À propos de l’œuvreRoger Musnik

L’An deux mille quatre cent quarante, rêve s’il en fût jamais

« Je suis donc le véritable prophète de la révolution », affirmait en 1799, non sans quelque orgueil, Louis-Sébastien Mercier, dans sa préface de L’An 2440, rêve s’il en fut jamais. Ce roman, commencé en 1768 et publié début 1771 (certains critiques avancent même la date de 1770) donne à voir sous forme romanesque le possible aboutissement du projet philosophique et politique des Lumières.
 
Après avoir entendu toute une soirée un vieil anglais vilipender la France et la société contemporaine, le narrateur s’endort pour se réveiller en l’an 2440 dans un Paris complètement transformé. Pendant 24 heures, il va de surprise en surprise : la ville est lumineuse, propre, les gens souriants, la nature présente dans la cité ( « les toits, tous d’une égale hauteur, forment ensemble comme un vaste jardin »), les bâtiments grands et clairs, la Bastille remplacée par un Temple de la Clémence. « Tout était changé » : le roi ne fait qu’appliquer les lois votées par le Sénat, l’injustice a disparu car le mérite a remplacé les privilèges, les clergés n’ont plus qu’un rôle cérémoniel, le colonialisme et l’esclavage ont été abolis, l’enseignement des langues européennes a remplacé celui du latin et du grec, l’éducation des sciences est encouragée. Mais la littérature et les arts sont devenus utilitaires, avec pour objectif de montrer le chemin de la vertu et condamner le passé « dont chaque page est un tableau de crimes et de folies ». Voulant voir Versailles, le narrateur découvre un paysage de ruines, hantées par le fantôme de Louis XIV, avant d’être piqué par une couleuvre et se réveiller.

 

Un hymne au Progrès

Ce livre est un hymne au Progrès et s’inscrit dans le courant de pensée illustré par Condorcet, Voltaire ou Rousseau. Mercier dresse un tableau complet de la future société : vêtement, alimentation, médecine, circulation, urbanisme, religion, politique, etc. Le narrateur confronte sans cesse ce qu’il découvre et ce qu’il a quitté, d’où un véhément va-et-vient entre les deux époques. Ce procédé permet à l’auteur de condamner violemment la société de son temps, ce qu’il annonce dès son Epître dédicatoire en début de volume : « j’ai détesté la tyrannie, je l’ai flétrie, je l’ai combattue avec les forces qui étaient en mon pouvoir ». Mais il n’a pas du tout envisagé de bouleversements brusques et violents. Pour lui, la révolution viendra d’une politique inspirée par la philosophie et menant progressivement le peuple à la vertu.

Aérostat

La tradition de l’utopie

L’An 2440 s’inscrit également dans une tradition déjà ancienne, initiée dès l’Antiquité par Platon, et continuée par Thomas More, Campanella et bien d’autres, l’Utopie. Ce courant littéraire décrit des univers idéaux situés à l’écart du monde connu. Arrimé solidement à cet héritage, Mercier en reprend un certain nombre de conventions : un étranger arrive, un guide sage et bienveillant lui fait visiter sa civilisation, passant tous ses aspects en revue. Chaque chapitre (il y en a 44) traite d’un thème particulier : friperie, impôts, prélat, gens de lettres, gouvernement, femmes, etc. D’où une intrigue un peu statique. Dans cette société, tout le monde est heureux, vertueux, mange à sa faim, mais au prix d’une coercition acceptée et presque invisible : les femmes sont soumises, l’Histoire n’est plus enseignée, la liberté de création est inutile car la « vertu » l’emporte dans les cœurs et les consciences, etc.

 

Un roman d’anticipation

D’un autre côté, Mercier est un grand innovateur, car L’An 2440 va profondément changer à long terme tout un pan de la littérature. Au lieu de localiser son nouveau monde ailleurs, il le situe dans le futur. Et cela change tout. Les utopistes décrivaient un univers parfait donc immuable, immobile. Mercier montre en revanche une société à un moment donné, en devenir, donc en évolution car toujours perfectible. Les personnages décrits ne sont plus des créatures exotiques, mais des parisiens, des gens auxquels les contemporains peuvent s’identifier. L’auteur arrache ainsi l’utopie à la sphère du jeu intellectuel gratuit qu’elle était alors devenue pour envisager la société dans une dynamique de profondes transformations et dans un avenir lointain. Non seulement changent les hommes et les institutions, mais aussi l’ensemble du corps social. Certes son futur ressemble furieusement au passé : économie basée sur l’agriculture, monarchie constitutionnelle, absence de percées techniques et scientifiques, révolution industrielle ignorée. Mais l’impulsion est donnée, et la vision du monde ne sera plus jamais figée.

 
La porte Marengo, éclairée à la lumière électrique
Aéronat au long cours
Un quartier embrouillé
 

Le contexte de publication

Publié anonymement (mais il ne faudra pas longtemps pour que le nom de son auteur soit connu), ce livre est interdit en France, ce qui participe probablement à son succès : publié à quatre reprise en 1771, L’An 2440 compte près de vingt éditions successives dès 1782. Mercier le réédite en 1786 avec de nombreux rajouts, puis en 1799. Cette réussite se fait en dépit d’une critique maussade : « une espèce d’apocalypse » (Bachaumont, 1771), « il parle le langage d’un citoyen, et se permet les déclamations d’un frondeur (La Bibliothèque des sciences et des beaux-arts, 1771), « ni intéressant, ni attrayant, quoiqu’il soit assez bien écrit » (Correspondance littéraire, 1771). Par contre il est acclamé à l’étranger, tant par la critique que par le public : quatre traductions en 30 ans en Angleterre, deux en Allemagne, et d’autres encore en Italie, Espagne, etc.
 
Si l’œuvre de Louis-Sébastien Mercier s’estompe au cours du XIXe siècle, ce roman reste dans les mémoires car L’An 2440 est un témoignage engagé et précieux sur la société d’Ancien Régime. Surtout c’est quasiment la première anticipation, à la fois encombrée des traditions du passé et pleine des promesses du futur, qui débouchera un siècle et demi plus tard sur la science-fiction.