Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1896-03-22
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 42932 Nombre total de vues : 42932
Description : 22 mars 1896 22 mars 1896
Description : 1896/03/22 (A14,T26,N665). 1896/03/22 (A14,T26,N665).
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette Collection numérique : Arts de la marionnette
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k5709593v
Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 01/12/2010
LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES
185
gagner queuque chose, et tu apporteras du
beurre et du fromage cheux nous. » Le plus
beau de tous est peut-être celui d'Orgon
voulant donner une idée de ses progrès
dans la perfection chrétienne :
Et je verrais mourir père, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
Lorsque cette gaillarde d'Henriette me-
nace Trissotin de ce que vous savez, au cas
où il persisterait à l'épouser, et que notre
cuistre exprime son indifférence philoso-
phique sur ce point, il fait du Théâtre-
Libre sans le savoir. Les mots de cette es-
pèce sont surtout nombreux dans le Malade
imaginaire, la dernière pièce de Molière.
Visiblement, avec les années, il tournait à
l'amertume. S'il eût vécu plus longtemps, il
eût été capable de faire du Georges Ancey.
Mais j'ai eu beau feuilleter George Dan-
din, je n'y ai pu rencontrer un seul de ces
mots qui ont essentiellement pour marque
l'inconscience morale dans l'ignominie.
L'inconscience y est bien ; l'ignominie, non,
car la qualification serait excessive même
pour cette farceuse d'Angélique.
Les meilleurs mots sont peut-être ceux-ci
du pauvre George : " Dieu merci ! mon dé-
shonneur est si clair, maintenant, que
vous n'en pourrez douter », et encore
(ce qui est une variante de la même plai-
santerie) : « O ciel, seconde mon dessein,
et m'accorde la grâce de faire voir aux gens
que l'on me déshonore. » Cela est drôle;
mais, dites-moi, bien sincèrement, est-ce que
cela vous serre le coeur?
" Cruel », George Dandin l'est tout jus-
tement à la façon d'un drame de chez Gui-
gnol. On berne George, on tape sur lui à
grands coups de bâton, mais d'un bâton qui
est en feutre, pour le punir d'avoir fait un
sot mariage. A vrai dire, ce n'est pas sur
George que l'on tape, mais sur M. de la
Dandinière. Pour que la pièce fût « cruelle »
à la façon pédante dont on l'entend aujour-
d'hui, il faudrait d'abord nous montrer la
souffrance du mari plus que le châtiment du
paysan vaniteux. Puis, son déshonneur, qui
n'est après tout qu'ébauché, devrait être
effectif et complet. Ses nobles beaux-parents
eux-mêmes n en pourraient douter : mais,
considérant que leur gendre n'est qu'un vi-
lain et que le galant d'Angélique est bon
gentilhomme et de la meilleure société, ils
seraient amenés tout doucement à prendre
le parti de leur fille, et peut-être à couvrir
et a favoriser ses petites distractions, — sans
cesser d'émettre des phrases sur les conve-
nances et de se croire les plus honnêtes
gens du monde. Et George souffrirait d'a-
bord de tout son coeur et protesterait de
toutes ses forces ; et l'on craindrait qu'il ne
se porte à quelque extrémité fâcheuse. Mais
il adviendrait ensuite (comment et dans
quelles conjonctures, ce serait affaire à l'au-
teur) que la vanité du pauvre mari serait
intéressée à ne se point brouiller avec sa
femme ni avec ses beaux-parents. Et alors,
par un de ces lâches revirements dont la
jeune école pessimiste nous a développé
tant de fois de si remarquables exemples,
George se résignerait peu à peu à n'envi-
sager que les bénéfices de la situation. Il
oublierait le reste, il avouerait qu'il n'a rien
vu, ou même il estimerait que ce qu'il a vu
est sans importance. Il dirait : " Vous l'avez
voulu, George Dandin... et vous avez bien
fait, puisqu'au bout du compte vous voilà
louvetier du roi et reçu chez les d'Escarba-
gnas. » Et ce serait cruel, amer, coupant,
pince-sans-rire et « rosse » ; ce serait en-
fin le George Dandin du Théâtre-Libre;
mais il vrai que ce ne serait plus George
Dandin.
