Titre : Figaro : journal non politique
Éditeur : Figaro (Paris)
Date d'édition : 1867-01-13
Contributeur : Villemessant, Hippolyte de (1810-1879). Directeur de publication
Contributeur : Jouvin, Benoît (1810-1886). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34355551z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 13 janvier 1867 13 janvier 1867
Description : 1867/01/13 (Numéro 59). 1867/01/13 (Numéro 59).
Description : Collection numérique : Bibliographie de la presse... Collection numérique : Bibliographie de la presse française politique et d'information générale
Description : Collection numérique : BIPFPIG63 Collection numérique : BIPFPIG63
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Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Description : Collection numérique : France-Brésil Collection numérique : France-Brésil
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k270626w
Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
Paris §£ Départements ,10 c. le Numéro
Dimanche 13 Janvier 1867
14' Année 2e Série –Numéro 59
̃Ji :'( Rédacteur en chef j H. DE VILLEMESSANT
lE FIGARO paraît tous les jows^Paris et Départements: Un ^i^fs mois, il fi1.– Six mois, 22 fr. Un an, 40 fr. Abonnements rne Rossini 3, et rue Coç-Héron, 5. Adresser les mandats à M. Dumont, dlrectettr»
JOURNAL DE PARIS
Mademoiselle Georges vient de mourir.
Ce fut, disent les érudits en matière dramatique, une
grande artiste, qui dut son succès à sa beauté scuptu-
rale autant qu'à son talent, un bloc de marbre qui, un
beau jour, s'anima d'une flamme soudaine et joua le
drame romantique avec des emportements et des fiè-
vres qu'on ne lui soupçonnait pas. Inférieure à made-
moiselle Mars, dont elle n'eut jamais la finesse gra-
cieuse, à madame Dorval, qui la dominait de par la
passion et surtout la vérité de la passion elle fut pour-
tant, et plus d'une fois sublime, elle aussi,
l'adjectif est de Victor. Hugo et les critiques du
temps sont habitués à accoler son nom à tous les grands
et véritables succès du théâtre.
Elle s'appelait Georges "VVeymer. Son père, chef
d'orchestre du théâtre d'Amiens, s'éprend de la sou-
brette de la troupe, mademoiselle Verteuil, et l'épouse.
A douze ans, leur fille jouait déjà la tragédie. Made-
moiselle Raucourt passe par là, voit l'enfant, l'écoute,
la prend par la main, et dit
Vous avez une artiste dans votre famille. Je serai
sa marraine? 1
Marraine et filleule partent pour Paris. On donnait
et prenait des leçons près du Cours-la-Reine dans cette
petite maison que Tallien et Tnérézia Cabarrus avaient
baptisée la Chaumière. L'élève faisait des progrès ra-
pides. Mademoiselle Raucourt était enchantée.
Georges avait seize ans lorsqu'elle débuta au Théâ-
tre-Français. Cette enfant, du premier coup, du pre-
mier bond, joua Clytemnestre. Lorsqu'elle s'avança,
superbe de jeunesse, surprenante de beauté, ce fut
comme un cri d'admiration. Il est de ces heures où des
salles entières se lèveraient brusquement pour jeter
leur âme dans un bravo. On trouvera dans les feuilletons
de Geoffroy, qu'on ne feuillète plus, l'écho bien affaibli
de cette soirée. Quel enthousiasme à la glace Mais le
public fut plus chaleureux que le critique.
Le lendemain, mademoiselle Georges était illustre.
Alors commence entre elle et Mlle Duchesnois une
lutte demeurée légendaire au théâtre. Chacune d'elles
eut ses partisans dévoués, son clan, son camp. Je ne
jurerais pas même que les rivales ne se jetèrent point
au visage des lettres vinaigrées dans le genre de celles
que nous avons lues ces jours-ci.
Il y eut Mlle Georges, quoique jeunette, étant fort
grasse et MlleDuchesnois assez maigre les Géorgiens
d'autres disaient gorgiens et les carcassiens. On
boxait littéralement au parterre du Théâtre-Fran-
çais, l'histoire assure que Napoléon prit parti dans la
querelle.
Napoléon savait être gracieux, à ses heures, mais
toujours à demi. Un jour que les comédiens du Théâ-
tre-Français avaient obtenu de lui une audience, ma-
demoiselle Mars, blessée à l'œil, je ne sais par quel
accident, se couvrait le visage. Il va droit à elle, écarte
le voile, la regarde
-Bah! dit-il, cela ne vous empêche pas d être
jolie!
Mars se retire enchantée.
Napoléon se penche alors vers un aide de camp, et
haussant les épaules, il ajoute
C'est une vieille femme qui fait assez bien la
jeune.
Mademoiselle Mars avait alors trente ans. Mademoi-
selle Georges en avait vingt-deux.
Napoléon, certain jour, fit-il à sa protégée une ob-
servation analogue à celle que je viens de rapporter, la
• blâma-t-il, comme quelques-uns le prétendent, d'une
impardonnable, ou très pardonnable, indiscrétion! 1
Toujours est-il qu'en 1808, brusquement, mademoiselle
Georges quitta Paris et s'enfuit pour la Russie.
LE SECRET
sb •̃•:̃. ̃ .-̃̃'•• ̃̃•'
LA ROCHE NOIRE
VII
A qnel nouveau personnage Georges se trouva
présenté.
Ce qu'éprouvait le comte de Mailleret n'est pas
difficile à deviner. Son raisonnement avait été ce-
lui-ci:
Pierre, sachant que son fils a sauvé Diane, ne man-
quera pas de lui conter, s'il ne l'a déjà fait, comment
il m'a sauvé moi-même. De cette façon il lui don-
nera doublement le droit de compter sur ma protec-
tion.
Le vaniteux gentilhomme s'était trompé. Pierre avait
gardé le silence. L'air stupéfait de Georges, la sincérité
que ses protestations laissaient percer, ne pouvaient
plus laisser aucun doute à cet égard.
Je dois commencer d'abord par vous avouer qu'a-
vant-hier soir, en voyant revenir Léon, soutenant
Diane évano'uie, je ne prêtai qu'une oreille fort dis-
traite au récit de mon fils, et que, dans mon trouble, je
négligeai même de lui demander votre nom. Sans cela,
ce nom eût réveillé mes souvenirs, et j'aarais moi-
même pris la peine de vous écrire.
C'est trop de bonté, monseigneur protesta Geor-
ges.
