Les chapeaux brodés
Chapitre VI
Les choses me paraissent un peu changées, dis-je à mon guide ; je vois que tout le monde est vêtu d’une manière simple et modeste, et depuis que nous marchons je n’ai pas encore rencontré sur mon chemin un seul habit doré : je n’ai distingué ni galons, ni manchettes à dentelle. De mon temps un luxe puéril et ruineux avait dérangé toutes les cervelles ; un corps sans âme était surchargé de dorure, et l’automate alors ressemblait à un homme.
C’est justement ce qui nous a portés à mépriser cette ancienne livrée de l’orgueil. Notre œil ne s’arrête point à la surface. Lorsqu’un homme s’est fait connaître pour avoir excellé dans son art, il n’a pas besoin d’un habit magnifique ni d’un riche ameublement pour faire passer son mérite ; il n’a besoin ni d’admirateurs qui le prônent, ni de protecteurs qui l’étayent : ses actions parlent, et chaque citoyen s’intéresse à demander pour lui la récompense qu’elles méritent. Ceux qui courent la même carrière que lui, sont les premiers à solliciter en sa faveur. Chacun dresse une place, où sont peints dans tout leur jour les services qu’il a rendus à l’Etat. Le monarque ne manque point d’inviter à sa cour cet homme cher au peuple. Il converse avec lui pour s’instruire : car il ne pense pas que l’esprit de sagesse soit inné en lui. Il met à profit les leçons lumineuses de celui qui a pris quelque grand objet pour but principal de ses méditations. Il lui fait présent d’un chapeau où son nom est brodé et cette distinction vaut bien celle des rubans bleus, rouges et jaunes, qui chamarraient jadis des hommes absolument inconnus à la patrie. Vous pensez bien qu’un nom infâme n’oserait se montrer devant un public dont le regard le démentirait. Quiconque porte un de ces chapeaux honorables, peu passer partout ; en tout temps il a un libre accès au pied du trône, et c’est une loi fondamentale. Ainsi, lorsqu’un prince ou un duc n’ont rien fait pour faire broder leur nom, ils jouissent de leurs richesses, mais ils n’ont aucune marque d’honneur ; on les voit passer du même œil que le citoyen obscur qui se mêle et se perd dans la foule. La politique et la raison autorisent à la fois cette distinction : elle n’est injurieuse que pour ceux qui se sentent incapables de jamais s’élever. L’homme n’est pas assez parfait pour faire le bien, pour le seul honneur d’avoir bien fait. Mais cette noblesse, comme vous le pensez bien, est personnelle, et non héréditaire ou vénale.
Mercier, L'an 2440, 1771.
> Texte intégral : Londres, 1771