Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1887-11-13
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 42932 Nombre total de vues : 42932
Description : 13 novembre 1887 13 novembre 1887
Description : 1887/11/13 (A5,T9,N229). 1887/11/13 (A5,T9,N229).
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette Collection numérique : Arts de la marionnette
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k57061798
Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 01/12/2010
312
LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES
aigle empaillé qui semblait l'attendre pour
lui souhaiter la bienvenue. A minuit, l'or-
chestre de la Société philharmonique a
donné à Mlle Lind une sérénade, et pen-
dant deux heures l'illustre cantatrice a
été obligée de rester à sa fenêtre, malgré
la fraîcheur de la nuit. Le lendemain,
M. Barnurn, l'habile oiseleur qui a su
mettre en cage pour quelques mois le
rossignol suédois, l'a conduite au Mu-
séum, dont il lui a montré toutes les
curiosités, sans oublier un cacatoès ni un
orang-outang ; et plaçant enfin un miroir
devant les yeux de la déesse : « Voici,
madame, a-t-il dit avec une galanterie
exquise, ce que nous avons ici en ce mo-
ment de plus rare et de plus ravissant à
vous montrer ! » A sa sortie du Muséum,
un choeur de jeunes et belles filles vêtues
de blanc s'est avancé au-devant de l'im-
mortelle et lui a fait un virginal cortège,
chantant des hymnes et semant des fleurs
sur ses pas. Plus loin, une scène frap-
pante et d'un genre tout neuf attendrit la
célèbre promeneuse : les dauphins, les
baleines, qui depuis plus de huit cents
lieues (d'autres disent neuf cents) avaient
pris part au triomphe de cette Galathée
nouvelle et suivi son navire en lançant
par leurs évents des gerbes d'eau de sen-
teur, s'agitaient convulsivement dans le
port, en proie au désespoir de ne pouvoir
l'accompagner encore à terre ; des veaux
marins, versant de grosses larmes, se
livraient aux plus lamentables gémisse-
ments. Puis on a vu (spectacle plus doux
pour son coeur) des mouettes, des fré-
gates, des fous de mer, sauvages oiseaux
qui habitent les vastes solitudes de
l' Océan,plus heureux voltiger sans crainte
autour de l'adorable, se poser sur ses
épaules pures, planer au-dessus de sa
tête olympienne, tenant dans leur bec
des perles d'une grosseur monstrueuse,
qu'ils lui offraient de la plus gracieuse
façon, avec un doux roucoulement. Les
canons tonnaient, les cloches chantaient
Hosanna! et de magnifiques éclats de
tonnerre faisaient, par intervalles, reten-
tir un ciel sans nuages dans sa radieuse
immensité. »
Que vous semble du tableau ? Jenny
Lind n'avait rien à envier à Sarah Bern-
hardt.
Il n'en est pas moins vrai que Jenny
Lind, l'artiste Scandinave par excellence,
n'avait pas, en sa fleur, sa pareille au
théâtre. Elle n'avait donné à l'Opéra que
les prémisses d'un talent devant lequel
Pans commit l'irrévérence de ne pas
tomber en extase. Inde irè ! Jenny Lind
secoua la poussière de ses sandales à la
porte de notre pauvre et bien innocente
Académie de musique, et jura en partant
ses grands dieux de n'y plus jamais repa-
raître. Elle s'est tenu parole. Les sexa-
génaires dont nous parlions au début de
cette chronique y ont seuls perdu, car
nous n'aurions pu, nous autres, plus tard
venus, que savourer les charmes d'une
voix défaillante; mais, s'il faut en croire
Blaze, ils ont perdu beaucoup. Bien des
cantatrices, selon lui, ont reçu de la na-
ture des dons égaux, sinon supérieurs,
aux facultés dont disposait cette étrange
fille du Nord. « Nous en connaissons,
écrivait-il dans ses Musiciens contempo-
rains, qui ont la voix plus étendue et
plus souple ; nous en connaissons même
qui chantent mieux : mais aucune ne
chante comme elle. Pureté, force, sont le
secret de ce talent, nous dirons plus, de
cette individualité, se résumant en ces
deux mots.» On comprend dès lors quelles
affinités mystérieuses devaient exister
entre elle et certains types féminins de
la Grèce antique.