-Ne m'interrompez pas, monsieur, dit le gentil-
homme en lui faisant signe de la main. Ceci dit, je con-
tinue
Jadis il était de mode, et je crois qu'il en est encore
ainsi, de courir le soir dans les rues de Paris, en quête
d'aventures. Nous étions donc sortis, le baron de la
Roche-Noire et moi, suivis seulement de nos deux va-
Madame Arnould-Plessy devait plus tard pasticher
cette fugue célèbre.
On fit jouer le télégraphe; les dépêches suivaient et
poursuivaient la fugitive que M. de Narichkine et
M. de Beckendorf protégeaient, au nom du czar,
dans son escapade. Impossible de l'atteindre. Elle était
à Vienne déjà, elle allait tantôt faire son entrée à Pé-
tersbourg.
Ce ne fut que quatre ans après, à Erfurt, qu'elle re-
parut devant Napoléon. Il fallait cette reine de la tra-
gédie pour compléter la troupe qui devait charmer ce
parterre de rois. En 1813, elle rentrait à Paris et repre-
nait son emploi à la Comédie-Française. Mais, au bout
de quatre ans, nouvelle fugue, grand scandale parmi
les comédiens ordinaires de l'Empereur devenus les
comédiens du Roi, et, après maintes plaintes, exclu-
sion de la Comédie prononcée contre mademoiselle
Georges sur les conclusions du duc de Duras.
Ils voulaient la punir cruellement, sans doute! Ils la
sauvaient. Que fùt-elb devenue dans ce théâtre où,
condamnée à la tragédie, immobilisée dans ses rôles de
princesses marmoréennes, il lui aurait fallu trop long-
temps attendre l'occasion de se révéler?
Elle n'avait pas le génie. Mais pourtant un feu cou-
vait dans ce corps de statue qui ne demandait qu'à je-
ter sa lueur. Les classiques ne l'inspiraient qu'à moitié.
Racine ne la secouait point, de la tête aux pieds,
comme, plus tard, il devait faire passer tous les fris-
sons de Phèdre dans le corps maigre de Rachel. Elle
attendait son auteur.
Soumet lui apporta sa tragédie de Jeanne d'Arc.
Elle joua. Ce n'était point cela encore. Un jour, Fré-
déric Soulié fait recevoir à l'Odéon son premier drame,
celui que devait imiter M. Alexandre Dumas
Christine à Fontainebleau. Cette fois, Georges est émue,
elle est prise. Voilà sa voie! Le drame moderne n'a pas
trop de toutes ses piles électriques pour remuer cette
merveilleuse masse de chair. Après Christine, elle
jouera la Maréchale d'Anci-e. Après l'Odéon, elle remplira
comme disaient les mauvais plaisants la salle de
la Porte-Saint-Martin. `
C'était au lendemain de 1830. L'actrice avait qua-
rante-quatre ans.
Quarante-quatre ans, mais-une jeunesse persistante,
donnait non-seulement plus de caractère, mais plus de
charme à son imposante beauté. C'était un profil de
médaille, un nez de camée relié à un front grec, des
lèvres chargées d'une ironique tendresse, -une déesse
païenne plutôt qu'une femme une Vénus de Milo qui
aurait des bras.
Chacune de ses créations est un triomphe. Presque
tous les drames de Victor Hugo des drames qu'on
ne fera plus Perrinet Leclerc, le Manoir de Montlou-
viers, les Sept enfants de Zara, la liste serait trop longue.
Elle joue un jour la Guerre des servantes, et, sous ce
costume qu'elle n'a point porté encore, elle est fière
comme une Agrippine. Théophile Gauthier la compare
alors à mademoiselle Flore, les deux pendants, dit-il,
la graisse comique et la graisse tragique.
Georges ambitionnait peut-être de manier à son
tour l'éventail l« Célimène. Elle avait bien joué Ché-
rubin dans sa>anesse! Mais à présent, comment en-
trer dans le justaucorps du petit page? Puis, au lieu
de chanter la rsmance à madame, elle eût été capable
de s'écrier Fait pour fête, messeigneurs Elle y re-
nonça.
Et de cas grandes, belles et triomphantes soirées, de
toute cette passion lancée au lustre, de ces soupirs d'a-
mour jetés au parterre, de ces cris qui remuaient des
salles, à présent que reste-t-il I
Pauvres, acteurs dont la gloire tombe avec le fard,
et qu'on oublie, les quinquets une fois éteints! Qui in-
ventera une autre photographie pour saisir leurs into-
nations au vol, leurs gestes, les mouvements de leur
lets, quand, au détour d'une rue, j'aperçus une jeune
femme en costume de mariée, vêtue de blanc et cou-
verte de fleurs d'oranger, donnant le bras à un grand
nigaud de vingt-cinq ans.
Une idée baroque, méchante devrais-je dire, me
passa par la tête c'était de séparer ce jeune couple et
de berner quelque peu ce mari trop confiant. Cette
idée, aussitôt exécutée que conçue, faillit me coûter la
vie.
En effet, le baron, qui m'avait désapprouvé haute-
ment, se tenait à l'écart, quand le mari s'avisa de crier
d'une voix forte
A moi, frère
Ce frère était tout simplement un sergent aux gardes
accompagné de quelques-uns de ses collègues. Ils dé-
bouchèrent brusquement de la rue voisine, se jetèrent
sur moi l'épée haute, et m'auraient certainement laissé
mort sur la place, ou du moins fort maltraité, si le
baron, suivi de Pierre Davrignac, ne fut venu à mon
secours.
La mariée tremblait de peur, mais son époux se dé-
menait comme un damné et excitait contre nous la co-
lère déjà trop pressante de messieurs les gardes. Ils
étaient dix environ, et menaçaient de nous faire un
mauvais parti. Fort heureusement, au bruit de la dis-
pute, plusieurs bourgeois ouvrirent leur fenêtre et
parurent, munis de lanternes et de lampes. Cette lueur
incertaine nous permit alors seulement de distinguer
nos ennemis.
Pierre, reconnaissant dans leurs rangs tous ses amis,
s'avança, se nomma, assura qu'.il yavait méprise de no-
tre part, et que nous estimions fort messieurs lesgardes.
Or, il avait sur eux, paraît-il, un grand ascendant, car
ils vinrent à lui, lui tendirent la main, rengainèrent
leurs épées et se rangèrent pour nous laisser passer.
Pour moi, le ciel m'avait puni de ma sotte équipée.
