Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1894-10-28
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 42932 Nombre total de vues : 42932
Description : 28 octobre 1894 28 octobre 1894
Description : 1894/10/28 (A12,T23,N592). 1894/10/28 (A12,T23,N592).
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette Collection numérique : Arts de la marionnette
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k5705289p
Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 01/12/2010
883
LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES
Le malheur de telles situations est qu'on
en sort malaisément, ou plutôt qu'on n'en
sort pas. Mme Lesueur a compris la difficulté.
Elle s'est débarrassée de son héros, devenu
gênant, en le faisant mourir de mort vio-
lente. Et à partir de cet instant elle a lâché
sa première pièce pour en commencer une
seconde.
Quel est le meurtrier de M. de Morlay? Pen-
dant les deux derniers actes on va le cher-
cher, et nous allons tomber de la comédie
d'analyse aux péripéties du drame judiciaire.
Les soupçons se portent d'abord sur le
garde-chasse Séverin, qui est arrêté. La
magistrature fait fausse route comme il ar-
rive toujours dans les mélos de l'Ambigu.
C'est Jacques de Piral qui est coupable. Et
vraiment ce jeune homme se défend si mal,
il a des réticences si fâcheuses, des silences
si maladroits que son crime devrait éclater
à tous les yeux, dès son premier interroga-
toire. Lysiane n'arrive à s'en convaincre
qu'à la fin du quatrième acte, et Jacques de
Piral se poignarde devant elle.
Tel est ce singulier ouvrage, qui se com-
pose de deux ouvrages juxtaposés, l'un de
psychologie, l'autre d'action sommaire et
brutale. C'est à croire que deux mains diffé-
rentes y ont travaillé, et que Mme Lesueur a
pris conseil, pour élaborer son dénouement,
de quelque vieux routier dramatique de
l'école de M. d'Ennery ou de M. Victorien
Sardou.
Il résulte de cet assemblage une impres-
sion déconcertante, confuse, mais non pas
désobligeante. On suit avec intérêt ces pé-
ripéties qui amusent l'attention. Et la soirée
s'écoule, somme toute, sans ennui.
Ajoutons que l'interprétation des Fian-
cés est de tous points remarquable. Mlle Wanda
de Boucza a montré qu'elle avait l'intention
de devenir une comédienne, tout en demeu-
rant une jolie femme. Elle était célèbre par
sa beauté, elle va le devenir par son talent.
M. Jacques Fenoux s'affirme à chaque créa-
tion nouvelle, comme un de nos meilleurs
jeunes-premiers. Mme Cronier est une mère
admirable, et Mlle Piernold la plus futée des
soubrettes.
ADOLPHE BRISSON.
PAGES OUBLIEES
A la douceur, à l'humanité, à la vertu d'Alexandre III,
il est intéressant d'opposer un tableau des scènes
cruelles qui,pendant plusieurs siècles,ensanglantèrent
la Russie. Alexandre Dumas a recueilli dans ses livres
une effroyable légende... La voici... C'est un chef-
d'oeuvre do narration pathétique. Le grand conteur
excellait à dramatiser les historiettes, vraies ou faus-
ses, qu'il glanait pendant ses voyages à travers l'Eu-
cope. Il met son récit dans la bouche d'un vieil offi-
cier, rencontré sur les remparts de St-Pétersbourg.
UNE VERGEANCE DU TSAR
J'AVAIS dix-huit ans : j'étais depuis deux
ans comme enseigne au régiment de
Paulovsky.
Le régiment était caserne dans le
grand bâtiment qui existe encore de l'autre
côté du champ de Mars, en face du Jardin
d'Eté.
L'empereur Paul Ier régnait depuis trois
ans et habitait le palais Rouge, qui venait
d'être achevé.
Une nuit où, après je ne sais quelle esca-
pade, la sortie que j'avais demandée pour
faire une partie avec quelques-uns de mes ca-
marades m'avait été refusée, et où je restais à
la chambrée à peu près seul des officiers de
mon grade, je fus tiré de mon sommeil par
une voix dont le souffle effleurait mon vi-
sage, et qui me disait à l'oreille :
— Dmitri-Alexandrovitch, réveillez-vous et
suivez-moi.