Barnurn a décidément gâté, au sens
fâcheux du mot, cette brillante renom-
mée.
Nous n' avons pas aujourdhui le loisir
d'entretenir nos lecteurs du dernier con-
cert de Lamoureux. Il mérite mieux que
quelques lignes rapides. Les Romains
n'ont que l'aire au Cirque des Champs-
Elysées; les applaudissements partent
d'ensemble de toutes les mains, même
après le prélude de Tristan et Iseult, de
Wagner, et plus nourris encore après la
Marche des Pèlerins, extraite d' Harold, de
Berlioz, tant est idéale l'exécution de
l'orchestre. Nous en causerons en détail
dans notre prochaine Chronique. Nous
rendrons également compte d'un livre
paru il y a peu de temps à la librairie
Victor Lecoffre, livre très spécial, mais
fort curieux, de M. Emile Burnouf, le
savant directeur honoraire de l'Ecole
d'Athènes. Il a pour titre : Les Chants de
l' Eglise latine.
ELY-EDMOND GRIMARD.
PAGES OUBLIÉES
Marco do Saint-Hilaire, qui vient de mourir, a
laissé des légendes, aujourd'hui oubliées, mais qui
ont fait la joie de nos pères et contribué à popula-
riser les souvenirs de l'Empire. Nous reproduisons
ci-après l'un de ses récits les plus touchants.
LE MANTEAU DE L'EMPEREUR
TSSJ^^jïy ' était pendant la campagne de
fifâSft Russie. Le maréchal Ney, mira-
vfP^*3k culeusement sauvé, était parvenu
Ç^SjRj^ï à rejoindre l'empereur avec ses
pà&jv&ZZ, régiments à moitié détruits. Na-
poléon passa en revue ces braves et reprit le
chemin de son bivouac ; mais, au moment où
il saluait le colonel du 84e de ligne, Jean
Pegot, de Saint-Gaudens, un vieux soldat,
dont la capote était en lambeaux, se précipita
au-devant de lui, tenant à la main le frag-
ment d'un drapeau russe et le présenta à Na-
poléon.
— Que veux-tu, mon brave ? lui demanda
l'empereur.
— Sire, vous offrir ce que mes mains en-
gourdies ont pu conserver de cet étendard.
Les Cosaques n'avaient voulu m'en laisser
que ces lambeaux ; veuillez les prendre, mon
empereur, car je crains bien de ne pouvoir
les conserver plus longtemps.
— Bien ! mon ami, très bien ! je te remer-
cie.
Napoléon prit le lambeau de soie que lui
présentait le soldat, et le regarda avec atten-
tion.
— Oui, c'était un drapeau russe, dit-il en
l'examinant ; j'y vois encore le chiffre qui le
t'ait reconnaître. Il vaut autant pour mot que
s'il était entier. As-tu la croix ?
— Oui, Sire, vous me l'avez donnée à Wa-
gram.
— Eh bien ! je te donnerai autre chose.
— Merci, mon empereur ; je n'ai plus be-
soin de rien ; car j'ai là une terrible entaille
qui ne me rend pas ma tête très solide sur
mes épaules.
En disant cela, le vieux soldat détournait
une bande de chiflons serrée autour de son
cou, et qui cachait une plaie profonde. L'em-
pereur y porta les yeux et dit :
— Moi, je veux que tu vives ! et tu vivras.
Allons ! il faut aller te faire soigner à l'am-
bulance ; je l'exige ; on va t'y conduire.