Outre que mon pourpoint était déchiré, j'avais reçu
au bras une légère blessure, et, je l'avoue, j'aurais fait
une assez piètre figure, si le combat s'était prolongé. Je
n'eus du reste qu'à me louer de ce résultat, car je fus
à jamais guéri du goût de ces absurdes escapades.
Vous le voyez, acheva le comte en se tournant vers
Georges, je doi|jpresque la vie à votre père, comme
"Hane la doit à "son fils. Ce que Pierre, ne vous a pas
visage? Il ne reste rien d'eux après eux encore en
est-il qui se survivent à eux-mêmes, assistant triste-
ment à la décrépitude de leur génie, comme des gens
qui suivraient leur propre convoi.
Voilà des souffrances ignorées et profondes, celles du
comédien qu'on n'écoute plus, qu'on ne connaît plus! Il
erre comme une âme en peine autour du théâtre où il
a joué. Il l'appelle son théâtre, ce théâtre qui est à d'au-
tres. Il scrute avec anxiété les regards des passants
pour bien voir s'ils le reconnaissent. Il fredonne les
^ieux airs, murmure tout bas pour lui' seul les
anciennes tirades. Comme ils vont vite, ces passants
Pas un coup d'œil, pas un salut, pas une tête qui se dé-
tourne Il aurait envie de jouer la comédie, en plein
jour, en plein boulevard. Le soir, dans quelque coin de
la salle, perdu dans le public maintenant, lui qui
jadis magnétisait les foules, il écoute, il regarde. « Çà,
des acteurs? Ah Dieu de Dieu!» Il hausse les épaules. Il
fallait l'avoir vu 1 De son temps, comme il aurait fait cette
déclaration! Il soupire.
La pièce finie, il rentre chez lui, en regardant encore
les affiches où son nom ne figure plus, et, une fois seul
dans sa chambre, devant son armoire à glace. Il renait,
le pauvre homme alors. Il est roi, prince, général, ai-
mant, aimé, comme autrefois. Comme autrefois, il est
beau, il sauve les femmes, il dit Je t'aime Il s'ex-
clame Prends-garde, Toniolto A nous deux, maintenant 1
A cheval! A Versailles! Oh! cet hôpime! Vous pâlissez, co-
lonel Il s'agenouille, il pleure, il menace, il crie, il baise
des mains invisibles.
Ne le réveillons past
/••"
J'ai vu deux fois mademoiselle Georges. Elle jouait
Marie Tudor en province. La pauvre femme était bien
vieille. Aux répétitions, les acteurs, la voyant essouflée,
brisée, ne pouvant se relever lorsqu'il lui fallait se traî-
ner sur la scène, se regardaient avec des yeux pleins
de compassion. Ils disaient tout bas (peut-être aussi
tout haut)
Quelle ruine! ̃ V-
Mais à la représentation, c'est un miracle. Elle est
transformée, la voilà belle, la voilà jeune'. C'est à n'y
rien comprendre. Par un effort surnaturel, ils retrou-
,.vent souvent, ces acteurs, leurs forces en touchant les
planches; il semble qu'ils ont laissé leur jeunesse ac-
crochée dans les coulisses et qu'ils la revêtent, en pas-
sant, comme un costume. Lorsque, pour la dernière
fois, il n'y a pas si longtemps, mademoiselle Georges
joua la Chambre ardente au théâtre Beaumarchais, elle
fit luire encore plus que septuagénaire quelques-
uns des éclairs du temps passé.
Elle était pourtant bien changée! On se montrait
parfois, dans une avant-scène des Folies-Dramatiques,
aux premières représentations, une vieille femme pâle,
le visage sculpté et ratatiné par l'âge, beau pourtant
encore, avec des lignes merveilleuses sa main demeu-
rée remarquable (elle avait été incomparable) s'ap-
puyait, tremblant un peu sur le rebord rouge de la
loge, et l'on y voyait de grosses veines bleues saillir
comme des tendons. On se disait c'est mademoiselle
Georges!
Mademoiselle Georges A ce nom, tout un passé se-
couait son suaire..MadameTallien, l'empereur, les rois,
Talma, Duchesnois, Victor Hugo, le « Tu vois bien
cette tête, tu la vois bien, dis? je te la donne, de Marie
Tudor, et le fameux « Hein! qu'en pensez-vous? pour une
femme!)) de Lucrèce Borgia, et la Tour de Nesle, et Bo-
cage, et jusqu'à Rachel, qu'elle avait un moment tenue
en échec, à soixante-deux ans, dans sa soirée de
retraite de 1848.
Mademoiselle Georges On regardait alors, on avait
envie de salue instinctivement. Puis on se disait Eh
bien! après, mademoiselle Georges.
Le public est ingrat. Mais quoil c'était pour nous
comme une inconnue, ou plutôt la légende d'un talent.
Un soir, à Belleville, Bocage mourant joua la Tour de
dit, j'ai tenu à vous le raconter devant mes enfants,
afin que vous sachiez bien que nul n'est mieux que
moi disposé à vous être utile.
Je suis on ne peut plus touché, monseigneur, de la
haute faveur que vous daignez m'accorder, mais je suis
bien décidé à ne pas sortir du milieu où me retient
l'obscurité de ma naissance.
-Et vous avez tort, morbleu! s'écria le comte. Mon
fils et moi avons résolu de vous pousser, nous vous
pousserons. Le marquis de Mussidan lui-même à qui
nous faisions hier le récit de votre dévouement, a of-
fert de vous y aider. Il connaît aussi votre père, et sera
enchanté, j'en suis certain, de faire quelque chose pour
vous.
-Ah! fit Georges, il connaît mon père?
Sans doute. Le marquis et le baron de la Roche-
Noire ont été élevés ensemble.
-Je l'ignorais.
-Mais vous ne savez donc rien? demanda le gen-
tilhomme.
Je sais peu de chose, en effet, répondit Georges.
Mon père a toujours évité de parler devant moi de son
ancien maître. C'est pour lui un sujet tellement pénible
que je n'ai jamais insisté pour connaître à fond cette
lugubre histoire.
Je le conçois, approuva le comte. Pierre avait
pour le baron une affection à toute épreuve, mais il
est impossible qu'il ne vous confie pas quelque jour le
secret de cette mort affreuse.
Il y a donc un secret? 1
-Evidemment, puisque le ou lesauteurs de l'attentat t
n'ont pu être découverts.