Je rouvris les yeux ; un homme était de-
vant moi, qui me renouvela, éveillé, l'invita-
tion qu'il venait de me faire pendant que j'é-
tais endormi.
— Vous suivre ? répétai-je, et où cela
— Je ne puis vous le dire. Cependant, sa-
chez que c'est de la part de l'empereur.
Je frissonnai.
De la part de l'empereur! Que pouvait-il
me vouloir, à moi, pauvre enseigne, de bon-
ne famille, mais toujours trop éloigné du
trône pour que mon nom fût parvenu jusqu'à
l'empereur?
Je me rappelai le sombre proverbe russe,
né au temps d'Ivan le Terrible : Près du tsar,
près de la mon.
Il n'y avait cependant pas à hésiter. Je sau-
tai à bas de mon lit et je m'habillai.
Puis je regardai avec attention l'homme qui
était venu m'éveiller. Tout enveloppé qu'il
était de sa pelisse, je crus le reconnaître pour
un ancien esclave turc, barbier d'abord, puis
ensuite favori de l'empereur.
Cet examen, d'ailleurs, ne fut pas long. En
se prolongeant, il n'eût peut-être pas été sans
danger.
— Je suis prêt, dis-je au bout de cinq mi-
nutes, en serrant à tout hasard mon épée
contre moi.
Mon inquiétude redoubla lorsque je vis
mon conducteur, au lieu de prendre le che-
min de l'entrée de la caserne, descendre par
un petit escalier tournant dans les salles bas-
ses de l'immense bâtiment. Il éclairait lui-
même notre marche avec une espèce dé lan-
terne sourde.
Après plusieurs tours et détours, je me trou-
vai en face d'une porte qui m'était complète-
ment inconnue.
Pendant toute la route parcourue, nous n'a-
vions rencontré personne; on eût dit que le
bâtiment était désert.
Je crus bien voir passer une ou deux om-
bres; mais ces ombres, insaisissables d'ail-
leurs, disparurent, ou plutôt s'évanouirent
dans l'obscurité.
La porte à laquelle nous aboutissions était
fermée ; mon conducteur y frappa d'une cer-
taine façon ; la porte s'ouvrit toute seule,
évidemment mise en mouvement par un hom-
me qui attendait de l'autre côté.
Effectivement, lorsque nous fûmes passés,
je vis distinctement, malgré les ténèbres, un
homme qui refermait cette porte et qui nous
suivait.
Le passage dans lequel nous étions entrés
était une espèce de souterrain de sept à huit
pieds de large, creusé dans un sol dont l'hu-
midité suintait à travers les briques qui en
tapissaient les parois.
Au bout de cinq cents pas, à peu près, le
souterrain était coupé par une grille à claire-
voie.
Mon conducteur tira une clé de sa poche,
ouvrit la grille, et la referma derrière nous.
Nous continuâmes notre chemin.
Je commençai alors à me rappeler cette tra-
dition qui disait qu'une galerie souterraine
communiquait du palais Rouge à la caserne
des grenadiers de Paulovsky.
Je compris que nous suivions cette galerie,
et que, puisque nous étions partis de la ca-
serne, nous devions aller au palais.
Nous arrivâmes à une porte pareille à celle
par laquelle nous étions sortis de prime
abord.
Mon conducteur frappa à cette porte de la
même façon qu'il avait frappé à l'autre ; elle
s'ouvrit comme l'autre, mise en mouvement
par un homme qui attendait du côté opposé.
Nous nous trouvâmes en face d'un escalier
que nous montâmes ; il donnait entrée dans
les appartements inférieurs, mais à l'atmos-
phère desquels on pouvait reconnaître que
nous entrions dans une maison chauffée avec
soin.
Cette maison prit bientôt les proportions
d'un palais.
Alors, tous mes doutes cessèrent : on me
conduisait à l'empereur, — à l'empereur, qui
m'envoyait chercher, moi infime, caché dans
les derniers rangs de la garde.
