LA VIE PARISIENNE 81
LE TOUT PARIS DES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
TEXTE VAIV E. ABOUT, DESSUS l'Ait MAKCLUN
Notre whist venait de finir et je faisais le compte des fiches lors-
qu'un soupir mal étouffé détourna mon attention. C'était la jolie
Mm'! Feuerstein, la femme de cet énorme spus-eontrùleur des hypo-
thèques, qui levait les yeux vers le lustre en repliant un journal.
« Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque fait divers, qui a eu le
bonheur d'émouvoir un instant cette petite âme blonde? »
Elle rougit comme un enfant pris en faute, et répondit, avec ce
léger accent d'outre-Rhin, qui colore délicieusement ses moindres
paroles : « Rien de ce que vous croyez. Je pensais seulement que si
la baguette d'une fée me transportait ce soir au théâtre des Hanne-
tons Fantastiques, je verrais d'un seul coup d'oeil tout ce qu'il y a de
grand et d'illustre à Paris »
Et, comme je la regardais avec une stupéfaction visible, elle rouvrit
le journal en rougissant de plus belle et mit le doigt sur un mot de
réclame ainsi conçu :
« C'est aujourd'hui que Tout Paris s'est donné rendez-vous dans
l'adorable bonbonnière des Hannetons Fantastiques, pour applaudir
le nouveau chef-d'œuvre de notre étincelant Ducosquet, le Sucre
d'orge enchanté, revue des trois premières semaines de 1864, interpré-
tée par M. Léopold et l'élite de lil troupe. »
M. Feuerstein (oh! cet homme!) accourut d'un pas d'éléphant pour
voir ce que nous lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec la len-
teur et la gravité d'Angelo Maï lisant un palimpseste; puis il se mit à
rire éptis, et cria de son horrible voix allemande qui mêle de la
pomme de terre et de la poix de cordonnier à toutes ses paroles :
« Le Zugre t'orche enjandél Za zera gogasse! »
Marguerite le regarda doucement, sans reproche et sans mépris :
elle est si bonne! « Mon ami, lui dit-elle, ce n'est pas la comédie
que je regrette, mais cet aréopage de grands hommes et de femmes
illustres qui sera là pour applaudir. Quelle fête pour une âme enthou-
siaste! Les orateurs! les philosophes! les hommes d'État! Les grands
artistes! les poëtes surtout! Tout Paris! oh! Paris! »
Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on ne verra sur la rive
gauche du Rhin, une femme de vingt-deux ans rougir aussi joli-
ment qu'elle !) Je ne sais quelle secrète sympathie faisait en même
temps monter le sang à mes oreilles. « Si jamais, lui répondis-je,
notre excellent ami Feuerstein se décide à vous conduire à Paris, je
vous ferai voir une première représentation comme celle de ce soir,
ou même une plus belle. Je vous y montrerai ce qu'on appelle, en
style de réclame, Tout Paris ; mais sachez, dès à présent, que votre
curiosité sera un peu déçue.
— Cependant, si nous étions ce soir au théâtre des Hannetons Fan-
tastiques, nous verrions...
— Qui?
— D'abord, l'Empereur et l'Impératrice;
— Non. Je puis vous certifier que jamais vous ne les rencon-
trerez là.
— Mais les ministres, au moins ?
— Pas .davantage. Les ministres sont trop occupés pour courir les
petites fêtes de ce genre. Vous n'y rencontrerez ni Excellences, ni
sénateurs, ni conseillers d'État, ni rien de ce qui touche au monde
officiel.
— Il y a l'Opposition.
— L'Opposition se couche de bonne heure. Je parierais cent contre
un que ni M. Jules Favré, ni M. Ollivier, ni M. Picard n'ont jamais
mis les pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant à M. Berryer,
M. Marie et M. Thiers, je suis sùr qu'ils ne connaissent, pas même de
nom, cet agréable petit théâtre.
— Ainsi le monde politique ne fait point partie de Tout Paris?
— Il n'a garde !
— A vous dire le vrai, je n'en suis pas trop désolée. Je donnerais
six ministres, douze sénateurs, et vingt-quatre députés pour un phi-
losophe comme M. Littré ou un romancier comme M. Renan.
