Titre : Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche
Éditeur : Le Figaro (Paris)
Date d'édition : 1923-12-08
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343599097
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 08 décembre 1923 08 décembre 1923
Description : 1923/12/08 (Numéro 244). 1923/12/08 (Numéro 244).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k273512j
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-246
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
Samedi 8 Décembre 1923 .jg.
(Nouvelle série) N" 244
H. DE VILLEMESSANT
Fondateur ( 1854-187$)
RÉDACTION & ADMINISTRATION
26, Bue Drcuot, Paris (9e Are.)
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AU SUPPLÉMENT LITTÉRAIRE
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Directeur {1902-1914)
-H-
ROBERT DE FLERS
Directeur
m ̃' • ̃'
C« supplément ne doit pas. être vendu à put.
U est délivré, sans augmentation de prix, à tout
mbeteur et envoyé gratuitement à tous les abonnés
du FIGARO quotidien.
siDnprpiL.ÉiMCEiKrT littéraire
L'ŒUVRE DE MAURICE BARRÉS
Sous Tœil
des Barbares
̃ 1 ̃
Lorsque parut le premier des trois ouvra-
ges où Maurice Barrès affirmait les princi-
pes du « Culte du moi D, M. Paul Bourget,
toujours attentif aux manifestations des ta-
lents nouveaux, salua d'un magistral arti-
cle les débuts de l'écrivain dont Il consacrait
ainsi la gloire naissante.
Plus de vingt ans après l'article avait
paru dans le Journal des Débats, aux pre-
miers jours d'avril 188S Bourget,
écrivait
« Le débutant est devenu un des maîtres
des lettres françaises actuelles disons mê-
me des lettres françaises de tous les temps.
Il est très doux à sou aîné de lui avoir pro-
noncé, avant tous, les autres, le classique
Tu Marcellus eris, et de penser qu'eu le lui
disant, il l'a peut-être réconforté à l'heure
des douloureuses hésitations du départ pour
la vie. Mesurant la belle courbe dessinée par
son ami entre ses deux livres Sous l'œil des
Barbares et Colette Baudochc, comment n'au-
rait-il pas un peu d'orgueil à l'avoir prédite,
et beaucoup de joie à la contempler? »
Voici les principaux. passages de l'article
recueilli depuis dans les Essais de psycholo-
gi ^'contemporaine (1), et auquel M. Bourget
faisait ainsi allusion.
Le livre de M. Maurice Barrés, Sous
Vœil des Barbares, est certainement, un
des plus remarquables parmi les essais
de rajeunissement de cette vieille for-
me du roman d'analyse. J'ajouterai tout
de suite qu'il est gâté par un défaut, suf-
fisant pour que le lecteur ait presque le.
droit de ne pas en apercevoir tes quali-
tés. Il n'est pas clair, de cette clarté
que nous devons introduire même dans
.les plus compliquées et les plus subti-
les de nos études, de cette clarté qui se
rencontre dans les pages les plus sa-
vantes de Pascal et de La, Rochefou-
cauld, de Stendhal et de Benjamin
'Constant. En outre, l'auteur, qui est
jeune encore et dont. c'est le premier
long ouvrage, traverse cette phase iné-
svitable de la préciosité dans l'expres-
sion. Il ne lui" suffit, pas d'écrire juste,
il veut écrire d'une manière rare. Il en
résulte que parfois il écrit d'une maniè-
re contournée. Mais il convient de faire
crédit au talent qui débute et de recon-
naître que celui-ci semble infiniment
subtil et distingué. Ce que j'aime, pour
ma part, dans ce premier -vol urne; c'est'
.un souci passionne de la vérité -morale,
une acuité surprenante dans la; vision
intérieure, une saveur de pathétique in-
tellectuel qui rappelle par instants
̃l'Amaury de Volupté. Dites si Sainte-
Beuve, le Sainte Beuve à -la fois
acre et mystique, sensuel et fré-
aniss'an.t, des premières années n'au-
rait pas .reconnu une âme de sa' race
dans le jeune homme capable de pein-
dre de cette manière l'ami rêvé, le con-
fident souhaité de sa détresse intime
« Je voudrais pleurer, être bercé je
vaudrais désirer pleurer. Le vceu que
je découvre en moi est d'un ami, avec
qui in'isoler et me plaindre. Le soir,
tous les soirs, sans appareil, j'irais à
ilui. Dans la. cellule de notre amitié, fer-
mée au monde, il me devinerait, et ja-
mais sa curiosité ou son indifférence ne
me fèrait tressaillir. Je serais sincère,
lui affectueux et grave. Il serait plus
qu'un confident, un confesseur. Je lui
trouverais de l'autorité. Ce serait mon
aîné, et pour tout dire, il serait à mes
̃côtés, moi-même plus vieux. Telle sen-
sation dont vous souffrez, me dirait-il,
est rare, même chez vous. Telle autre
que vous prêtez au monde vous est une
vision' spéciale. Analysez mieux. Nous
suivrions ensemble du doigt la courbe
de mes agitations. Vous êtes au pire, di-
rait-il, l'aube demain vous calmera. Et
si mon cerveau, trop sillonné par le mal,
se refusait, à comprendre, et, cette sup-
position est plus triste encore, si je mé-
prisais la vérité par orgueil de malade,
lui, sans méchantes paroles, modifierait
son traitement. Car il serait moins un
moraliste qu'un complice clairvoyant de
mon àcreté. Dans mes détestables lu-
cidités et expansions, il saurait me vê-
tir d'ironie pour que je ne sois pas tout
nu devant les hommes. La sécheresse,
cette reine écrasante et désolée qui s'as-
sied sur les coeurs des fanatiques qui ont
-abusé de la vie intérieure, il la chasse-
rait. A moi qui tentais de transfigurer
̃mon être en absolu, il redonnerait
peut-être l'ardeur si bonne vers l'ab-
solu. Ah quelque chose à désirer,
à regretter, à pleurer, pour que je n'aie
pas la gorge sèche, la- tête vide et
les yeux flottants, au milieu des mi-
litaires, dès curés, des ingénieurs, des
demoiselles et des collectionneurs »
Je ne sais si je me trompe, mais il me
semble trouver dans cette page, à côté
de quelques détails d'un énervement
trop" volontaire ainsi la dernière li-
gne une notation d'une finesse re-
marquable et d'un accent si personnel
qu'à lui seul il définit toute une sensi-
bilité.
© « @
La aenèse d'une sensibilité tel est,
en- effet, l'objet de ce roman dont le ti-
tre énigmatique .résume bien toute l'ins-
piration. Les barbares ce sont tous
ceux que Flaubert appelait avec fureur
des bourgeois. Henri Heine des philis-
tins les êtres qui, n'étant pas de la
même race morale que l'artiste très raf-
finé, constituent cependant la «société
dans laquelle cet artiste doit.se dévelop-
per. Ces barbares font des mœurs que
l'artiste doit subir, ils élaborent une
opinion publique à laquelle son amour-
propre malade ne lui permet pas d'é-
chapper. Il les méprise et il souffre de
t (1) Librairie Pion.
leur déplaire. Ce mépris et ces souffran-
ces constituent, avec le tableau des in-
certitudes intimes qui en résultent,
la matière du ,livre de M. Barrès. Résu-
mer un ouvrage de ce genre est toujours;
une tâche difficile. Ce résumé est ren-
du impossible ici par la facture même
du roman. L'auteur a supprimé de parti
pris tout fait extérieur, toute précision!
