Titre : La Petite presse : journal quotidien... / [rédacteur en chef : Balathier Bragelonne]
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1866-08-02
Contributeur : Balathier Bragelonne, Adolphe de (1811-1888). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32837965d
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 02 août 1866 02 août 1866
Description : 1866/08/02 (N106). 1866/08/02 (N106).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k47191620
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-190
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 07/11/2017
Voilà l'histoire.
Soulier était un type de la vie nomade, per-
sonne n'a possédé plus que lui l'art do se tirer
d'embarras dans les positions difficiles ; dans
toutes ses pérégrinations il était suivi d'une véri-
table armée d'huissiers, brandissant chacun plu-
sieurs saisies. Mais il savait si bien conduire une
retraite que -l'ennemi le perdait de vue au mo-
ment où il croyait lancer son grapin d'abordage.
Moreau en eût peut-être pris des leçons.
Voici un exemple.
En Vénétie, Soulier est cerné dans son écurie,
où tout le monde est couché pêle-mêle, chevaux,
femmes, chiens, hommes, lui et. son génie. Les
scellés sont apposés, on attend que l'Aurore avec
son doigt de rose entr'ouvre les portes de la Tur-
quie d'Asie, pour procéder à la saisie.
Cependant Soulier ne dort pas; il fait prati-
quer dans le mur opposé une large brèche; on
entoure de foin les pieds des chevaux et... quand
, les assaillants entrèrent, ils tombèrent frappés de
' stupéfaction. On trouva dans une crèche un
commencement de lettre, dans laquelle Soulier
donnait à ses écuyers l'ordre de mettre le cap sur
Venise. Vite on se lance sur la route, et quand
l'ennemi pénétra dans la ville des doges, Soulier
faisait dans Milan son entrée triomphale.
Soulier était décoré de la Sublime-Porte, au-
près de laquelle il avait été autrefois accrédité
comme consul.
TRIBUNAUX
LE MARI QUI BAT SA FEMME.
Il y a de petits procès qui sont de grands drames;
les passions les plus ardentes, l'amour, la haine, la
violence, la calomnie, la vengeance y sont en plein
essor; l'intrigue y est fortement nouée, et, ni plus ni
moins que dans les oeuvres - les plus classiques et les
plus morales, après les péripéties les plus émouvantes,
le triomphe reste assuré à l'innocence.
Une jeune femme de vingt-trois- ans arrive pénible-
ment à la barre du tribunal ; à sa démarche, on re-
connaît qu'elle est dans une position intéressante; elle
vient soutenir une plainte en coups et blessures volon-
taires qu'elle a portée contre son mari ; mais sa voix
est brisée, sa mémoire paraît troublée, et M. le prési-
dent est obligé do lui venir en aide pour faire con-
naître au tribunal les griefs qu'elle a a exposer.
D. Vous êtes mariée depuis trois ans au sieur Fleury,
ouvrier ébéniste?
La plaignante fait un signe affirmatif.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez dit dans l'instruction
que, trois mois après votre mariage, votre mari vous
aurait frappée avec une telle brutalité qu'il s'en serait
juivi une fausse couche?
Nouveau geste affirmatif.
M, i.E PRÉSIDENT. — Un an après, vous étiez de nou-
veau enceinte, et sur le point d'accoucher, lorsque
vous avez été une seconde fois l'objet des violences
les plus graves de la part de votre mari. En rentrant
chez lui à la suite d'une partie déplaisir avec ses amis,
sur quelques représentations que vous lui adressiez, il
vous aurait donné un soufflet; vous auriez quitté votre
chambre en' appelant au secours ; il vous aurait pour-
suivie, saisie par vos cheveux, alors déroulés, les au-
rait tordus en corde autour de son poignet et vous
aurait ainsi hissée de la hauteur d'un étage pour vous
faire rentrer chez vous, malgré votre résistance déses-
pérée et au risque, avez-vous dit, de vous décoller la
tête.
LA. PLAIGNANTE, retrouvant un peu do voix. —.Oui,
monsieur, j'ai cru que c'était mon dernier moment; je
lui ai dit: « Malheureux, laissez-moi; si ce n'est par
pitié pour moi, au moins par pitié pour l'enfant que
je porte dans mon sein. >1 (Mouvement d'indignation
dans l'auditoire.)
M. LE PRÉSIDENT. — Est-ce que ces violences n'ont
pas amené une nouvelle fausse couche?
LA PLAIGNANTE. — Non, monsieur; je suis accouchée
quinze jours après ; l'enfant vit encore, il est chez ma
mère, puisque mon mari m'a quittée et ne veut rien
faire pour lui.
Tous les regards se portent sur le mari qui, pendant
cet exposé de faits, a eu mille peines à contenir son
impatience ; mais cette fois il n'y tient plus, se lève
vivement et d'une voix vibrante :
Cette femme ne dit que des mensonges ; c'est elle
qui m'a quitté il y a deux ans pour agir à sa volonté,
pour faire sa honte et la mienne...
M. LE PRÉSIDENT. — N'interrompez pas ; vous parle-
rez à votre tour. (A la plaignante) : Après la séparation
il y a eu, il y a plusieurs mois, réconciliation entre
vous. Quelque temps après cette réconciliation vous
avez annoncé à votre mari que vous étiez de nouveau
enceinte, et c'est alors qu'il vous aurait renvoyée et
aurait rompu définitivement avec vous?
LA PLAIGNANTE. — Oui, monsieur.
M. LE PRÉSIDENT. — Et c'est après cette dernière
rupture que vous avez porté votre plainte ?
LA PLAIGNANTE. — S'il m'avait laissée tranquille, j'au-
rais fait de même, mais il n'y avait plus moyen d'y
tenir, par les horreurs qu'il disait de moi à tout le
monde.
M. LE PRÉSIDENT. — Nous allons entendre vos té-
moins.