Mais, mon empereur, il y en a qui sont
encore plus mal hypothéqués que moi. Mes
jambes font encore assez bien leur service, et
moi, je ne veux pas abandonner mon régi-
ment, je veux suivre mon drapeau ; si je reste
en route, c'est différent, tant pis. »
Napoléon n'insista plus:
— Eh bien ! soit ! reprit-il, puisque tu es si
entêté, reste donc avec ton régiment, mau-
vaise tête, je ne t'oublierai pas.
— Mauvaise tête est le mot, dit encore le
soldat, en portant la main à son bonnet ; puis
il fit quelques pas pour s'éloigner, mais se
ravissant aussitôt :
— A propos ! mon empereur, je vous ai dit
que je n'avais besoin de rien : foi de Marc
Chaussard, je suis un menteur. Si vous pou-
viez me faire donner quelque vieille capote
pour remplacer l'ancienne, qui ne figure plus
que pour mémoire sur mes épaules, je vous
en serais infiniment obligé. Je ne vous de-
mande que cela, mon empereur.
Napoléon ne put s'empêcher de sourire :
— Une capote ! je t'en ferai donner une.
Tu n'as pas le temps d'attendre, n'est-ce
pas ?
— Pas trop, sire, c'est la pure vérité.
Napoléon portait alors, par dessus sa po-
lonaise à fourrures, un manteau bleu, que
Constant, son premier valet de chambre, avait
prudemment jeté sur ses épaules au moment
où la neige avait commence à tomber. Par un
mouvement rapide, il se débarrassa de ce
manteau, et, le faisant rouler aux pieds du
soldat :
— Tiens ! lui dit-il, cela vaudra bien une
capote. Prends ! c'est pour toi.
Le soldat étonné, confondu, regardait al-
ternativement le manteau et l'empereur. Il se
préparait à adresser de nouvelles observa-
tions, lorsque Napoléon lui ferma la bouche
en lui disant d'un ton sévère :
— Prends ! te dis-je, je le veux!
— Alors, je ne dis plus rien; merci, mon
empereur.
Et Napoléon s'éloigna, tandis que Marc
Chaussard, soulevant le manteau de l'empe-
reur d'une main affaiblie, priait un de ses
camarades de l'aider à le placer sur ses
épaules.
— Il a ma foi raison, le petit caporal, dit le
grenadier, cela vaut mieux qu'une capote de
soldat. En voilà un fameux empereur, qui se
déshabille pour pomponner un de ses soldats !
C'est peut-être mal à moi d'avoir accepté;
mais, chut ! le général a commandé, et le gre-
nadier doit obéir au commandement, les yeux
fermés.
Et Marc Chaussard rejoignit le peloton de
soldats qui représentaient le 84e de ligne. Il
ne se souvenait plus de sa blessure, et, mal-
gré les instances des chirurgiens, de son co-
lonel lui-même, il ne voulut jamais abandon-
ner le régiment.
L'armée française continuait sa retraite en
livrant chaque jour dès combats partiels, où
elle soutenait dignement l'honneur de ses
aigles. Les Russes avaient d'avance marqué
notre tombeau au milieu des neiges ; leur
poursuite devenait de jour en jour plus vive,
plus acharnée, et la route que suivaient les
débris de nos régiments était jonchée de
cadavres. Dans ce grand désordre, dans cette
confusion, conséquence inévitable d'un hor-
rible désastre, plusieurs corps obéissaient ce-
pendant aux lois de la discipline ; ils avaient
conservé leurs cadres, et marchaient comme
s'ils eussent été au grand complet. L'un d'eux
le 84e, se distinguait par sa constance héroï-
que. Dans ses rangs clairsemés, un soldat se
taisait remarquer par son manteau bleu, dont
le luxe tranchait avec le misérable accoutre-
ment de ses camarades : il était toujours le
premier au feu, quoiqu'il ne portât qu'un sa-
bre. Ses doigts raidis par le froid ne pou-
vaient plus manier un fusil, mais il encou-
rageait ses compagnons ; il les animait par
ses paroles, dirigeait la fusillade, et plus d'un
officier russe, qu'il signala aux balles fran-
çaises, tomba victime de l'expérience du vieux
soldat. Quant à lui, aucune balle ne vint l'at-
teindre ; il paraissait invulnérable ou plutôt
croyait l'être sous le manteau de son empe-
reur.
LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES
aigle empaillé qui semblait l'attendre pour
lui souhaiter la bienvenue. A minuit, l'or-
chestre de la Société philharmonique a
donné à Mlle Lind une sérénade, et pen-
dant deux heures l'illustre cantatrice a
été obligée de rester à sa fenêtre, malgré
la fraîcheur de la nuit. Le lendemain,
M. Barnurn, l'habile oiseleur qui a su
mettre en cage pour quelques mois le
rossignol suédois, l'a conduite au Mu-
séum, dont il lui a montré toutes les
curiosités, sans oublier un cacatoès ni un
orang-outang ; et plaçant enfin un miroir
devant les yeux de la déesse : « Voici,
madame, a-t-il dit avec une galanterie
exquise, ce que nous avons ici en ce mo-
ment de plus rare et de plus ravissant à
vous montrer ! » A sa sortie du Muséum,
un choeur de jeunes et belles filles vêtues
de blanc s'est avancé au-devant de l'im-
mortelle et lui a fait un virginal cortège,
chantant des hymnes et semant des fleurs
sur ses pas. Plus loin, une scène frap-
pante et d'un genre tout neuf attendrit la
célèbre promeneuse : les dauphins, les
baleines, qui depuis plus de huit cents
lieues (d'autres disent neuf cents) avaient
pris part au triomphe de cette Galathée
nouvelle et suivi son navire en lançant
par leurs évents des gerbes d'eau de sen-
teur, s'agitaient convulsivement dans le
port, en proie au désespoir de ne pouvoir
l'accompagner encore à terre ; des veaux
marins, versant de grosses larmes, se
livraient aux plus lamentables gémisse-
ments. Puis on a vu (spectacle plus doux
pour son coeur) des mouettes, des fré-
gates, des fous de mer, sauvages oiseaux
qui habitent les vastes solitudes de
l' Océan,plus heureux voltiger sans crainte
autour de l'adorable, se poser sur ses
épaules pures, planer au-dessus de sa
tête olympienne, tenant dans leur bec
des perles d'une grosseur monstrueuse,
qu'ils lui offraient de la plus gracieuse
façon, avec un doux roucoulement. Les
canons tonnaient, les cloches chantaient
Hosanna! et de magnifiques éclats de
tonnerre faisaient, par intervalles, reten-
tir un ciel sans nuages dans sa radieuse
immensité. »
Que vous semble du tableau ? Jenny
Lind n'avait rien à envier à Sarah Bern-
hardt.
Il n'en est pas moins vrai que Jenny
Lind, l'artiste Scandinave par excellence,
n'avait pas, en sa fleur, sa pareille au
théâtre. Elle n'avait donné à l'Opéra que
les prémisses d'un talent devant lequel
Pans commit l'irrévérence de ne pas
tomber en extase. Inde irè ! Jenny Lind
secoua la poussière de ses sandales à la
porte de notre pauvre et bien innocente
Académie de musique, et jura en partant
ses grands dieux de n'y plus jamais repa-
raître. Elle s'est tenu parole. Les sexa-
génaires dont nous parlions au début de
cette chronique y ont seuls perdu, car
nous n'aurions pu, nous autres, plus tard
venus, que savourer les charmes d'une
voix défaillante; mais, s'il faut en croire
Blaze, ils ont perdu beaucoup. Bien des
cantatrices, selon lui, ont reçu de la na-
ture des dons égaux, sinon supérieurs,
aux facultés dont disposait cette étrange
fille du Nord. « Nous en connaissons,
écrivait-il dans ses Musiciens contempo-
rains, qui ont la voix plus étendue et
plus souple ; nous en connaissons même
qui chantent mieux : mais aucune ne
chante comme elle. Pureté, force, sont le
secret de ce talent, nous dirons plus, de
cette individualité, se résumant en ces
deux mots.» On comprend dès lors quelles
affinités mystérieuses devaient exister
entre elle et certains types féminins de
la Grèce antique.