individuelle. Chacun des chapitres étu-
die un état de l'âme, et, sous le titre de
Concordances, quelques lignes le précè-
de qui établissent de la manière la. plus
sèche l'événement d'où est né cet état
de l'âme. D'un bout à l'autre, le héros
demeure anonyme. Nous savons qu'il
est un jeune homme de ce temps-ci, qu'il
a. été élevé dans un lycée do province où
il a lu beaucoup de livres, puis qu'il est
venu à Paris et qu'au moment où nous
sommes il a environ vingt-cinq ans. De
sa famille, de son hérédité, de ses cama-
rades, des menus détails circonstanciés
qui forment l'état civil d'un caractère,
nous ne connaissons rien. Visiblement
le romancier a été préoccupé par Vlnù-
talion, qui nous donne, en effet, la psy-
chologie minutieuse d'une âme de moi-
ne, sans s'inquiéter des circonstances
spéciales parmi lesquelles a grandi cet-
te âme. Mais, et c'est là une première
réserve à faire sur te livre de M. Bar-
rès et qui explique, cette absence de
cla.rté parfaite que je signalais tout à
l'heure, si un tel procédé est excellent
lorsqu'il s'agit de la sensibilité'd'un so-
litaire, retiré hors du siècle et soustrait
aux influences du dehors, il n'en va
pas ainsi lorsqu'il s'agit d'un jeune
homme de nos jours, lancé en plein
courant de vie .extérieure, surtout lors-
que ses souffrances intimes ont, pour
cause un conflit habituel avec cette vie
extérieure. D'ailleurs, et d'une maniè-
re générale, un état de.l'âme n'est-il pas
comme une fleur ,qui suppose une tige,
des racines, un terrain ? Le botaniste
des esprits ne saurait expliquer la fleur,
sans nous montrer ces causes profon-
des. Nos maîtres n'ont jamais manqué
à ce principe. Sainte-Beuve a justifié de
la sorte son Joseph Delorme, Fromen-
tin-son Dominique, M. Taine son Grain-
dorge. Le roman d'analyse, disais-je, a
comme danger l'abus de l'abstraction
il risque de perdre aisément la couleur
de la vie. Il importe donc de marquer
avec une force, plutôt exagérée, le des-
sin des circonstances réelles' qui ont
rcridii possible,' nécessaire' même, ia
nuance du caractère ou du cœur, objet
de notre analyse. C'est pour avoir né-
gligé de parti pris ce dessin que le ro-
man de M. Barrés peut revêtir des al-
lures d'énigme au regard de ceux qui
se représentent mal ce que doit être un
lettré de vingt-cinq ans, en 1888, à Pa-
ris.
® © ©
Cette erreur d'artiste est, à" mon sens,
d'autant plus regrettable que la psycho-
logie du roman demeure, en son fond,
d'une grande justesse, et qu'elle jette
le jour le plus vif sur une maladie mo-
rale assez habituelle dans notre âge
d'extrême civilisation. C'est un cas en-
tre vingt autres du dangereux abus de
la -littérature, ou mieux, comme il a été
dit au cours de l'essai sur Flaubert, de
la pensée. Un adolescent imaginatif et
ardent, de sensibilité précoce et facile-
ment désordonnée, se trouve mis en
présence des- livres. qui. expriment tou-
tes les nuances de passion élaborée par
les plus séduisants génies, -et les plus
troubles. Ce jeune homme dévore tour
à tour Balzac et Musset, Shakespeare et
Henri Heine, Stendhal et Baudelaire,
Benjamin Constant et Renan, Pascal et
Laclos. Les hasards des lectures d'un
enfant avide ont de ces contrastes. Il
promène son intelligence à travers les
conceptions les plus subtiles -et les plus
coupables de la souffrance et du bon-
heur, de l'amour et de la mort, de
l'homme et de la femme. de la nature et
de la société. Cette promenade n'est pas
seulement intellectuelle. L'adolescent
possède en lui les germes de tous les
sentiments dont il rencontre la descrip-
tion. Par l'imagination il force ces ger-
mes à éclore. Il devance l'expérience de
la vie et il s'attribue les passions qu'il
n'a pas éprouvées encore, avec une éner-
gie d'imitation qui parfois outre le mo-
dèle. Il est libertin, sceptique et roma-
nesque avec Rolla. lucide et cruel avec
Adolphe, religieux et dilettante avec Re-
nan, ambitieux et philosophe avec Bal-
zac, mystique et dégradé avec Baude-
laire. En attendant, il quitte son auteur
préféré jwur composer un discours,
étudier la géométrie, préparer un exa-
men. Il mène comme deux existences,
l'une où il se pavane parmi les pires
hardiesses des passions viriles, l'autre
où il s'applique à des besognes d'éco-
lier. La première, l'irréelle, absorbe tou-
tes les forces de son cœur. La seconde,
la réelle, n'atteint pas le vif de cet être,
arraché à lui-même par la chimère.
Dans cet étrange état de dédoublement,
le sensibilité vraie, celle qui nous atta-
che à des créatures particulières, que
nous voyons, que nous connaissons, à
des objets concrets et précis, cette sen-
sibilité naturelle et qui est, celle du pay-
san comme du. grand seigneur, ne se
développe plue. A la place, grandit la
sensibilité factice, acquise et comme
greffée, qui nous fait jouir et souffrir
comme l'autre, mais dans des conditions
tout imaginaires. La personne, solide,
active et utile, que nous pourrions, que
nous devrions être, se trouve compri-
mée et une personne artificielle et com-
posite grandit en nous, qui n'a. pas. de
milieu ni d'atmosphère, si l'on peut di-
re, et qui, cependant, est contrainte d'a-
gir et de vivre.
Paul Bourget,
de l'Académie française.
MAURICE BARRÉS, PAR Jacques-Emile Blanche. Photo Em. Creveaux,
LES TACHES D'ENCRE
̃̃siRiiitai:–
C'est le titre d'une gazette mensuelle que
publia Maurice Barrés en, 1884, qu'il rédi-
geait seul et qui ne compta que quatre nu-
méros. De cette publication, aujourd'hui ra-
rissime, n.o.iis.extraj'ons ce&- pages, où se
marque déjà 'la puissante originalité/ djù-.
grand écrivain.
Nous avons touché ces extrémités jus-
qu'où des raffinés de cette heure pous-
sent la sensation. Nous vîmes les inquié-
tudes des Baudelaire ballottés de la reli-
gion à la folie. Ecoutons aujourd'hui ce
que soupire le sentiment dans les cœurs
les plus hauts des modernes.
C'est une seconde province que nous
allons décrire de cette carte générale, où
nous groupons le détail de la littérature
de sensation, de sentiment et d'idée,
pour que l'on juge d'un coup d'œil ce
que vaut la vie intellectuelle contempo-
raine. Dans ce champ si touffu du sen-
timent, je choisirai seulement quelques
fleurs les plus récentes. Je n'ai pas noté
les sensations d'ordre éternel, la joie des
poitrines au plein air, l'assouvissement (
la faim, mais seulement les plus aiguës
qu'aiguisa ce siècle. Je n'ai porté la main
qu'aux blessures encore saignantes. C'est
ainsi qu'à cette heure, je me bornerai
aux nuances nouvelles que fait l'ombre
de notre science sur le vieux fond senti-
mental de l'humanité. Nous écrivons
d'une élite. Les fanfares qui sonnent à
l'avant-garde des intelligences couvrent
dans mon coeur tout le piétinemenrde ter
foule.
Balzac a fixé la tourmente des pas-
sions à travers les codes et les bienséan-
ces. Même des morceaux de sa peinture
demeureront peut-être autant que notre
race. H n'a guère vieilli. Les meilleurs
romanciers de cette minute ne font que
rafraîchir les cadres de ses tableaux. Il
a presque tout dit, ce me semble, des
hommes qui agissent, des rapaces. Mê-
me après Sainte-Beuve il reste encore à
parler de ceux qui sentent, les seuls qui
nous intéressent. Chaque seconde qui
glisse au passé met des rides nouvelles
au front d'un siècle penseur.
Ils ont été malades étrangement tous
les songeurs, tous les rêveurs de cet âge.
La grande mélancolie de Chateaubriand
souffle encore sur la forêt et flagelle les
têtes les plus hautes. Des songes creux
connurent la plus admirable souffrance,
celle des âmes désintéressées qui mépri-
sent tout de la vie et ils s'élevèrent jus-
qu'à créer un orgueil nouveau. C'étaient
des intuitifs ils se plaignaient et ne sa-
vaient de quoi. Aujourd'hui des savants
et des philosophes ont mis en formule
cette vie que nos pères bâillaient nous
prétendons savoir les causes et les motifs,
et descendus des nuages de la douleur,
nous flétrissons de notre analyse les der-
nières et les plus exquises sentimentalités.
Où trouver aujourd'hui les passions
qu'exhala George Sand ? Plus d'amour,
plus de sanglots. Au vestiaire romantique
nous ramassons la cape et l'épée de nos
antithèses, le pourpoint de nos phrases,
tous nos panaches mais là-dessus nous
avons mis un cœur nouveau. Nos pères
auraient eu la fièvre où nous verbalisons.
