664 LES TEMPS NOUVEAUX
machine. Alfred,, lui, dort à côté sans en être le
moins du monde incommodé. Et c'est bien heureux,
parce qu'il a besoin de repos, Alfred.
J'admirais la simple acceptation de cette femme,
dont les veilles prolongées s'écoulaient entre deux
ronflements : celui de la mécanique et celui de
l'homme.
Je demandai :
— Pourquoi travaillez-vous à domicile ? Je croyais
que les journées d'atelier étaient plus avanta-
geuses?
— Justement rapport à Alfred, répondit-elle. Qui
donc lui préparerait ses repas? S'il m'a prise, c'est
un peu parce qu'il était las de la gargote. Il est vrai
qu'à l'atelier je gagnerais cinq ou six sous de plus
en m'échinant moins; mais l'atelier, Monsieur,
c'est une pièce grande comme votre chambre, où
l'on est trente ouvrières, les unes sur les autres,
avec les machines. Défense d'ouvrir les fenêtres.
On respire la maladie là-dedans. Je suis tout de
même mieux à la maison. Il y a pourtant un gros
inconvénient pour les ouvrières du dehors : le re-
ceveur.
— Le receveur ?
— Oui, celui à qui nous rendons l'ouvrage. Ah !
le mauvais chien!. Se peut-il qu'on soit aussi dur
envers les ouvrières, quand on a été ouvrier soi-
même! Vous n'avez pas idée du temps que nous
fait perdre exprès ce vilain homme. On attend
quelquefois deux heures, trois heures qu'il veuille
bien s'occuper de nous. Et malheur à qui élèverait
la voix, attirerait son attention! C'est le marché à
la main de suite. « Une de perdue, dix de retrou-
vées », dit-il. Ou bien, il, chipote l'ouvraee, décidé
d'avance à le dénigrer, tiiantsur les boutons, dé-
cousant de l'ongle, les doublures. Et toujours ce
refrain : « Vous n'êtes pas contente? Désolé! Passez
à la caisse, et au plaisir de ne pas vous revoir .»
C'est notre cauchemar à toutes. C'est à lui qu'on
pense la nuit, le nez sur la machine. Alfred a tu,
au régiment, un adjudant comme cela. Ah! quelle
différence avec Monsieur, bourru aussi, brutal sou-
vent, mais si bon, au fond, un cœur d'or, le père
• de ses ouvrières!
- C'est de l'entrepreneur de confection que vous
parlez ?
— M. Mallard, oui. Tous les ans, le lundi de Pâ-
ques, il invite l'atelier à passer la journée dans sa
maison de campagne, aux environs de Paris, une
propriété magnifique où il y a des pelouses, de
l'eau, des arbres, des serres, un petit bois, des
écuries pleines de chevaux et des bêtes derrière un
grillage, comme au Jardin des Plantes. Quand le
temps le permet, on déjeune sur l'herbe. Après, on
fait ce qu'on vtSlt jusqu'au dîner. « Prenez l'air,
amusez-vous », répète Monsieur. Alors on se pro-
mène, on va regarder manger des bêtes qu'on n'a
jamais vues, on visite les serres, la laiterie, on se
relaie pour tenir compagnie à Madame, plus vieille
que Monsieur et qui a une maladie incurable, un
ramollissement des os, je crois. Il paraît qu'elle a
été jolie autrefois, qu'elle a eu des aventures et
que Monsieur l'a épousée tout de même, par amour.
Aujourd'hui, figurez-vous un tas de chiffons, de
dentelles et de bijoux, dans un fauteuil. Monsieur
l'entoure de s»ins. Il est si bon! Les méchantes
langues prétendent que c'est pour la distraire et la
consoler, en lui montrant des femmes plus jeunes
qu'elle et de santé délabrée, qu'il envoie ses ou-
vrières, à tour de rôle, passer huit ou dix jours à
la campagne, chaque été; que personne ne peut
rester davantage auprès de Madame, tant elle est
exigeante, hargneuse et jalouse. Mais, en sUPP;
que cela soit vrai, l'atelier n'en profite paS?