C'est juste, dit Georges que cette conversation
avait subitement attristé.
En ce moment la porte s'ouvrit, et un valet annonça
Le marquis de Mussidan!
Georges se redressa. Ce nom qu'il ne connaissait que
de la veille, produisit sur lui l'effet d'une secousse élec-
trique.
Tandis que le comte, Léon et Diane allaient au-de-
vant du nouveau venu, Georges l'examina longue-
ment. Il aperçut un homme de cinquante ans environ.
mis avec goût et même avec recherche, au front bas, à
l'œil gris et terne, au nez et aux lèvres minces, au
Nesle. Il fit passer un frisson dans les reins de ceux qui
autrefois ne l'avaient point vu. Ce fut une soirée
unique, une surprise et comme une résurrection. Ma-
demoiselle Georges rêva un moment de rejouer Mar-
guerite de Bourgogne comme l'autre avait rejoué Buri-
dan. Elle essaya (devant sa glace) et se mit à pleurer.
C'était fini.
Mademoiselle Georges est morte pauvre.
Jl,, .Alexandre Dumas aussi indiscret quand il
parle des autres qu'il souhaiterait qu'on fùt discret
lorsqu'on parle de lui a conté dans ses Mémoires
toutes les tribulations de Harel et de mademoiselle
Georges. Georges avait dans ce temps-là des diamants
qui valaient bien ceux de mademoiselle Duverger.
Georges allait de son appartement à la scène de la
Porte-Saint-Martin par cette façon de pavillon qui est
aujourd'hui le foyer du théâtre et que le directeur avait
fait construire pour elle. Georges. Mais laissons-là ces
pauvres souvenirs tombés en poussière.
On assure qu'elle laisse des Mémoires.
JULES ^LARETIE
Hier Aujourd'hui Demain
Jeudi a eu lieu la soirée musicale donnée par M. et
madame Joachim et que nous avons annoncée, (il a
même été commis à ce propos une erreur de typogra-
phie on a imprimé samedi au lieu de jeudi).
M. et madame Joachim sont installés, pendant la du-
rée de leur court séjour à Paris, chez un de leurs pa-
rents, oncle, je crois, M. Figdor, riche banquier
allemand, qui habite un très élégant hôtel, avenue
Montaigne, presque en face de la Maison-Romaine.
C'est donc chez leur opulent parent que M. et ma-
dame Joachim ont reçu hier cent personnes environ
conviées par eux à cette belle soirée de retour et d'a-
dieu à la fois.
Il y.avait là beaucoup d'artistes et des meilleurs
Schuloff, M. et madame Damcke, le prince de Polignac,
Pasdeloup, M. et madame Vandenheuvel, M. et ma-
dame Paule Gayrard, M. et madame Szarvady, M. et
madame Léonard, le docteur Liebreich, Armand Gou-
zien, Louis Lacombe, Sausay, Henri Herz, Bonoldi,
FÏaxland, Brandus, Giacomelli, etc., etc.
Devant cet auditoire de connaisseurs et de gens de
talent, les artistes électrisés ont fait merveille. On
a fait hier de la musique, dans l'acception la plus haute
de ce mot trop prodigué, et ç'a été une suite de
véritables jouissances artistiques, comme on n'en
éprouve pas souvent dans sa vie une fête hors
ligne et rare, complète, et touchantà la perfection.
Un trio de Shumann a été exécuté à ravir par ma-
dame Szarvady (Wilhelmine Clauss), Joachim et Jac-
quart.
Madame Vandenheuvel Duprez a chanté un air ita-
lien. Quelle perte pour l'Opéra! et quelle femme y reste-
t-il pour recueillir l'héritage qu'elle y a laissé ?
Madame Vandenheuvel chante comme pas un artiste,
Faure excepté, ne chante en ce moment à Paris. C'est
l'art du chant poussé à sa dernière limite par une ar-
tiste qui n'a plus rien à apprendre. Il est inutile de vous
dire le succès qu'elle a obtenu.
Madame Joachim, qu'on ne connaît pas à Paris, s'est
fait entendre aussi. C'est une jeune femme, grande et
blonde, de la physionomie la plus agréable, l'air doux
et bon, avec une pointe de timidité comme la plupart
des Allemandes eucore peu initiées à la vie de Paris.
Comme artiste, c'est une fort belle voix servie par un
goût très pur et très fin, et un grand sentiment artisti-
que. Elle a chanté avec infiniment d'âme une mélodie
de Schuman et un lied de Shubert.
Mais la perle, la merveille de la soirée, c'est un qua-
tuor de Beethoven, joué par Joachim, Mass, Jacquart
et Langhans. Ici, l'effet a été immense, prodigieux,
menton pointu, s'efforçant de donner à sa physionomie
de renard une expression cauteleuse.
Les traits étaient empreints d'astuce plutôt que de
noblesse sa taille était petite, son pied étroit, sa main
blanche et soignée mais, en dépit de l'air mielleux
qu'il affectait, son visage trahissait une méchanceté
froide et une duplicité manifeste. Il est vrai que ses
amis affirmaient que le marquis gagnait à être connu.
Georges éprouva pour lui à première vue une ré-
pulsion inexplicable. Comme toutes les natures fran-
ches, il était avant tout l'homme de la première im-
pression. Dès ce moment il se tint sur ses gardes. Son
cœur se serra comme par un pressentiment sinistre. Il
lui sembla que la porte, en s'ouvrant, avait donné pas-
sage à un malheur. Néanmoins, il fit bonne contenance.
Le marquis s'était avancé jusqu'à lui sans l'aperce-
voir. Un mouvement du comte démasqua tout à coup
le jeune cavalier.
M. Georges Davrignac, fit Léon en le présentant
au gentilhomme.
Tout d'abord, le marquis le toisa insolemment des
pieds à la tête, mais cette expression disparut presque
aussitôt. Il sembla surpris de se trouver face à face
avec un garçon si élégant et si distingué.
L'impression produite par le jeune Davrignac sur le
gentilhomme, était trop visible pour échapper aux té-
moins de cette singulière présentation.
Qu'avez-vous donc? demanda le comte.
-Rien, répondit le marquis avec une feinte bon-
homie, mais, d'après ce que vous m'aviez conté de ce
jeune homme, je me faisais de lui une toute autre idée.
Aussi, reprit-il en souriant, n'ai-je pas été maître d'un
mouvement de surprisè.
A mesure qu'il parlait, il affectait. un air de plus en
plus dégagé et reprenait son insolence première.