Qui donc aujourd'hui songerait à nous
passionner Ceux qui savent encore
nous émouvoir s'adressent à notre pitié,
jamais à nos enthousiasmes. Dickens,
Tourgueneff, Daudet plaident pour tous
les écrasés enfants qui ne rient pas,
vaincus de Paris, peuple silencieux dans
ses neiges. Et les plus récente, comme
Guy de Maupassant, dans leurs rares mi-
nutes sentimentales, trouvent des indul-
gences d'une terrible ironie, pour le vice
et dédaignent de le fustiger sachant que
toute justice est dérision» que la balance
est impossible entre la faute et le tempé-
rament du coupable, que la nécessité
nous pousse comme le chien son trou-
peau, et que la plainte est. bonne, aux pii
,sïfs. "•
Telle est la philosophie des jeunes au-
teurs nihilistes qui viennent telle est
aussi l'opinion, plus ou moins consciente,
du public. La vogue peut aller un jour
aux pages mouillées de Jack, du Nabab;
de même le dix-huitième siècle, cynique
et viveur, aimait à s'attendrir "aux prix
Montyon, à rêver de bergères vertueuses
et de petits moutons discrets de même
encore des raffinés d'art excessif se com-
plaisent aux balbutiements enfantins de
la poésie. populaire mais le sens com-
mun de cette heure approuve les romans
les plus desséchants on discute leur à-
propos, on ne conteste guère leur vérité.
On raille et on repousse dans l'ordinaire
de la vie le sentimental. Un passionné,
s'il en était, passerait aisément pour fou.
Parfois on se délasse à pleurer c'est un
plaisir de délicats.
Et tout cela au nom de la science. Elle
seule subsiste, ayant envahi le domaine
entier de la pensée. Elle apparaît aux
masses une forme de l'utile ils la con-
fondent volontiers avec l'industrie. Poui
des esprits vulgaires et pour quelques ma-
lins, elle est le lisme ». Des politiciens qu'un mot satis-
fait aisément-la nomment «Progrès ». Ce-
pendant, tandis qu'un illustre critique an-
glais, John Ruskin, considère toutes les
vérités utiles à l'artiste pour atteindre à
des enseignements moraux.tandis que nos
meilleurs romanciers visent à amasser le
plus de connaissances positives, des do-
cuments, d'autres enfin, sans système
préconçu, se contentent de vibrer av
souffle de la science, en sorte qu ils
créent une nouvelle manière de sentir.
C'est ce sentiment moderne né des
plus récentes hypothèses sur l'homme «I
l'univers que nous allons essayer de fixer,
d'après l'œuvre et l'influence d'un poète
que des esprits éminents, plus nombreux
chaque jour, saluent pour leur maître (1).
Une soirée dans le silence
et le vent de la mort `9'
M. Maurice Barrés avait conçu le projet
d'un livre sur La. Mort de Venise il aban-
donna ce dessein. Quelques-unes des pages
qui devaient y figurer ont toutefois été pu-
bliées par luieu une mince plaquette parue
'éii 1901, qui porte ce titre si profondément
évocateùr de sa sensibilité Une Soirée dans
le silence et le vent de la Mort. En -voici le
'début
Le centre secret des plaisirs, tous mê-
lés de romanesque, que nous trouvons
sur les lagunes, c'est que tant de beautés
qui s'en vont vers la mort oous exciteni
à jouir de la vie.
Le génie commercial de Venise, sor
gouvernement despotique et républi-
cain, la grâce orientale de son gothique,
ses inventions décoratives, voilà les soli.
des pilotis de sa gloire nulle de ces mer.
veilles pourtant ne suffirait à fournir cet.
te qualité de volupté mélancolique qu:
est proprement vénitienne. La puissance
de cette ville sur les rêveurs, c'est que,
dans ses canaux livides, des murailles
byzantines, sarrasines, lombardes, go.
thiques, romanes, renaissance, voire ro.
(1) Leconte de Lisie.
(2) Fragment, d'un livre abandonné sur; l.<
mort de Venise*
coco, toutes trempées de mousse, attei-
gnent, sous l'action du soleil, de la pluie
et de l'orage, le tournant équivoque où,
plus abondantes de grâce artistique, el-
les commencent leur décomposition. Il
en va ainsi des roses et des fleurs de
magnolia, qui n'offrent jamais d'odeur
plus enivrante, ni de coloration plus for-
te qu'à l'instant où la mort y projette ses
secrètes fusées et nous propose ses ver-
tiges.
A quelques heures de gondole, on peut
visiter la brèche où le silence et le vent
de la mort, déjà installés, prophétisent
comment finira la civilisation vénitienne.
Dans Saint-Michel, Murano, Mazzorbo,
Burano, Torcello et Saint-François-du-
Désert, îlots épars sur cet horizon déso-
lé, les hommes de jadis essayèrent plu-
sieurs Venises avant de réussir celle que
nous aimons,et le chef-d'œuvre se défera
comme aujourd'hui les maquettes où ils
le cherchèrent.
La première étape de ce pèlerinage,
c'est, après vingt minutes sur cette la-
gune septentrionale où l'atmosphère,
tout accablée déjà, attriste nos sens,
Saint-Michel, l'île de la Mort. Ce cime-
tière de Venise est clos par un grand mur
rouge, et présente une cathédrale de mar-
bre blanc, avec une maison basse, rouge
elles aussi, dont les fenêtres ouvrent sur
les eaux vertes et plates à l'infini de cette
mer captive. Chateaubriand remarqua ces
fenêtres, en 1831, quand il se rendait de
Venise à Goritz," auprès de Charles X.
Il avait la gloire qui, sans le pouvoir, n'est
que la fumée du rôti qu'un autre mange.
Chassé jadis du ministère par ses coreli-
gionnaires,il leur avait dit: « Je vous mon-
trerai que je ne suis pas de ces hommes
qu'on peut offenser sans danger. » Et
maintenant, sa vengeance, il la tenait il
allait s'incliner respectueusement devant
le vieux déchu « Sire, n'avais-je pas rai-
son ? » Plaisir d'orgueil, satisfaction amè-
re et qui ne rétablit rien. 11 souhaita une
de ces cellules. Le brisement de la mer
sur des pierres délitées, qui protègent
un charnier, lui aurait donné un rythme
large pour ses phrases et pour le psaume
monotone de ses dégoûts.
Boecklin a peint une « Ile de la Mort »
fameuse en Allemagne. Il put prendre à
San-Michele son point de départ. Mais
sa toile cherche le tragique par de longs
peupliers lombards, par des cyprès, de
lourdes dalles, par Je silence et des
'eaux noires; la joie des =gondolie*s y
manque qui conduisent ici les cadavres
et qui, couchés dans leur barque mou-
vante, à la rive du cimetière, plaisantent
en caressant un fiasque. Pour nous déses-
pérer sur notre dernière demeure, il ne
faut pas l'environner d'une horreur géné-
rale c'est nous flatter, c'est un menson-
ge:.faites-moi voir plutôt l'indifférence
seules pleurent deux ou trois personnes
impuissantes et bientôt elles-mêmes ba-
layées, pour qu'il en soit de nous et de
notre petit clan exactement comme si
nous n'avions pas existé (a).
® ® ©
Franchissons ce digne seuil de notre
voyage, cherchons plus avant des ima-
ges plus funèbres et plus rares. Notre
gondole oblique de San-Michele vers sa
voisine, Murano. Tous les étrangers y vi-
sitent les verreries, et les poètes commé-
morent les délices de ses jardins, fameux
au quinzième siècle dans toute l'Europe.
Mais à travers ces ruelles et ces canaux
sombres, ce qui subsiste de quatre ou
cinq siècles d'art est trop contrarié dans
sa décomposition pour qu'eux-mêmes,
les amants du romanesque, du doulou-
reux et de l'extrême automne, puissent
y séjourner.
