Titre : La Rue : Paris pittoresque et populaire / rédacteur en chef Jules Vallès ; directeur Daniel Lévy
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1867-09-07
Contributeur : Vallès, Jules (1832-1885). Directeur de publication
Contributeur : Lévy, Daniel. Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32863356f
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 258 Nombre total de vues : 258
Description : 07 septembre 1867 07 septembre 1867
Description : 1867/09/07 (A1,N15). 1867/09/07 (A1,N15).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k15221034
Source : Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES FOL-LC2-3093
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 18/11/2018
4 LA RUE
Je n’écoutais plus l’homme, je suivais le tombereau rempli de
chair humaine. Figurez-vous une large caisse rectangulaire,
assez semblable aux voitures des marchands de farine, mais plus
petite...
Elle rendait des bruits sourds qui résultaient de chocs à l’inté
rieur... quelque chose comme le son du bois heurtant le bois...
c’étaient les bières qui remuaient, secouées parle trot alerte du
cheval vigoureux et bien vivant.
J’arrivai ainsi presque derrière le Jardin des Plantes, à travers
l’inextricable dédale de ces mille petites rues baroques etpeu fré-
quentées, qui portent des noms étranges, qui sont mal éclairées
et dont l'embellissement moderne n’a pas encore violé la bour
geoise virginité, — dans ce quartier qui grouille entre Ivry et le
Panthéon ; les maisons sont encore à la place où nos pères les
ont plantées : on les a reconstruites petit à petit, au fur et à me
sure que la lézarde, cette ride des façades, faisait patte d’oie sur
la pierre : c’est à peu près le seul changement que l’on ait fait
subir à cet heureux et pittoresque petit coin de Paris.
La voiture s’arrêta rue du Fer-à-Moulin, devant un logis d ap
parence singulière : imaginez une longue muraille haute, blanche,
froide, que pas une fenêtre ne perce, que, vers le milieu, une pe
tite porte échancre à regret... un peu plus loin, une large porte
cochère, toujours mystérieusement fermée.
Elle s’ouvrit toute grande à l’approche de la voiture et se re
ferma rapidement sur celle-ci, qui ne stationna pas une minute à
la porte.
C’était là Clamart ! Clamart qui va être désert durant les va
cances et que la Rue devait visiter avant le départ des étudiants.
Pour le coup, je me précipitai dans l’amphithéâtre et, après
m’être heureusement orienté, je tombai dans la petite cour où la
voiture que j’avais suivie déchargeait sa cargaison.
On comptait les cadavres et on donnait le reçu au charretier.
C’est une petite cour carrée : au fond, en face de la porte, est
une vaste salle ; dans la salle, un énorme lit de camp en bois,
lequel rappelle assez la Morgue : sur le lit de camp, des cada
vres... c’est la salle d’attente de messieurs les morts!.,.
C’est là qu’on les dépose après qu’ils ont été sortis de la ra
boteuse bière en bois blanc où l’hôpital les a jetés roulés dans la
toile cirée...
Sous un hangar, en face, il y a des monticules de bières : il y
en a sur le sol, il y en a le long du mur, il y en a partout.
A Clamart, on fait la distribution de cadavres tous les deux
jours en moyenne et plus souvent si le cadavre donne... Le garçon
les prend dans la salle et les livre à l’étudiant qui lui remet cin
quante centimes de pourboire : le cadavre a, au pied, une éti
quette qui porte le numéro de l’èlève... il est devenu la pro
priété de celui ci.
• Au moment où je sortais de cette salle, le garçon, — par er-
Ireur, — faillit m’enfermer’; je m’empressai de m’écrier : — Eh !
ne fermez point, je n’en suis pas.
— C’est bien ce que je regrette, — me répondit-il crûment, —
là-dedans, votre peau me rapporterait cinquante centimes, tan
dis que, dehors, elle ne me rapporte rien.
En sortant de cette affreuse petite cour, j’aperçus un jardin
anglais, vers lequel je me dirigeai avec plaisir pour me reposer
les yeux et me remettre le cœur.