La farce de Molière est donc fort inno-
cente. Pourquoi avait-elle jusqu'ici tant at-
tristé et angoissé le public? Sarcey pense
que cela tenait au jeu de M. Got. M. Got
nous présentait, paraît-il, un George Dan-
din sérieux en diable, lamentable et tragi-
que, et qui renfonçait dans sa gorge les
sanglots de Triboulet. Mais j'estime qu'il y
avait une autre raison au malaise des spec-
tateurs. Si George Dandin est une atellane
d'une férocité toute joviale et sans nul
fiel, il y a peut-être quelque monotonie
et des redites un peu sensibles dans les
manifestations de cette férocité. Chacun
des trois actes est, dans son lieu, une
pièce entière, et ses trois actes sont d'une
construction identique. Je sais bien qu'il y a
une sorte de crescendo dans les effets. An-
gélique, au premier acte, se contente de
protester avec un douloureux étonnement
contre les accusations de son mari. Sur le
point d'être pincée, au deuxième acte, elle
se tire d'affaire en feignant de congédier
son galant avec indignation. Au troisième
acte, prise en flagrant délit d'escapade noc-
turne, elle trouve moyen, non seulement de
sortir de ce mauvais pas, mais de retourner
l'accusation contre son benêt de mari. Ainsi
croissent d'un acte à l'autre le danger et
l'impudence d'Angélique, la fureur et l'in-
fortune de George ; et voilà qui est bien.
Mais enfin, c'est toujours la même situa-
tion; les mêmes éléments se retrouvent
exactement dans la composition des trois
tableaux : les confidences de Lubin, les mo-
nologues de George Dandin, les roueries
d'Angélique, de Clitandre et de la servante
Claudine, et la stupide obstination de M. et
Mme de Sotenville. Et tout cela ramené dans
le même ordre. L'amende honorable de
George à sa gourgandine de femme (troi-
sième acte) reproduit fidèlement l'amende
honorable au galant (acte premier) ; et s'il
n'y a point d'amende honorable dans le se-
cond, c'est sans doute que Molière n'a pas
vu à qui George eût bien pu l'adresser
cette fois. Et voilà tout de même bien des
symétries, et presque accablantes.
A Dieu ne plaise que, avec tout cela, j'aie
l'air de faire peu de cas de George Dandin!
C'est, parmi les farces de Molière, une des
plus savoureusement écrites. Cela est plein,
et dru, et coloré à souhait.
Les deux Sotenville sont merveilleux de
relief. Ils sont à mettre à côté de la com-
tesse d'Escarbagnas. Il est à remarquer que
ces croquis de touche plus franchement
« réaliste » se multiplient dans la seconde
partie de l'oeuvre de Molière. Ses dernières
farces contiennent en germe, et mieux
qu'en germe, tout le théâtre de Dancourt,
qui fut, comme vous savez, un peu le
Meilhac du dix-huitième siècle. Au reste, est-
il besoin de dire une fois de plus que tout
est dans Molière, et qu'il ne faut, pour l'y
voir, qu'un peu de bonne volonté? Est-ce que
les commentateurs ne se sont pas avisés que
l'acte final du Mariage de Figaro, celui des
quiproquos sous les marronniers, était une
réminiscence du troisième acte de George
Dandin ?N'a-t-on pas dit que George Dandin
était déjà un premier crayon du Gendre de
M. Poirier? Et cela pourrait être vrai, si
la farce se passait ailleurs que dans la rue,
si Molière nous introduisait seulement un peu
dans le ménage de George et d'Angélique et
nous indiquait au moins, dans les rapports
habituels des deux époux, les effets de leur
différence d'origine et d'éducation. Mais,
pendant qu'on y est, ne pourrait-on pas
tout aussi bien dire qu'Angélique Dandin
est l'aïeule simpliste d'Emma Bovary? « Pen-
sez-vous, dit Angélique à Clitandre, qu'on
soit capable d'aimer de certains maris qu'il
y a ? On les prend parce qu'on ne peut s'en
défendre... Mais on sait leur rendre jus-
tice, et l'on se moque fort do les consi-
dérer au delà de ce qu'ils méritent. » Sur
quoi Clitandre, complétant et précisant la
pensée d'Angélique : « Ah ! qu'il faut avouer
que celui qu'on vous a donné était peu
digne de l'honneur qu'il a reçu, et que c est
une étrange chose que l'assemblage qu'on
a fait d'une personne comme vous avec un
homme comme lui ! » Eh ! mais ne voilà-t-il
pas le résumé et comme le schéma du ro-
man de la femme incomprise et des pre-
mières histoires de la bonne Sand ?... Molière
est tout plein de ces germes. Honorons-le.