C est bien que les puissants et délicats
palais sarrasins, lombards, gothiques, re-
çoivent sur leurs perrons branlants l'eau
que chasse notre barque en glissant
c'est bien qu'aux deux rives leur façade
perpétue la galerie du rez-de-chaussée,
la loge du premier étage, les gracieuses
fenêtres en guipure de pierre et les mar-
bres de couleur mais pourquoi des plan-
ches, des briques, pourquoi de grossiers
matériaux apportés par la misère sordi-
de étançonnent-ils des oeuvres de luxe
qui se refusaient à persévérer dans la
vie? Ces logis, abandonnés par l'intelli-
gente aristocratie de marchands qui les
édifia, n'épuiseront pas noblement leur
destin. Dégradés par leur appropriation
industrielle, ils deviennent d'ignobles
masures, quand ils pouvaient être un pa-
thétique mémorial.
La mort qui les couvre de ses sanies
ne leur apporte ni le repos ni l'anonymat.
Notre guide nous désigne des cloaques
« Ici furent les chambres consacrées à
la musique, à la poésie, à l'amour par
de jeunes patriciennes et par des artis-
tes. » Une telle exploitation de l'agonie
passe en déplaisir le cimetière de San-Mi-
chele. Puisse-t-il mentir, ce miroir pré-
senté à Venise Allons chercher plus loin
des précédants qui promettent à la beau-
té qu'elle mourra intacte. Sur l'extrême
lagune flottent, dit-on, des îlots où les
plus précieux objets s'abîment sans mé-
lange aux liquéfactions de la mort.
Maurice Barrés,
(a) Sturel a vu ces gondoliers de la mort.
« Guidé par cette sotte d'appétence morale qui
incite les âmes, comme vers des greniers, vers les spec-
tacles et vers les êtres où elles trouveront leur nourri-
ture propre. Sturel s'orientait toujours vers ceux qui
ont le sens le plus intense de la vie et qui l'exaspèrent
à la sonnerie des cloches pour les morts. Dans la
société la plus grossière, sa sensibilité trouvait à s'é-
branler. Au croisé d'un enterrement, sur le grand ca-
nal, un gondolier l'émeut qui pose sa rame et dit
a C'est un pauvre qu'on enterre; s'il était riche,
cela coûterait au moins trois cents francs il ne dé.
pensera que quinze francs. 11 a de la musique, pour-
tant, et ses amis avec des chandelles, car il est très
connu. Arrêtons-nous un peu, parce que, moi, j'aime
à entendre la musique. Les voilà qui partent par un
petit canal vers San-Michele. Adieu! H a fini avec
les sottes gens. A droite, vous avez le palais de la
reine de Chypre, qui appartient maintenant au Mont-
de-Piété. Ici le palais du comte de Chambord, rache-
té par le baron Franchetti, dont la femme est Roth-
schild. » {L'Appd aa Soldat.^ chapitre IJ
Choses et Gens de Lettres
*i*
ADDENDA
Quelle presse posthume obtient Mau-
rice Barres Quel fervent concert de
louanges Et, partout, même chez les
adversaires, quelle déférence Nous re-
voyons là comme une réplique, de ce qui.
s'est produit avec Alfred Capus. Faut-il
donc la mort pour éclairer notre optique,
placer les maîtres à leur vrai rang, réta-
blir proportions et distances ? "f
Dar- cette unanimité d'éloges, il me
semble, cependant, que, sur deux points,
on eût pu insister davantage.
D'abord l'influence que, depuis douze
ans, Barrés exerçait, sur la politique gé-
nérale de la France. Influence qui, pour
ne pas se manifester .extérieurement, of-
ficiellement, n'en était pas moins profon-
de. Repassez en revue cette période.
Vous y verrez la énorme des œu-
vres os Barrés dans les tendances, les
actes, les discours de nos gouvernants,
auxquels elles ne cessèrent de fournir les
directives, les idées, les doctrines et jus-
qu'au vocabulaire. Dans son beau livre»
sur Barrès, M. Albert Thibaude6 a noté
maints de ces emprunts. Pour moi, je ne
manquais jamais l'occasion 'de les signa-
ler. Ce n'était que justice et je savais que
la malice de Barres s'amusait de ces res-
titutions.
Car, autre point que, sauf ses amis de
VÊcho de Paris, on ne me parait guère
a'voir-mis en lumière à son lyrisme ma-
gnifique, à sa conviction passionnée, Bar-
res joignait beaucoup d'esprit. Et je -nei
parle pas de sa verve satirique, celle qui
brûle et fustige dans tant do pages de:
Leurs Figures ou de Dans le cloaque. Je
fais plutôt allusion à son e-prit da
conversation, qui était délicieux. Ni jeux
de mots, ni formules. Une ironie la fois
hautaine et gamine, que servaient enco-
re un sourire d'une grâce singulière, une
voix lourde et nonchalante qui n'appar-
tenait qu'à lui. Il n'usait d'ailleurs do'
ces dons qu'en se jouant, sans appuyer
jamais.. Une phrase négligente et choses
ou gens étaient remis au point de la fa.
çon, la plus cruelle et la plus comique.
L'œuvre .de Barres lui survivra. Mais
son esprit, son sourire, la saveur de ses
intonations, qui nous les rendra'? Et
quand il les emporte pour toujours, com-
ment- ne -pas; leur vouer .un suprême"
.hommage: un dernier regret ? supmme"'
Fernand Vandérem,
'B–
1 Paul Bourget
Aa lendemain de l'élection de 31. 1/aut
Uourget à l'Académie française, Maurice
Barres consacrait, au grand écrivain, un ar-
ticle qui parut dans le Figaro du r" juin
189,1, et dont voici les principaux passages
Un véritable écrivain formule toujours,
à quelque instant de sa vie, dix à trente
pages où il exprime l'une de ses vues en
termes si fermes et si lucides qu'à toutes
.les périodes de son développement il se
contentera de cette expression, et sans
avoir rien à en modifier s'y reconnaîtra
tout entier et ces pages-là, d'autres écri-
vains n'auront plus à les récrire, mais
seulement à .les citer. Dans le fameux
1chapitre des Essais de psychologie, con-
sacré par Bourget à Taine, il y a un mor-
I ceau de cette qualité où l'on trouve, en
1 même temps qu'un tableau de l'évolution
1intellectuelle sous la Second Empire, le
secret des attaches de ce disciple à c<*
maître.
Le Second Empire eut pour grand au-
teur dramatique Dumas fils, pour grands
romanciers Flaubert et les Goncourt,
pour grands philosophes M. Taine. Ils fu-
rent chacun dans un genre le représen-
tant d'une même poussée d'idées.
Ils assignaient pour but iaéal à toute re-
cherche la découverte des petits faits,
bien choisis, significatifs, amplement cir-
constanciés et minutieusement notés.
C'était la science dépassant le monde vi-
sible et palpable des astres, des pierres,
des plantes, où jusqu'alors on la confinait.
et s'en prenant à l'âme humaine. Cette
génération fut toute de psychologues et
d'analystes, et c'est M. Taine qui, ayant
parmi eux le génie de l'abstraction, don-
na la plus profonde formule de leurs am-
bitions intellectuelles, en même temps
qu'il constituait leur système, notre mé-
thode d'analyse.
« Au regard de M. Taine. dit Bourget;
tout dans l'existence de l'homme inté-
resse le psychologue et lui fournit un do-
cument. Depuis la façon de meubler une
chambre et de servir une table jusqu'à la
manière de servir Dieu et d'honorer les
morts, il n'est rien qui ne mérite d'être
examiné, commenté, interprété, car il
n'est rien où l'homme n'ait engagé quel-
que chose de son être intime. » M
M. Taine avait choisi comme sujets
particuliers de ses études l'histoire de la
littérature, l'art, les voyages et l'histoire
Bourget appliqua la même méthode dans
le roman. A leur jugement de psycholo-
gues aucune manifestation, si minime
soit-elle, n'est absolument insignifiante et
négligeable.
L'auteur de Mensonges. de Cosmopo-
lis, de la Physiologie de l'Amour, s'est
préoccupé de nous donner le plus grand
nombre de notes exactes sur l'homme et
la société moderne. Il les a combinées en
intrigues animées dans des personnages.
spécialisées dans des milieux. S'il a porté
ainsi dans le roman un talent qui avait su
trouver d'incomparables bonheurs dans
les Essais, dans les Sensations d'Oxford
et d'Italie, ce fut par conscience d'ana-
lyste et pour restituer à ses notes la com-
plexité de la vie contemporaine.