Tout à coup, je remarquai qu’il était entouré de salles vitrées
comme des serres, et que, dans chacune de ces salles, des hom
mes se tenaient, occupés à un travail que je ne distinguais pas,
maniant quelque chose qui reluisait au soleil...
J’interrogeai un étudiant qui passait:
— Ce sont les salles de dissection, me répondit-il.
J’entrai.
Ah! le spectacle empoigne, je vous jure, et l’on savoure à
longs traits la glu inte volupté de l’horrible...
A droite et à gauche, des salles chargées de cadavres, au milieu
de la salle, des squelettes montés et debout dans des cages gril
lées en fer...
Puis un seau... un seau ou plutôt un baquet, plein de ces
détritus, de ces fragments de chair humaine dont l’étudiant
débarrasse le cadavre qu’il étudie...
C’est quelque chose d’horrible et de beau à la fois
Ils sont là, jeunes, sérieux, graves, demandant à la mort le
secret de la vie...
Ils ont la pipe à la bouche et le bistouri à la main
Ils étudient ; plus tard ils seront des docteurs et ils auront à
défendre la vie, que Bichat a appelée « cette lutte éternelle contre
la mort. »
Je m’étais arrêté au seuil de la salle, car il règne là une
âcre senteur de chair avancée qui vous crispe les narines ;
l’atmosphère est imprégnée de miasmes nauséabonds...
Je me décidai pourtant : j’allai de table en table...
Quelques cadavres sont conservés entiers, d’autres sont muti
lés.... on a donné une jambe à celui-ci, un bras à celui-là, l’un a
retenu la tête, l’autre lebuste, un troisième la main... un dernier
le tronc, mais tout cela reste sur la même table ; ils sont quel
quefois jusqu’à cinq sur un cadavre.
L’un étudie une partie quelconque du corps et ouvre l’endroit
qui l’intéresse,... l’autre étudie le système nerveux et, alors,
patiemment, il arrache par petits morceaux la chair et la laisse
éparse ou en tas, àcôté de lui, sur latable... puisil essuie le bistouri
sur la manche de sa blouse.
Car ils ont des blouses de travail, tachées de sang, hérissées
de petits fragments de chair qui se sont collés sur le tissu de l’é
toffe et que le temps a solidifiés et noircis
Quel spectacle ! Vous allez vous cognant à des pieds, à des
bras qui dépassent... voyant des femmes que vous prenez pour
des hommes ; elles font tort aux autres... les femmes qui sont là !
il y a là des têtes de jeunes filles, de vieillards, d’enfants
Quelques-uns ont les yeux fermés
D’autres les ont ouverts tout grands, avec une effrayante
fixité... ils ont conservé la stupeur de l’agonie, et on ne peut
s’empêcher, — encore que l’on se raisonne, — de croire que, —
s’ils ont l’air ainsi effrayé — c’est que le bistouri leur fait froid
et qu’ils ne voudraient pas être disséqués
J’ai'vu là, — appuyé au mur, — le cadavre d’une jeune fille de
seize ans : on lui avait ouvert la poitrine et on en avait retiré le
cœur et les poumons.
La tête, avec de beaux cheveux blonds épars sur les épaules,
avec des yeux démesurément ouverts, effroyablement fixes, se
penchait comme pour voir ce qu’on avait arraché à son corps,
et le menton rentrait presque en entier dans l’ouverture béante
delà poitrine.
Quand on visite Clamart, quand on veut voir toutes les salles de
dissection, il arrive un moment où l’hoireur de ces lieux domine
votre raison, oùl’odeur delà mort vous envahit, où il vous semble
que ces morts remuent, qu’ils vous regardent et qu’ils vont se
lever pour vous montrer au doigt en disant : « Quel est ce
lui-ci ? »
Alors, vous fuyez...
Mais la vision terrible vous poursuivra, vous poursuivra long
temps, longtemps vous aurez devant les yeux le spectacle de ce
capharnaüm de jambes et de tronçons, et vous sentirez, —pen
dant huit jours, a plein nez, à plein cœur, — l’odeur fétide de la
chair morte...
Puis, —singulier phénomène que j’ai ma foi ressenti! — vous
ne serez pas sûr que ceux qui vous accostent soient vivants...