Donc, George Dandin, en dépit de l'a-
mertume qu'on y croyait voir, et de la mo-
notonie de construction de ses trois actes, a
cette fois amusé le public : 1° parce que
cette amertume n'y est pas, et 2° parce que
cette monotonie a été sauvée par la verve
et la gaieté des comédiens.
JULES LEMAITRE.
[L'interprétation de George Dandin a été très,
satisfaisante. M. Boucher est un Clitandre de
bonne mine, Mlle Nancy Martel, une Angélique
coquette à souhait... M. Villain et Mlle Fayolle
prêtent au couple de Sotenville la morgue so-
lennelle qui convient. M. Laugier n'est peut-être
pas assez rond, assez bonhomme dans George
Dandin, mais le public a beaucoup goûté la
verve finaude de M. Truffier (Lubin) et la bonne
humeur verdissante et la franche gaieté de
Mlle Lynnès (Claudine).]
PAGES OUBLIEES
L'Académie française vient de décerner ses deux
prix les plus importants à M. René Bazin (4,000 fr.) et
au poète Léon Dierx (8,000 fr.). Nous ne saurions
mieux faire que de reproduire un fin croquis de pro-
vince de M. Bazin, et quelques nobles pièces de M.L.
Dierx.
LA DEMOISELLE
VERS la quarantième année, — un âge
dont on se console difficilement, —«
la Demoiselle a eu la chance ines-
pérée de devenir châtelaine. Elle qui,
jusque-là, avait vécu pour les autres, a leur
ombre, confinée dans une chambre de l'hôtel
de son frère, pauvre sans remède prévu, dé-
vouée sans remerciements, immobile, muette et
inaperçue les soirs de réception comme une
glace sans tain, elle a reçu un jour sa dot.
avec vingt ans de retard. Un parent éloigne
avait pensé à elle, qui ne pensait plus à lui.
Un notaire s'avançait vers la vieille fille, res-
pectueux, et lui communiquait la clause du
testament : « Ma terre de Bel-Aubier, com-
prenant le château, l'ancien parc, deux métai-
ries et une closerie, le tout net de droits et
rentes. »
Elle ne parut pas émue, garda sa mince robe
noire, et ne visita pas son fief. C'était d'hiver.
Mais aux premiers beaux jours, elle étonna sa
famille, qui comptait bien qu'une si modeste
personne déléguerait à un proche parent le
soin d'inspecter les terres, d'y commander,
d'y installer un garde avec un chenil, de tou-
cher les fermages, peut-être même de les dé-
penser. De quoi avait-elle besoin, cette chère
tante ? D'un peu d'affection, de quelques at-
tentions délicates qui prouvassent tout le cas
qu'on faisait d'elle. Son frère venait de donner
l'ordre qu'on retapissât la chambre de Made-
moiselle. Sa belle-soeur, depuis l'héritage, lui
avait dit deux fois :
— Ma bonne Elodie, vous ne m'accompa-
gnez jamais dans mes visites : c'est très mal;
mes amies vous réclament.
Elodie refusait, rougissait, trottinait, s'effa-
çait. Ses habitudes ne changeaient pas.
Or, un matin, une voiture de louage attelée
de deux chevaux s'arrêta devant la porte de
l'hôtel, dans la petite ville à peine éveillée. On
alla prévenir le comte.
— Mais je n'ai pas demandé de voiture.
Renvoyez ce cocher qui se trompe.
Mlle Elodie descendait l'escalier.
— N'en faites rien : c'est moi qui ai donne
l'ordre.
— Vous, ma soeur?
— Moi, mon frère.
— Et où allez-vous ?
— Voir Bel-Aubier.
— Je vous accompagne!
La vieille fille eut le courage de répondre :
— Merci, mon frère, je préfère aller seule.
— Mais où déjeunerez-vous ? C'est un dé-
sert. Avez-vous pensé...
— A tout, interrompit Mlle Elodie, en mon-
trant un panier, gros comme le poing, qui faisait
comme un second manchon, plus petit et plus
sombre, au-dessous du castor vénérable que
ses mains ne quittaient guère.
