PARLER SA VIE...
par René PUJOL
Illustrations de Maurice LEROY
La cour d’un grand studio de cinéma, aux environs de Paris. Il est un peu plus de midi. Le metteur en scène, entouré
de ses hommes liges, vient de quitter majestueusement le plateau. Alors, comme si le départ de ce demi-dieu marquait
la fin de la lumière, l’œil cyclopéen des projecteurs s’est éteint. Le régisseur, paraissant pris de folie subite, û
hurlé : « Une heure pour déjeuner !... »
Et le troupeau des fêtards, car on tourne un film sur la Babylone moderne, ce troupeau s’est égaillé. Sous le bon soleil,
les hommes en habit ont l’air de garçons de café, et les femmes ont les joues teintes au chlore et des pauvres bras
nus en peau de poulet froid.
Lagranval et sa femme Marlène sortent les derniers. Lui est vieux, de la vieillesse menteuse des cabots. La pénurie
de dents donne à sa bouche un pli d’amère dignité. Au début de leur liaison, qui remonte à l’an dernier, quand on
tournait la vierge des toitures, Marlène était beaucoup plus jeune que Lagranval. Depuis, elle s’efforce
à le rattraper à coups de misère et de déceptions. Elle y a presque réussi, mais elle ne le sait pas.
Lagranval. — On va à la cantine?...
Marlène. — Ça ne serait pas raisonnable...
Nous tournons après-demain l'Orgie mondaine
avec Léonce Perret. Moi, je n’ai plus de bas de
soie et toi, tu ne peux pas jouer l’Orgie avec des
godasses crevées.
Lagranval. — Combien qu’elle dure, Y Orgie 1 ?
Marlène. — Deux jours, il paraît.
Lagranval. — Quelle purée !... Avec Abel
Gance, on en aurait eu pour trois semaines.
Ça devient du joli, le parlant !... Et avec ça,
j’ai une de ces faims...
Marlène. — Tu te rattraperas ce soir à la
maison.
Lagranval. — Qu’est-ce qu’on mangera?...
Marlène. — Du ragoût de mouton.
Lagranval, avec un soupir. — Je l’aurais
parié. Encore des fins de côtelettes !...
Marlène. — C’est ce qu’il y a de meilleur
marché.
Lagranval. — Je me demande pourquoi,
d’ailleurs. Ça pourrait aussi bien être le gigot.
Mais non, ce sont toujours les morceaux que
je n’aime pas qui coûtent moins cher que les
autres...
Marlène. — Tiens ! voilà Rigols... il ne dé
jeune pas non plus.
Lagranval, d'un ton aigrement satisfait. —
J’ai toujours pensé que, malgré son petit air
crâneur, il était fauché comme les blés.
Marlène, simple. — Et comme nous.
Lagranval. — Mais nous, ce n’est que mo
mentané. Dieu merci, j’ai d’autres épaules
qu’un Rigols...
Marlène, lui décochant un regard ironique. —
J’espère qu’un jour tu me prouveras ça !
Lagranval. — Tu le défends parce qu’il te
fait du gringue?
Marlène. —• Merci de me le signaler.
Lagranval. — Je te préviens, Marlène... je
lui casserai les reins comme une allumette !...
Iiigols les rejoint. C’est un jeune homme qui serait
peut-être beau s’il ne s’en croyait pas. Il a jeté sa gabar
dine sur ses épaules comme une cape de grand d'Espagne.
L'Image
25
par René PUJOL
Illustrations de Maurice LEROY
La cour d’un grand studio de cinéma, aux environs de Paris. Il est un peu plus de midi. Le metteur en scène, entouré
de ses hommes liges, vient de quitter majestueusement le plateau. Alors, comme si le départ de ce demi-dieu marquait
la fin de la lumière, l’œil cyclopéen des projecteurs s’est éteint. Le régisseur, paraissant pris de folie subite, û
hurlé : « Une heure pour déjeuner !... »
Et le troupeau des fêtards, car on tourne un film sur la Babylone moderne, ce troupeau s’est égaillé. Sous le bon soleil,
les hommes en habit ont l’air de garçons de café, et les femmes ont les joues teintes au chlore et des pauvres bras
nus en peau de poulet froid.
Lagranval et sa femme Marlène sortent les derniers. Lui est vieux, de la vieillesse menteuse des cabots. La pénurie
de dents donne à sa bouche un pli d’amère dignité. Au début de leur liaison, qui remonte à l’an dernier, quand on
tournait la vierge des toitures, Marlène était beaucoup plus jeune que Lagranval. Depuis, elle s’efforce
à le rattraper à coups de misère et de déceptions. Elle y a presque réussi, mais elle ne le sait pas.
Lagranval. — On va à la cantine?...
Marlène. — Ça ne serait pas raisonnable...
Nous tournons après-demain l'Orgie mondaine
avec Léonce Perret. Moi, je n’ai plus de bas de
soie et toi, tu ne peux pas jouer l’Orgie avec des
godasses crevées.
Lagranval. — Combien qu’elle dure, Y Orgie 1 ?
Marlène. — Deux jours, il paraît.
Lagranval. — Quelle purée !... Avec Abel
Gance, on en aurait eu pour trois semaines.
Ça devient du joli, le parlant !... Et avec ça,
j’ai une de ces faims...
Marlène. — Tu te rattraperas ce soir à la
maison.
Lagranval. — Qu’est-ce qu’on mangera?...
Marlène. — Du ragoût de mouton.
Lagranval, avec un soupir. — Je l’aurais
parié. Encore des fins de côtelettes !...
Marlène. — C’est ce qu’il y a de meilleur
marché.
Lagranval. — Je me demande pourquoi,
d’ailleurs. Ça pourrait aussi bien être le gigot.
Mais non, ce sont toujours les morceaux que
je n’aime pas qui coûtent moins cher que les
autres...
Marlène. — Tiens ! voilà Rigols... il ne dé
jeune pas non plus.
Lagranval, d'un ton aigrement satisfait. —
J’ai toujours pensé que, malgré son petit air
crâneur, il était fauché comme les blés.
Marlène, simple. — Et comme nous.
Lagranval. — Mais nous, ce n’est que mo
mentané. Dieu merci, j’ai d’autres épaules
qu’un Rigols...
Marlène, lui décochant un regard ironique. —
J’espère qu’un jour tu me prouveras ça !
Lagranval. — Tu le défends parce qu’il te
fait du gringue?
Marlène. —• Merci de me le signaler.
Lagranval. — Je te préviens, Marlène... je
lui casserai les reins comme une allumette !...
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