Ah! reprit-il d'un ton légèrement ironique, c'est
le sauveur dont vous me parliez hier? Eh bien! mais il
a très bonne façon ce garçon-là
En disant ces mots, il le dévisageait dédaigneuse-
ment.
Georges soutenait fièrement ce regard et sentait la
colère lui monter au front.
PAUL SAUNIEKE.
{La suite à demain.)
Dimanche 13 Janvier 1867
14' Année 2e Série –Numéro 59
̃Ji :'( Rédacteur en chef j H. DE VILLEMESSANT
lE FIGARO paraît tous les jows^Paris et Départements: Un ^i^fs mois, il fi1.– Six mois, 22 fr. Un an, 40 fr. Abonnements rne Rossini 3, et rue Coç-Héron, 5. Adresser les mandats à M. Dumont, dlrectettr»
JOURNAL DE PARIS
Mademoiselle Georges vient de mourir.
Ce fut, disent les érudits en matière dramatique, une
grande artiste, qui dut son succès à sa beauté scuptu-
rale autant qu'à son talent, un bloc de marbre qui, un
beau jour, s'anima d'une flamme soudaine et joua le
drame romantique avec des emportements et des fiè-
vres qu'on ne lui soupçonnait pas. Inférieure à made-
moiselle Mars, dont elle n'eut jamais la finesse gra-
cieuse, à madame Dorval, qui la dominait de par la
passion et surtout la vérité de la passion elle fut pour-
tant, et plus d'une fois sublime, elle aussi,
l'adjectif est de Victor. Hugo et les critiques du
temps sont habitués à accoler son nom à tous les grands
et véritables succès du théâtre.
Elle s'appelait Georges "VVeymer. Son père, chef
d'orchestre du théâtre d'Amiens, s'éprend de la sou-
brette de la troupe, mademoiselle Verteuil, et l'épouse.
A douze ans, leur fille jouait déjà la tragédie. Made-
moiselle Raucourt passe par là, voit l'enfant, l'écoute,
la prend par la main, et dit
Vous avez une artiste dans votre famille. Je serai
sa marraine? 1
Marraine et filleule partent pour Paris. On donnait
et prenait des leçons près du Cours-la-Reine dans cette
petite maison que Tallien et Tnérézia Cabarrus avaient
baptisée la Chaumière. L'élève faisait des progrès ra-
pides. Mademoiselle Raucourt était enchantée.
Georges avait seize ans lorsqu'elle débuta au Théâ-
tre-Français. Cette enfant, du premier coup, du pre-
mier bond, joua Clytemnestre. Lorsqu'elle s'avança,
superbe de jeunesse, surprenante de beauté, ce fut
comme un cri d'admiration. Il est de ces heures où des
salles entières se lèveraient brusquement pour jeter
leur âme dans un bravo. On trouvera dans les feuilletons
de Geoffroy, qu'on ne feuillète plus, l'écho bien affaibli
de cette soirée. Quel enthousiasme à la glace Mais le
public fut plus chaleureux que le critique.
Le lendemain, mademoiselle Georges était illustre.
Alors commence entre elle et Mlle Duchesnois une
lutte demeurée légendaire au théâtre. Chacune d'elles
eut ses partisans dévoués, son clan, son camp. Je ne
jurerais pas même que les rivales ne se jetèrent point
au visage des lettres vinaigrées dans le genre de celles
que nous avons lues ces jours-ci.
Il y eut Mlle Georges, quoique jeunette, étant fort
grasse et MlleDuchesnois assez maigre les Géorgiens
d'autres disaient gorgiens et les carcassiens. On
boxait littéralement au parterre du Théâtre-Fran-
çais, l'histoire assure que Napoléon prit parti dans la
querelle.
Napoléon savait être gracieux, à ses heures, mais
toujours à demi. Un jour que les comédiens du Théâ-
tre-Français avaient obtenu de lui une audience, ma-
demoiselle Mars, blessée à l'œil, je ne sais par quel
accident, se couvrait le visage. Il va droit à elle, écarte
le voile, la regarde
-Bah! dit-il, cela ne vous empêche pas d être
jolie!
Mars se retire enchantée.
Napoléon se penche alors vers un aide de camp, et
haussant les épaules, il ajoute
C'est une vieille femme qui fait assez bien la
jeune.
Mademoiselle Mars avait alors trente ans. Mademoi-
selle Georges en avait vingt-deux.
Napoléon, certain jour, fit-il à sa protégée une ob-
servation analogue à celle que je viens de rapporter, la
• blâma-t-il, comme quelques-uns le prétendent, d'une
impardonnable, ou très pardonnable, indiscrétion! 1
Toujours est-il qu'en 1808, brusquement, mademoiselle
Georges quitta Paris et s'enfuit pour la Russie.
LE SECRET
sb •̃•:̃. ̃ .-̃̃'•• ̃̃•'
LA ROCHE NOIRE
VII
A qnel nouveau personnage Georges se trouva
présenté.
Ce qu'éprouvait le comte de Mailleret n'est pas
difficile à deviner. Son raisonnement avait été ce-
lui-ci:
Pierre, sachant que son fils a sauvé Diane, ne man-
quera pas de lui conter, s'il ne l'a déjà fait, comment
il m'a sauvé moi-même. De cette façon il lui don-
nera doublement le droit de compter sur ma protec-
tion.
Le vaniteux gentilhomme s'était trompé. Pierre avait
gardé le silence. L'air stupéfait de Georges, la sincérité
que ses protestations laissaient percer, ne pouvaient
plus laisser aucun doute à cet égard.
Je dois commencer d'abord par vous avouer qu'a-
vant-hier soir, en voyant revenir Léon, soutenant
Diane évano'uie, je ne prêtai qu'une oreille fort dis-
traite au récit de mon fils, et que, dans mon trouble, je
négligeai même de lui demander votre nom. Sans cela,
ce nom eût réveillé mes souvenirs, et j'aarais moi-
même pris la peine de vous écrire.
C'est trop de bonté, monseigneur protesta Geor-
ges.
-Ne m'interrompez pas, monsieur, dit le gentil-
homme en lui faisant signe de la main. Ceci dit, je con-
tinue
Jadis il était de mode, et je crois qu'il en est encore
ainsi, de courir le soir dans les rues de Paris, en quête
d'aventures. Nous étions donc sortis, le baron de la
Roche-Noire et moi, suivis seulement de nos deux va-
Madame Arnould-Plessy devait plus tard pasticher
cette fugue célèbre.
