Ali-Baba et les quarante voleurs

Comme Abdalla vit qu’Ali Baba voulait parler ...

Histoire d'Ali Baba et des quarante voleurs

Comme Abdalla vit qu’Ali Baba voulait parler, il cessa de toucher le tambour de basque.
 
« Entre, Morgiane, entre, dit Ali Baba : Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable, et il nous dira ce qu’il en pensera. Au moins, Seigneur, dit-il à Cogia Houssain en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que ce sont mon esclave, et ma cuisinière et dépensière en même temps, qui me le donnent. J’espère que vous ne le trouverez pas désagréable. »
 
Cogia Houssain ne s’attendait pas qu’Ali Baba dût ajouter ce divertissement au soupé qu’il lui donnait. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l’occasion qu’il croyait avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l’espérance de la retrouver en continuant de ménager l’amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu’il eût mieux aimé qu’Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il eut la complaisance de lui témoigner que ce qui lui faisait plaisir ne pourrait pas manquer de lui en faire aussi.
 
Quand Abdalla vit qu’Ali Baba et Cogia Houssain avaient cessé de parler, il recommença à toucher son tambour de basque et l’accompagna de sa voix sur un air à danser ; et Morgiane qui ne le cédait à aucune danseuse de profession, dansa d’une manière à se faire admirer, même de toute autre compagnie que celle à laquelle elle donnait ce spectacle, dont il n’y avait peut-être que le faux Cogia Houssain qui y donnât peu d’attention.
 
Après avoir dansé plusieurs danses avec le même agrément et de la même force, elle tira enfin le poignard ; et en le tenant à la main elle en dansa une dans laquelle elle se surpassa par les figures différentes, par les mouvemens légers, par les sauts surprenants, et par les efforts merveilleux dont elle les accompagna, tantôt en présentant le poignard en avant, comme pour frapper, tantôt en faisant semblant de s’en frapper elle-même dans le sein.
 
Comme hors d’haleine enfin, elle arracha le tambour de basque des mains d’Abdalla, de la main gauche, et en tenant le poignard de la droite, elle alla présenter le tambour de basque par le creux à Ali Baba, à l’imitation des danseurs et danseuses de profession, qui en usent ainsi pour solliciter la libéralité de leurs spectateurs.
 
Ali Baba jeta une pièce d’or dans le tambour de basque de Morgiane. Morgiane s’adressa ensuite au fils d’Ali Baba, qui suivit l’exemple de son père. Cogia Houssain qui vit qu’elle allait venir aussi à lui, avait déjà tiré la bourse de son sein pour lui faire son présent, et il y mettait la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage digne de la fermeté et de la résolution qu’elle avait montrées jusqu’alors, lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu’elle ne le retira qu’après lui avoir ôté la vie.
 
Ali Baba et son fils épouvantés de cette action, poussèrent un grand cri : « Ah, malheureuse, s’écria Ali Baba, qu’as-tu fait ? Est-ce pour nous perdre, moi et ma famille ? »

« Ce n’est pas vous perdre, répondit Morgiane : je l’ai fait pour votre conservation. »

 

Antoine Galland, Les Mille et une nuits, 1704.
> Texte intégral : Paris, Ledentu, 1832