Le cheval enchanté

Dans une de ces fêtes, après que ...

Contes des Mille et Une nuits « Le cheval enchanté »

Dans une de ces fêtes, après que les plus habiles et les plus ingénieux du pays, avec les étrangers qui s’étaient rendus à Schiraz, où la cour était alors, eurent donné au roi et à toute sa cour le divertissement de leurs spectacles, et que le roi leur eut fait ses largesses, à chacun selon ce qu’il avait mérité, et ce qu’il avait fait paraître de plus extraordinaire, de plus merveilleux et de plus satisfaisant, ménagées avec une égalité qu’il n’y en avait pas un qui ne s’estimât dignement récompensé. Dans le temps qu’il se préparait à se retirer et à congédier la grande assemblée, un Indien parut au pied de son trône, en faisant avancer un cheval sellé, bridé, et richement harnaché, représenté avec tant d’art, qu’à le voir on l’eût pris d’abord pour un véritable cheval.
 
L’Indien se prosterna devant le trône ; et quand il se fut relevé, en montrant le cheval au roi :
 
« Sire, dit-il, quoique je me présente le dernier devant votre Majesté pour entrer en lice, je puis l’assurer néanmoins que dans ce jour de fête elle n’a rien vu d’aussi merveilleux et d’aussi surprenant que le cheval sur lequel je la supplie de jeter les yeux. »
 
« Je ne vois dans ce cheval, lui dit le roi, autre chose que l’art et l’industrie de l’ouvrier à lui donner la ressemblance du naturel, qui lui a été possible. Mais un autre ouvrier pourrait en faire un semblable, qui le surpasserait même en perfection.»
 
« Sire, reprit l’Indien, ce n’est pas aussi par sa construction, ni par ce qu’il parait à l’extérieur, que j’ai dessein de faire regarder mon cheval par votre Majesté comme une merveille ; c’est par l’usage que j’en sais faire, et que tout homme comme moi peut en faire, par le secret que je puis lui communiquer. Quand je le monte, en quelqu’endroit de la terre, si éloigné qu’il puisse être, que je veuille me transporter par la région de l’air, je puis l’exécuter en très peu de temps. En peu de mots, Sire, voilà en quoi consiste la merveille de mon cheval : merveille dont personne n’a jamais entendu parler, et dont je m’offre de faire voir l’expérience à votre Majesté, si elle me le commande ! »
 
Le roi de Perse qui était curieux de tout ce qui tenait du merveilleux, et qui après tant de choses de cette nature qu’il avait vues, et qu’il avait cherché et désiré de voir, n’avait rien vu qui en approchât, ni entendu dire qu’on eût vu rien de semblable, dit à l’Indien qu’il n’y avait que l’expérience qu’il venait de lui proposer qui pouvait le convaincre de la prééminence de son cheval, et qu’il était prêt à en voir la vérité.
 
L’Indien mit aussitôt le pied dans l’étrier, se jeta sur le cheval avec une grande légèreté ; et quand il eut mis le pied dans l’autre étrier, et qu’il se fut bien assuré sur la selle, il demanda au roi de Perse où il lui plaisait de l’envoyer.
 
Environ à trois lieues de Schiraz il y avait une haute montagne qu’on découvrait à plein de la grande place où le roi de Perse était devant son palais, remplie de tout le peuple qui s’y était rendu. « Vois-tu cette montagne, dit le roi en la montrant à l’Indien, c’est où je souhaite que tu ailles : la distance n’est pas longue ; mais elle suffit pour faire juger de la diligence que tu feras pour aller et pour revenir. Et parce qu’il n’est pas possible de te conduire des yeux jusque-là, pour marque certaine que tu y seras allé, j’entends que tu m’apportes une palme d’un palmier qui est au pied de la montagne. »
 
À peine le roi de Perse eut achevé de déclarer sa volonté par ces paroles, que l’Indien ne fit que tourner une cheville, qui s’élevait un peu au défaut du cou du cheval, en approchant du pommeau de la selle. Dans l’instant le cheval s’éleva de terre, et enleva le cavalier en l’air comme un éclair, si haut qu’en peu de moments ceux qui avaient les yeux les plus perçants, le perdirent de vue ; et cela se fit avec une grande admiration du roi et de ses courtisans, et de grands cris d’étonnement de la part de tous les spectateurs assemblés.

 

Antoine Galland, Les Mille et une nuits, 1704.
> Texte intégral : Paris, Ledentu, 1832