On fit jouer le télégraphe; les dépêches suivaient et
poursuivaient la fugitive que M. de Narichkine et
M. de Beckendorf protégeaient, au nom du czar,
dans son escapade. Impossible de l'atteindre. Elle était
à Vienne déjà, elle allait tantôt faire son entrée à Pé-
tersbourg.
Ce ne fut que quatre ans après, à Erfurt, qu'elle re-
parut devant Napoléon. Il fallait cette reine de la tra-
gédie pour compléter la troupe qui devait charmer ce
parterre de rois. En 1813, elle rentrait à Paris et repre-
nait son emploi à la Comédie-Française. Mais, au bout
de quatre ans, nouvelle fugue, grand scandale parmi
les comédiens ordinaires de l'Empereur devenus les
comédiens du Roi, et, après maintes plaintes, exclu-
sion de la Comédie prononcée contre mademoiselle
Georges sur les conclusions du duc de Duras.
Ils voulaient la punir cruellement, sans doute! Ils la
sauvaient. Que fùt-elb devenue dans ce théâtre où,
condamnée à la tragédie, immobilisée dans ses rôles de
princesses marmoréennes, il lui aurait fallu trop long-
temps attendre l'occasion de se révéler?
Elle n'avait pas le génie. Mais pourtant un feu cou-
vait dans ce corps de statue qui ne demandait qu'à je-
ter sa lueur. Les classiques ne l'inspiraient qu'à moitié.
Racine ne la secouait point, de la tête aux pieds,
comme, plus tard, il devait faire passer tous les fris-
sons de Phèdre dans le corps maigre de Rachel. Elle
attendait son auteur.
Soumet lui apporta sa tragédie de Jeanne d'Arc.
Elle joua. Ce n'était point cela encore. Un jour, Fré-
déric Soulié fait recevoir à l'Odéon son premier drame,
celui que devait imiter M. Alexandre Dumas
Christine à Fontainebleau. Cette fois, Georges est émue,
elle est prise. Voilà sa voie! Le drame moderne n'a pas
trop de toutes ses piles électriques pour remuer cette
merveilleuse masse de chair. Après Christine, elle
jouera la Maréchale d'Anci-e. Après l'Odéon, elle remplira
comme disaient les mauvais plaisants la salle de
la Porte-Saint-Martin. `
C'était au lendemain de 1830. L'actrice avait qua-
rante-quatre ans.
Quarante-quatre ans, mais-une jeunesse persistante,
donnait non-seulement plus de caractère, mais plus de
charme à son imposante beauté. C'était un profil de
médaille, un nez de camée relié à un front grec, des
lèvres chargées d'une ironique tendresse, -une déesse
païenne plutôt qu'une femme une Vénus de Milo qui
aurait des bras.
Chacune de ses créations est un triomphe. Presque
tous les drames de Victor Hugo des drames qu'on
ne fera plus Perrinet Leclerc, le Manoir de Montlou-
viers, les Sept enfants de Zara, la liste serait trop longue.
Elle joue un jour la Guerre des servantes, et, sous ce
costume qu'elle n'a point porté encore, elle est fière
comme une Agrippine. Théophile Gauthier la compare
alors à mademoiselle Flore, les deux pendants, dit-il,
la graisse comique et la graisse tragique.
Georges ambitionnait peut-être de manier à son
tour l'éventail l« Célimène. Elle avait bien joué Ché-
rubin dans sa>anesse! Mais à présent, comment en-
trer dans le justaucorps du petit page? Puis, au lieu
de chanter la rsmance à madame, elle eût été capable
de s'écrier Fait pour fête, messeigneurs Elle y re-
nonça.
Et de cas grandes, belles et triomphantes soirées, de
toute cette passion lancée au lustre, de ces soupirs d'a-
mour jetés au parterre, de ces cris qui remuaient des
salles, à présent que reste-t-il I
Pauvres, acteurs dont la gloire tombe avec le fard,
et qu'on oublie, les quinquets une fois éteints! Qui in-
ventera une autre photographie pour saisir leurs into-
nations au vol, leurs gestes, les mouvements de leur
lets, quand, au détour d'une rue, j'aperçus une jeune
femme en costume de mariée, vêtue de blanc et cou-
verte de fleurs d'oranger, donnant le bras à un grand
nigaud de vingt-cinq ans.
Une idée baroque, méchante devrais-je dire, me
passa par la tête c'était de séparer ce jeune couple et
de berner quelque peu ce mari trop confiant. Cette
idée, aussitôt exécutée que conçue, faillit me coûter la
vie.
En effet, le baron, qui m'avait désapprouvé haute-
ment, se tenait à l'écart, quand le mari s'avisa de crier
d'une voix forte
A moi, frère
Ce frère était tout simplement un sergent aux gardes
accompagné de quelques-uns de ses collègues. Ils dé-
bouchèrent brusquement de la rue voisine, se jetèrent
sur moi l'épée haute, et m'auraient certainement laissé
mort sur la place, ou du moins fort maltraité, si le
baron, suivi de Pierre Davrignac, ne fut venu à mon
secours.
La mariée tremblait de peur, mais son époux se dé-
menait comme un damné et excitait contre nous la co-
lère déjà trop pressante de messieurs les gardes. Ils
étaient dix environ, et menaçaient de nous faire un
mauvais parti. Fort heureusement, au bruit de la dis-
pute, plusieurs bourgeois ouvrirent leur fenêtre et
parurent, munis de lanternes et de lampes. Cette lueur
incertaine nous permit alors seulement de distinguer
nos ennemis.
Pierre, reconnaissant dans leurs rangs tous ses amis,
s'avança, se nomma, assura qu'.il yavait méprise de no-
tre part, et que nous estimions fort messieurs lesgardes.
Or, il avait sur eux, paraît-il, un grand ascendant, car
ils vinrent à lui, lui tendirent la main, rengainèrent
leurs épées et se rangèrent pour nous laisser passer.
Pour moi, le ciel m'avait puni de ma sotte équipée.
Outre que mon pourpoint était déchiré, j'avais reçu
au bras une légère blessure, et, je l'avoue, j'aurais fait
une assez piètre figure, si le combat s'était prolongé. Je
n'eus du reste qu'à me louer de ce résultat, car je fus
à jamais guéri du goût de ces absurdes escapades.