Je me rappelais bien ce jeune enseigne
qu'il avait rencontré dans la rue, qu'il avait
appelé derrière sa voiture, et qu'il avait nommé
successivement, en moins d'un quart d'heure,
lieutenant, capitaine, major, colonel et gé-
néral.
Mais je ne pouvais espérer qu'il m'envoyât
chercher pour la même cause.
Quoi qu'il en fût, nous arrivâmes à une
dernière porte, devant laquelle allait et venait
une sentinelle.
Mon conducteur me mit la main sur l'épaule
en me disant :
— Tenez-vous bien, vous allez être devant
l'empereur !
Il dit un mot tout bas à la sentinelle. Celle-
ci se rangea.
Il ouvrit la porte, autant qu'il me parut,
non pas en employant la clef de la serrure,
mais au moyen d'un secret.
Un homme de petite taille, vêtu à la prus-
sienne, avec des bottes venant à moitié cuisse,
un habit tombant jusque sur ses éperons,
coiffé, quoique dans sa chambre, d'un tri-
corne gigantesque, en grande tenue, quoi
qu'il fût minuit, se retourna au bruit.
Je reconnus l'empereur. Ce n'était pas chose
difficile : il nous passait en revue tous les
jours.
Je me rappelai qu'à la revue de la veille,
son regard s'était arrêté sur moi ; il avait fait
sortir des rangs mon capitaine, lui ayait, en
me regardant, fait quelques questions tout
bas, puis avait parlé à un officier de sa suite
du ton dont on donne un ordre plein et
absolu.
Tout cela ne faisait que redoubler mon
inquiétude.
— Sire, dit mon conducteur en s'inclinant,
voici le jeune enseigne auquel vous avez dé-
siré parler.
L'empereur s'approcha de moi, et, comme
il était petit de taille, se leva sur la pointe des
pieds pour me regarder. Sans doute me re-
connut-il pour celui à qui il avait affaire, car
il fit un signe approbatif de la tête, et, en
pivotant sur lui-même, il dit :
— Allez !
Mon conducteur s'inclina, sortit, et me
laissa seul avec l'empereur.
Je vous le déclare, j'eusse autant aimé res-
ter seul avec un lion dans sa cage de fer.
L'empereur parut d'abord ne faire aucune
attention à moi ; il alla et vint, marchant à
grands pas, s'arrêtant devant une fenêtre à
un seul vitrage, ouvrant, pour respirer, un
carreau mobile; puis, lorsqu'il avait respiré,
revenant à une table sur laquelle était posée
sa tabatière, il prenait une prise de tabac.
C'était la fenêtre de sa chambre à coucher,
de celle où il a été tué depuis, et qui, dit-on,
est restée fermée depuis l'époque de sa mort.
J'eus le temps d'en examiner chaque dis-
position, chaque meuble, chaque fauteuil,
chaque chaise.
Près d'une des fenêtres était.un bureau en
retour. Sur ce bureau, un papier ouvert.
Enfin, l'empereur parut s'apercevoir de ma
présence et vint à moi.
Sa figure me sembla furieuse ; elle n'était
cependant qu'agitée de mouvements nerveux.
Il s'arrêta en face de moi.
— Poussière, me dit-il, poussière, tu sais
que tu n'es que poussière, n'est-ce pas, et que
c'est moi qui suis tout?
Je ne sais comment j'eus la force de lui ré-
pondre :
— Vous êtes l'élu du Seigneur, l'arbitre de
la destinée des hommes.
— Hum! fit-il.
Et, me tournant le dos, il se promena de
nouveau, ouvrit de nouveau la fenêtre, aspira
une nouvelle prise de tabac, puis une seconde
fois revint à moi :
— Ainsi tu sais que, quand je commande,
je dois être obéi sans résistance, sans obser-
vation, sans commentaire?
— Comme on obéirait à Dieu, oui, sire, je
sais cela.
Il me regarda fixement.
Il y avait dans ses yeux une expression si
étrange, que je ne pus supporter son regard.
Je me détournai.
Il parut satisfait de l'influence qu'il exerçait
sur moi.