— Je vous préviens aussi que M. Littré n'est pas un pilier d'avant-
scènes. Vous ne le rencontrerez pas plus souvent aux Hannetons
Fantastiques que M. Guizot au café Mazarin, Inscrivez dans vos pa-
piers que les philosophes et les savants de notre époque, non plus
que les hommes politiques, ne se rencontrent dans les réunions de
Tout Paris.
— Et les artistes ?
— Parlez-vous des rapins? on les trouve partout. Mais ni M. Ingres,
ni Delacroix, ni Horace Vernet, ni Delaroche n'ont jamais fréquenté ces
petites fêtes de famille. Meissonier, le plus jeune des grands, habite
Poissy. Rossini ne voit le monde que chez lui ; il se couche à neuf
heures. M. Auber passe ses soirées à l'Opéra ou dans le monde. Féli-
cien David se cache dans un trou pour échapper aux ovations, et Gou-
nod court l'Europe pour les rencontrer.
— Mais alors Tout Paris c'est le monde des gens de lettres, exclu-
sivement? Je ne regretterais pas le voyage, ô mon ami! s'il m'était
donné d'assister à la réunion de tant de nobles intelUgences! George
Sand, Lamartine, les Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Pon-
sard, Théophile Gautier, ô ciel !
— Un instant ! comme vous y allez ! Mme Sand habite le Berri
douze mois de l'année. Lamartine, lorsqu'il n'est pas dans ses vignes
de Saône-et-Loire, s'enferme dans son appartement, rue de la Ville-
Lévêque, où il travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous savez
où ; Alphonse Karr fait des bouquets à Nice ; Dumas père dirige un
journal à Naples; Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de Théophile
Gautier : pour les attirer à Paris, il faut une affaire d'État, ou un
service à rendre. Ponsard a fait son nid dans le Daupihiné; Jules
Sandeau, le meilleur et le plus modeste des hommes, vit dans la
retraite au faubourg Saint-Germain. Flaubert et son ami Bouilhet ne
bougent guère de leur Normandie ; M. Labiche s'adonne à la grande
culture en Sologne; M. Prosper Mérimée passe tous ses hivers à
Cannes; Octave Feuillet vit à Saint-Lô; Émile Augier préfère les
réunions du vrai monde, où il est fort goûté, à la cohue de Tout
Paris.
A.
LE TOUT PARIS DES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
TEXTE VAIV E. ABOUT, DESSUS l'Ait MAKCLUN
Notre whist venait de finir et je faisais le compte des fiches lors-
qu'un soupir mal étouffé détourna mon attention. C'était la jolie
Mm'! Feuerstein, la femme de cet énorme spus-eontrùleur des hypo-
thèques, qui levait les yeux vers le lustre en repliant un journal.
« Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque fait divers, qui a eu le
bonheur d'émouvoir un instant cette petite âme blonde? »
Elle rougit comme un enfant pris en faute, et répondit, avec ce
léger accent d'outre-Rhin, qui colore délicieusement ses moindres
paroles : « Rien de ce que vous croyez. Je pensais seulement que si
la baguette d'une fée me transportait ce soir au théâtre des Hanne-
tons Fantastiques, je verrais d'un seul coup d'oeil tout ce qu'il y a de
grand et d'illustre à Paris »
Et, comme je la regardais avec une stupéfaction visible, elle rouvrit
le journal en rougissant de plus belle et mit le doigt sur un mot de
réclame ainsi conçu :
« C'est aujourd'hui que Tout Paris s'est donné rendez-vous dans
l'adorable bonbonnière des Hannetons Fantastiques, pour applaudir
le nouveau chef-d'œuvre de notre étincelant Ducosquet, le Sucre
d'orge enchanté, revue des trois premières semaines de 1864, interpré-
tée par M. Léopold et l'élite de lil troupe. »
M. Feuerstein (oh! cet homme!) accourut d'un pas d'éléphant pour
voir ce que nous lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec la len-
teur et la gravité d'Angelo Maï lisant un palimpseste; puis il se mit à
rire éptis, et cria de son horrible voix allemande qui mêle de la
pomme de terre et de la poix de cordonnier à toutes ses paroles :
« Le Zugre t'orche enjandél Za zera gogasse! »
Marguerite le regarda doucement, sans reproche et sans mépris :
elle est si bonne! « Mon ami, lui dit-elle, ce n'est pas la comédie
que je regrette, mais cet aréopage de grands hommes et de femmes
illustres qui sera là pour applaudir. Quelle fête pour une âme enthou-
siaste! Les orateurs! les philosophes! les hommes d'État! Les grands
artistes! les poëtes surtout! Tout Paris! oh! Paris! »
Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on ne verra sur la rive
gauche du Rhin, une femme de vingt-deux ans rougir aussi joli-
ment qu'elle !) Je ne sais quelle secrète sympathie faisait en même
temps monter le sang à mes oreilles. « Si jamais, lui répondis-je,
notre excellent ami Feuerstein se décide à vous conduire à Paris, je
vous ferai voir une première représentation comme celle de ce soir,
ou même une plus belle. Je vous y montrerai ce qu'on appelle, en
style de réclame, Tout Paris ; mais sachez, dès à présent, que votre
curiosité sera un peu déçue.