Les témoins sont entendus ; tous sont des locataires
de la maison qu'habitaient, il y a deux ans, les époux
Fleury, à l'époque des deux scènes de violence qui
font l'objet de la plainte. Ce qu'ils savent, ils le tien-
nent de la femme Fleury, car ils n'ont rien vu, rien
entendu, ces scènes s'étant passées entre le mari et la
femme dans l'intérieur de leur logement. Sur le cha-
pitre de la moralité de la femme Fleury, à cette épo-
que, ils ne tarissent pas en éloges : elle était labo-
rieuse, tranquille, sédentaire, attachée à ses devoirs;
-.nais depuis deux ans qu'elle a quitté la maison, ils ne
çavent ce qu'elle est devenue et ce qu'elle a fait.
Viennent les témoins du mari, et ceux-là sont beau-
coup mieux instruits.
Un concierge ouvrera marche. Il déclare que dans
sa maison habite un M. "Bertrand chez lequel la femme
Fleury est venue passer deux.mois consécutifs.
La femme Fleury est ràppblée'à la barre.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous entendez ce que dit le té-
moin ?
LA FEMME FLEURY, sèchement et les yeux baissés. —
C'est faux 1
LE CONCIERGE, se tournant vers elle et la regardant
sous le nez. —C'est fauxl alors j'ai eu la berlue pen-
dant deux mois ; j'ai eu la berlue aussi quand je vous
voyais tous les matins descendre dans la cour, en petit
jupon, les bras nus, pour aller chercher de l'eau à la
pompe, comme une bonne petite femme qui fait son
petit ménage.
LA FEMME FLEURY, de plus en plus sèchement. — Je
ne connais pas cet homme-là.
LE CONCIERGE. — Ah 1 vous ne connaissez pas cet
homme-là 1 Eh bien 1 cet homme-là, il y avait quelque
chose qu'il ne voulait pas dire pour ne pas vous faire
trop honte, mais du moment que vous ne connaissez
pas cet homme-là, cet homme-là va parler.
La plaignante jette sur le témoin un regard fauvo.
M. LE PRÉSIDENT au concierge. — Dites tout ce que
vous savez ; c'est une mauvaise pensée que vous aviez
eue de cacher quelque chose à la justice.
LE CONCIERGE. — Vous savez, on ne tue pas tout ce
qui est gras. Elle est jeune, la petite femme, on en avait
pitié ; mais du moment qu'elle le prend de manière à
me faire passer pour un faussaire, à me dire capable
d'inventer des menteries pour lui faire tort, il n'y a
plus de pitié, je dis tout.
M. LE PRÉSIDENT. —Dites donc.
LE CONCIERGE. — Demandez-lui si, quand elle a su
que son mari me faisait appeler ici pour témoin, elle
n'est pas venue me dire à ma loge : « Mon bon ami, si
vous dites cc que vous savez sur moi, je suis une
femme perdue, je n'ai plus qu'à me détruire; mais si
vous ne dites rien, je vous donnerai tout ce qui vous
fera plaisir. »
LA FEMME FLEURY. — C'est faux, toujours faux, aussi
faux que le reste.
LE CONCIERGE, presque abasourdi, après s'être pressé
la télé de ses deux mains. — Mais puisque ma femme
y était, qu'elle l'a entendu comme moi.
M. LE PRÉSIDENT. —Est-elle ici, votre femme?
LE CONCIERGE. — Certainement. Avance ici, Euphé-
mie.
Euphémie avance, et, sur l'interpellation de M. le
président, confirme sur tous les points la déclaration
de son mari, en mettant beaucoup plus de points sur
les i.
LA FEMME FLEURY, de nouveau interpellée, répond :—
Le mari vaut la femme, et la femme vaut le mari ;
c'est du pareil au même : ils disent ce que mon mari
leur fait dire.
Le concierge est sur le point de se fâcher, mais un
geste de M. le président et un murmure approbateur
de l'auditoire lui font comprendre qu'il n'a pas à se
justifier.
Le fait déclaré par le concierge et sa femme est en-
core confirmé par plusieurs locataires de leur mai-
son.
Vienneut ensuito des témoins qui déposent sur la
moralité de Fleury. Tous le disent ouvrier laborieux,
rangé, de bonne conduite, un peu vif, mais n'ayant ja-
mais de disputes avec personne.
La déclaration du dernier témoin achève de donner
l'explication de la conduite de la femme Fleury :
Quelque temps après sa réconciliation avec sa fem-
me, Fleury, qui est mon ami et a beaucoup de con-
fiance en moi, est venu me trouver et m'a dit : « Jesuis
bien embarrassé; j'ai passé trois jours avec ma femme,
il y a environ trois semaines, et voilà que hier elle est
venue me parler de symptômes qu'elle éprouvait. C'est
une comédie. Je la soupçonne d'avoir pour complice
un nommé Bertrand. Fais-moi le plaisir d'aller dans la
maison de cet individu et de tacher de savoir ce qui en
est. » J'ai fait ce que me demandait Fleury, et j'ai ap-
pris tout ce que je voulais savoir. Il était clair pour
moi que M""' Fleury n'avait recherché son mari, car
c'est elle qui est venue le trouver, que pour expliquer
sa position, mais elle s'y est prise trop tard, ce qui est
bien heureux pour mon ami Fleury, un garçon qui est
en prison depuis deux mois, quand c'est sa femme qui
devrait y être.
Me LACHAUD : Ce témoin vient de dire le mot du pro-
cès ; oui, ici les rôles sont renversés, le mari est où la
femme devrait être; condamnez ce mari, et demain
toutes les femmes parjures viendront ici porter un faux
témoignage pour se venger sur leurs victimes du mé-
pris qu'elles inspirent...
Le défenseur continue à présenter la défense de
Fleury ; nous laissons à penser quel parti il a su tirer
de l'excellente position faite à son client par les dé-
bats. A la fin de sa plaidoirie, personne ne doutait
plus du succès, et, quand M. le président a prononcé
l'acquittement du pauvre ouvrier, tous les regards
étaient satisfaits, tous les cœurs se dilataient. Parmi les
témoins, les hommes se serraient la main, les femmes
s'embrassaient en pleurant de joie. Un jeune ébéniste,
parti en estafette pour annoncer la mise en liberté de
Fleury, s'écriait en fendant la foule :
cr; Ce soir, il y aura des lampions dans le faubourg. »
Au faubourg Saint-Antoine, les lampions sont des
verres de vin. (Gazette des Tribunaux.)