Il alla à son bureau, prit- le papier, le relut,
le plia, le mit dans une enveloppe, cacheta
cette enveloppe, non pas avec, le sceau impé-
LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES
Le malheur de telles situations est qu'on
en sort malaisément, ou plutôt qu'on n'en
sort pas. Mme Lesueur a compris la difficulté.
Elle s'est débarrassée de son héros, devenu
gênant, en le faisant mourir de mort vio-
lente. Et à partir de cet instant elle a lâché
sa première pièce pour en commencer une
seconde.
Quel est le meurtrier de M. de Morlay? Pen-
dant les deux derniers actes on va le cher-
cher, et nous allons tomber de la comédie
d'analyse aux péripéties du drame judiciaire.
Les soupçons se portent d'abord sur le
garde-chasse Séverin, qui est arrêté. La
magistrature fait fausse route comme il ar-
rive toujours dans les mélos de l'Ambigu.
C'est Jacques de Piral qui est coupable. Et
vraiment ce jeune homme se défend si mal,
il a des réticences si fâcheuses, des silences
si maladroits que son crime devrait éclater
à tous les yeux, dès son premier interroga-
toire. Lysiane n'arrive à s'en convaincre
qu'à la fin du quatrième acte, et Jacques de
Piral se poignarde devant elle.
Tel est ce singulier ouvrage, qui se com-
pose de deux ouvrages juxtaposés, l'un de
psychologie, l'autre d'action sommaire et
brutale. C'est à croire que deux mains diffé-
rentes y ont travaillé, et que Mme Lesueur a
pris conseil, pour élaborer son dénouement,
de quelque vieux routier dramatique de
l'école de M. d'Ennery ou de M. Victorien
Sardou.
Il résulte de cet assemblage une impres-
sion déconcertante, confuse, mais non pas
désobligeante. On suit avec intérêt ces pé-
ripéties qui amusent l'attention. Et la soirée
s'écoule, somme toute, sans ennui.
Ajoutons que l'interprétation des Fian-
cés est de tous points remarquable. Mlle Wanda
de Boucza a montré qu'elle avait l'intention
de devenir une comédienne, tout en demeu-
rant une jolie femme. Elle était célèbre par
sa beauté, elle va le devenir par son talent.
M. Jacques Fenoux s'affirme à chaque créa-
tion nouvelle, comme un de nos meilleurs
jeunes-premiers. Mme Cronier est une mère
admirable, et Mlle Piernold la plus futée des
soubrettes.
ADOLPHE BRISSON.
PAGES OUBLIEES
A la douceur, à l'humanité, à la vertu d'Alexandre III,
il est intéressant d'opposer un tableau des scènes
cruelles qui,pendant plusieurs siècles,ensanglantèrent
la Russie. Alexandre Dumas a recueilli dans ses livres
une effroyable légende... La voici... C'est un chef-
d'oeuvre do narration pathétique. Le grand conteur
excellait à dramatiser les historiettes, vraies ou faus-
ses, qu'il glanait pendant ses voyages à travers l'Eu-
cope. Il met son récit dans la bouche d'un vieil offi-
cier, rencontré sur les remparts de St-Pétersbourg.
UNE VERGEANCE DU TSAR
J'AVAIS dix-huit ans : j'étais depuis deux
ans comme enseigne au régiment de
Paulovsky.
Le régiment était caserne dans le
grand bâtiment qui existe encore de l'autre
côté du champ de Mars, en face du Jardin
d'Eté.
L'empereur Paul Ier régnait depuis trois
ans et habitait le palais Rouge, qui venait
d'être achevé.
Une nuit où, après je ne sais quelle esca-
pade, la sortie que j'avais demandée pour
faire une partie avec quelques-uns de mes ca-
marades m'avait été refusée, et où je restais à
la chambrée à peu près seul des officiers de
mon grade, je fus tiré de mon sommeil par
une voix dont le souffle effleurait mon vi-
sage, et qui me disait à l'oreille :
— Dmitri-Alexandrovitch, réveillez-vous et
suivez-moi.