Vous reconnaissez là cette méthode
(Nouvelle série) N" 244
H. DE VILLEMESSANT
Fondateur ( 1854-187$)
RÉDACTION & ADMINISTRATION
26, Bue Drcuot, Paris (9e Are.)
ABONNEMENT SPECIAL
AU SUPPLÉMENT LITTÉRAIRE
France et Colonies 15 fr. par an
Etranger 25 fr.
GASTON CALMETTE
Directeur {1902-1914)
-H-
ROBERT DE FLERS
Directeur
m ̃' • ̃'
C« supplément ne doit pas. être vendu à put.
U est délivré, sans augmentation de prix, à tout
mbeteur et envoyé gratuitement à tous les abonnés
du FIGARO quotidien.
siDnprpiL.ÉiMCEiKrT littéraire
L'ŒUVRE DE MAURICE BARRÉS
Sous Tœil
des Barbares
̃ 1 ̃
Lorsque parut le premier des trois ouvra-
ges où Maurice Barrès affirmait les princi-
pes du « Culte du moi D, M. Paul Bourget,
toujours attentif aux manifestations des ta-
lents nouveaux, salua d'un magistral arti-
cle les débuts de l'écrivain dont Il consacrait
ainsi la gloire naissante.
Plus de vingt ans après l'article avait
paru dans le Journal des Débats, aux pre-
miers jours d'avril 188S Bourget,
écrivait
« Le débutant est devenu un des maîtres
des lettres françaises actuelles disons mê-
me des lettres françaises de tous les temps.
Il est très doux à sou aîné de lui avoir pro-
noncé, avant tous, les autres, le classique
Tu Marcellus eris, et de penser qu'eu le lui
disant, il l'a peut-être réconforté à l'heure
des douloureuses hésitations du départ pour
la vie. Mesurant la belle courbe dessinée par
son ami entre ses deux livres Sous l'œil des
Barbares et Colette Baudochc, comment n'au-
rait-il pas un peu d'orgueil à l'avoir prédite,
et beaucoup de joie à la contempler? »
Voici les principaux. passages de l'article
recueilli depuis dans les Essais de psycholo-
gi ^'contemporaine (1), et auquel M. Bourget
faisait ainsi allusion.
Le livre de M. Maurice Barrés, Sous
Vœil des Barbares, est certainement, un
des plus remarquables parmi les essais
de rajeunissement de cette vieille for-
me du roman d'analyse. J'ajouterai tout
de suite qu'il est gâté par un défaut, suf-
fisant pour que le lecteur ait presque le.
droit de ne pas en apercevoir tes quali-
tés. Il n'est pas clair, de cette clarté
que nous devons introduire même dans
.les plus compliquées et les plus subti-
les de nos études, de cette clarté qui se
rencontre dans les pages les plus sa-
vantes de Pascal et de La, Rochefou-
cauld, de Stendhal et de Benjamin
'Constant. En outre, l'auteur, qui est
jeune encore et dont. c'est le premier
long ouvrage, traverse cette phase iné-
svitable de la préciosité dans l'expres-
sion. Il ne lui" suffit, pas d'écrire juste,
il veut écrire d'une manière rare. Il en
résulte que parfois il écrit d'une maniè-
re contournée. Mais il convient de faire
crédit au talent qui débute et de recon-
naître que celui-ci semble infiniment
subtil et distingué. Ce que j'aime, pour
ma part, dans ce premier -vol urne; c'est'
.un souci passionne de la vérité -morale,
une acuité surprenante dans la; vision
intérieure, une saveur de pathétique in-
tellectuel qui rappelle par instants
̃l'Amaury de Volupté. Dites si Sainte-
Beuve, le Sainte Beuve à -la fois
acre et mystique, sensuel et fré-
aniss'an.t, des premières années n'au-
rait pas .reconnu une âme de sa' race
dans le jeune homme capable de pein-
dre de cette manière l'ami rêvé, le con-
fident souhaité de sa détresse intime
« Je voudrais pleurer, être bercé je
vaudrais désirer pleurer. Le vceu que
je découvre en moi est d'un ami, avec
qui in'isoler et me plaindre. Le soir,
tous les soirs, sans appareil, j'irais à
ilui. Dans la. cellule de notre amitié, fer-
mée au monde, il me devinerait, et ja-
mais sa curiosité ou son indifférence ne
me fèrait tressaillir. Je serais sincère,
lui affectueux et grave. Il serait plus
qu'un confident, un confesseur. Je lui
trouverais de l'autorité. Ce serait mon
aîné, et pour tout dire, il serait à mes
̃côtés, moi-même plus vieux. Telle sen-
sation dont vous souffrez, me dirait-il,
est rare, même chez vous. Telle autre
que vous prêtez au monde vous est une
vision' spéciale. Analysez mieux. Nous
suivrions ensemble du doigt la courbe
de mes agitations. Vous êtes au pire, di-
rait-il, l'aube demain vous calmera. Et
si mon cerveau, trop sillonné par le mal,
se refusait, à comprendre, et, cette sup-
position est plus triste encore, si je mé-
prisais la vérité par orgueil de malade,
lui, sans méchantes paroles, modifierait
son traitement. Car il serait moins un
moraliste qu'un complice clairvoyant de
mon àcreté. Dans mes détestables lu-
cidités et expansions, il saurait me vê-
tir d'ironie pour que je ne sois pas tout
nu devant les hommes. La sécheresse,
cette reine écrasante et désolée qui s'as-
sied sur les coeurs des fanatiques qui ont
-abusé de la vie intérieure, il la chasse-
rait. A moi qui tentais de transfigurer
̃mon être en absolu, il redonnerait
peut-être l'ardeur si bonne vers l'ab-
solu. Ah quelque chose à désirer,
à regretter, à pleurer, pour que je n'aie
pas la gorge sèche, la- tête vide et
les yeux flottants, au milieu des mi-
litaires, dès curés, des ingénieurs, des
demoiselles et des collectionneurs »
Je ne sais si je me trompe, mais il me
semble trouver dans cette page, à côté
de quelques détails d'un énervement
trop" volontaire ainsi la dernière li-
gne une notation d'une finesse re-
marquable et d'un accent si personnel
qu'à lui seul il définit toute une sensi-
bilité.
© « @
La aenèse d'une sensibilité tel est,
en- effet, l'objet de ce roman dont le ti-
tre énigmatique .résume bien toute l'ins-
piration. Les barbares ce sont tous
ceux que Flaubert appelait avec fureur
des bourgeois. Henri Heine des philis-
tins les êtres qui, n'étant pas de la
même race morale que l'artiste très raf-
finé, constituent cependant la «société
dans laquelle cet artiste doit.se dévelop-
per. Ces barbares font des mœurs que
l'artiste doit subir, ils élaborent une
opinion publique à laquelle son amour-
propre malade ne lui permet pas d'é-
chapper. Il les méprise et il souffre de
t (1) Librairie Pion.
leur déplaire. Ce mépris et ces souffran-
ces constituent, avec le tableau des in-
certitudes intimes qui en résultent,
la matière du ,livre de M. Barrès. Résu-
mer un ouvrage de ce genre est toujours;
une tâche difficile. Ce résumé est ren-
du impossible ici par la facture même
du roman. L'auteur a supprimé de parti
pris tout fait extérieur, toute précision!