Charcuterie et Phrénologie
Un cochon, puisqu'il faut appeler les animaux par
leur nom, était récemment l'objet d'un procès assez
singulier, devant le tribunal de première instance de
Dieppe, par suite d'un appel formé contre une décision
de M. le juge de paix du canton d'Eu.
Une femme Ségur avait, le 24 février dernier, fait un
marché d'importance avec Ducorroy, boucher et char-
culÍer au Tréport. Elle lui avait vendu son cociion, un
assez bel animal, à tant le kilogramme ; mais, par af-
fection gastronomique ou autre, elle s'en était réservé
la tète et les pieds.
La pesée fut faite en présence de la femme Ségur,
qui emporta 4 son logis les dépouilles qui lui appar-
tenaient. De retour chez elle, un soupçon traversa son
esprit; la tête et les pieds, dont elle était en possession,
et qu'elle contemplait profondément, étaient-ils bien
la tête et les pieds du cochon qu'elle avait livré, et
n'avait-elle pas eu affaire à un charcutier peu délicat
qui lui aurait escamoté son animal pour le remplacer
par un cochon de maigre apparence, et, de conséquence
en conséquence, moins lourd et moins cher?
Sous l'empire de cette idée, quarante-huit heures
après la livraison, la femme Ségur envoie sa petite fille
chez Ducorroy, et lui fait remettre une lettre dans la-
quelle elle lui exprime éloquemment ses soupçons. Du-
corroy met ses lunettes et reste tout ébahi de se voir,
lui, l'honnête charcutier, placé, en face d'une pareille
accusation.
— Il faut, dit-il à la petite, pour m'écrire de pa-
reilles choses, que ta mère ait perdu la tète !
— Mais non, monsieur, elle en a encore la moitié,
-répond l'enfant tout entière au sujet de son message.
La femme Ségur avait, en effet, conservé la moitié
de la tête, et c'est avec cette pièce de conviction qu'elle
a tenté l'aventure d'un procès destiné à rappeler ceux
qu'on réservait autrefois pour le mardi gras.
Elle a en effet assigné devant le juge de paix d'Eu
le charcutier Ducorroy, et il est intervenu une pre-
mière décision qui a ordonné enquête, contre-enquête
et expertise pour vider la difficulté. Trois bouchers et
charcutiers d'Eu ou du Tréport se sont livrés à des re-
cherches scientifiques sur l'indentité du cochon dont la
tète, ou plutôt la demi-tête, était mise dans leurs
mains avec le cochon vendu par la femme Ségur.
Le problème était difficile à résoudre ; il était à peu
pies celui-ci : Etant donné une demi-tête de cochon
immolé depuis deux mois et ayant passé par le traite-
ment du feu de paille, dire si ledit cochon à qui cette
demi-tête appartenait était identiquement le même co-
chon que le cochon de la femme Ségur dont le signa-
lement était donné, quant à la taille et à la race, par
les témoins entendus dans l'enquête ! Le travail était
délicat ; mais que ne peut la science appuyée sur l'ex-
périence !
Les trois experts ont reconstitué d'une part le cochon
de la femme Ségur, et de l'autre le cochon de la demi-
tête, et ils ont conclu, en leur âme et conscience, qu'il
n'y avait pas indentité de personne entre ces deux ani-
maux et que par conséquent Ducorroy pouvait bien
avoir commis une substitution prohibée.
Le juge de paix a dû apprécier tous ces graves do-
cuments, et, s'appuyant sur « les données de l'enquêto,
sur les données expérimentales et les donnée^seienti-
fiques, H il a accordé gain de cause à la lafemn Ségur
et condamné Ducorroy. ▼
Ducorroy a fait appel. C'était bien une grosse affaire
pour lui ; car il y avait là une question de bonne foi
et qui lui tenait au cœur, car un charcutier ne doit même
pas être soupçonné. Aussi les débats ont-ils eu la so-
lennité relative qui devait leur appartenir ; deux très-
agréables plaidoiries de MI Frère, du barreau de
Rouen, pour l'appelant, et de M* Lebourgeois pour l'in-
timé, ont fait passer sous les yeux du tribunal les élé-
ments de décision de ce procès, qui s'est terminé 'par
la réformation du jugement attaqué et par le triomphe
du charcutier calomnié. (Nouvelliste de Uouen.J
CAUSES CÉLÈBRES
AFFAIRE PEYTEL
1838 — 1839.
Après cette déposition, pleinement confirmée
du reste par celle du fils Thermet, le procès était
jugé. Peytel avait joué une indigne comédie,
lorsque, à son arrivée à Belley, il avait brisé les
sonnettes de tous les médecins, puisque une
heure et demie avant il parlait de sa femme
comme d'une morte, puisqu'il n'avait essayé de
lui donner ou de lui faire donner aucuns soins;
que pendant ce trajet il ne s'en était pas appro-
ché, ne l'avait pas regardée, ne s'en était pas oc-
cupé, et l'avait laissée demi-nue, ruisselante d'eau
dans le fond de la voiture, comme un paquet
sans valeur.
Nous arrêterons-nous à dire que les médecins
cités par l'accusation furent en désaccord com-
plet avec ceux que la défense avait fait venir?
Est-ce qu'il n'en a pas été ainsi dans l'affaire
Castaing, dans l'affaire Lafarge, dans toutes les
grandes affaires? Lorsque la Cour d'assises n'ap-
pelle qu'un homme de l'art, celui-ci rend des
oracles que chacun s'empresse d'admettre plus
facilement que paroles d'Evar.gile. En fait-on
venir deux, adieu l'illusion, adieu la foi. Il en
vint huit pour ou contre Peytel, et le président,
visiblement peiné, fut obligé de mettre un terme
à une controverse, fort savante sans doute,
mais qui ne tournait pas à grand honneur pour
la profession.
