Manuscrits musicaux d'Hector Berlioz

Les déboires de Berlioz à l’Opéra commencèrent avec son premier ouvrage lyrique, Benvenuto Cellini. Créée salle Le Peletier en septembre 1838, l’œuvre avait fait un fiasco. Mais en 1852, Franz Liszt voulut lui donner une nouvelle chance en la faisant rejouer à Weimar. Pour cette occasion, Berlioz remania la partition en coupant plusieurs passages et en modifiant la structure de l’œuvre en trois actes au lieu des deux initiaux. Chargé de ratures, de rectifications et d’ajouts, le manuscrit de Benvenuto Cellini (MS-1508) témoigne du parcours complexe qu’a connu l’œuvre au gré de ses représentations scéniques.

Encore plus complexe, néanmoins, est l’histoire des Troyens : sur les trois volumes que compte le manuscrit de Berlioz, le premier (MS-1161) correspond à la première partie de l’œuvre, « La prise de Troie », omise lors de la création au Théâtre-Lyrique en 1863, et les deux autres (MS-1162 et MS-1163) à la seconde partie, « Les Troyens à Carthage », d’abord jouée seule et augmentée d’un prologue par Berlioz. D’autres fragments autographes de Berlioz contiennent une version originale du finale de l’opéra (MS-20629), et des esquisses pour des passages de plusieurs actes (MS-20627). Il existe, en outre, une version réduite de l’œuvre pour piano et chant, rédigée par Berlioz en 1859 et dont le manuscrit (RES VMA MS-1670) a été redécouvert récemment après être resté introuvable pendant plus d’un siècle.

Parmi les autres manuscrits d’opéras de Berlioz visibles dans Gallica : La Damnation de Faust (MS-1190), La Nonne sanglante (RES VM2-178 (A)), Béatrice et Bénédict (MS-1513).

Berlioz concourut quatre fois au Prix de Rome entre 1827 et 1830 et écrivit à chaque fois une cantate, pour l’épreuve traditionnelle destinée à l’attribution des prix. Les manuscrits de ces quatre cantates sont tous visibles sur Gallica. Écrite par Berlioz pour le concours de 1827, La mort d’Orphée (RES VMA MS-1) ne fut pas récompensée. « Ouvrage déclaré inexécutable par la section de musique de l’Institut et exécuté à l’école royale de musique », nota Berlioz avec amertume sur la page de titre. En 1828, sa cantate Herminie (MS-1185) obtint le second prix. La tradition aurait voulu que le premier prix fût décerné à Berlioz l’année suivante, mais la cantate qu’il écrivit alors, Cléopâtre (MS-1505), déconcerta tellement le jury par ses accents avant-gardistes que l’on préféra ne pas attribuer le premier prix cette année-là (« Mon Dieu, mon enfant, qu’avez-vous fait ? Vous aviez le prix dans la main, vous l’avez jeté à terre », dira Boïeldieu, membre du jury, à Berlioz). C’est finalement avec une œuvre beaucoup plus conventionnelle, Sardanapale (RES VM2-178 (B)), que Berlioz obtint le premier prix en 1830.

Dans un genre proche de l’oratorio, Berlioz écrivit longtemps plus tard La fuite en Egypte (MS-1160), ouvrage destiné à devenir une partie d’un ensemble plus vaste, L’Enfance du Christ. La fuite en Egypte fut imaginée par Berlioz un soir de 1850 alors qu’il dînait chez des amis, parmi lesquels un ancien condisciple de l’Académie de Rome, l’architecte Joseph-Louis Duc, qui lui demanda d’écrire quelques lignes pour lui ; facétieux, Berlioz signera alors son manuscrit du nom de Pierre Ducré, prétendu « maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris (1679) » (en réalité un nom fantaisiste imaginé d’après celui de Duc), et ne révélera qu’après la première représentation de l’œuvre qu’il en était lui-même l’auteur.

Ainsi, par exemple, de la Symphonie fantastique, souvent considérée comme l’œuvre maîtresse du compositeur. Datée de 1830, cette symphonie est un reflet de la vie personnelle et du monde intérieur de Berlioz à l’époque de sa composition (son sous-titre, « Épisodes de la vie d’un artiste », laissant peu d’ambiguïtés à ce sujet). Le manuscrit de l’œuvre (MS-1188) est composé d’au moins dix formats ou types de papier différents, correspondant aux nombreuses phases successives de sa rédaction. Berlioz remania en effet plusieurs fois la partition au gré des représentations de l’œuvre, modifiant tel passage, supprimant ou ajoutant tel autre.

Écrite en 1839, la « Symphonie dramatique » Roméo et Juliette, avec chœurs et solistes, illustre de façon originale le mythe shakespearien sous la forme d’une pièce symphonique utilisant l’appoint du chant, plutôt que d’une œuvre lyrique traditionnelle comme un opéra ou un oratorio. Berlioz écrivit cette œuvre en partie en réponse aux réactions très hostiles qu’avait rencontrées son premier opéra, Benvenuto Cellini, joué l’année précédente et jugé difficile d’accès. La partition manuscrite (MS-1165) comporte ainsi quelques commentaires ironiques, souvent cocasses, à l’encontre du public et des musiciens, comme cette introduction au 6^e tableau de la symphonie (« Roméo au tombeau des Capulets ») : « Le public n’a point d’imagination ; les morceaux qui s’adressent seulement à l’imagination n’ont donc point de public. La scène instrumentale suivante est dans ce cas, et je pense qu’il faut la supprimer toutes les fois que cette symphonie ne sera pas exécutée devant un auditoire d’élite. […] C’est dire assez qu’elle doit être retranchée quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent ».