individuelle. Chacun des chapitres étu-
die un état de l'âme, et, sous le titre de
Concordances, quelques lignes le précè-
de qui établissent de la manière la. plus
sèche l'événement d'où est né cet état
de l'âme. D'un bout à l'autre, le héros
demeure anonyme. Nous savons qu'il
est un jeune homme de ce temps-ci, qu'il
a. été élevé dans un lycée do province où
il a lu beaucoup de livres, puis qu'il est
venu à Paris et qu'au moment où nous
sommes il a environ vingt-cinq ans. De
sa famille, de son hérédité, de ses cama-
rades, des menus détails circonstanciés
qui forment l'état civil d'un caractère,
nous ne connaissons rien. Visiblement
le romancier a été préoccupé par Vlnù-
talion, qui nous donne, en effet, la psy-
chologie minutieuse d'une âme de moi-
ne, sans s'inquiéter des circonstances
spéciales parmi lesquelles a grandi cet-
te âme. Mais, et c'est là une première
réserve à faire sur te livre de M. Bar-
rès et qui explique, cette absence de
cla.rté parfaite que je signalais tout à
l'heure, si un tel procédé est excellent
lorsqu'il s'agit de la sensibilité'd'un so-
litaire, retiré hors du siècle et soustrait
aux influences du dehors, il n'en va
pas ainsi lorsqu'il s'agit d'un jeune
homme de nos jours, lancé en plein
courant de vie .extérieure, surtout lors-
que ses souffrances intimes ont, pour
cause un conflit habituel avec cette vie
extérieure. D'ailleurs, et d'une maniè-
re générale, un état de.l'âme n'est-il pas
comme une fleur ,qui suppose une tige,
des racines, un terrain ? Le botaniste
des esprits ne saurait expliquer la fleur,
sans nous montrer ces causes profon-
des. Nos maîtres n'ont jamais manqué
à ce principe. Sainte-Beuve a justifié de
la sorte son Joseph Delorme, Fromen-
tin-son Dominique, M. Taine son Grain-
dorge. Le roman d'analyse, disais-je, a
comme danger l'abus de l'abstraction
il risque de perdre aisément la couleur
de la vie. Il importe donc de marquer
avec une force, plutôt exagérée, le des-
sin des circonstances réelles' qui ont
rcridii possible,' nécessaire' même, ia
nuance du caractère ou du cœur, objet
de notre analyse. C'est pour avoir né-
gligé de parti pris ce dessin que le ro-
man de M. Barrés peut revêtir des al-
lures d'énigme au regard de ceux qui
se représentent mal ce que doit être un
lettré de vingt-cinq ans, en 1888, à Pa-
ris.
® © ©
Cette erreur d'artiste est, à" mon sens,
d'autant plus regrettable que la psycho-
logie du roman demeure, en son fond,
d'une grande justesse, et qu'elle jette
le jour le plus vif sur une maladie mo-
rale assez habituelle dans notre âge
d'extrême civilisation. C'est un cas en-
tre vingt autres du dangereux abus de
la -littérature, ou mieux, comme il a été
dit au cours de l'essai sur Flaubert, de
la pensée. Un adolescent imaginatif et
ardent, de sensibilité précoce et facile-
ment désordonnée, se trouve mis en
présence des- livres. qui. expriment tou-
tes les nuances de passion élaborée par
les plus séduisants génies, -et les plus
troubles. Ce jeune homme dévore tour
à tour Balzac et Musset, Shakespeare et
Henri Heine, Stendhal et Baudelaire,
Benjamin Constant et Renan, Pascal et
Laclos. Les hasards des lectures d'un
enfant avide ont de ces contrastes. Il
promène son intelligence à travers les
conceptions les plus subtiles -et les plus
coupables de la souffrance et du bon-
heur, de l'amour et de la mort, de
l'homme et de la femme. de la nature et
de la société. Cette promenade n'est pas
seulement intellectuelle. L'adolescent
possède en lui les germes de tous les
sentiments dont il rencontre la descrip-
tion. Par l'imagination il force ces ger-
mes à éclore. Il devance l'expérience de
la vie et il s'attribue les passions qu'il
n'a pas éprouvées encore, avec une éner-
gie d'imitation qui parfois outre le mo-
dèle. Il est libertin, sceptique et roma-
nesque avec Rolla. lucide et cruel avec
Adolphe, religieux et dilettante avec Re-
nan, ambitieux et philosophe avec Bal-
zac, mystique et dégradé avec Baude-
laire. En attendant, il quitte son auteur
préféré jwur composer un discours,
étudier la géométrie, préparer un exa-
men. Il mène comme deux existences,
l'une où il se pavane parmi les pires
hardiesses des passions viriles, l'autre
où il s'applique à des besognes d'éco-
lier. La première, l'irréelle, absorbe tou-
tes les forces de son cœur. La seconde,
la réelle, n'atteint pas le vif de cet être,
arraché à lui-même par la chimère.
Dans cet étrange état de dédoublement,
le sensibilité vraie, celle qui nous atta-
che à des créatures particulières, que
nous voyons, que nous connaissons, à
des objets concrets et précis, cette sen-
sibilité naturelle et qui est, celle du pay-
san comme du. grand seigneur, ne se
développe plue. A la place, grandit la
sensibilité factice, acquise et comme
greffée, qui nous fait jouir et souffrir
comme l'autre, mais dans des conditions
tout imaginaires. La personne, solide,
active et utile, que nous pourrions, que
nous devrions être, se trouve compri-
mée et une personne artificielle et com-
posite grandit en nous, qui n'a. pas. de
milieu ni d'atmosphère, si l'on peut di-
re, et qui, cependant, est contrainte d'a-
gir et de vivre.
Paul Bourget,
de l'Académie française.
MAURICE BARRÉS, PAR Jacques-Emile Blanche. Photo Em. Creveaux,
LES TACHES D'ENCRE
̃̃siRiiitai:–
C'est le titre d'une gazette mensuelle que
publia Maurice Barrés en, 1884, qu'il rédi-
geait seul et qui ne compta que quatre nu-
méros. De cette publication, aujourd'hui ra-
rissime, n.o.iis.extraj'ons ce&- pages, où se
marque déjà 'la puissante originalité/ djù-.
grand écrivain.
Nous avons touché ces extrémités jus-
qu'où des raffinés de cette heure pous-
sent la sensation. Nous vîmes les inquié-
tudes des Baudelaire ballottés de la reli-
gion à la folie. Ecoutons aujourd'hui ce
que soupire le sentiment dans les cœurs
les plus hauts des modernes.
C'est une seconde province que nous
allons décrire de cette carte générale, où
nous groupons le détail de la littérature
de sensation, de sentiment et d'idée,
pour que l'on juge d'un coup d'œil ce
que vaut la vie intellectuelle contempo-
raine. Dans ce champ si touffu du sen-
timent, je choisirai seulement quelques
fleurs les plus récentes. Je n'ai pas noté
les sensations d'ordre éternel, la joie des
poitrines au plein air, l'assouvissement (
la faim, mais seulement les plus aiguës
qu'aiguisa ce siècle. Je n'ai porté la main
qu'aux blessures encore saignantes. C'est
ainsi qu'à cette heure, je me bornerai
aux nuances nouvelles que fait l'ombre
de notre science sur le vieux fond senti-
mental de l'humanité. Nous écrivons
d'une élite. Les fanfares qui sonnent à
l'avant-garde des intelligences couvrent
dans mon coeur tout le piétinemenrde ter
foule.
Balzac a fixé la tourmente des pas-
sions à travers les codes et les bienséan-
ces. Même des morceaux de sa peinture
demeureront peut-être autant que notre
race. H n'a guère vieilli. Les meilleurs
romanciers de cette minute ne font que
rafraîchir les cadres de ses tableaux. Il
a presque tout dit, ce me semble, des
hommes qui agissent, des rapaces. Mê-
me après Sainte-Beuve il reste encore à
parler de ceux qui sentent, les seuls qui
nous intéressent. Chaque seconde qui
glisse au passé met des rides nouvelles
au front d'un siècle penseur.
Ils ont été malades étrangement tous
les songeurs, tous les rêveurs de cet âge.
La grande mélancolie de Chateaubriand
souffle encore sur la forêt et flagelle les
têtes les plus hautes. Des songes creux
connurent la plus admirable souffrance,
celle des âmes désintéressées qui mépri-
sent tout de la vie et ils s'élevèrent jus-
qu'à créer un orgueil nouveau. C'étaient
des intuitifs ils se plaignaient et ne sa-
vaient de quoi. Aujourd'hui des savants
et des philosophes ont mis en formule
cette vie que nos pères bâillaient nous
prétendons savoir les causes et les motifs,
et descendus des nuages de la douleur,
nous flétrissons de notre analyse les der-
nières et les plus exquises sentimentalités.
Où trouver aujourd'hui les passions
qu'exhala George Sand ? Plus d'amour,
plus de sanglots. Au vestiaire romantique
nous ramassons la cape et l'épée de nos
antithèses, le pourpoint de nos phrases,
tous nos panaches mais là-dessus nous
avons mis un cœur nouveau. Nos pères
auraient eu la fièvre où nous verbalisons.