Les débats se prolongèrent pendant quatre
longues journées. Le réquisitoire de M. le pro-
cureur du roi, qui ne dura pas moins de trois
heures, se fit écouter avec intérêt, parce qu'il
fut plein de force et de sobriété. Ce magistrat
ne s'arrêta pas à combattre l'admission des cir-
constances atténuantes; en effet, la cause n'en
comportait pas; évidemment, c'était l'acquitte-
ment ou la mort.
Me Margerand, de Lyon, n'en souffla non plus
mot; il ne plaida que l'acquittement complet, et le
lit pendant six heures.
Après un résumé de M. le président Durieu,
auquel je n'aurais que des éloges à donner, si ma
conviction profonde n'était, qu'inutile pour tout
le monde, ce résumé, bien qu'exigé par la loi,
U)VoirUi numéros parus depuis le 26 juillet.
est trop souvent ce qu'il se peut imaginer de plus
dangereux pour l'accusé, les jurés entrent dans
la salle de leurs délibérations à dix heures et
demie du soir, emportant les quatre questions
suivantes :
« Benoît-Sébastien Peytel est-il coupable d'a-
voir commis un homicide volontaire sur la per-
sonne de Félicie Alcazar?
» Ledit homicide a-t-il été commis avec pré-
méditation?
» Ledit Peytel est-il Coupable d'avoir commis
un homicide volontaire sur la personne de Louis
Rey?
» Ledit homicide a-t-il été commis avec pré-
méditation? »
Malgré l'heure avancée et la chaleur de la
salle pleine à suffocation, pas un des Spectateurs
ne veut quitter sa place sans connaître le dénoû-
ment de ce drame lugubre. Il faut avoir vu l'im-
mense salle des assises de Bourg, éclairée seu-
lement par trois lampes sur le burèau de la Cour,
par quatre bougies sur les tables des avocats et
des journalistes, pour comprendre tout ce qu'a
de sinistre, d'effrayant même une audience de
nuit dans une affaire capitale. Quoique Dumo-
lard fùt sans contredit le moins intéressant de
tous les accusés qu'il nous ait été donné de ren-
contrer, je me rappelle que nous avions tous la
petite mort en entendant son arrêt.
A minuit moins un quart, les jurés rentrent;
leur chef, d'une voix attérée, donne lecture d'une
réponse affirmative sur les quatre questions et
muette sur les circonstances atténuantes. Un
long frémissement agite l'assemblée; tous les
regards se dirigent vers la porte que va franchir
l'accusé pour rentrer dans l'auditoire.
Peytel est introduit. Il est pâle, défait; la
contraction de ses traits, éclairés à demi seule-
ment par les lampes de la Cour, donne à sa phy-
sionomie une expression indicible d'anxiété et
d'effroi. Arrivé derrière son défenseur, il cher-
che à le consulter du regard et tombe épuisé sur
son banc. Il entend, les yeux fixes et comme
anéanti, la lecture de la déclaration du jury donnée
par le greffier; une sueur freiner inonde son vi-
sage. Interrogé par M. le président s'il a quelque
chose à dire sur l'application de la peine, il in-
cline la tète; un mouvement convulsif fait très,
saillir tous ses membres.
Pendant les courts instants que la Cour met à
délibérer sur l'application de la loi, Peytel sem-
ble faire un pénible effort pour prononcer quel-
ques paroles; ses lèvres s'agitent et ne laissent
échapper que des sons incohérents.
On entendait minuit sonner à toutes les hor-
loges de la ville, lorsque d'une voix grave et
lente, M. Je président, visiblement ému, pro-
nonce. l'arrêt qui condamne Benoit-Sébastien
Peytel à la peine de mort!
— « Ah.' mon Dtcu/ s'écrie celui-ci d'une
voix qui n'a plus rien de sa voix ordinaire, oh!
la tète me fend... Ah / mon Dieu !... je vais avoir
un coup de sang... Ah! mon Dieu!
En ce moment un cri se fait entendre dans
l'auditoire : « Vivent les jurés 1 » Cette manifes-
tation sauvage est aussitôt réprimée.
-Quand on eut ramené le condamné dans sa
prison, il sembla avoir recouvré quelque peu de
son énergie: « Le malheur avait flétri ma vie,
dit-il, qu'importe quelques jours de plus ou de
moins?... Dites à mes amis que je mourrai avec
courage. "
Ces paroles sont d'autant plus remarquables
que le condamné s'était fait, ou avait feint de se
faire une étrange illusion sur l'issue des débats;
pendant les quatre jours qu'ils avaient duré, fl
s'était occupé du soin de préparer ses malles et
les avait bouclées le matin du dernier, afin
d'être tout prêt, quand son innocence aurait été
proclamée, à monter en voiture avec sa sœur,
pour aller embrasser sa mère, qui l'attendait à
Mâcon.
A ce propos, qu'on me permette de citer ici
un curieux exemple des illusions que se font
souvent les plus grands criminels ; je le tiens de
bonne source, mais il eût été de mauvais goût de
le publier à l'époque où il me fut révélé.
Quelques ecclésiastiques, se souvenant que
Verger avait été un des leurs, lui avaient fait
tenir dans sa prison quelques petites sommes,
du linge et divers effets d'habillement dont il
était absolument dépourvu, entre autres une
paire de chaussons de lisière. Le jour donc où il
allait monter aux Assises, un surveillant, le
voyant prendre une mauvaise paire de souliers
éculés, lui dit :
— Monsieur Verger, vous aurez froid avec ces
souliers-là; que ne mettez-vous plutôt vos chaus-
sons?
— J'entends bien, répondit Verger, mais si le
peuple vient m'enlever, comme je n'en doute
pas, quelle figure ferai-je dans les rues avec des
chaussons de lisière ?