Barnurn a décidément gâté, au sens
fâcheux du mot, cette brillante renom-
mée.
Nous n' avons pas aujourdhui le loisir
d'entretenir nos lecteurs du dernier con-
cert de Lamoureux. Il mérite mieux que
quelques lignes rapides. Les Romains
n'ont que l'aire au Cirque des Champs-
Elysées; les applaudissements partent
d'ensemble de toutes les mains, même
après le prélude de Tristan et Iseult, de
Wagner, et plus nourris encore après la
Marche des Pèlerins, extraite d' Harold, de
Berlioz, tant est idéale l'exécution de
l'orchestre. Nous en causerons en détail
dans notre prochaine Chronique. Nous
rendrons également compte d'un livre
paru il y a peu de temps à la librairie
Victor Lecoffre, livre très spécial, mais
fort curieux, de M. Emile Burnouf, le
savant directeur honoraire de l'Ecole
d'Athènes. Il a pour titre : Les Chants de
l' Eglise latine.
ELY-EDMOND GRIMARD.
PAGES OUBLIÉES
Marco do Saint-Hilaire, qui vient de mourir, a
laissé des légendes, aujourd'hui oubliées, mais qui
ont fait la joie de nos pères et contribué à popula-
riser les souvenirs de l'Empire. Nous reproduisons
ci-après l'un de ses récits les plus touchants.
LE MANTEAU DE L'EMPEREUR
TSSJ^^jïy ' était pendant la campagne de
fifâSft Russie. Le maréchal Ney, mira-
vfP^*3k culeusement sauvé, était parvenu
Ç^SjRj^ï à rejoindre l'empereur avec ses
pà&jv&ZZ, régiments à moitié détruits. Na-
poléon passa en revue ces braves et reprit le
chemin de son bivouac ; mais, au moment où
il saluait le colonel du 84e de ligne, Jean
Pegot, de Saint-Gaudens, un vieux soldat,
dont la capote était en lambeaux, se précipita
au-devant de lui, tenant à la main le frag-
ment d'un drapeau russe et le présenta à Na-
poléon.
— Que veux-tu, mon brave ? lui demanda
l'empereur.
— Sire, vous offrir ce que mes mains en-
gourdies ont pu conserver de cet étendard.
Les Cosaques n'avaient voulu m'en laisser
que ces lambeaux ; veuillez les prendre, mon
empereur, car je crains bien de ne pouvoir
les conserver plus longtemps.
— Bien ! mon ami, très bien ! je te remer-
cie.
Napoléon prit le lambeau de soie que lui
présentait le soldat, et le regarda avec atten-
tion.
— Oui, c'était un drapeau russe, dit-il en
l'examinant ; j'y vois encore le chiffre qui le
t'ait reconnaître. Il vaut autant pour mot que
s'il était entier. As-tu la croix ?
— Oui, Sire, vous me l'avez donnée à Wa-
gram.
— Eh bien ! je te donnerai autre chose.
— Merci, mon empereur ; je n'ai plus be-
soin de rien ; car j'ai là une terrible entaille
qui ne me rend pas ma tête très solide sur
mes épaules.
En disant cela, le vieux soldat détournait
une bande de chiflons serrée autour de son
cou, et qui cachait une plaie profonde. L'em-
pereur y porta les yeux et dit :
— Moi, je veux que tu vives ! et tu vivras.
Allons ! il faut aller te faire soigner à l'am-
bulance ; je l'exige ; on va t'y conduire.
Mais, mon empereur, il y en a qui sont
encore plus mal hypothéqués que moi. Mes
jambes font encore assez bien leur service, et
moi, je ne veux pas abandonner mon régi-
ment, je veux suivre mon drapeau ; si je reste
en route, c'est différent, tant pis. »
Napoléon n'insista plus:
— Eh bien ! soit ! reprit-il, puisque tu es si
entêté, reste donc avec ton régiment, mau-
vaise tête, je ne t'oublierai pas.