des dispositions généreuses du patron, heill 9*
— Ah! il met ses ouvrières au vert- fi$.j e,
étonné. aine1
— Oui, lorsqu'il s'aperçoit qu'elles traVes fell-
avec moins d'entrain et que les privations,
les, l'installation défectueuse ont abattu le Orge
des meilleures. Elles ne reviennent pas aso et rap:
rétablies, parbleu! mais un peu remontees et rap,
portant une nouvelle provision de vigueur, de goi
attaquer la saison prochaine. Imaginez-vous
rentrent à l'atelier avec plaisir presque. Le our
là-bas est si triste! Aussi Monsieur tri fait pB;
« Vous voyez bien, dit-il, que la fortune n ricM:
le bonheur et qu'on a tort d'envier le sort, UraÍ éW
Il a ses tribulations comme le pauvre. J aU ¡qUe se
un excellent médecin; le moral et le Phy s-ique
trouvent également bien du traitement que Je
cris. » b'ec¡a1'
— C'est la méthode qui laisse à désirer, 0 eJlC.
je. Cet entrepreneur ne devrait-il pas coOl uisqlll
par améliorer l'installation de ses ateliers, P jg 41
reconnaît qu'elle est défectueuse et BulS1
santé de ses ouvrières? Il n'aurait pas à .Ie ^#
s'il s'appliquait d'abord à les préserver dja ju4
ladie. La pratique de cette charité-là reie opér,
ce que les chirurgiens appellent : une bel pr
tion. Le patient en meurt, mais le prestig du P to,
fesseur est sauf. Manifestement, ce patron parue.
d'or, dans la double acception du mot, autable'
à l'espèce des philanthropes la plus fe oulageI';
-celle qui entretient la misère, pour la dégoiJte,
feint le détachement des biens, pour e tiCo
les pauvres, et invoque l'impuissance dé sb éflte
les pauvres, et invoque l'impuissance le
plètement heureux, pour décourager les û
d'un bonheur relatif. v"
Mais déjà ma voisine était loin, petite yiîf
noire au bout de l'avenue, bacille échapp Jture.
tournait de lui-même à son bouillon de c re.
LUCIEN DESCAV
[VEcho de Paris, 1") avril 1897.)
m
MÉLANGES ET DOCUMENT^
,eS
Le conseiller d'Etat, Lénet, rapporte, l30u(J
mémoires, que tout ce qu'il put obtenu favellr a
gne pour faire soulever les peuples enf,,ie Or id
gne pour faire soulever les peuples enr
prince de Condé, détenu à Vincennes Par
rin, « fut de lâcher des prêtres dans les eIJr
rin, « fut de lâcher des prêtres dans les 'Si?
naux. » C'est en parler comme de cni e 0
qui pouvaient souffler la rage de la g dèS
dans le secret du confessionnal. aieot oD'
Louis XI, la Brinvilliers, se cofesS et seCeDt
qu'ils avaient commis un grand crHIl¡'g pretiO 0
fessaient souvent, comme les gourman p~" ept
médecine pour avoir plus d'appétit. V' 01-1'- ¡!ls,
VokT"
(Diclionnaire philosophique, art. con
Le Gérant -- J. -
i
1MPRIMIRIK CHAPONET, RDI BLI0*i '» I
1
machine. Alfred,, lui, dort à côté sans en être le
moins du monde incommodé. Et c'est bien heureux,
parce qu'il a besoin de repos, Alfred.
J'admirais la simple acceptation de cette femme,
dont les veilles prolongées s'écoulaient entre deux
ronflements : celui de la mécanique et celui de
l'homme.
Je demandai :
— Pourquoi travaillez-vous à domicile ? Je croyais
que les journées d'atelier étaient plus avanta-
geuses?
— Justement rapport à Alfred, répondit-elle. Qui
donc lui préparerait ses repas? S'il m'a prise, c'est
un peu parce qu'il était las de la gargote. Il est vrai
qu'à l'atelier je gagnerais cinq ou six sous de plus
en m'échinant moins; mais l'atelier, Monsieur,
c'est une pièce grande comme votre chambre, où
l'on est trente ouvrières, les unes sur les autres,
avec les machines. Défense d'ouvrir les fenêtres.
On respire la maladie là-dedans. Je suis tout de
même mieux à la maison. Il y a pourtant un gros
inconvénient pour les ouvrières du dehors : le re-
ceveur.