B. MAURICE.
(La tuitt au prochain ft"!Mr..)
Le rédacteur en chef.
A. DE BALATHIER BRAGELONNE.
Paria. — Imprimerie "Vtalléa ta, rue Breda. -q
Soulier était un type de la vie nomade, per-
sonne n'a possédé plus que lui l'art do se tirer
d'embarras dans les positions difficiles ; dans
toutes ses pérégrinations il était suivi d'une véri-
table armée d'huissiers, brandissant chacun plu-
sieurs saisies. Mais il savait si bien conduire une
retraite que -l'ennemi le perdait de vue au mo-
ment où il croyait lancer son grapin d'abordage.
Moreau en eût peut-être pris des leçons.
Voici un exemple.
En Vénétie, Soulier est cerné dans son écurie,
où tout le monde est couché pêle-mêle, chevaux,
femmes, chiens, hommes, lui et. son génie. Les
scellés sont apposés, on attend que l'Aurore avec
son doigt de rose entr'ouvre les portes de la Tur-
quie d'Asie, pour procéder à la saisie.
Cependant Soulier ne dort pas; il fait prati-
quer dans le mur opposé une large brèche; on
entoure de foin les pieds des chevaux et... quand
, les assaillants entrèrent, ils tombèrent frappés de
' stupéfaction. On trouva dans une crèche un
commencement de lettre, dans laquelle Soulier
donnait à ses écuyers l'ordre de mettre le cap sur
Venise. Vite on se lance sur la route, et quand
l'ennemi pénétra dans la ville des doges, Soulier
faisait dans Milan son entrée triomphale.
Soulier était décoré de la Sublime-Porte, au-
près de laquelle il avait été autrefois accrédité
comme consul.
TRIBUNAUX
LE MARI QUI BAT SA FEMME.
Il y a de petits procès qui sont de grands drames;
les passions les plus ardentes, l'amour, la haine, la
violence, la calomnie, la vengeance y sont en plein
essor; l'intrigue y est fortement nouée, et, ni plus ni
moins que dans les oeuvres - les plus classiques et les
plus morales, après les péripéties les plus émouvantes,
le triomphe reste assuré à l'innocence.
Une jeune femme de vingt-trois- ans arrive pénible-
ment à la barre du tribunal ; à sa démarche, on re-
connaît qu'elle est dans une position intéressante; elle
vient soutenir une plainte en coups et blessures volon-
taires qu'elle a portée contre son mari ; mais sa voix
est brisée, sa mémoire paraît troublée, et M. le prési-
dent est obligé do lui venir en aide pour faire con-
naître au tribunal les griefs qu'elle a a exposer.
D. Vous êtes mariée depuis trois ans au sieur Fleury,
ouvrier ébéniste?
La plaignante fait un signe affirmatif.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez dit dans l'instruction
que, trois mois après votre mariage, votre mari vous
aurait frappée avec une telle brutalité qu'il s'en serait
juivi une fausse couche?
Nouveau geste affirmatif.
M, i.E PRÉSIDENT. — Un an après, vous étiez de nou-
veau enceinte, et sur le point d'accoucher, lorsque
vous avez été une seconde fois l'objet des violences
les plus graves de la part de votre mari. En rentrant
chez lui à la suite d'une partie déplaisir avec ses amis,
sur quelques représentations que vous lui adressiez, il
vous aurait donné un soufflet; vous auriez quitté votre
chambre en' appelant au secours ; il vous aurait pour-
suivie, saisie par vos cheveux, alors déroulés, les au-
rait tordus en corde autour de son poignet et vous
aurait ainsi hissée de la hauteur d'un étage pour vous
faire rentrer chez vous, malgré votre résistance déses-
pérée et au risque, avez-vous dit, de vous décoller la
tête.
LA. PLAIGNANTE, retrouvant un peu do voix. —.Oui,
monsieur, j'ai cru que c'était mon dernier moment; je
lui ai dit: « Malheureux, laissez-moi; si ce n'est par
pitié pour moi, au moins par pitié pour l'enfant que
je porte dans mon sein. >1 (Mouvement d'indignation
dans l'auditoire.)
M. LE PRÉSIDENT. — Est-ce que ces violences n'ont
pas amené une nouvelle fausse couche?
LA PLAIGNANTE. — Non, monsieur; je suis accouchée
quinze jours après ; l'enfant vit encore, il est chez ma
mère, puisque mon mari m'a quittée et ne veut rien
faire pour lui.
Tous les regards se portent sur le mari qui, pendant
cet exposé de faits, a eu mille peines à contenir son
impatience ; mais cette fois il n'y tient plus, se lève
vivement et d'une voix vibrante :
Cette femme ne dit que des mensonges ; c'est elle
qui m'a quitté il y a deux ans pour agir à sa volonté,
pour faire sa honte et la mienne...
M. LE PRÉSIDENT. — N'interrompez pas ; vous parle-
rez à votre tour. (A la plaignante) : Après la séparation
il y a eu, il y a plusieurs mois, réconciliation entre
vous. Quelque temps après cette réconciliation vous
avez annoncé à votre mari que vous étiez de nouveau
enceinte, et c'est alors qu'il vous aurait renvoyée et
aurait rompu définitivement avec vous?
LA PLAIGNANTE. — Oui, monsieur.
M. LE PRÉSIDENT. — Et c'est après cette dernière
rupture que vous avez porté votre plainte ?
LA PLAIGNANTE. — S'il m'avait laissée tranquille, j'au-
rais fait de même, mais il n'y avait plus moyen d'y
tenir, par les horreurs qu'il disait de moi à tout le
monde.
M. LE PRÉSIDENT. — Nous allons entendre vos té-
moins.