Qui donc aujourd'hui songerait à nous
passionner Ceux qui savent encore
nous émouvoir s'adressent à notre pitié,
jamais à nos enthousiasmes. Dickens,
Tourgueneff, Daudet plaident pour tous
les écrasés enfants qui ne rient pas,
vaincus de Paris, peuple silencieux dans
ses neiges. Et les plus récente, comme
Guy de Maupassant, dans leurs rares mi-
nutes sentimentales, trouvent des indul-
gences d'une terrible ironie, pour le vice
et dédaignent de le fustiger sachant que
toute justice est dérision» que la balance
est impossible entre la faute et le tempé-
rament du coupable, que la nécessité
nous pousse comme le chien son trou-
peau, et que la plainte est. bonne, aux pii
,sïfs. "•
Telle est la philosophie des jeunes au-
teurs nihilistes qui viennent telle est
aussi l'opinion, plus ou moins consciente,
du public. La vogue peut aller un jour
aux pages mouillées de Jack, du Nabab;
de même le dix-huitième siècle, cynique
et viveur, aimait à s'attendrir "aux prix
Montyon, à rêver de bergères vertueuses
et de petits moutons discrets de même
encore des raffinés d'art excessif se com-
plaisent aux balbutiements enfantins de
la poésie. populaire mais le sens com-
mun de cette heure approuve les romans
les plus desséchants on discute leur à-
propos, on ne conteste guère leur vérité.
On raille et on repousse dans l'ordinaire
de la vie le sentimental. Un passionné,
s'il en était, passerait aisément pour fou.
Parfois on se délasse à pleurer c'est un
plaisir de délicats.
Et tout cela au nom de la science. Elle
seule subsiste, ayant envahi le domaine
entier de la pensée. Elle apparaît aux
masses une forme de l'utile ils la con-
fondent volontiers avec l'industrie. Poui
des esprits vulgaires et pour quelques ma-
lins, elle est le
fait aisément-la nomment «Progrès ». Ce-
pendant, tandis qu'un illustre critique an-
glais, John Ruskin, considère toutes les
vérités utiles à l'artiste pour atteindre à
des enseignements moraux.tandis que nos
meilleurs romanciers visent à amasser le
plus de connaissances positives, des do-
cuments, d'autres enfin, sans système
préconçu, se contentent de vibrer av
souffle de la science, en sorte qu ils
créent une nouvelle manière de sentir.
C'est ce sentiment moderne né des
plus récentes hypothèses sur l'homme «I
l'univers que nous allons essayer de fixer,
d'après l'œuvre et l'influence d'un poète
que des esprits éminents, plus nombreux
chaque jour, saluent pour leur maître (1).
Une soirée dans le silence
et le vent de la mort `9'
M. Maurice Barrés avait conçu le projet
d'un livre sur La. Mort de Venise il aban-
donna ce dessein. Quelques-unes des pages
qui devaient y figurer ont toutefois été pu-
bliées par luieu une mince plaquette parue
'éii 1901, qui porte ce titre si profondément
évocateùr de sa sensibilité Une Soirée dans
le silence et le vent de la Mort. En -voici le
'début
Le centre secret des plaisirs, tous mê-
lés de romanesque, que nous trouvons
sur les lagunes, c'est que tant de beautés
qui s'en vont vers la mort oous exciteni
à jouir de la vie.
Le génie commercial de Venise, sor
gouvernement despotique et républi-
cain, la grâce orientale de son gothique,
ses inventions décoratives, voilà les soli.
des pilotis de sa gloire nulle de ces mer.
veilles pourtant ne suffirait à fournir cet.
te qualité de volupté mélancolique qu:
est proprement vénitienne. La puissance
de cette ville sur les rêveurs, c'est que,
dans ses canaux livides, des murailles
byzantines, sarrasines, lombardes, go.
thiques, romanes, renaissance, voire ro.
(1) Leconte de Lisie.
(2) Fragment, d'un livre abandonné sur; l.<
mort de Venise*
coco, toutes trempées de mousse, attei-
gnent, sous l'action du soleil, de la pluie
et de l'orage, le tournant équivoque où,
plus abondantes de grâce artistique, el-
les commencent leur décomposition. Il
en va ainsi des roses et des fleurs de
magnolia, qui n'offrent jamais d'odeur
plus enivrante, ni de coloration plus for-
te qu'à l'instant où la mort y projette ses
secrètes fusées et nous propose ses ver-
tiges.
A quelques heures de gondole, on peut
visiter la brèche où le silence et le vent
de la mort, déjà installés, prophétisent
comment finira la civilisation vénitienne.
Dans Saint-Michel, Murano, Mazzorbo,
Burano, Torcello et Saint-François-du-
Désert, îlots épars sur cet horizon déso-
lé, les hommes de jadis essayèrent plu-
sieurs Venises avant de réussir celle que
nous aimons,et le chef-d'œuvre se défera
comme aujourd'hui les maquettes où ils
le cherchèrent.
La première étape de ce pèlerinage,
c'est, après vingt minutes sur cette la-
gune septentrionale où l'atmosphère,
tout accablée déjà, attriste nos sens,
Saint-Michel, l'île de la Mort. Ce cime-
tière de Venise est clos par un grand mur
rouge, et présente une cathédrale de mar-
bre blanc, avec une maison basse, rouge
elles aussi, dont les fenêtres ouvrent sur
les eaux vertes et plates à l'infini de cette
mer captive. Chateaubriand remarqua ces
fenêtres, en 1831, quand il se rendait de
Venise à Goritz," auprès de Charles X.
Il avait la gloire qui, sans le pouvoir, n'est
que la fumée du rôti qu'un autre mange.
Chassé jadis du ministère par ses coreli-
gionnaires,il leur avait dit: « Je vous mon-
trerai que je ne suis pas de ces hommes
qu'on peut offenser sans danger. » Et
maintenant, sa vengeance, il la tenait il
allait s'incliner respectueusement devant
le vieux déchu « Sire, n'avais-je pas rai-
son ? » Plaisir d'orgueil, satisfaction amè-
re et qui ne rétablit rien. 11 souhaita une
de ces cellules. Le brisement de la mer
sur des pierres délitées, qui protègent
un charnier, lui aurait donné un rythme
large pour ses phrases et pour le psaume
monotone de ses dégoûts.
Boecklin a peint une « Ile de la Mort »
fameuse en Allemagne. Il put prendre à
San-Michele son point de départ. Mais
sa toile cherche le tragique par de longs
peupliers lombards, par des cyprès, de
lourdes dalles, par Je silence et des
'eaux noires; la joie des =gondolie*s y
manque qui conduisent ici les cadavres
et qui, couchés dans leur barque mou-
vante, à la rive du cimetière, plaisantent
en caressant un fiasque. Pour nous déses-
pérer sur notre dernière demeure, il ne
faut pas l'environner d'une horreur géné-
rale c'est nous flatter, c'est un menson-
ge:.faites-moi voir plutôt l'indifférence
seules pleurent deux ou trois personnes
impuissantes et bientôt elles-mêmes ba-
layées, pour qu'il en soit de nous et de
notre petit clan exactement comme si
nous n'avions pas existé (a).
® ® ©
Franchissons ce digne seuil de notre
voyage, cherchons plus avant des ima-
ges plus funèbres et plus rares. Notre
gondole oblique de San-Michele vers sa
voisine, Murano. Tous les étrangers y vi-
sitent les verreries, et les poètes commé-
morent les délices de ses jardins, fameux
au quinzième siècle dans toute l'Europe.
Mais à travers ces ruelles et ces canaux
sombres, ce qui subsiste de quatre ou
cinq siècles d'art est trop contrarié dans
sa décomposition pour qu'eux-mêmes,
les amants du romanesque, du doulou-
reux et de l'extrême automne, puissent
y séjourner.