La main qu'on vous tendra, vous la verrez avec ses muscles
rouges, ses nerfs blancs, ses vaisseaux vidés, et vous suivrez le
mouvement que leur imprime la pression de votre main...
Vous ne pourrez voir les yeux de personne, fût-ce de la plus
Je n’écoutais plus l’homme, je suivais le tombereau rempli de
chair humaine. Figurez-vous une large caisse rectangulaire,
assez semblable aux voitures des marchands de farine, mais plus
petite...
Elle rendait des bruits sourds qui résultaient de chocs à l’inté
rieur... quelque chose comme le son du bois heurtant le bois...
c’étaient les bières qui remuaient, secouées parle trot alerte du
cheval vigoureux et bien vivant.
J’arrivai ainsi presque derrière le Jardin des Plantes, à travers
l’inextricable dédale de ces mille petites rues baroques etpeu fré-
quentées, qui portent des noms étranges, qui sont mal éclairées
et dont l'embellissement moderne n’a pas encore violé la bour
geoise virginité, — dans ce quartier qui grouille entre Ivry et le
Panthéon ; les maisons sont encore à la place où nos pères les
ont plantées : on les a reconstruites petit à petit, au fur et à me
sure que la lézarde, cette ride des façades, faisait patte d’oie sur
la pierre : c’est à peu près le seul changement que l’on ait fait
subir à cet heureux et pittoresque petit coin de Paris.
La voiture s’arrêta rue du Fer-à-Moulin, devant un logis d ap
parence singulière : imaginez une longue muraille haute, blanche,
froide, que pas une fenêtre ne perce, que, vers le milieu, une pe
tite porte échancre à regret... un peu plus loin, une large porte
cochère, toujours mystérieusement fermée.
Elle s’ouvrit toute grande à l’approche de la voiture et se re
ferma rapidement sur celle-ci, qui ne stationna pas une minute à
la porte.
C’était là Clamart ! Clamart qui va être désert durant les va
cances et que la Rue devait visiter avant le départ des étudiants.
Pour le coup, je me précipitai dans l’amphithéâtre et, après
m’être heureusement orienté, je tombai dans la petite cour où la
voiture que j’avais suivie déchargeait sa cargaison.
On comptait les cadavres et on donnait le reçu au charretier.
C’est une petite cour carrée : au fond, en face de la porte, est
une vaste salle ; dans la salle, un énorme lit de camp en bois,
lequel rappelle assez la Morgue : sur le lit de camp, des cada
vres... c’est la salle d’attente de messieurs les morts!.,.
C’est là qu’on les dépose après qu’ils ont été sortis de la ra
boteuse bière en bois blanc où l’hôpital les a jetés roulés dans la
toile cirée...
Sous un hangar, en face, il y a des monticules de bières : il y
en a sur le sol, il y en a le long du mur, il y en a partout.
A Clamart, on fait la distribution de cadavres tous les deux
jours en moyenne et plus souvent si le cadavre donne... Le garçon
les prend dans la salle et les livre à l’étudiant qui lui remet cin
quante centimes de pourboire : le cadavre a, au pied, une éti
quette qui porte le numéro de l’èlève... il est devenu la pro
priété de celui ci.
• Au moment où je sortais de cette salle, le garçon, — par er-
Ireur, — faillit m’enfermer’; je m’empressai de m’écrier : — Eh !
ne fermez point, je n’en suis pas.
— C’est bien ce que je regrette, — me répondit-il crûment, —
là-dedans, votre peau me rapporterait cinquante centimes, tan
dis que, dehors, elle ne me rapporte rien.
En sortant de cette affreuse petite cour, j’aperçus un jardin
anglais, vers lequel je me dirigeai avec plaisir pour me reposer
les yeux et me remettre le cœur.
Tout à coup, je remarquai qu’il était entouré de salles vitrées
comme des serres, et que, dans chacune de ces salles, des hom
mes se tenaient, occupés à un travail que je ne distinguais pas,
maniant quelque chose qui reluisait au soleil...
J’interrogeai un étudiant qui passait:
— Ce sont les salles de dissection, me répondit-il.
J’entrai.