Les témoins sont entendus ; tous sont des locataires
de la maison qu'habitaient, il y a deux ans, les époux
Fleury, à l'époque des deux scènes de violence qui
font l'objet de la plainte. Ce qu'ils savent, ils le tien-
nent de la femme Fleury, car ils n'ont rien vu, rien
entendu, ces scènes s'étant passées entre le mari et la
femme dans l'intérieur de leur logement. Sur le cha-
pitre de la moralité de la femme Fleury, à cette épo-
que, ils ne tarissent pas en éloges : elle était labo-
rieuse, tranquille, sédentaire, attachée à ses devoirs;
-.nais depuis deux ans qu'elle a quitté la maison, ils ne
çavent ce qu'elle est devenue et ce qu'elle a fait.
Viennent les témoins du mari, et ceux-là sont beau-
coup mieux instruits.
Un concierge ouvrera marche. Il déclare que dans
sa maison habite un M. "Bertrand chez lequel la femme
Fleury est venue passer deux.mois consécutifs.
La femme Fleury est ràppblée'à la barre.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous entendez ce que dit le té-
moin ?
LA FEMME FLEURY, sèchement et les yeux baissés. —
C'est faux 1
LE CONCIERGE, se tournant vers elle et la regardant
sous le nez. —C'est fauxl alors j'ai eu la berlue pen-
dant deux mois ; j'ai eu la berlue aussi quand je vous
voyais tous les matins descendre dans la cour, en petit
jupon, les bras nus, pour aller chercher de l'eau à la
pompe, comme une bonne petite femme qui fait son
petit ménage.
LA FEMME FLEURY, de plus en plus sèchement. — Je
ne connais pas cet homme-là.
LE CONCIERGE. — Ah 1 vous ne connaissez pas cet
homme-là 1 Eh bien 1 cet homme-là, il y avait quelque
chose qu'il ne voulait pas dire pour ne pas vous faire
trop honte, mais du moment que vous ne connaissez
pas cet homme-là, cet homme-là va parler.
La plaignante jette sur le témoin un regard fauvo.
M. LE PRÉSIDENT au concierge. — Dites tout ce que
vous savez ; c'est une mauvaise pensée que vous aviez
eue de cacher quelque chose à la justice.
LE CONCIERGE. — Vous savez, on ne tue pas tout ce
qui est gras. Elle est jeune, la petite femme, on en avait
pitié ; mais du moment qu'elle le prend de manière à
me faire passer pour un faussaire, à me dire capable
d'inventer des menteries pour lui faire tort, il n'y a
plus de pitié, je dis tout.
M. LE PRÉSIDENT. —Dites donc.
LE CONCIERGE. — Demandez-lui si, quand elle a su
que son mari me faisait appeler ici pour témoin, elle
n'est pas venue me dire à ma loge : « Mon bon ami, si
vous dites cc que vous savez sur moi, je suis une
femme perdue, je n'ai plus qu'à me détruire; mais si
vous ne dites rien, je vous donnerai tout ce qui vous
fera plaisir. »
LA FEMME FLEURY. — C'est faux, toujours faux, aussi
faux que le reste.
LE CONCIERGE, presque abasourdi, après s'être pressé
la télé de ses deux mains. — Mais puisque ma femme
y était, qu'elle l'a entendu comme moi.
M. LE PRÉSIDENT. —Est-elle ici, votre femme?
LE CONCIERGE. — Certainement. Avance ici, Euphé-
mie.
Euphémie avance, et, sur l'interpellation de M. le
président, confirme sur tous les points la déclaration
de son mari, en mettant beaucoup plus de points sur
les i.
LA FEMME FLEURY, de nouveau interpellée, répond :—
Le mari vaut la femme, et la femme vaut le mari ;
c'est du pareil au même : ils disent ce que mon mari
leur fait dire.
Le concierge est sur le point de se fâcher, mais un
geste de M. le président et un murmure approbateur
de l'auditoire lui font comprendre qu'il n'a pas à se
justifier.
Le fait déclaré par le concierge et sa femme est en-
core confirmé par plusieurs locataires de leur mai-
son.
Vienneut ensuito des témoins qui déposent sur la
moralité de Fleury. Tous le disent ouvrier laborieux,
rangé, de bonne conduite, un peu vif, mais n'ayant ja-
mais de disputes avec personne.
La déclaration du dernier témoin achève de donner
l'explication de la conduite de la femme Fleury :
Quelque temps après sa réconciliation avec sa fem-
me, Fleury, qui est mon ami et a beaucoup de con-
fiance en moi, est venu me trouver et m'a dit : « Jesuis
bien embarrassé; j'ai passé trois jours avec ma femme,
il y a environ trois semaines, et voilà que hier elle est
venue me parler de symptômes qu'elle éprouvait. C'est
une comédie. Je la soupçonne d'avoir pour complice
un nommé Bertrand. Fais-moi le plaisir d'aller dans la
maison de cet individu et de tacher de savoir ce qui en
est. » J'ai fait ce que me demandait Fleury, et j'ai ap-
pris tout ce que je voulais savoir. Il était clair pour
moi que M""' Fleury n'avait recherché son mari, car
c'est elle qui est venue le trouver, que pour expliquer
sa position, mais elle s'y est prise trop tard, ce qui est
bien heureux pour mon ami Fleury, un garçon qui est
en prison depuis deux mois, quand c'est sa femme qui
devrait y être.
Me LACHAUD : Ce témoin vient de dire le mot du pro-
cès ; oui, ici les rôles sont renversés, le mari est où la
femme devrait être; condamnez ce mari, et demain
toutes les femmes parjures viendront ici porter un faux
témoignage pour se venger sur leurs victimes du mé-
pris qu'elles inspirent...
Le défenseur continue à présenter la défense de
Fleury ; nous laissons à penser quel parti il a su tirer
de l'excellente position faite à son client par les dé-
bats. A la fin de sa plaidoirie, personne ne doutait
plus du succès, et, quand M. le président a prononcé
l'acquittement du pauvre ouvrier, tous les regards
étaient satisfaits, tous les cœurs se dilataient. Parmi les
témoins, les hommes se serraient la main, les femmes
s'embrassaient en pleurant de joie. Un jeune ébéniste,
parti en estafette pour annoncer la mise en liberté de
Fleury, s'écriait en fendant la foule :
cr; Ce soir, il y aura des lampions dans le faubourg. »
Au faubourg Saint-Antoine, les lampions sont des
verres de vin. (Gazette des Tribunaux.)