Et le» fermiers du lointain pays de legs,
vers une heure de l'après-midi, virent arriver
185
gagner queuque chose, et tu apporteras du
beurre et du fromage cheux nous. » Le plus
beau de tous est peut-être celui d'Orgon
voulant donner une idée de ses progrès
dans la perfection chrétienne :
Et je verrais mourir père, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
Lorsque cette gaillarde d'Henriette me-
nace Trissotin de ce que vous savez, au cas
où il persisterait à l'épouser, et que notre
cuistre exprime son indifférence philoso-
phique sur ce point, il fait du Théâtre-
Libre sans le savoir. Les mots de cette es-
pèce sont surtout nombreux dans le Malade
imaginaire, la dernière pièce de Molière.
Visiblement, avec les années, il tournait à
l'amertume. S'il eût vécu plus longtemps, il
eût été capable de faire du Georges Ancey.
Mais j'ai eu beau feuilleter George Dan-
din, je n'y ai pu rencontrer un seul de ces
mots qui ont essentiellement pour marque
l'inconscience morale dans l'ignominie.
L'inconscience y est bien ; l'ignominie, non,
car la qualification serait excessive même
pour cette farceuse d'Angélique.
Les meilleurs mots sont peut-être ceux-ci
du pauvre George : " Dieu merci ! mon dé-
shonneur est si clair, maintenant, que
vous n'en pourrez douter », et encore
(ce qui est une variante de la même plai-
santerie) : « O ciel, seconde mon dessein,
et m'accorde la grâce de faire voir aux gens
que l'on me déshonore. » Cela est drôle;
mais, dites-moi, bien sincèrement, est-ce que
cela vous serre le coeur?
" Cruel », George Dandin l'est tout jus-
tement à la façon d'un drame de chez Gui-
gnol. On berne George, on tape sur lui à
grands coups de bâton, mais d'un bâton qui
est en feutre, pour le punir d'avoir fait un
sot mariage. A vrai dire, ce n'est pas sur
George que l'on tape, mais sur M. de la
Dandinière. Pour que la pièce fût « cruelle »
à la façon pédante dont on l'entend aujour-
d'hui, il faudrait d'abord nous montrer la
souffrance du mari plus que le châtiment du
paysan vaniteux. Puis, son déshonneur, qui
n'est après tout qu'ébauché, devrait être
effectif et complet. Ses nobles beaux-parents
eux-mêmes n en pourraient douter : mais,
considérant que leur gendre n'est qu'un vi-
lain et que le galant d'Angélique est bon
gentilhomme et de la meilleure société, ils
seraient amenés tout doucement à prendre
le parti de leur fille, et peut-être à couvrir
et a favoriser ses petites distractions, — sans
cesser d'émettre des phrases sur les conve-
nances et de se croire les plus honnêtes
gens du monde. Et George souffrirait d'a-
bord de tout son coeur et protesterait de
toutes ses forces ; et l'on craindrait qu'il ne
se porte à quelque extrémité fâcheuse. Mais
il adviendrait ensuite (comment et dans
quelles conjonctures, ce serait affaire à l'au-
teur) que la vanité du pauvre mari serait
intéressée à ne se point brouiller avec sa
femme ni avec ses beaux-parents. Et alors,
par un de ces lâches revirements dont la
jeune école pessimiste nous a développé
tant de fois de si remarquables exemples,
George se résignerait peu à peu à n'envi-
sager que les bénéfices de la situation. Il
oublierait le reste, il avouerait qu'il n'a rien
vu, ou même il estimerait que ce qu'il a vu
est sans importance. Il dirait : " Vous l'avez
voulu, George Dandin... et vous avez bien
fait, puisqu'au bout du compte vous voilà
louvetier du roi et reçu chez les d'Escarba-
gnas. » Et ce serait cruel, amer, coupant,
pince-sans-rire et « rosse » ; ce serait en-
fin le George Dandin du Théâtre-Libre;
mais il vrai que ce ne serait plus George
Dandin.