Je rouvris les yeux ; un homme était de-
vant moi, qui me renouvela, éveillé, l'invita-
tion qu'il venait de me faire pendant que j'é-
tais endormi.
— Vous suivre ? répétai-je, et où cela
— Je ne puis vous le dire. Cependant, sa-
chez que c'est de la part de l'empereur.
Je frissonnai.
De la part de l'empereur! Que pouvait-il
me vouloir, à moi, pauvre enseigne, de bon-
ne famille, mais toujours trop éloigné du
trône pour que mon nom fût parvenu jusqu'à
l'empereur?
Je me rappelai le sombre proverbe russe,
né au temps d'Ivan le Terrible : Près du tsar,
près de la mon.
Il n'y avait cependant pas à hésiter. Je sau-
tai à bas de mon lit et je m'habillai.
Puis je regardai avec attention l'homme qui
était venu m'éveiller. Tout enveloppé qu'il
était de sa pelisse, je crus le reconnaître pour
un ancien esclave turc, barbier d'abord, puis
ensuite favori de l'empereur.
Cet examen, d'ailleurs, ne fut pas long. En
se prolongeant, il n'eût peut-être pas été sans
danger.
— Je suis prêt, dis-je au bout de cinq mi-
nutes, en serrant à tout hasard mon épée
contre moi.
Mon inquiétude redoubla lorsque je vis
mon conducteur, au lieu de prendre le che-
min de l'entrée de la caserne, descendre par
un petit escalier tournant dans les salles bas-
ses de l'immense bâtiment. Il éclairait lui-
même notre marche avec une espèce dé lan-
terne sourde.
Après plusieurs tours et détours, je me trou-
vai en face d'une porte qui m'était complète-
ment inconnue.
Pendant toute la route parcourue, nous n'a-
vions rencontré personne; on eût dit que le
bâtiment était désert.
Je crus bien voir passer une ou deux om-
bres; mais ces ombres, insaisissables d'ail-
leurs, disparurent, ou plutôt s'évanouirent
dans l'obscurité.
La porte à laquelle nous aboutissions était
fermée ; mon conducteur y frappa d'une cer-
taine façon ; la porte s'ouvrit toute seule,
évidemment mise en mouvement par un hom-
me qui attendait de l'autre côté.
Effectivement, lorsque nous fûmes passés,
je vis distinctement, malgré les ténèbres, un
homme qui refermait cette porte et qui nous
suivait.
Le passage dans lequel nous étions entrés
était une espèce de souterrain de sept à huit
pieds de large, creusé dans un sol dont l'hu-
midité suintait à travers les briques qui en
tapissaient les parois.
Au bout de cinq cents pas, à peu près, le
souterrain était coupé par une grille à claire-
voie.
Mon conducteur tira une clé de sa poche,
ouvrit la grille, et la referma derrière nous.
Nous continuâmes notre chemin.
Je commençai alors à me rappeler cette tra-
dition qui disait qu'une galerie souterraine
communiquait du palais Rouge à la caserne
des grenadiers de Paulovsky.
Je compris que nous suivions cette galerie,
et que, puisque nous étions partis de la ca-
serne, nous devions aller au palais.
Nous arrivâmes à une porte pareille à celle
par laquelle nous étions sortis de prime
abord.
Mon conducteur frappa à cette porte de la
même façon qu'il avait frappé à l'autre ; elle
s'ouvrit comme l'autre, mise en mouvement
par un homme qui attendait du côté opposé.
Nous nous trouvâmes en face d'un escalier
que nous montâmes ; il donnait entrée dans
les appartements inférieurs, mais à l'atmos-
phère desquels on pouvait reconnaître que
nous entrions dans une maison chauffée avec
soin.
Cette maison prit bientôt les proportions
d'un palais.
Alors, tous mes doutes cessèrent : on me
conduisait à l'empereur, — à l'empereur, qui
m'envoyait chercher, moi infime, caché dans
les derniers rangs de la garde.