C est bien que les puissants et délicats
palais sarrasins, lombards, gothiques, re-
çoivent sur leurs perrons branlants l'eau
que chasse notre barque en glissant
c'est bien qu'aux deux rives leur façade
perpétue la galerie du rez-de-chaussée,
la loge du premier étage, les gracieuses
fenêtres en guipure de pierre et les mar-
bres de couleur mais pourquoi des plan-
ches, des briques, pourquoi de grossiers
matériaux apportés par la misère sordi-
de étançonnent-ils des oeuvres de luxe
qui se refusaient à persévérer dans la
vie? Ces logis, abandonnés par l'intelli-
gente aristocratie de marchands qui les
édifia, n'épuiseront pas noblement leur
destin. Dégradés par leur appropriation
industrielle, ils deviennent d'ignobles
masures, quand ils pouvaient être un pa-
thétique mémorial.
La mort qui les couvre de ses sanies
ne leur apporte ni le repos ni l'anonymat.
Notre guide nous désigne des cloaques
« Ici furent les chambres consacrées à
la musique, à la poésie, à l'amour par
de jeunes patriciennes et par des artis-
tes. » Une telle exploitation de l'agonie
passe en déplaisir le cimetière de San-Mi-
chele. Puisse-t-il mentir, ce miroir pré-
senté à Venise Allons chercher plus loin
des précédants qui promettent à la beau-
té qu'elle mourra intacte. Sur l'extrême
lagune flottent, dit-on, des îlots où les
plus précieux objets s'abîment sans mé-
lange aux liquéfactions de la mort.
Maurice Barrés,
(a) Sturel a vu ces gondoliers de la mort.
« Guidé par cette sotte d'appétence morale qui
incite les âmes, comme vers des greniers, vers les spec-
tacles et vers les êtres où elles trouveront leur nourri-
ture propre. Sturel s'orientait toujours vers ceux qui
ont le sens le plus intense de la vie et qui l'exaspèrent
à la sonnerie des cloches pour les morts. Dans la
société la plus grossière, sa sensibilité trouvait à s'é-
branler. Au croisé d'un enterrement, sur le grand ca-
nal, un gondolier l'émeut qui pose sa rame et dit
a C'est un pauvre qu'on enterre; s'il était riche,
cela coûterait au moins trois cents francs il ne dé.
pensera que quinze francs. 11 a de la musique, pour-
tant, et ses amis avec des chandelles, car il est très
connu. Arrêtons-nous un peu, parce que, moi, j'aime
à entendre la musique. Les voilà qui partent par un
petit canal vers San-Michele. Adieu! H a fini avec
les sottes gens. A droite, vous avez le palais de la
reine de Chypre, qui appartient maintenant au Mont-
de-Piété. Ici le palais du comte de Chambord, rache-
té par le baron Franchetti, dont la femme est Roth-
schild. » {L'Appd aa Soldat.^ chapitre IJ
Choses et Gens de Lettres
*i*
ADDENDA
Quelle presse posthume obtient Mau-
rice Barres Quel fervent concert de
louanges Et, partout, même chez les
adversaires, quelle déférence Nous re-
voyons là comme une réplique, de ce qui.
s'est produit avec Alfred Capus. Faut-il
donc la mort pour éclairer notre optique,
placer les maîtres à leur vrai rang, réta-
blir proportions et distances ? "f
Dar- cette unanimité d'éloges, il me
semble, cependant, que, sur deux points,
on eût pu insister davantage.
D'abord l'influence que, depuis douze
ans, Barrés exerçait, sur la politique gé-
nérale de la France. Influence qui, pour
ne pas se manifester .extérieurement, of-
ficiellement, n'en était pas moins profon-
de. Repassez en revue cette période.
Vous y verrez la énorme des œu-
vres os Barrés dans les tendances, les
actes, les discours de nos gouvernants,
auxquels elles ne cessèrent de fournir les
directives, les idées, les doctrines et jus-
qu'au vocabulaire. Dans son beau livre»
sur Barrès, M. Albert Thibaude6 a noté
maints de ces emprunts. Pour moi, je ne
manquais jamais l'occasion 'de les signa-
ler. Ce n'était que justice et je savais que
la malice de Barres s'amusait de ces res-
titutions.
Car, autre point que, sauf ses amis de
VÊcho de Paris, on ne me parait guère
a'voir-mis en lumière à son lyrisme ma-
gnifique, à sa conviction passionnée, Bar-
res joignait beaucoup d'esprit. Et je -nei
parle pas de sa verve satirique, celle qui
brûle et fustige dans tant do pages de:
Leurs Figures ou de Dans le cloaque. Je
fais plutôt allusion à son e-prit da
conversation, qui était délicieux. Ni jeux
de mots, ni formules. Une ironie la fois
hautaine et gamine, que servaient enco-
re un sourire d'une grâce singulière, une
voix lourde et nonchalante qui n'appar-
tenait qu'à lui. Il n'usait d'ailleurs do'
ces dons qu'en se jouant, sans appuyer
jamais.. Une phrase négligente et choses
ou gens étaient remis au point de la fa.
çon, la plus cruelle et la plus comique.
L'œuvre .de Barres lui survivra. Mais
son esprit, son sourire, la saveur de ses
intonations, qui nous les rendra'? Et
quand il les emporte pour toujours, com-
ment- ne -pas; leur vouer .un suprême"
.hommage: un dernier regret ? supmme"'
Fernand Vandérem,
'B–
1 Paul Bourget
Aa lendemain de l'élection de 31. 1/aut
Uourget à l'Académie française, Maurice
Barres consacrait, au grand écrivain, un ar-
ticle qui parut dans le Figaro du r" juin
189,1, et dont voici les principaux passages
Un véritable écrivain formule toujours,
à quelque instant de sa vie, dix à trente
pages où il exprime l'une de ses vues en
termes si fermes et si lucides qu'à toutes
.les périodes de son développement il se
contentera de cette expression, et sans
avoir rien à en modifier s'y reconnaîtra
tout entier et ces pages-là, d'autres écri-
vains n'auront plus à les récrire, mais
seulement à .les citer. Dans le fameux
1chapitre des Essais de psychologie, con-
sacré par Bourget à Taine, il y a un mor-
I ceau de cette qualité où l'on trouve, en
1 même temps qu'un tableau de l'évolution
1intellectuelle sous la Second Empire, le
secret des attaches de ce disciple à c<*
maître.
Le Second Empire eut pour grand au-
teur dramatique Dumas fils, pour grands
romanciers Flaubert et les Goncourt,
pour grands philosophes M. Taine. Ils fu-
rent chacun dans un genre le représen-
tant d'une même poussée d'idées.
Ils assignaient pour but iaéal à toute re-
cherche la découverte des petits faits,
bien choisis, significatifs, amplement cir-
constanciés et minutieusement notés.
C'était la science dépassant le monde vi-
sible et palpable des astres, des pierres,
des plantes, où jusqu'alors on la confinait.
et s'en prenant à l'âme humaine. Cette
génération fut toute de psychologues et
d'analystes, et c'est M. Taine qui, ayant
parmi eux le génie de l'abstraction, don-
na la plus profonde formule de leurs am-
bitions intellectuelles, en même temps
qu'il constituait leur système, notre mé-
thode d'analyse.
« Au regard de M. Taine. dit Bourget;
tout dans l'existence de l'homme inté-
resse le psychologue et lui fournit un do-
cument. Depuis la façon de meubler une
chambre et de servir une table jusqu'à la
manière de servir Dieu et d'honorer les
morts, il n'est rien qui ne mérite d'être
examiné, commenté, interprété, car il
n'est rien où l'homme n'ait engagé quel-
que chose de son être intime. » M
M. Taine avait choisi comme sujets
particuliers de ses études l'histoire de la
littérature, l'art, les voyages et l'histoire
Bourget appliqua la même méthode dans
le roman. A leur jugement de psycholo-
gues aucune manifestation, si minime
soit-elle, n'est absolument insignifiante et
négligeable.
L'auteur de Mensonges. de Cosmopo-
lis, de la Physiologie de l'Amour, s'est
préoccupé de nous donner le plus grand
nombre de notes exactes sur l'homme et
la société moderne. Il les a combinées en
intrigues animées dans des personnages.
spécialisées dans des milieux. S'il a porté
ainsi dans le roman un talent qui avait su
trouver d'incomparables bonheurs dans
les Essais, dans les Sensations d'Oxford
et d'Italie, ce fut par conscience d'ana-
lyste et pour restituer à ses notes la com-
plexité de la vie contemporaine.
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