinx littéraire que sem-
blait être Lucienne Favre, il
me paraissait tout naturel de
devenir un peu son collabo-
rateur en la forçant, si j'ose
dire, à se révéler totalement
à moi-même, au public de
ses lecteurs charmés et in-
trigués.
Mais, à première vue, ce
teint ambré et chaud, ces
cheveux de poix collés au
front, ces yeux de nuit, ce
port de reine, ce pas souple
et balancé, ce souci d'une
esthétique si personnelle
dans la toilette, n'est-ce pas
là tout ce qui révèle la fille
d'Alger, éclose dans le soleil,
l'azur et les parfums ?
Quelle erreur est la mien-
ne ! Un sourire vient me dé-
tromper: « Je suis, dit-elle,
très embarrassée en ce mo-
ment de vous parler de moi.
Je suis née à Paris en 1896
(voyez jusqu'à quel point Lu-
cienne Favre échappe à toute
coquetterie féminine, elle
proclame son âge !). Je me
suis mariée très jeune; j'ai
eu tout de suite un bébé, une
petite fille. (Il me semble,
interpose-t-elle, que je suis devant un nouveau méde-
cin et que je déballe mes ascendances, descendances,
hérédités, etc., je n'aime pas ça). Je suis venue m'éta-
blir en Algérie, à Alger, en 1913. Mon premier mari a
été tué tout au début de la guerre, en novembre 1914<.
J'ai été très malade ensuite d'une typhoïde qui m'a
laissée très délicate pendant des années ».
Ainsi, où je me figurais un passé de joies, de cou-
leurs et d'insouciance en un pays de rêve, il m'en fal-
lait rabattre. C'était Paris, son ciel sombre, sa cohue
brutale, ses réalités mouvementées, sa lutte forcenée,
et ensuite tant de malheurs et de soucis de vivre pour
une si jeune créature ! Il y a là de quoi justifier cette
tristesse un peu morne de l'impassible regard que j'a-
vais surprise au croisement d'une rue.
Mais après ces débuts décevants, peut-être un peu
de bonheur avait-il donné à Lucienne Favre plus de
confiance en elle-même et la paix du cœur indispen-
— 15 —
7lû/teftUn
Lucienne Favre
Fleur de Paris
en terre d Alerte
par PAUL DESPIQUES
Je l'ai vue, je ne lui ai jamais adressé la parole. C'é-
tait au temps où, encore inconnue, non révélée au pu-
blic, elle jetait sur le papier les premières ligne de
Dimitri et la Mort. Elle allait, impassible, hiératique,
émergeant parmi la foule bariolée, dressant sa tête
fine et volontaire, au front mangé par les cheveux, le
nez nettement dessiné, les lèvres relevées d'un pli de
dédain, le regard fixe comme fatigué d'avoir trop vu
déjà, et lourd aussi comme acharné à de nouvelles
visions.
Elle passait, dis-je, énig-
matique, pour le promeneur
inconnu, celui à qui aucun
visage n'échappe, lointaine
pour la foule bruyante qu'el-
le semblait dédaigner, mais
qu'elle fouillait de son regard
implacable. Elle passait, face
muette, volontaire avec le re-
flet d'une énergie tendue.
Elle passait en proie à des
chefs-d'œuvre insoupçonnés,
et pour qui savait lire un vi-
sage de se demander: Quelle
est donc cette femme, si fem-
me par sa grâce hautaine.
plus qu'une femme par l'as-
surance de son regard domi-
nateur?
Cette question je me la
suis souvent posée dans la
blanche ville d'Alger, carre-
four de la Méditerranée, où
se coudoient tant de types
d'humanité, où chaque jour
surgissent de nouvelles figu-
res, imprévues, pleines de
mystère. Cette question je
me la suis souvent posée
sans en chercher la réponse,
par discrétion bien naturelle
sans doute, mais aussi par
instinctive sympathie pour une nature que je pressen-
tais pleine de réserve et de fierté, par respect peut-
être d'un talent qui s'enveloppait d'inconnu, mais s'é-
veillait à mes yeux surpris.
A cette question, j'ai trouvé la réponse, bien plus
tard, lorsqu'à la publication de Bab-el-Oued — loin
d'Alger que j'avais quitté, — j'ai entrevu à la vitrine
des librairies parisiennes, la photographie de Lucienne
Favre, auteur inaperçu de Dimitri et la Mort, déjà ap-
précié de Bab-el-Qp.ed, et triomphant enfin de VHom-
me derrière le mur.
Il me sembla revoir une amie évanouie dans un
passé lointain. C'était bien la même femme à face de
déesse qui s'était imposée à mon attention à travers les
rues troublées d'Alger-la-Blanche.
Et dans l'invincible regret d'avoir manqué le con-
tact d'un esprit si rare, surgit en moi le désir d'un
dialogue à travers l'espace. J'avais lu ses livres. J'avais
frissonné du même sortilège dont le pauvre Dimitri
était mort; j'avais croisé sur la Cantère et surpris au
passage les confidences exclamatives d'Ascension et de
ses compagnes et, là-haut, sur les pentes de Mustapha,
par les nuits endiamantées au ciel de velours, j'avais
longé les murs des propriétés, où je devinais des vies
secrètes pleines d'harmonies paradisiaques, d'épa-
nouissements surhumains, et aussi de drames mortels
ou de fièvres morbides. En pénétrant le secret du
sphinx littéraire que sem-
blait être Lucienne Favre, il
me paraissait tout naturel de
devenir un peu son collabo-
rateur en la forçant, si j'ose
dire, à se révéler totalement
à moi-même, au public de
ses lecteurs charmés et in-
trigués.
Mais, à première vue, ce
teint ambré et chaud, ces
cheveux de poix collés au
front, ces yeux de nuit, ce
port de reine, ce pas souple
et balancé, ce souci d'une
esthétique si personnelle
dans la toilette, n'est-ce pas
là tout ce qui révèle la fille
d'Alger, éclose dans le soleil,
l'azur et les parfums ?
Quelle erreur est la mien-
ne ! Un sourire vient me dé-
tromper: « Je suis, dit-elle,
très embarrassée en ce mo-
ment de vous parler de moi.
Je suis née à Paris en 1896
(voyez jusqu'à quel point Lu-
cienne Favre échappe à toute
coquetterie féminine, elle
proclame son âge !). Je me
suis mariée très jeune; j'ai
eu tout de suite un bébé, une
petite fille. (Il me semble,
interpose-t-elle, que je suis devant un nouveau méde-
cin et que je déballe mes ascendances, descendances,
hérédités, etc., je n'aime pas ça). Je suis venue m'éta-
blir en Algérie, à Alger, en 1913. Mon premier mari a
été tué tout au début de la guerre, en novembre 1914<.
J'ai été très malade ensuite d'une typhoïde qui m'a
laissée très délicate pendant des années ».
Ainsi, où je me figurais un passé de joies, de cou-
leurs et d'insouciance en un pays de rêve, il m'en fal-
lait rabattre. C'était Paris, son ciel sombre, sa cohue
brutale, ses réalités mouvementées, sa lutte forcenée,
et ensuite tant de malheurs et de soucis de vivre pour
une si jeune créature ! Il y a là de quoi justifier cette
tristesse un peu morne de l'impassible regard que j'a-
vais surprise au croisement d'une rue.
Mais après ces débuts décevants, peut-être un peu
de bonheur avait-il donné à Lucienne Favre plus de
confiance en elle-même et la paix du cœur indispen-
— 15 —
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