Vous le voyez, acheva le comte en se tournant vers
Georges, je doi|jpresque la vie à votre père, comme
"Hane la doit à "son fils. Ce que Pierre, ne vous a pas
visage? Il ne reste rien d'eux après eux encore en
est-il qui se survivent à eux-mêmes, assistant triste-
ment à la décrépitude de leur génie, comme des gens
qui suivraient leur propre convoi.
Voilà des souffrances ignorées et profondes, celles du
comédien qu'on n'écoute plus, qu'on ne connaît plus! Il
erre comme une âme en peine autour du théâtre où il
a joué. Il l'appelle son théâtre, ce théâtre qui est à d'au-
tres. Il scrute avec anxiété les regards des passants
pour bien voir s'ils le reconnaissent. Il fredonne les
^ieux airs, murmure tout bas pour lui' seul les
anciennes tirades. Comme ils vont vite, ces passants
Pas un coup d'œil, pas un salut, pas une tête qui se dé-
tourne Il aurait envie de jouer la comédie, en plein
jour, en plein boulevard. Le soir, dans quelque coin de
la salle, perdu dans le public maintenant, lui qui
jadis magnétisait les foules, il écoute, il regarde. « Çà,
des acteurs? Ah Dieu de Dieu!» Il hausse les épaules. Il
fallait l'avoir vu 1 De son temps, comme il aurait fait cette
déclaration! Il soupire.
La pièce finie, il rentre chez lui, en regardant encore
les affiches où son nom ne figure plus, et, une fois seul
dans sa chambre, devant son armoire à glace. Il renait,
le pauvre homme alors. Il est roi, prince, général, ai-
mant, aimé, comme autrefois. Comme autrefois, il est
beau, il sauve les femmes, il dit Je t'aime Il s'ex-
clame Prends-garde, Toniolto A nous deux, maintenant 1
A cheval! A Versailles! Oh! cet hôpime! Vous pâlissez, co-
lonel Il s'agenouille, il pleure, il menace, il crie, il baise
des mains invisibles.
Ne le réveillons past
/••"
J'ai vu deux fois mademoiselle Georges. Elle jouait
Marie Tudor en province. La pauvre femme était bien
vieille. Aux répétitions, les acteurs, la voyant essouflée,
brisée, ne pouvant se relever lorsqu'il lui fallait se traî-
ner sur la scène, se regardaient avec des yeux pleins
de compassion. Ils disaient tout bas (peut-être aussi
tout haut)
Quelle ruine! ̃ V-
Mais à la représentation, c'est un miracle. Elle est
transformée, la voilà belle, la voilà jeune'. C'est à n'y
rien comprendre. Par un effort surnaturel, ils retrou-
,.vent souvent, ces acteurs, leurs forces en touchant les
planches; il semble qu'ils ont laissé leur jeunesse ac-
crochée dans les coulisses et qu'ils la revêtent, en pas-
sant, comme un costume. Lorsque, pour la dernière
fois, il n'y a pas si longtemps, mademoiselle Georges
joua la Chambre ardente au théâtre Beaumarchais, elle
fit luire encore plus que septuagénaire quelques-
uns des éclairs du temps passé.
Elle était pourtant bien changée! On se montrait
parfois, dans une avant-scène des Folies-Dramatiques,
aux premières représentations, une vieille femme pâle,
le visage sculpté et ratatiné par l'âge, beau pourtant
encore, avec des lignes merveilleuses sa main demeu-
rée remarquable (elle avait été incomparable) s'ap-
puyait, tremblant un peu sur le rebord rouge de la
loge, et l'on y voyait de grosses veines bleues saillir
comme des tendons. On se disait c'est mademoiselle
Georges!
Mademoiselle Georges A ce nom, tout un passé se-
couait son suaire..MadameTallien, l'empereur, les rois,
Talma, Duchesnois, Victor Hugo, le « Tu vois bien
cette tête, tu la vois bien, dis? je te la donne, de Marie
Tudor, et le fameux « Hein! qu'en pensez-vous? pour une
femme!)) de Lucrèce Borgia, et la Tour de Nesle, et Bo-
cage, et jusqu'à Rachel, qu'elle avait un moment tenue
en échec, à soixante-deux ans, dans sa soirée de
retraite de 1848.
Mademoiselle Georges On regardait alors, on avait
envie de salue instinctivement. Puis on se disait Eh
bien! après, mademoiselle Georges.
Le public est ingrat. Mais quoil c'était pour nous
comme une inconnue, ou plutôt la légende d'un talent.
Un soir, à Belleville, Bocage mourant joua la Tour de
dit, j'ai tenu à vous le raconter devant mes enfants,
afin que vous sachiez bien que nul n'est mieux que
moi disposé à vous être utile.
Je suis on ne peut plus touché, monseigneur, de la
haute faveur que vous daignez m'accorder, mais je suis
bien décidé à ne pas sortir du milieu où me retient
l'obscurité de ma naissance.
-Et vous avez tort, morbleu! s'écria le comte. Mon
fils et moi avons résolu de vous pousser, nous vous
pousserons. Le marquis de Mussidan lui-même à qui
nous faisions hier le récit de votre dévouement, a of-
fert de vous y aider. Il connaît aussi votre père, et sera
enchanté, j'en suis certain, de faire quelque chose pour
vous.
-Ah! fit Georges, il connaît mon père?
Sans doute. Le marquis et le baron de la Roche-
Noire ont été élevés ensemble.
-Je l'ignorais.
-Mais vous ne savez donc rien? demanda le gen-
tilhomme.
Je sais peu de chose, en effet, répondit Georges.
Mon père a toujours évité de parler devant moi de son
ancien maître. C'est pour lui un sujet tellement pénible
que je n'ai jamais insisté pour connaître à fond cette
lugubre histoire.
Je le conçois, approuva le comte. Pierre avait
pour le baron une affection à toute épreuve, mais il
est impossible qu'il ne vous confie pas quelque jour le
secret de cette mort affreuse.
Il y a donc un secret? 1
-Evidemment, puisque le ou lesauteurs de l'attentat t
n'ont pu être découverts.
C'est juste, dit Georges que cette conversation
avait subitement attristé.
En ce moment la porte s'ouvrit, et un valet annonça
Le marquis de Mussidan!
Georges se redressa. Ce nom qu'il ne connaissait que
de la veille, produisit sur lui l'effet d'une secousse élec-
trique.