Parmi les autres œuvres symphoniques « à programme » de Berlioz dont les manuscrits sont présents dans Gallica : Harold en Italie, symphonie avec un alto soliste écrite par Berlioz en hommage à Paganini (MS-1189) ; la Grande symphonie funèbre et triomphale, manuscrit dont seules les six première pages sont de la main de Berlioz et les autres d’un copiste, l’autographe complet ayant disparu (MS-1164) ; plusieurs ouvertures (Waverley, MS-1507 ; Rob-Roy, MS-1512) ; L’invitation à la valse (RES VM7-664).

Écrit en 1837, sur une commande du ministère de l’Intérieur, le Requiem de Berlioz (« Grande messe des morts », MS-1509) est un des plus célèbres du répertoire. Berlioz lui-même, comme on l'a dit, y accordait un très grand prix : « Si j’étais menacé de voir brûler mon œuvre entier, moins une partition, c’est pour la Messe des morts que je demanderais grâce ». Le manuscrit porte de nombreuses traces témoignant du travail de composition et de rédaction : collettes, annotations relatives à l’instrumentation, intervention de la main d’un copiste.

Autre partition majeure, le Te Deum ne fut pas écrit sur commande et semble né spontanément de l'inspiration religieuse de Berlioz. « Quand j'écrivis cela, j'avais la foi et l'espérance », déclarera-t-il plus tard. Le manuscrit autographe du Te Deum fut offert par Berlioz à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg en 1862, en remerciement de l'accueil chaleureux que lui avait réservé le public russe ; mais sont visibles ici, en revanche, le manuscrit (en partie autographe) d'une réduction de l'œuvre pour chant et piano (MS-17998), ainsi qu'une épreuve (RES F-1044) destinée à la première publication de l'œuvre chez l'éditeur Brandus en 1855, qui porte plusieurs annotations de la main de Berlioz (notamment sur les effectifs requis pour l'exécution).

En 1824, le jeune Berlioz avait écrit une Messe solennelle, une de ses premières œuvres importantes. Selon ses Mémoires, il aurait plus tard extrait le Resurrexit, huitième mouvement de la Messe, et détruit le reste. La partition originale du Resurrexit (MS-1510) a donc été préservée et demeure visible dans Gallica ; quant au reste du manuscrit, on s'aperçut qu'il n'avait en fait jamais été détruit quand on le retrouva, miraculeusement, dans l'église Saint-Charles-Borromée d'Anvers, en 1991.

Mentionnons également le manuscrit de l'Hymne pour l'élévation (MS-1167), pièce écrite pour l'« orgue-mélodium » (harmonium) du facteur Alexandre, rare exemple d'œuvre composée par Berlioz pour un instrument seul.

Conçues d'abord pour voix et piano et publiées sous cette forme en 1841, les six pièces des Nuits d'été constituent un des sommets de la mélodie française. Berlioz met en musique des poèmes de son ami Théophile Gautier, issus du recueil La Comédie de la mort constitué par l'écrivain en 1838 : Villanelle, Le Spectre de la rose, Sur les lagunes, Absence, Au cimetière, L'Île inconnue. Excepté cette dernière, les mélodies sont toutes visibles en ligne dans leur version originale avec piano (MS-1179 à 1183), ainsi que la version pour voix et orchestre de la quatrième pièce, Absence, réalisée par Berlioz en 1843 (RES VMA MS-496). Les cinq autres mélodies seront elles aussi orchestrées par lui, plus tardivement, en 1856.

Lélio ou le Retour à la vie (MS-1511), « mélologue » écrit en 1831 et conçu par Berlioz comme la suite de sa Symphonie fantastique, est une de ses œuvres les plus autobiographiques, reflet des tourments affectifs qu’il traversait alors (pour se consoler de son amour impossible pour la cantatrice Harriet Smithson, il se fiance à la pianiste Marie Moke en 1830, mais celle-ci le délaisse à son tour quand il part pour l’Italie). C’est aussi un intéressant « patchwork » de ses œuvres précédentes : la partition reprend des passages de ses cantates Cléopâtre et La Mort d’Orphée, et se clôt sur la Fantaisie sur la Tempête de Shakespeare, pièce écrite par Berlioz en 1830 et réutilisée ici en entier.

La cantate à deux chœurs l’Impériale (MS-1191) fut, comme le Requiem, une œuvre officielle, commandée à Berlioz pour être jouée en l’honneur de Napoléon III. Plusieurs fois reportée pour des raisons matérielles, la création eut lieu lors des concerts de clôture de l’Exposition universelle en 1855. L’œuvre est écrite pour un effectif considérable de 1200 musiciens, dont 700 chanteurs ; si bien que lors des exécutions, Berlioz, à la baguette, fut assisté de cinq sous-chefs, ainsi que du métronome électrique de l’inventeur belge Verbrugghen, utilisé alors pour la première fois en France.