Ah! le spectacle empoigne, je vous jure, et l’on savoure à
longs traits la glu inte volupté de l’horrible...
A droite et à gauche, des salles chargées de cadavres, au milieu
de la salle, des squelettes montés et debout dans des cages gril
lées en fer...
Puis un seau... un seau ou plutôt un baquet, plein de ces
détritus, de ces fragments de chair humaine dont l’étudiant
débarrasse le cadavre qu’il étudie...
C’est quelque chose d’horrible et de beau à la fois
Ils sont là, jeunes, sérieux, graves, demandant à la mort le
secret de la vie...
Ils ont la pipe à la bouche et le bistouri à la main
Ils étudient ; plus tard ils seront des docteurs et ils auront à
défendre la vie, que Bichat a appelée « cette lutte éternelle contre
la mort. »
Je m’étais arrêté au seuil de la salle, car il règne là une
âcre senteur de chair avancée qui vous crispe les narines ;
l’atmosphère est imprégnée de miasmes nauséabonds...
Je me décidai pourtant : j’allai de table en table...
Quelques cadavres sont conservés entiers, d’autres sont muti
lés.... on a donné une jambe à celui-ci, un bras à celui-là, l’un a
retenu la tête, l’autre lebuste, un troisième la main... un dernier
le tronc, mais tout cela reste sur la même table ; ils sont quel
quefois jusqu’à cinq sur un cadavre.
L’un étudie une partie quelconque du corps et ouvre l’endroit
qui l’intéresse,... l’autre étudie le système nerveux et, alors,
patiemment, il arrache par petits morceaux la chair et la laisse
éparse ou en tas, àcôté de lui, sur latable... puisil essuie le bistouri
sur la manche de sa blouse.
Car ils ont des blouses de travail, tachées de sang, hérissées
de petits fragments de chair qui se sont collés sur le tissu de l’é
toffe et que le temps a solidifiés et noircis
Quel spectacle ! Vous allez vous cognant à des pieds, à des
bras qui dépassent... voyant des femmes que vous prenez pour
des hommes ; elles font tort aux autres... les femmes qui sont là !
il y a là des têtes de jeunes filles, de vieillards, d’enfants
Quelques-uns ont les yeux fermés
D’autres les ont ouverts tout grands, avec une effrayante
fixité... ils ont conservé la stupeur de l’agonie, et on ne peut
s’empêcher, — encore que l’on se raisonne, — de croire que, —
s’ils ont l’air ainsi effrayé — c’est que le bistouri leur fait froid
et qu’ils ne voudraient pas être disséqués
J’ai'vu là, — appuyé au mur, — le cadavre d’une jeune fille de
seize ans : on lui avait ouvert la poitrine et on en avait retiré le
cœur et les poumons.
La tête, avec de beaux cheveux blonds épars sur les épaules,
avec des yeux démesurément ouverts, effroyablement fixes, se
penchait comme pour voir ce qu’on avait arraché à son corps,
et le menton rentrait presque en entier dans l’ouverture béante
delà poitrine.
Quand on visite Clamart, quand on veut voir toutes les salles de
dissection, il arrive un moment où l’hoireur de ces lieux domine
votre raison, oùl’odeur delà mort vous envahit, où il vous semble
que ces morts remuent, qu’ils vous regardent et qu’ils vont se
lever pour vous montrer au doigt en disant : « Quel est ce
lui-ci ? »
Alors, vous fuyez...
Mais la vision terrible vous poursuivra, vous poursuivra long
temps, longtemps vous aurez devant les yeux le spectacle de ce
capharnaüm de jambes et de tronçons, et vous sentirez, —pen
dant huit jours, a plein nez, à plein cœur, — l’odeur fétide de la
chair morte...
Puis, —singulier phénomène que j’ai ma foi ressenti! — vous
ne serez pas sûr que ceux qui vous accostent soient vivants...
La main qu'on vous tendra, vous la verrez avec ses muscles
rouges, ses nerfs blancs, ses vaisseaux vidés, et vous suivrez le
mouvement que leur imprime la pression de votre main...
Vous ne pourrez voir les yeux de personne, fût-ce de la plus
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