La farce de Molière est donc fort inno-
cente. Pourquoi avait-elle jusqu'ici tant at-
tristé et angoissé le public? Sarcey pense
que cela tenait au jeu de M. Got. M. Got
nous présentait, paraît-il, un George Dan-
din sérieux en diable, lamentable et tragi-
que, et qui renfonçait dans sa gorge les
sanglots de Triboulet. Mais j'estime qu'il y
avait une autre raison au malaise des spec-
tateurs. Si George Dandin est une atellane
d'une férocité toute joviale et sans nul
fiel, il y a peut-être quelque monotonie
et des redites un peu sensibles dans les
manifestations de cette férocité. Chacun
des trois actes est, dans son lieu, une
pièce entière, et ses trois actes sont d'une
construction identique. Je sais bien qu'il y a
une sorte de crescendo dans les effets. An-
gélique, au premier acte, se contente de
protester avec un douloureux étonnement
contre les accusations de son mari. Sur le
point d'être pincée, au deuxième acte, elle
se tire d'affaire en feignant de congédier
son galant avec indignation. Au troisième
acte, prise en flagrant délit d'escapade noc-
turne, elle trouve moyen, non seulement de
sortir de ce mauvais pas, mais de retourner
l'accusation contre son benêt de mari. Ainsi
croissent d'un acte à l'autre le danger et
l'impudence d'Angélique, la fureur et l'in-
fortune de George ; et voilà qui est bien.
Mais enfin, c'est toujours la même situa-
tion; les mêmes éléments se retrouvent
exactement dans la composition des trois
tableaux : les confidences de Lubin, les mo-
nologues de George Dandin, les roueries
d'Angélique, de Clitandre et de la servante
Claudine, et la stupide obstination de M. et
Mme de Sotenville. Et tout cela ramené dans
le même ordre. L'amende honorable de
George à sa gourgandine de femme (troi-
sième acte) reproduit fidèlement l'amende
honorable au galant (acte premier) ; et s'il
n'y a point d'amende honorable dans le se-
cond, c'est sans doute que Molière n'a pas
vu à qui George eût bien pu l'adresser
cette fois. Et voilà tout de même bien des
symétries, et presque accablantes.
A Dieu ne plaise que, avec tout cela, j'aie
l'air de faire peu de cas de George Dandin!
C'est, parmi les farces de Molière, une des
plus savoureusement écrites. Cela est plein,
et dru, et coloré à souhait.
Les deux Sotenville sont merveilleux de
relief. Ils sont à mettre à côté de la com-
tesse d'Escarbagnas. Il est à remarquer que
ces croquis de touche plus franchement
« réaliste » se multiplient dans la seconde
partie de l'oeuvre de Molière. Ses dernières
farces contiennent en germe, et mieux
qu'en germe, tout le théâtre de Dancourt,
qui fut, comme vous savez, un peu le
Meilhac du dix-huitième siècle. Au reste, est-
il besoin de dire une fois de plus que tout
est dans Molière, et qu'il ne faut, pour l'y
voir, qu'un peu de bonne volonté? Est-ce que
les commentateurs ne se sont pas avisés que
l'acte final du Mariage de Figaro, celui des
quiproquos sous les marronniers, était une
réminiscence du troisième acte de George
Dandin ?N'a-t-on pas dit que George Dandin
était déjà un premier crayon du Gendre de
M. Poirier? Et cela pourrait être vrai, si
la farce se passait ailleurs que dans la rue,
si Molière nous introduisait seulement un peu
dans le ménage de George et d'Angélique et
nous indiquait au moins, dans les rapports
habituels des deux époux, les effets de leur
différence d'origine et d'éducation. Mais,
pendant qu'on y est, ne pourrait-on pas
tout aussi bien dire qu'Angélique Dandin
est l'aïeule simpliste d'Emma Bovary? « Pen-
sez-vous, dit Angélique à Clitandre, qu'on
soit capable d'aimer de certains maris qu'il
y a ? On les prend parce qu'on ne peut s'en
défendre... Mais on sait leur rendre jus-
tice, et l'on se moque fort do les consi-
dérer au delà de ce qu'ils méritent. » Sur
quoi Clitandre, complétant et précisant la
pensée d'Angélique : « Ah ! qu'il faut avouer
que celui qu'on vous a donné était peu
digne de l'honneur qu'il a reçu, et que c est
une étrange chose que l'assemblage qu'on
a fait d'une personne comme vous avec un
homme comme lui ! » Eh ! mais ne voilà-t-il
pas le résumé et comme le schéma du ro-
man de la femme incomprise et des pre-
mières histoires de la bonne Sand ?... Molière
est tout plein de ces germes. Honorons-le.