— Cependant, si nous étions ce soir au théâtre des Hannetons Fan-
tastiques, nous verrions...
— Qui?
— D'abord, l'Empereur et l'Impératrice;
— Non. Je puis vous certifier que jamais vous ne les rencon-
trerez là.
— Mais les ministres, au moins ?
— Pas .davantage. Les ministres sont trop occupés pour courir les
petites fêtes de ce genre. Vous n'y rencontrerez ni Excellences, ni
sénateurs, ni conseillers d'État, ni rien de ce qui touche au monde
officiel.
— Il y a l'Opposition.
— L'Opposition se couche de bonne heure. Je parierais cent contre
un que ni M. Jules Favré, ni M. Ollivier, ni M. Picard n'ont jamais
mis les pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant à M. Berryer,
M. Marie et M. Thiers, je suis sùr qu'ils ne connaissent, pas même de
nom, cet agréable petit théâtre.
— Ainsi le monde politique ne fait point partie de Tout Paris?
— Il n'a garde !
— A vous dire le vrai, je n'en suis pas trop désolée. Je donnerais
six ministres, douze sénateurs, et vingt-quatre députés pour un phi-
losophe comme M. Littré ou un romancier comme M. Renan.
— Je vous préviens aussi que M. Littré n'est pas un pilier d'avant-
scènes. Vous ne le rencontrerez pas plus souvent aux Hannetons
Fantastiques que M. Guizot au café Mazarin, Inscrivez dans vos pa-
piers que les philosophes et les savants de notre époque, non plus
que les hommes politiques, ne se rencontrent dans les réunions de
Tout Paris.
— Et les artistes ?
— Parlez-vous des rapins? on les trouve partout. Mais ni M. Ingres,
ni Delacroix, ni Horace Vernet, ni Delaroche n'ont jamais fréquenté ces
petites fêtes de famille. Meissonier, le plus jeune des grands, habite
Poissy. Rossini ne voit le monde que chez lui ; il se couche à neuf
heures. M. Auber passe ses soirées à l'Opéra ou dans le monde. Féli-
cien David se cache dans un trou pour échapper aux ovations, et Gou-
nod court l'Europe pour les rencontrer.
— Mais alors Tout Paris c'est le monde des gens de lettres, exclu-
sivement? Je ne regretterais pas le voyage, ô mon ami! s'il m'était
donné d'assister à la réunion de tant de nobles intelUgences! George
Sand, Lamartine, les Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Pon-
sard, Théophile Gautier, ô ciel !
— Un instant ! comme vous y allez ! Mme Sand habite le Berri
douze mois de l'année. Lamartine, lorsqu'il n'est pas dans ses vignes
de Saône-et-Loire, s'enferme dans son appartement, rue de la Ville-
Lévêque, où il travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous savez
où ; Alphonse Karr fait des bouquets à Nice ; Dumas père dirige un
journal à Naples; Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de Théophile
Gautier : pour les attirer à Paris, il faut une affaire d'État, ou un
service à rendre. Ponsard a fait son nid dans le Daupihiné; Jules
Sandeau, le meilleur et le plus modeste des hommes, vit dans la
retraite au faubourg Saint-Germain. Flaubert et son ami Bouilhet ne
bougent guère de leur Normandie ; M. Labiche s'adonne à la grande
culture en Sologne; M. Prosper Mérimée passe tous ses hivers à
Cannes; Octave Feuillet vit à Saint-Lô; Émile Augier préfère les
réunions du vrai monde, où il est fort goûté, à la cohue de Tout
Paris.
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