Les Lanternes

Chapitre XXVI

La porte Marengo, éclairée à la lumière électrique

Nous sortîmes de la salle du spectacle sans regret et sans confusion ; les issues étaient nombreuses et commodes. Je vis les rues parfaitement éclairées. Les lanternes étaient appliquées à la muraille, et leurs feux combinés ne laissaient aucune ombre ; elles ne répandaient pas non plus une clarté de réverbère dangereuse à la vue : les opticiens ne servaient pas la cause des oculistes. Je ne rencontrai plus au coin des bornes de ces prostituées qui, le pied dans le ruisseau, le visage enluminé, l’œil aussi hardi que le geste, vous proposaient d’un ton soldatesque des plaisirs aussi grossiers qu’insipides. Tous ces lieux de débauche où l’homme allait se dégrader, s’avilir et rougir à ses propres yeux, n’étaient plus tolérés ; car toute institution vicieuse n’arrête point une autre sorte de vice, ils se tiennent tous par la main ; et malheureusement il n’est point de vérité mieux prouvée que cette vérité triste.
 
Je vis des gardes qui surveillaient à la sûreté publique, et qui empêchaient qu’on ne troublât les heures du repos. — Voilà la seule espèce de soldats dont nous ayons besoin, me dit mon guide ; nous n’avons plus une armée dévorante à entretenir en temps de paix. Ces dogues que nous nourrissions pour qu’ils s’élançassent à point nommé contre l’étranger, ont été sur le point de dévorer le fils de la maison. Mais le flambeau de la guerre enfin consumé est pour jamais éteint. Les souverains ont daigné écouter la voix du philosophe. Enchaînés par le plus fort des liens, par leur propre intérêt qu’ils ont reconnu après tant de siècles d’erreurs, la raison s’est fait jour dans leur âme ; ils ont ouvert les yeux sur le devoir que leur imposait le salut et la tranquillité des peuples ; ils n’ont mis leur gloire qu’à bien gouverner, préférant de faire un petit nombre d’heureux à l’ambition frénétique de dominer sur des pays dévastés, remplis de cœurs ulcérés, à qui la puissance du vainqueur devait toujours être odieuse. Les rois, d’un commun accord, ont mis des bornes à leur empire, bornes que la nature elle-même semblait leur avoir assignées, en séparant respectivement les états par des mers, des forêts ou des montagnes : ils ont compris qu’un royaume dont l’étendue serait moins immense, serait susceptible d’une meilleure forme de gouvernement. Les sages des nations ont dicté le traité général ; il s’est conclu d’une voix unanime : et ce qu’un siècle de fer et de boue, ce qu’un homme sans vertu appelait les rêves d’un homme de bien, s’est réalisé par des hommes éclairés et sensibles. Les anciens préjugés, non moins dangereux, qui divisaient les hommes au sujet de leur croyance, sont également tombés. Nous nous regardons tous comme frères, comme amis. L’Indien et le Chinois seront nos compatriotes dès qu’ils mettront le pied sur notre sol. Nous accoutumons nos enfants à regarder l’univers comme une seule et même famille, rassemblée sous l’œil du père commun.

 

Mercier, L'an 2440, 1771.
> Texte intégral : Londres, 1771