Charcuterie et Phrénologie
Un cochon, puisqu'il faut appeler les animaux par
leur nom, était récemment l'objet d'un procès assez
singulier, devant le tribunal de première instance de
Dieppe, par suite d'un appel formé contre une décision
de M. le juge de paix du canton d'Eu.
Une femme Ségur avait, le 24 février dernier, fait un
marché d'importance avec Ducorroy, boucher et char-
culÍer au Tréport. Elle lui avait vendu son cociion, un
assez bel animal, à tant le kilogramme ; mais, par af-
fection gastronomique ou autre, elle s'en était réservé
la tète et les pieds.
La pesée fut faite en présence de la femme Ségur,
qui emporta 4 son logis les dépouilles qui lui appar-
tenaient. De retour chez elle, un soupçon traversa son
esprit; la tête et les pieds, dont elle était en possession,
et qu'elle contemplait profondément, étaient-ils bien
la tête et les pieds du cochon qu'elle avait livré, et
n'avait-elle pas eu affaire à un charcutier peu délicat
qui lui aurait escamoté son animal pour le remplacer
par un cochon de maigre apparence, et, de conséquence
en conséquence, moins lourd et moins cher?
Sous l'empire de cette idée, quarante-huit heures
après la livraison, la femme Ségur envoie sa petite fille
chez Ducorroy, et lui fait remettre une lettre dans la-
quelle elle lui exprime éloquemment ses soupçons. Du-
corroy met ses lunettes et reste tout ébahi de se voir,
lui, l'honnête charcutier, placé, en face d'une pareille
accusation.
— Il faut, dit-il à la petite, pour m'écrire de pa-
reilles choses, que ta mère ait perdu la tète !
— Mais non, monsieur, elle en a encore la moitié,
-répond l'enfant tout entière au sujet de son message.
La femme Ségur avait, en effet, conservé la moitié
de la tête, et c'est avec cette pièce de conviction qu'elle
a tenté l'aventure d'un procès destiné à rappeler ceux
qu'on réservait autrefois pour le mardi gras.
Elle a en effet assigné devant le juge de paix d'Eu
le charcutier Ducorroy, et il est intervenu une pre-
mière décision qui a ordonné enquête, contre-enquête
et expertise pour vider la difficulté. Trois bouchers et
charcutiers d'Eu ou du Tréport se sont livrés à des re-
cherches scientifiques sur l'indentité du cochon dont la
tète, ou plutôt la demi-tête, était mise dans leurs
mains avec le cochon vendu par la femme Ségur.
Le problème était difficile à résoudre ; il était à peu
pies celui-ci : Etant donné une demi-tête de cochon
immolé depuis deux mois et ayant passé par le traite-
ment du feu de paille, dire si ledit cochon à qui cette
demi-tête appartenait était identiquement le même co-
chon que le cochon de la femme Ségur dont le signa-
lement était donné, quant à la taille et à la race, par
les témoins entendus dans l'enquête ! Le travail était
délicat ; mais que ne peut la science appuyée sur l'ex-
périence !
Les trois experts ont reconstitué d'une part le cochon
de la femme Ségur, et de l'autre le cochon de la demi-
tête, et ils ont conclu, en leur âme et conscience, qu'il
n'y avait pas indentité de personne entre ces deux ani-
maux et que par conséquent Ducorroy pouvait bien
avoir commis une substitution prohibée.
Le juge de paix a dû apprécier tous ces graves do-
cuments, et, s'appuyant sur « les données de l'enquêto,
sur les données expérimentales et les donnée^seienti-
fiques, H il a accordé gain de cause à la lafemn Ségur
et condamné Ducorroy. ▼
Ducorroy a fait appel. C'était bien une grosse affaire
pour lui ; car il y avait là une question de bonne foi
et qui lui tenait au cœur, car un charcutier ne doit même
pas être soupçonné. Aussi les débats ont-ils eu la so-
lennité relative qui devait leur appartenir ; deux très-
agréables plaidoiries de MI Frère, du barreau de
Rouen, pour l'appelant, et de M* Lebourgeois pour l'in-
timé, ont fait passer sous les yeux du tribunal les élé-
ments de décision de ce procès, qui s'est terminé 'par
la réformation du jugement attaqué et par le triomphe
du charcutier calomnié. (Nouvelliste de Uouen.J
CAUSES CÉLÈBRES
AFFAIRE PEYTEL
1838 — 1839.
Après cette déposition, pleinement confirmée
du reste par celle du fils Thermet, le procès était
jugé. Peytel avait joué une indigne comédie,
lorsque, à son arrivée à Belley, il avait brisé les
sonnettes de tous les médecins, puisque une
heure et demie avant il parlait de sa femme
comme d'une morte, puisqu'il n'avait essayé de
lui donner ou de lui faire donner aucuns soins;
que pendant ce trajet il ne s'en était pas appro-
ché, ne l'avait pas regardée, ne s'en était pas oc-
cupé, et l'avait laissée demi-nue, ruisselante d'eau
dans le fond de la voiture, comme un paquet
sans valeur.
Nous arrêterons-nous à dire que les médecins
cités par l'accusation furent en désaccord com-
plet avec ceux que la défense avait fait venir?
Est-ce qu'il n'en a pas été ainsi dans l'affaire
Castaing, dans l'affaire Lafarge, dans toutes les
grandes affaires? Lorsque la Cour d'assises n'ap-
pelle qu'un homme de l'art, celui-ci rend des
oracles que chacun s'empresse d'admettre plus
facilement que paroles d'Evar.gile. En fait-on
venir deux, adieu l'illusion, adieu la foi. Il en
vint huit pour ou contre Peytel, et le président,
visiblement peiné, fut obligé de mettre un terme
à une controverse, fort savante sans doute,
mais qui ne tournait pas à grand honneur pour
la profession.