Tandis que le comte, Léon et Diane allaient au-de-
vant du nouveau venu, Georges l'examina longue-
ment. Il aperçut un homme de cinquante ans environ.
mis avec goût et même avec recherche, au front bas, à
l'œil gris et terne, au nez et aux lèvres minces, au
Nesle. Il fit passer un frisson dans les reins de ceux qui
autrefois ne l'avaient point vu. Ce fut une soirée
unique, une surprise et comme une résurrection. Ma-
demoiselle Georges rêva un moment de rejouer Mar-
guerite de Bourgogne comme l'autre avait rejoué Buri-
dan. Elle essaya (devant sa glace) et se mit à pleurer.
C'était fini.
Mademoiselle Georges est morte pauvre.
Jl,, .Alexandre Dumas aussi indiscret quand il
parle des autres qu'il souhaiterait qu'on fùt discret
lorsqu'on parle de lui a conté dans ses Mémoires
toutes les tribulations de Harel et de mademoiselle
Georges. Georges avait dans ce temps-là des diamants
qui valaient bien ceux de mademoiselle Duverger.
Georges allait de son appartement à la scène de la
Porte-Saint-Martin par cette façon de pavillon qui est
aujourd'hui le foyer du théâtre et que le directeur avait
fait construire pour elle. Georges. Mais laissons-là ces
pauvres souvenirs tombés en poussière.
On assure qu'elle laisse des Mémoires.
JULES ^LARETIE
Hier Aujourd'hui Demain
Jeudi a eu lieu la soirée musicale donnée par M. et
madame Joachim et que nous avons annoncée, (il a
même été commis à ce propos une erreur de typogra-
phie on a imprimé samedi au lieu de jeudi).
M. et madame Joachim sont installés, pendant la du-
rée de leur court séjour à Paris, chez un de leurs pa-
rents, oncle, je crois, M. Figdor, riche banquier
allemand, qui habite un très élégant hôtel, avenue
Montaigne, presque en face de la Maison-Romaine.
C'est donc chez leur opulent parent que M. et ma-
dame Joachim ont reçu hier cent personnes environ
conviées par eux à cette belle soirée de retour et d'a-
dieu à la fois.
Il y.avait là beaucoup d'artistes et des meilleurs
Schuloff, M. et madame Damcke, le prince de Polignac,
Pasdeloup, M. et madame Vandenheuvel, M. et ma-
dame Paule Gayrard, M. et madame Szarvady, M. et
madame Léonard, le docteur Liebreich, Armand Gou-
zien, Louis Lacombe, Sausay, Henri Herz, Bonoldi,
FÏaxland, Brandus, Giacomelli, etc., etc.
Devant cet auditoire de connaisseurs et de gens de
talent, les artistes électrisés ont fait merveille. On
a fait hier de la musique, dans l'acception la plus haute
de ce mot trop prodigué, et ç'a été une suite de
véritables jouissances artistiques, comme on n'en
éprouve pas souvent dans sa vie une fête hors
ligne et rare, complète, et touchantà la perfection.
Un trio de Shumann a été exécuté à ravir par ma-
dame Szarvady (Wilhelmine Clauss), Joachim et Jac-
quart.
Madame Vandenheuvel Duprez a chanté un air ita-
lien. Quelle perte pour l'Opéra! et quelle femme y reste-
t-il pour recueillir l'héritage qu'elle y a laissé ?
Madame Vandenheuvel chante comme pas un artiste,
Faure excepté, ne chante en ce moment à Paris. C'est
l'art du chant poussé à sa dernière limite par une ar-
tiste qui n'a plus rien à apprendre. Il est inutile de vous
dire le succès qu'elle a obtenu.
Madame Joachim, qu'on ne connaît pas à Paris, s'est
fait entendre aussi. C'est une jeune femme, grande et
blonde, de la physionomie la plus agréable, l'air doux
et bon, avec une pointe de timidité comme la plupart
des Allemandes eucore peu initiées à la vie de Paris.
Comme artiste, c'est une fort belle voix servie par un
goût très pur et très fin, et un grand sentiment artisti-
que. Elle a chanté avec infiniment d'âme une mélodie
de Schuman et un lied de Shubert.
Mais la perle, la merveille de la soirée, c'est un qua-
tuor de Beethoven, joué par Joachim, Mass, Jacquart
et Langhans. Ici, l'effet a été immense, prodigieux,
menton pointu, s'efforçant de donner à sa physionomie
de renard une expression cauteleuse.
Les traits étaient empreints d'astuce plutôt que de
noblesse sa taille était petite, son pied étroit, sa main
blanche et soignée mais, en dépit de l'air mielleux
qu'il affectait, son visage trahissait une méchanceté
froide et une duplicité manifeste. Il est vrai que ses
amis affirmaient que le marquis gagnait à être connu.
Georges éprouva pour lui à première vue une ré-
pulsion inexplicable. Comme toutes les natures fran-
ches, il était avant tout l'homme de la première im-
pression. Dès ce moment il se tint sur ses gardes. Son
cœur se serra comme par un pressentiment sinistre. Il
lui sembla que la porte, en s'ouvrant, avait donné pas-
sage à un malheur. Néanmoins, il fit bonne contenance.
Le marquis s'était avancé jusqu'à lui sans l'aperce-
voir. Un mouvement du comte démasqua tout à coup
le jeune cavalier.
M. Georges Davrignac, fit Léon en le présentant
au gentilhomme.
Tout d'abord, le marquis le toisa insolemment des
pieds à la tête, mais cette expression disparut presque
aussitôt. Il sembla surpris de se trouver face à face
avec un garçon si élégant et si distingué.
L'impression produite par le jeune Davrignac sur le
gentilhomme, était trop visible pour échapper aux té-
moins de cette singulière présentation.
Qu'avez-vous donc? demanda le comte.
-Rien, répondit le marquis avec une feinte bon-
homie, mais, d'après ce que vous m'aviez conté de ce
jeune homme, je me faisais de lui une toute autre idée.
Aussi, reprit-il en souriant, n'ai-je pas été maître d'un
mouvement de surprisè.
A mesure qu'il parlait, il affectait. un air de plus en
plus dégagé et reprenait son insolence première.
Ah! reprit-il d'un ton légèrement ironique, c'est
le sauveur dont vous me parliez hier? Eh bien! mais il
a très bonne façon ce garçon-là
En disant ces mots, il le dévisageait dédaigneuse-
ment.
Georges soutenait fièrement ce regard et sentait la
colère lui monter au front.
PAUL SAUNIEKE.
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