Donc, George Dandin, en dépit de l'a-
mertume qu'on y croyait voir, et de la mo-
notonie de construction de ses trois actes, a
cette fois amusé le public : 1° parce que
cette amertume n'y est pas, et 2° parce que
cette monotonie a été sauvée par la verve
et la gaieté des comédiens.
JULES LEMAITRE.
[L'interprétation de George Dandin a été très,
satisfaisante. M. Boucher est un Clitandre de
bonne mine, Mlle Nancy Martel, une Angélique
coquette à souhait... M. Villain et Mlle Fayolle
prêtent au couple de Sotenville la morgue so-
lennelle qui convient. M. Laugier n'est peut-être
pas assez rond, assez bonhomme dans George
Dandin, mais le public a beaucoup goûté la
verve finaude de M. Truffier (Lubin) et la bonne
humeur verdissante et la franche gaieté de
Mlle Lynnès (Claudine).]
PAGES OUBLIEES
L'Académie française vient de décerner ses deux
prix les plus importants à M. René Bazin (4,000 fr.) et
au poète Léon Dierx (8,000 fr.). Nous ne saurions
mieux faire que de reproduire un fin croquis de pro-
vince de M. Bazin, et quelques nobles pièces de M.L.
Dierx.
LA DEMOISELLE
VERS la quarantième année, — un âge
dont on se console difficilement, —«
la Demoiselle a eu la chance ines-
pérée de devenir châtelaine. Elle qui,
jusque-là, avait vécu pour les autres, a leur
ombre, confinée dans une chambre de l'hôtel
de son frère, pauvre sans remède prévu, dé-
vouée sans remerciements, immobile, muette et
inaperçue les soirs de réception comme une
glace sans tain, elle a reçu un jour sa dot.
avec vingt ans de retard. Un parent éloigne
avait pensé à elle, qui ne pensait plus à lui.
Un notaire s'avançait vers la vieille fille, res-
pectueux, et lui communiquait la clause du
testament : « Ma terre de Bel-Aubier, com-
prenant le château, l'ancien parc, deux métai-
ries et une closerie, le tout net de droits et
rentes. »
Elle ne parut pas émue, garda sa mince robe
noire, et ne visita pas son fief. C'était d'hiver.
Mais aux premiers beaux jours, elle étonna sa
famille, qui comptait bien qu'une si modeste
personne déléguerait à un proche parent le
soin d'inspecter les terres, d'y commander,
d'y installer un garde avec un chenil, de tou-
cher les fermages, peut-être même de les dé-
penser. De quoi avait-elle besoin, cette chère
tante ? D'un peu d'affection, de quelques at-
tentions délicates qui prouvassent tout le cas
qu'on faisait d'elle. Son frère venait de donner
l'ordre qu'on retapissât la chambre de Made-
moiselle. Sa belle-soeur, depuis l'héritage, lui
avait dit deux fois :
— Ma bonne Elodie, vous ne m'accompa-
gnez jamais dans mes visites : c'est très mal;
mes amies vous réclament.
Elodie refusait, rougissait, trottinait, s'effa-
çait. Ses habitudes ne changeaient pas.
Or, un matin, une voiture de louage attelée
de deux chevaux s'arrêta devant la porte de
l'hôtel, dans la petite ville à peine éveillée. On
alla prévenir le comte.
— Mais je n'ai pas demandé de voiture.
Renvoyez ce cocher qui se trompe.
Mlle Elodie descendait l'escalier.
— N'en faites rien : c'est moi qui ai donne
l'ordre.
— Vous, ma soeur?
— Moi, mon frère.
— Et où allez-vous ?
— Voir Bel-Aubier.
— Je vous accompagne!
La vieille fille eut le courage de répondre :
— Merci, mon frère, je préfère aller seule.
— Mais où déjeunerez-vous ? C'est un dé-
sert. Avez-vous pensé...
— A tout, interrompit Mlle Elodie, en mon-
trant un panier, gros comme le poing, qui faisait
comme un second manchon, plus petit et plus
sombre, au-dessous du castor vénérable que
ses mains ne quittaient guère.
Et le» fermiers du lointain pays de legs,
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