— Le receveur ?
— Oui, celui à qui nous rendons l'ouvrage. Ah !
le mauvais chien!. Se peut-il qu'on soit aussi dur
envers les ouvrières, quand on a été ouvrier soi-
même! Vous n'avez pas idée du temps que nous
fait perdre exprès ce vilain homme. On attend
quelquefois deux heures, trois heures qu'il veuille
bien s'occuper de nous. Et malheur à qui élèverait
la voix, attirerait son attention! C'est le marché à
la main de suite. « Une de perdue, dix de retrou-
vées », dit-il. Ou bien, il, chipote l'ouvraee, décidé
d'avance à le dénigrer, tiiantsur les boutons, dé-
cousant de l'ongle, les doublures. Et toujours ce
refrain : « Vous n'êtes pas contente? Désolé! Passez
à la caisse, et au plaisir de ne pas vous revoir .»
C'est notre cauchemar à toutes. C'est à lui qu'on
pense la nuit, le nez sur la machine. Alfred a tu,
au régiment, un adjudant comme cela. Ah! quelle
différence avec Monsieur, bourru aussi, brutal sou-
vent, mais si bon, au fond, un cœur d'or, le père
• de ses ouvrières!
- C'est de l'entrepreneur de confection que vous
parlez ?
— M. Mallard, oui. Tous les ans, le lundi de Pâ-
ques, il invite l'atelier à passer la journée dans sa
maison de campagne, aux environs de Paris, une
propriété magnifique où il y a des pelouses, de
l'eau, des arbres, des serres, un petit bois, des
écuries pleines de chevaux et des bêtes derrière un
grillage, comme au Jardin des Plantes. Quand le
temps le permet, on déjeune sur l'herbe. Après, on
fait ce qu'on vtSlt jusqu'au dîner. « Prenez l'air,
amusez-vous », répète Monsieur. Alors on se pro-
mène, on va regarder manger des bêtes qu'on n'a
jamais vues, on visite les serres, la laiterie, on se
relaie pour tenir compagnie à Madame, plus vieille
que Monsieur et qui a une maladie incurable, un
ramollissement des os, je crois. Il paraît qu'elle a
été jolie autrefois, qu'elle a eu des aventures et
que Monsieur l'a épousée tout de même, par amour.
Aujourd'hui, figurez-vous un tas de chiffons, de
dentelles et de bijoux, dans un fauteuil. Monsieur
l'entoure de s»ins. Il est si bon! Les méchantes
langues prétendent que c'est pour la distraire et la
consoler, en lui montrant des femmes plus jeunes
qu'elle et de santé délabrée, qu'il envoie ses ou-
vrières, à tour de rôle, passer huit ou dix jours à
la campagne, chaque été; que personne ne peut
rester davantage auprès de Madame, tant elle est
exigeante, hargneuse et jalouse. Mais, en sUPP;
que cela soit vrai, l'atelier n'en profite paS?
des dispositions généreuses du patron, heill 9*
— Ah! il met ses ouvrières au vert- fi$.j e,
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— Oui, lorsqu'il s'aperçoit qu'elles traVes fell-
avec moins d'entrain et que les privations,
les, l'installation défectueuse ont abattu le Orge
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là-bas est si triste! Aussi Monsieur tri fait pB;
« Vous voyez bien, dit-il, que la fortune n ricM:
le bonheur et qu'on a tort d'envier le sort, UraÍ éW
Il a ses tribulations comme le pauvre. J aU ¡qUe se
un excellent médecin; le moral et le Phy s-ique
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par améliorer l'installation de ses ateliers, P jg 41
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s'il s'appliquait d'abord à les préserver dja ju4
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fesseur est sauf. Manifestement, ce patron parue.
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-celle qui entretient la misère, pour la dégoiJte,
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tournait de lui-même à son bouillon de c re.
LUCIEN DESCAV
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Le conseiller d'Etat, Lénet, rapporte, l30u(J
mémoires, que tout ce qu'il put obtenu favellr a
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prince de Condé, détenu à Vincennes Par
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dans le secret du confessionnal. aieot oD'
Louis XI, la Brinvilliers, se cofesS et seCeDt
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