Je me rappelais bien ce jeune enseigne
qu'il avait rencontré dans la rue, qu'il avait
appelé derrière sa voiture, et qu'il avait nommé
successivement, en moins d'un quart d'heure,
lieutenant, capitaine, major, colonel et gé-
néral.
Mais je ne pouvais espérer qu'il m'envoyât
chercher pour la même cause.
Quoi qu'il en fût, nous arrivâmes à une
dernière porte, devant laquelle allait et venait
une sentinelle.
Mon conducteur me mit la main sur l'épaule
en me disant :
— Tenez-vous bien, vous allez être devant
l'empereur !
Il dit un mot tout bas à la sentinelle. Celle-
ci se rangea.
Il ouvrit la porte, autant qu'il me parut,
non pas en employant la clef de la serrure,
mais au moyen d'un secret.
Un homme de petite taille, vêtu à la prus-
sienne, avec des bottes venant à moitié cuisse,
un habit tombant jusque sur ses éperons,
coiffé, quoique dans sa chambre, d'un tri-
corne gigantesque, en grande tenue, quoi
qu'il fût minuit, se retourna au bruit.
Je reconnus l'empereur. Ce n'était pas chose
difficile : il nous passait en revue tous les
jours.
Je me rappelai qu'à la revue de la veille,
son regard s'était arrêté sur moi ; il avait fait
sortir des rangs mon capitaine, lui ayait, en
me regardant, fait quelques questions tout
bas, puis avait parlé à un officier de sa suite
du ton dont on donne un ordre plein et
absolu.
Tout cela ne faisait que redoubler mon
inquiétude.
— Sire, dit mon conducteur en s'inclinant,
voici le jeune enseigne auquel vous avez dé-
siré parler.
L'empereur s'approcha de moi, et, comme
il était petit de taille, se leva sur la pointe des
pieds pour me regarder. Sans doute me re-
connut-il pour celui à qui il avait affaire, car
il fit un signe approbatif de la tête, et, en
pivotant sur lui-même, il dit :
— Allez !
Mon conducteur s'inclina, sortit, et me
laissa seul avec l'empereur.
Je vous le déclare, j'eusse autant aimé res-
ter seul avec un lion dans sa cage de fer.
L'empereur parut d'abord ne faire aucune
attention à moi ; il alla et vint, marchant à
grands pas, s'arrêtant devant une fenêtre à
un seul vitrage, ouvrant, pour respirer, un
carreau mobile; puis, lorsqu'il avait respiré,
revenant à une table sur laquelle était posée
sa tabatière, il prenait une prise de tabac.
C'était la fenêtre de sa chambre à coucher,
de celle où il a été tué depuis, et qui, dit-on,
est restée fermée depuis l'époque de sa mort.
J'eus le temps d'en examiner chaque dis-
position, chaque meuble, chaque fauteuil,
chaque chaise.
Près d'une des fenêtres était.un bureau en
retour. Sur ce bureau, un papier ouvert.
Enfin, l'empereur parut s'apercevoir de ma
présence et vint à moi.
Sa figure me sembla furieuse ; elle n'était
cependant qu'agitée de mouvements nerveux.
Il s'arrêta en face de moi.
— Poussière, me dit-il, poussière, tu sais
que tu n'es que poussière, n'est-ce pas, et que
c'est moi qui suis tout?
Je ne sais comment j'eus la force de lui ré-
pondre :
— Vous êtes l'élu du Seigneur, l'arbitre de
la destinée des hommes.
— Hum! fit-il.
Et, me tournant le dos, il se promena de
nouveau, ouvrit de nouveau la fenêtre, aspira
une nouvelle prise de tabac, puis une seconde
fois revint à moi :
— Ainsi tu sais que, quand je commande,
je dois être obéi sans résistance, sans obser-
vation, sans commentaire?
— Comme on obéirait à Dieu, oui, sire, je
sais cela.
Il me regarda fixement.
Il y avait dans ses yeux une expression si
étrange, que je ne pus supporter son regard.
Je me détournai.
Il parut satisfait de l'influence qu'il exerçait
sur moi.
Il alla à son bureau, prit- le papier, le relut,
le plia, le mit dans une enveloppe, cacheta
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