Les débats se prolongèrent pendant quatre
longues journées. Le réquisitoire de M. le pro-
cureur du roi, qui ne dura pas moins de trois
heures, se fit écouter avec intérêt, parce qu'il
fut plein de force et de sobriété. Ce magistrat
ne s'arrêta pas à combattre l'admission des cir-
constances atténuantes; en effet, la cause n'en
comportait pas; évidemment, c'était l'acquitte-
ment ou la mort.
Me Margerand, de Lyon, n'en souffla non plus
mot; il ne plaida que l'acquittement complet, et le
lit pendant six heures.
Après un résumé de M. le président Durieu,
auquel je n'aurais que des éloges à donner, si ma
conviction profonde n'était, qu'inutile pour tout
le monde, ce résumé, bien qu'exigé par la loi,
U)VoirUi numéros parus depuis le 26 juillet.
est trop souvent ce qu'il se peut imaginer de plus
dangereux pour l'accusé, les jurés entrent dans
la salle de leurs délibérations à dix heures et
demie du soir, emportant les quatre questions
suivantes :
« Benoît-Sébastien Peytel est-il coupable d'a-
voir commis un homicide volontaire sur la per-
sonne de Félicie Alcazar?
» Ledit homicide a-t-il été commis avec pré-
méditation?
» Ledit Peytel est-il Coupable d'avoir commis
un homicide volontaire sur la personne de Louis
Rey?
» Ledit homicide a-t-il été commis avec pré-
méditation? »
Malgré l'heure avancée et la chaleur de la
salle pleine à suffocation, pas un des Spectateurs
ne veut quitter sa place sans connaître le dénoû-
ment de ce drame lugubre. Il faut avoir vu l'im-
mense salle des assises de Bourg, éclairée seu-
lement par trois lampes sur le burèau de la Cour,
par quatre bougies sur les tables des avocats et
des journalistes, pour comprendre tout ce qu'a
de sinistre, d'effrayant même une audience de
nuit dans une affaire capitale. Quoique Dumo-
lard fùt sans contredit le moins intéressant de
tous les accusés qu'il nous ait été donné de ren-
contrer, je me rappelle que nous avions tous la
petite mort en entendant son arrêt.
A minuit moins un quart, les jurés rentrent;
leur chef, d'une voix attérée, donne lecture d'une
réponse affirmative sur les quatre questions et
muette sur les circonstances atténuantes. Un
long frémissement agite l'assemblée; tous les
regards se dirigent vers la porte que va franchir
l'accusé pour rentrer dans l'auditoire.
Peytel est introduit. Il est pâle, défait; la
contraction de ses traits, éclairés à demi seule-
ment par les lampes de la Cour, donne à sa phy-
sionomie une expression indicible d'anxiété et
d'effroi. Arrivé derrière son défenseur, il cher-
che à le consulter du regard et tombe épuisé sur
son banc. Il entend, les yeux fixes et comme
anéanti, la lecture de la déclaration du jury donnée
par le greffier; une sueur freiner inonde son vi-
sage. Interrogé par M. le président s'il a quelque
chose à dire sur l'application de la peine, il in-
cline la tète; un mouvement convulsif fait très,
saillir tous ses membres.
Pendant les courts instants que la Cour met à
délibérer sur l'application de la loi, Peytel sem-
ble faire un pénible effort pour prononcer quel-
ques paroles; ses lèvres s'agitent et ne laissent
échapper que des sons incohérents.
On entendait minuit sonner à toutes les hor-
loges de la ville, lorsque d'une voix grave et
lente, M. Je président, visiblement ému, pro-
nonce. l'arrêt qui condamne Benoit-Sébastien
Peytel à la peine de mort!
— « Ah.' mon Dtcu/ s'écrie celui-ci d'une
voix qui n'a plus rien de sa voix ordinaire, oh!
la tète me fend... Ah / mon Dieu !... je vais avoir
un coup de sang... Ah! mon Dieu!
En ce moment un cri se fait entendre dans
l'auditoire : « Vivent les jurés 1 » Cette manifes-
tation sauvage est aussitôt réprimée.
-Quand on eut ramené le condamné dans sa
prison, il sembla avoir recouvré quelque peu de
son énergie: « Le malheur avait flétri ma vie,
dit-il, qu'importe quelques jours de plus ou de
moins?... Dites à mes amis que je mourrai avec
courage. "
Ces paroles sont d'autant plus remarquables
que le condamné s'était fait, ou avait feint de se
faire une étrange illusion sur l'issue des débats;
pendant les quatre jours qu'ils avaient duré, fl
s'était occupé du soin de préparer ses malles et
les avait bouclées le matin du dernier, afin
d'être tout prêt, quand son innocence aurait été
proclamée, à monter en voiture avec sa sœur,
pour aller embrasser sa mère, qui l'attendait à
Mâcon.
A ce propos, qu'on me permette de citer ici
un curieux exemple des illusions que se font
souvent les plus grands criminels ; je le tiens de
bonne source, mais il eût été de mauvais goût de
le publier à l'époque où il me fut révélé.
Quelques ecclésiastiques, se souvenant que
Verger avait été un des leurs, lui avaient fait
tenir dans sa prison quelques petites sommes,
du linge et divers effets d'habillement dont il
était absolument dépourvu, entre autres une
paire de chaussons de lisière. Le jour donc où il
allait monter aux Assises, un surveillant, le
voyant prendre une mauvaise paire de souliers
éculés, lui dit :
— Monsieur Verger, vous aurez froid avec ces
souliers-là; que ne mettez-vous plutôt vos chaus-
sons?
— J'entends bien, répondit Verger, mais si le
peuple vient m'enlever, comme je n'en doute
pas, quelle figure ferai-je dans les rues avec des
chaussons de lisière ?
B. MAURICE.
(La tuitt au prochain ft"!Mr..)
Le rédacteur en chef.
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Paria. — Imprimerie "Vtalléa ta, rue Breda. -q
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