— Mauvaise tête est le mot, dit encore le
soldat, en portant la main à son bonnet ; puis
il fit quelques pas pour s'éloigner, mais se
ravissant aussitôt :
— A propos ! mon empereur, je vous ai dit
que je n'avais besoin de rien : foi de Marc
Chaussard, je suis un menteur. Si vous pou-
viez me faire donner quelque vieille capote
pour remplacer l'ancienne, qui ne figure plus
que pour mémoire sur mes épaules, je vous
en serais infiniment obligé. Je ne vous de-
mande que cela, mon empereur.
Napoléon ne put s'empêcher de sourire :
— Une capote ! je t'en ferai donner une.
Tu n'as pas le temps d'attendre, n'est-ce
pas ?
— Pas trop, sire, c'est la pure vérité.
Napoléon portait alors, par dessus sa po-
lonaise à fourrures, un manteau bleu, que
Constant, son premier valet de chambre, avait
prudemment jeté sur ses épaules au moment
où la neige avait commence à tomber. Par un
mouvement rapide, il se débarrassa de ce
manteau, et, le faisant rouler aux pieds du
soldat :
— Tiens ! lui dit-il, cela vaudra bien une
capote. Prends ! c'est pour toi.
Le soldat étonné, confondu, regardait al-
ternativement le manteau et l'empereur. Il se
préparait à adresser de nouvelles observa-
tions, lorsque Napoléon lui ferma la bouche
en lui disant d'un ton sévère :
— Prends ! te dis-je, je le veux!
— Alors, je ne dis plus rien; merci, mon
empereur.
Et Napoléon s'éloigna, tandis que Marc
Chaussard, soulevant le manteau de l'empe-
reur d'une main affaiblie, priait un de ses
camarades de l'aider à le placer sur ses
épaules.
— Il a ma foi raison, le petit caporal, dit le
grenadier, cela vaut mieux qu'une capote de
soldat. En voilà un fameux empereur, qui se
déshabille pour pomponner un de ses soldats !
C'est peut-être mal à moi d'avoir accepté;
mais, chut ! le général a commandé, et le gre-
nadier doit obéir au commandement, les yeux
fermés.
Et Marc Chaussard rejoignit le peloton de
soldats qui représentaient le 84e de ligne. Il
ne se souvenait plus de sa blessure, et, mal-
gré les instances des chirurgiens, de son co-
lonel lui-même, il ne voulut jamais abandon-
ner le régiment.
L'armée française continuait sa retraite en
livrant chaque jour dès combats partiels, où
elle soutenait dignement l'honneur de ses
aigles. Les Russes avaient d'avance marqué
notre tombeau au milieu des neiges ; leur
poursuite devenait de jour en jour plus vive,
plus acharnée, et la route que suivaient les
débris de nos régiments était jonchée de
cadavres. Dans ce grand désordre, dans cette
confusion, conséquence inévitable d'un hor-
rible désastre, plusieurs corps obéissaient ce-
pendant aux lois de la discipline ; ils avaient
conservé leurs cadres, et marchaient comme
s'ils eussent été au grand complet. L'un d'eux
le 84e, se distinguait par sa constance héroï-
que. Dans ses rangs clairsemés, un soldat se
taisait remarquer par son manteau bleu, dont
le luxe tranchait avec le misérable accoutre-
ment de ses camarades : il était toujours le
premier au feu, quoiqu'il ne portât qu'un sa-
bre. Ses doigts raidis par le froid ne pou-
vaient plus manier un fusil, mais il encou-
rageait ses compagnons ; il les animait par
ses paroles, dirigeait la fusillade, et plus d'un
officier russe, qu'il signala aux balles fran-
çaises, tomba victime de l'expérience du vieux
soldat. Quant à lui, aucune balle ne vint l'at-
teindre ; il paraissait invulnérable ou plutôt
croyait l'être sous le manteau de son empe-
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